L’esclavage humain a atteint son point culminant à notre époque sous forme de travail librement salarié. George Bernard Shaw
Dans notre série de billets intitulée L’Esprit de Vacance, nous interrogeons le véritable culte que nos sociétés modernes vouent au travail. Un culte qui apparaîtrait incompréhensible et aberrant à des cultures traditionnelles non soumises à un paradigme économique réduisant à des quantifications abstraites et à des échanges marchands toutes les relations qualitatives que l’être humain entretient avec son milieu social et naturel. Pour résister au processus d’effondrement qui aspire nos sociétés dans le vortex d’une spirale infernale, il est donc urgent de dépasser ce paradigme mortifère en déconstruisant le culte du travail sur lequel il est fondé. Ce dépassement nécessite un saut évolutif de l'économie vers l'écosophie, cette sagesse commune qui réconcilie l'homme et son milieu de vie.
Au fil de ces billets sur l'Esprit de Vacance, notre interrogation a pris diverses formes : historique, éthique, existentielle, philosophique, culturelle, psychologique, spirituelle. Cette esquisse d’une critique intégrale du travail nous permet d'envisager le capitalisme non pas comme un simple système économique mais comme une véritable "vision du monde" et un "fait social global" qui étend son emprise à travers toutes les dimensions - subjectives, culturelles et sociales - de la vie humaine. C'est dans cette perspective que
nous nous sommes intéressés à la théorie
développée par le courant de la critique de la valeur qui, à partir
d’une relecture du "Marx ésotérique", le théoricien du fétichisme de la marchandise, considère le travail
comme catégorie centrale du capital et sa substance même.
Publié en Septembre 2007, le dernier billet de cette série s’intitulait Ne Travaillez Jamais, reprenant ainsi le célèbre slogan que le situationniste Guy Debord, auteur de La société du spectacle, écrivit à la craie sur un mur de la rue de Seine en 1953. "Ne travaillez Jamais", tel est aussi le titre du livre d’Alastair Hemmens que viennent de faire paraître les Éditions Crise et Critique, avec un sous-titre qui résume son contenu : La critique du travail en France de Charles Fourier à Guy Debord. Dans cet ouvrage, l’auteur évoque cette tradition profondément française de la critique du travail dont les principaux acteurs sont Fourier et Lafargue, Breton et Debord, entourés et accompagnés, avant et après eux, par de nombreux autres groupes et personnalités.
Nous proposerons ci-dessous une présentation de cet ouvrage et son sommaire, un commentaire d’Anselme Jappe à son propos, ainsi que de courts extraits de l'introduction intitulée Théorie Marxienne et Critique du Travail où l’auteur évoque l’esprit dans lequel il a conçu son livre : celui d'une critique radicale et catégorielle du travail qui analyse son rôle central dans le système capitaliste et son caractère destructeur du milieu - social et naturel - dans lequel peut s'épanouir et se développer l'être humain.
Ne travaillez jamais. La critique du travail en France de Charles Fourier à Guy Debord.
Qu'est-ce que le travail ? Pourquoi travaillons-nous ? Depuis des temps immémoriaux, les réponses à ces questions, au sein de la gauche comme de la droite, ont été que le travail est à la fois une nécessité naturelle et, l'exploitation en moins, un bien social. On peut critiquer la manière dont il est géré, comment il est indemnisé et qui en profite le plus, mais jamais le travail lui-même, jamais le travail en tant que tel.
Dans ce livre, Hemmens cherche à remettre en cause ces idées reçues. En s’appuyant sur le courant de la critique de la valeur issu de la théorie critique marxienne, l'auteur démontre que le capitalisme et sa crise finale ne peuvent être correctement compris que sous l’angle du caractère historiquement spécifique et socialement destructeur du travail.
C'est dans ce contexte qu'il se livre à une analyse critique détaillée de la riche histoire des penseurs français qui, au cours des deux derniers siècles, ont contesté frontalement la forme travail : du socialiste utopique Charles Fourier (1772-1837), qui a appelé à l'abolition de la séparation entre le travail et le jeu, au gendre rétif de Marx, Paul Lafargue (1842-1911), qui a appelé au droit à la paresse (1880) ; du père du surréalisme, André Breton (1896-1966), qui réclame une "guerre contre le travail", à bien sûr, Guy Debord (1931-1994), auteur du fameux graffiti "Ne travaillez jamais". Ce livre sera un point de référence crucial pour les débats contemporains sur le travail et ses origines.
