Ce n’est pas sur ce qu’ils voient, mais sur ce qu’ils ne voient pas qu’il faut juger les hommes. Paul Valéry
Un spectre hante les élites de nos sociétés en crise : le spectre d'un populisme qui n'est rien d'autre qu'une puissance populaire et destituante, dynamisée par l'idéal communautaire, qui remet en question les tenants d'un pouvoir technocratique fondé sur l'individualisme et l'économisme. A l’occasion du mouvement des Gilets Jaunes comme à celle des élections européennes qui viennent d’avoir lieu, le concept de populisme a saturé l’espace publique, chacun projetant sur ce signifiant un sens correspondant à sa position dans cet espace. Une position définie par l’abscisse de ses intérêts et l’ordonnée de ses représentations.
La prolifération de ce concept et sa polysémie nous disent quelques choses de l’évolution des mentalités. Mais quoi ? De quoi le populisme est-il le nom ? Pour répondre à cette question, nous nous référons, comme nous l'avons déjà fait, aux analyses de Michel Maffesoli qui, depuis plusieurs décennies, décrypte avec beaucoup d’acuité et d’intuition les mutations de la conscience collective. A contre-courant de la doxa dominante et du conformisme académique, son œuvre rend compte de l’esprit du temps et de son évolution. Par-delà les sempiternelles analyses convenues (sociologiques, politiques et économiques), son approche qualitative s'intéresse à l'imaginaire, aux valeurs et à la dynamique culturelle qui animent cette révolte populaire qualifiée de populisme par les dominants pour mieux la disqualifier.
Après avoir rapidement présenté le travail de Michel Maffesoli, nous proposerons un de ces derniers articles où il évoque l’abime existant entre des élites, fossilisées dans les références d'une modernité technocratique en déliquescence, et la vitalité créatrice d'une puissance populaire animée par les valeurs émergentes de la postmodernité. C'est ainsi qu'il analyse "