Ouvrage traduit de l’anglais par Bernard Ferry, Nicolas Gilissen, Françoise Gollain, Richard Hersemeule, William Loveluck, Jeremy Verraes.
A propos. Anselm Jappe
Anselm Jappe est un des auteurs essentiels de la critique de la valeur dont l'ouvrage intitulé Guy Debord a été jugé par le situationniste comme le meilleur jamais écrit à son sujet. A. Jappe a publié récemment un livre remarquable et remarqué, intitulé La société autophage. Capitalisme démesure et auto-destruction auquel nous avons consacré deux billets l'année dernière. Il écrit ceci à propos de l'ouvrage d'Alastair Hemmens : « De nos jours, l'adoration du ‘‘travail’’ semble presque aussi obligatoire que l'adoration de Dieu l'était dans les temps passés. D'autre part, il est également vrai qu'aujourd'hui, la " société du travail " est à court d'emplois et que ce qu'elle peut encore offrir est difficilement tolérable. Dans un tel contexte, la critique du travail est plus importante que jamais. L'excellent livre de Hemmens fournit un compte rendu très instructif et détaillé de la partie française de l'histoire de cette critique, de Fourier aux Situationnistes, et au-delà.
Plus important encore, Hemmens ne se limite pas à une simple description de cet aspect peu connu de l'histoire intellectuelle moderne. Il fournit plutôt une analyse novatrice et approfondie des auteurs en question et souligne souvent les limites de leurs critiques respectives. Il le fait sur la base de la ‘‘critique de la valeur’’, une nouvelle lecture des catégories de base de Marx (y compris le travail). Le compte rendu exceptionnel de Hemmens sur cette nouvelle école de pensée fait en soi de ce livre une contribution importante aux débats contemporains sur le déclin du travail. Ne travaillez jamais ! Lisez plutôt ce livre.»
Le texte ci-dessus d'Anselm Jappe peut être complété par un extrait de sa préface : « C'est donc un premier grand mérite du livre d'Alastair Hemmens que de tracer l'histoire de la critique du travail - de la critique argumentés et formulée en termes théoriques parce que le refus pratique du travail est encore une autre histoire. L'étude de l'auteur se limite à la France, ce qui d'ailleurs se justifie par le fait que la France a contribué à cette critique plus que tout autre pays, même si cela ne vaut pas autant pour la pratique. Les auteurs que Hemmens examine sont bien connus et parfois même, dans certains milieux, objet d'une véritable vénération.
Ce qui frappe dans ce livre est la grande érudition, perceptible aussi dans la vaste bibliographie : l'auteur a pris soin de lire tout le corpus, ou presque d'auteurs comme Fourier, et non seulement les textes canoniques - condition essentielles pour dire quelques chose de nouveau. Il ne s'agit pas d'un pamphlet de plus contre le travail, mais d'une étude très fouillée et détaillée - qui est en même temps,, il faut le souligner, agréable à lire et toujours clair dans son argumentation.»
Le texte ci-dessus d'Anselm Jappe peut être complété par un extrait de sa préface : « C'est donc un premier grand mérite du livre d'Alastair Hemmens que de tracer l'histoire de la critique du travail - de la critique argumentés et formulée en termes théoriques parce que le refus pratique du travail est encore une autre histoire. L'étude de l'auteur se limite à la France, ce qui d'ailleurs se justifie par le fait que la France a contribué à cette critique plus que tout autre pays, même si cela ne vaut pas autant pour la pratique. Les auteurs que Hemmens examine sont bien connus et parfois même, dans certains milieux, objet d'une véritable vénération.
Ce qui frappe dans ce livre est la grande érudition, perceptible aussi dans la vaste bibliographie : l'auteur a pris soin de lire tout le corpus, ou presque d'auteurs comme Fourier, et non seulement les textes canoniques - condition essentielles pour dire quelques chose de nouveau. Il ne s'agit pas d'un pamphlet de plus contre le travail, mais d'une étude très fouillée et détaillée - qui est en même temps,, il faut le souligner, agréable à lire et toujours clair dans son argumentation.»
Sommaire
Préface d'Anselm Jappe
Introduction. Théorie marxienne et critique du travail ( à lire dans son intégralité sur le site Critique de la valeur)
Introduction. Théorie marxienne et critique du travail ( à lire dans son intégralité sur le site Critique de la valeur)
Chapitre 1. Charles Fourier, le socialisme utopique et le « travail attrayant »
Chapitre 2. Paul Lafargue, les débuts du marxisme en France et le droit à la paresse.
Chapitre 3. André Breton, l’avant-garde artistique et la guerre au travail du surréalisme.
Chapitre 4. La critique du travail chez Guy Debord et les situationnistes.
Chapitre 5. Le nouvel esprit du capitalisme et la critique du travail en France après Mai 68.
Conclusion. Nouvelles de nulle part ou un ère de repos.
Chapitre 5. Le nouvel esprit du capitalisme et la critique du travail en France après Mai 68.
Conclusion. Nouvelles de nulle part ou un ère de repos.
Théorie Marxienne et Critique du Travail
Le site Critique de la Valeur propose dans son intégralité le texte d'introduction de cet ouvrage intitulé Théorie Marxienne et Critique du Travail. A lire... et à relire, surtout durant le temps des vacances, cette période de liberté conditionnelle où l'on peut s'évader quelques jours du rythme mortifère propre au travail aliéné. Auteur, chercheur et traducteur vivant à Cardiff, au pays de Galles, Alastair Hemmens évoque dans cette introduction passionnante la perspective à partir de laquelle il a conçu son livre :
« Le principal argument philosophique de ce livre, et le mode d’analyse qu’il reprend, est qu’il n’y a en réalité que deux manières possibles de comprendre et d’aborder la critique du travail. La première développe effectivement une analyse critique empirique, historique, éthique et morale, partant du principe que le travail en tant que tel n’est pas problématique, mais peut le devenir dans certaines conditions. La seconde fonde son analyse des expressions phénoménologiques du travail au sein du capitalisme dans une critique de la catégorie elle-même. »
« Le principal argument philosophique de ce livre, et le mode d’analyse qu’il reprend, est qu’il n’y a en réalité que deux manières possibles de comprendre et d’aborder la critique du travail. La première développe effectivement une analyse critique empirique, historique, éthique et morale, partant du principe que le travail en tant que tel n’est pas problématique, mais peut le devenir dans certaines conditions. La seconde fonde son analyse des expressions phénoménologiques du travail au sein du capitalisme dans une critique de la catégorie elle-même. »
Une critique "catégorielle" ne se contente pas d'une approche empirique qui aboutit à des formes de réflexion fragmentées et superficielles. Elle s'inscrit dans la critique de l'économie politique inaugurée par Marx pour analyser le capitalisme comme un système global, structuré par ces catégories fondatrices que sont le travail, la valeur, l'argent et la marchandise. Nous proposons dans la rubrique Ressources de nombreux liens qui permettent de mieux comprendre cette critique radicale inspirée du "Marx ésotérique" (théoricien du fétichisme de la marchandise), par delà et parfois contre les interprétations du "Marx exotérique" (théoricien de la lutte des classes) véhiculées par le marxisme traditionnel.
La critique catégorielle ne remet pas en question l'activité productive de l'être humain mais la forme - spécifique, aliénante et socialement destructrice - du "travail abstrait" qu'elle revêt dans le capitalisme. L'effort soutenu que réclame l'immersion dans cette théorie "ésotérique" est largement récompensé par la compréhension des grandes catégories qui fondent le capitalisme en un système les agençant ensemble pour donner naissance à une forme de fétichisme dévastateur et régressif.
Une critique "catégorielle" du travail
Si, dans cette introduction passionnante, Hemmens évoque longuement cette critique "catégorielle" du travail c’est qu’elle fournit une perspective théorique et radicale à partir de laquelle peuvent s'analyser les critiques passées du travail, en pointant du doigt leurs limites comme en célébrant les avancées dont elles témoignent:
« Ce long exposé de la critique catégorielle du travail, telle que l’a développée la critique de la valeur, pourrait sembler déplacé dans un livre apparemment consacré à l’analyse critique d’un aspect de l’histoire intellectuelle française. Cependant, la perspective que j’ai exposée ici est fondamentale pour mon approche analytique et, du fait qu’elle est peu connue, j’ai jugé nécessaire de clarifier pour les lecteurs une perspective avec laquelle ils pourraient ne pas être familiers. En bref, la théorie critique du travail que je viens de décrire fournit une nouvelle perspective critique à partir de laquelle on peut analyser les critiques passées du travail.
La critique catégorielle ne remet pas en question l'activité productive de l'être humain mais la forme - spécifique, aliénante et socialement destructrice - du "travail abstrait" qu'elle revêt dans le capitalisme. L'effort soutenu que réclame l'immersion dans cette théorie "ésotérique" est largement récompensé par la compréhension des grandes catégories qui fondent le capitalisme en un système les agençant ensemble pour donner naissance à une forme de fétichisme dévastateur et régressif.
Une critique "catégorielle" du travail
Si, dans cette introduction passionnante, Hemmens évoque longuement cette critique "catégorielle" du travail c’est qu’elle fournit une perspective théorique et radicale à partir de laquelle peuvent s'analyser les critiques passées du travail, en pointant du doigt leurs limites comme en célébrant les avancées dont elles témoignent:
« Ce long exposé de la critique catégorielle du travail, telle que l’a développée la critique de la valeur, pourrait sembler déplacé dans un livre apparemment consacré à l’analyse critique d’un aspect de l’histoire intellectuelle française. Cependant, la perspective que j’ai exposée ici est fondamentale pour mon approche analytique et, du fait qu’elle est peu connue, j’ai jugé nécessaire de clarifier pour les lecteurs une perspective avec laquelle ils pourraient ne pas être familiers. En bref, la théorie critique du travail que je viens de décrire fournit une nouvelle perspective critique à partir de laquelle on peut analyser les critiques passées du travail.
Les conceptions marxistes traditionnelles, anarchistes et libérales du travail pourraient, au mieux, ne voir dans ces formes historiques de discours anti-travail qu’une histoire de résistance populaire permanente à l’exploitation capitaliste de la classe ouvrière. Il est vrai que nombre de critiques examinées dans ce livre adoptent elles-mêmes quelque chose de cette perspective. Cependant, ce qui rend ces auteurs spécifiques – et la tradition anti-travail française en général – si intéressants, est précisément le fait que leurs travaux contiennent, à un degré plus ou moins grand, des éléments d’une critique "catégorielle" du travail.
Nous pouvons donc nous appuyer sur la critique de la valeur pour dégager et expliquer les complexités et les ambiguïtés de ces discours, leur contexte historique et social, leurs forces et leurs faiblesses. La distinction fondamentale établie par Kurz et d’autres entre une critique du travail purement phénoménologique, et donc "affirmative", et une critique catégorielle négative est absolument essentielle à l’argumentation présentée dans ce livre. »
Loin d'être péjorative et dévalorisante, la négativité dont il est question ici est à comprendre, dans le cadre de l'approche dialectique développée par Hegel, comme l'expression dynamique du devenir qui, via le travail du négatif, remet en question des affirmations positives et les critique pour les dépasser à travers le mouvement thèse/antithèse/synthèse.
Loin d'être péjorative et dévalorisante, la négativité dont il est question ici est à comprendre, dans le cadre de l'approche dialectique développée par Hegel, comme l'expression dynamique du devenir qui, via le travail du négatif, remet en question des affirmations positives et les critique pour les dépasser à travers le mouvement thèse/antithèse/synthèse.
Une tradition ignorée
Si la tradition française de la critique du travail a longtemps été ignorée ou dévalorisée c'est parce que sa vision radicale remettait totalement en question les représentations et l’ordre social dominants :
« La critique du travail a toujours été traitée comme un sujet marginal dans les débats de la pensée française. Bien que de nombreuses études aient été menées sur la résistance populaire au travail sur le lieu de travail même, l’analyse de l’histoire intellectuelle du discours anti-travail en France est au mieux fragmentaire et ne constitue que très rarement un centre d’intérêt critique. C’est une situation regrettable, car la tradition française est particulièrement riche dans le domaine de la critique du travail qui remonte au moins au début du XIXe siècle et qui a galvanisé certains de ses plus importants penseurs et mouvements culturels…
Néanmoins, si on considère aujourd’hui à juste titre que nombre de ces personnalités ont largement contribué au développement de la pensée française, les aspects anti-travail de leurs projets intellectuels respectifs, ainsi que les idées clés qui ont nourri cette tradition dissidente dans son ensemble, n’ont pas fait l’objet de nombreuses analyses théoriques sérieuses. Il ne serait pas trop caricatural d’affirmer que, tout comme les travailleurs qui refusent d’obéir aux rythmes implacables de l’usine ont souvent été vilipendés et marginalisés, de même les penseurs français radicaux qui ont soutenu que le travail pouvait être suspect n’ont rencontré généralement qu’ignorance et rejet de cet aspect de leurs écrits, saisis comme naïvement utopiques voire réactionnaires…
Le fait que les critiques du travail en théorie et en pratique rencontrent encore aujourd’hui beaucoup de résistance n’est pas surprenant. Le consensus politique, depuis au moins le XIXe siècle, est que le travail est à la fois une nécessité naturelle et, excepté l’exploitation du moins, un bien social. Nombreux sont ceux qui considèrent le travail comme la pierre angulaire de toute société humaine et la caractéristique même qui définit l’être humain. L’identification de l’humanité à l’homo faber, ou l’« homme qui fabrique », un être qui se construit consciemment et construit le monde qui l’entoure au cours du processus de production, est à la base de presque toutes les formes de pensée sociale moderne...»
La crise du travail
Mais le consensus autour du travail s'est progressivement effrité suite à ce que l'on a nommé la "crise du travail". Dans le chapitre concernant la critique du travail en France après 68, Alastair Hemmens évoque le contexte qui a donné naissance à cette remise en question : « Nous sommes, depuis les crises économiques successives à partir du milieu des années 70, confrontés au sous-emploi et au chômage généralisés, à la précarité, à l'inégalité croissante des richesses et à une attaque permanente contre les acquis sociaux et les droits des travailleurs au nom de la compétitivité. La promesse de la technologie (de nous libérer du travail), à laquelle certains s'attachent encore, ne paraît aujourd'hui que sous la forme d'une population "superflue" toujours croissante parce qu'elle ne trouve plus sa place au sein du procès de production."
Le nuage de mots ci-dessus décrit les conséquences funestes de cette situation en évoquant les divers troubles et pathologies vécues par les travailleurs condamnés à survivre dans un univers économique de plus en plus compétitif qui laisse moins en moins de place à l'humanité. A la détérioration généralisée des conditions de travail s'ajoute une évolution qualitative des mentalités chez les jeunes générations, plus hédonistes, qui remettent en question à travers la valeur travail, l'idéologie ascétique et la modernité abstraite dont celle-ci est l'expression. Michel Maffesoli, sociologue de la postmodernité, analyse ainsi cette évolution culturelle :
« Aujourd’hui, la valeur travail, la foi dans un progrès matériel et technique infini, la croyance en la démocratie représentative qui ont permis la cohésion de la population et des élites ne font plus sens. Il est donc urgent de repérer les valeurs post-modernes en train d’émerger… Une époque fondée sur le triptyque : "Individualisme, Rationalisme, Valeur travail" cède la place à un monde fondé plutôt sur un autre triptyque : "Tribalisme, Raison sensible, Créativité"…
Ce que je pointe quand je parle de la fin de la valeur travail, c’est le changement de rythme sociétal : la vie quotidienne n’est plus toute entière tournée vers la production, les activités domestiques ne sont plus ressenties comme de la pure reproduction de la force de travail, les identités individuelles ne sont plus déterminées par le statut professionnel. Et ce qui met en mouvement les jeunes générations, ce n’est plus tant la carrière, ni même la paye, que l’ambiance de l’entreprise, le copinage dans et hors temps de travail, la possibilité de participer à une aventure collective, bref la créativité commune. C’est cela la fin de la valeur travail et aussi de la valeur assistance. C’est de réciprocité qu’il s’agit, d’implication commune. »
Une inspiration française
A partir d’une toute autre perspective, Alastair Hemmens opère le même constat : « Certains signes indiquent toutefois que le consensus social qui entoure le travail depuis plusieurs siècles est en décomposition. Bien qu’il y ait toujours eu des foyers de résistance et d’opposition au travail, car heureusement le capitalisme ne peut jamais se développer uniformément partout et à tout moment, ce à quoi nous assistons aujourd’hui, même dans les pays capitalistes les plus développés, semble être quelque chose de beaucoup plus généralisé, à mesure qu’une forme de désespoir s’installe.
Le tollé suscité en France par la "Loi travail", qui a vu un gouvernement socialiste chercher à renverser certaines des maigres protections accordées aux travailleurs, a conduit à d’énormes protestations avec des manifestants qui défilaient dans les rues en tenant des pancartes indiquant "Le travail tue" et, dans une référence à Debord, "Ne travaillez jamais". On peut également penser au succès habituel en France de livres, tels que Bonjour Paresse : De l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise (2004) de Corinne Maier, qui suggère des moyens de résister à la discipline d’entreprise dans le monde du travail moderne ; ou de documentaires tels que Attention Danger Travail (2003) de Pierre Carles qui suit le mouvement des "demandeurs d’emploi" français affirmant fièrement, d’une manière véritablement courageuse dans le contexte de la "société du travail", qu’ils veulent simplement être livrés à eux-mêmes et profiter de leur vie en vivant du chômage sans avoir à chercher du travail qui n’existe pas ou qui, dans les conditions imposées, ne vaut guère la peine d’être accompli.
En effet, où que le regard se porte, on trouve de plus en plus de propositions émanant de toutes les couches de la société, même des écoles de management, pour traiter du "problème du travail" : des appels bien intentionnés en faveur d’un revenu de base, pour la "décroissance", pour un "salaire au travail ménager", ainsi que des arguments en faveur d’un meilleur équilibre travail-vie, d’une économie verte et du même refrain chanté depuis le début de la révolution industrielle : l’espérance que la technologie nous libérera enfin de la "nécessité naturelle" du travail à travers l’automatisation.
Ne serait-ce qu’en Grande-Bretagne et en Amérique, ces dernières années ont vu une pléthore de titres prétendant offrir la possibilité d’une attitude plus critique à l’égard du travail. Nombre de ces études, à l’instar des mouvements sociaux qui se déroulent en France aujourd’hui, font référence à des figures historiques issues de la critique française du travail, bien que parfois très superficiellement, à la fois pour trouver une source d’inspiration intellectuelle dans le passé pour traiter des problèmes du présent, et pour se situer au sein d’une histoire récurrente de résistance populaire à l’exploitation capitaliste. Il n’est pas du tout surprenant que des auteurs britanniques et américains se tournent vers la France, car ils partagent l’histoire commune consistant à projeter sur les Français soit la qualité de la paresse, soit celle d’accorder une plus grande valeur culturelle à la vie en dehors du travail, selon le point de vue de chacun...»
Lire le texte de cette introduction ici dans son intégralité, avec toutes les notes afférentes, sur le site Critique de la Valeur.
Ressources
Ne travaillez jamais. Alastair Hemmens. Présentation sur le site Critique de la valeur.
Sur les origines et l'histoire du slogan Ne Travaillez Jamais. Wikipédia
Sur les origines et l'histoire du slogan Ne Travaillez Jamais. Wikipédia
Manifeste contre le travail. Groupe Krisis. En intégralité sous forme de brochure imprimable sur le Site Critique de la valeur.
Textes contre le travail Une mine inépuisable de textes de qualité sélectionnés et proposés par le site Critique de la valeur.
Critique du travail Une vidéo de Guillaume Deloison illustrant un texte de Benoît Bohi-Bunel intitulé La critique radicale du travail... A voir... et à revoir. (28')
Pour les Zad, contre l’État de droit, contre le travail Serge Quadruppani. Site Lundi Matin
Dans Le Journal Intégral
Critique de la Valeur - Le Fétichisme de la marchandise - Une régression anthropologique : deux billets consacrés au livre d'Anselm Jappe, La société autophage. Capitalisme, démesure et auto-destruction - Le fétichisme de l'abstraction -
Devoir de Vacance Présentation des six premiers billets de la série L’Esprit de Vacance.
On trouvera de nombreux liens intéressants sur la critique du travail dans la rubrique Ressources des différents billets de la série l’Esprit de Vacance.
Lire les textes sélectionnés dans les libellés Critique de la Valeur. L’Esprit de Vacance. Sortir de l'Economie.
Si le travail est ce qu'on est contraint de faire,
RépondreSupprimeralors oui, ne "travaillons jamais" (ou le moins possible)!
Mais si c'est ce qui nous passionne, alors travaillons à plein temps !
Chère Licorne. Qu’il soit passionnant ou non, peu importe, le travail reste toujours une catégorie centrale du capitalisme comme le sont la valeur, l’argent ou la marchandise. Si on veut « sortir de l’économie », il nous faut donc opérer la distinction entre l’activité productrice (inhérente à l’être humain) et la forme - spécifique, aliénante, destructrice - prise par celle-ci dans le capitalisme à travers le "travail abstrait". Des extraits de l’introduction d’Alastair Hemmens permettent de mieux comprendre cette distinction : « Au cours de mes recherches, j’ai trouvé un cabinet de conseil qui utilisait la formule « Ne travaillez jamais » dans son baratin publicitaire, parce que : « Si vous aimez votre travail, vous ne travaillerez jamais un jour dans votre vie ». L’éthique traditionnelle protestante du travail a depuis longtemps cessé d’être considérée par la société occidentale comme un élément positif incontestable. Cependant, comme le montre cet exemple, le simple fait de rejeter l’éthique du travail et de chercher à échapper à ses corvées n’a vraiment aucun sens si cela ne fait pas partie d’une critique sociale plus profonde... »
RépondreSupprimerL’esprit de cette critique sociale plus profonde est le suivant : « Le travail (et le mode de production industriel lui-même), « constitue une forme quasi objective, historiquement spécifique, de médiation sociale qui, dans l’analyse de Marx, sert de fondement social aux traits essentiels de la modernité ». En d’autres termes, pour Marx, le travail n’est pas un fait neutre propre à toute vie sociale, mais plutôt une forme sociale historiquement spécifique qui jette les bases d’un processus de domination impersonnelle, abstraite et sans sujet… Le travail, en tant que tel, est essentiellement une sorte de médiation sociale qui ne constitue la base de l’être social que dans le capitalisme, structurant à la fois des pratiques historiques déterminées et des formes quasi objectives de pensée, de culture, de visions du monde et d’inclinations. Le travail, dans la sphère limitée de la modernité capitaliste, médiatise et façonne donc l’ensemble de la réalité objective et subjective. »
RépondreSupprimerDans son Manifeste contre le travail, le groupe Krisis écrit en 1999 : " Le malaise dans le capitalisme existe massivement, mais il est refoulé dans la clandestinité socio-psychique, où il n'est pas sollicité. C'est pourquoi il faut créer un nouvel espace intellectuel libre où l'on puisse penser l'impensable. Il faut briser le monopole de l'interprétation du monde détenu par le camp du travail. La critique théorique du travail joue ici un rôle de catalyseur. Elle doit combattre de manière frontale les interdits de penser et énoncer aussi ouvertement que clairement ce que personne n'ose savoir, mais que beaucoup ressentent : la société de travail est arrivée à sa fin ultime. Et il n'y a aucune raison de regretter son trépas... La renaissance d'une critique radicale du capitalisme suppose la rupture catégorielle avec le travail. Aussi seul l'établissement d'un nouveau but d'émancipation social, au-delà du travail et de ses catégories fétiches dérivées, rendra possible une resolidaristation à un niveau supérieur et à l'échelle de la société... Si, pour les hommes, l'instauration du travail est allée de pair avec une vaste expropriation des conditions de leur propre vie, alors la négation de la société du travail ne peut reposer que sur la réappropriation par les hommes de leur lien social à un niveau historique plus élevé. »
RépondreSupprimer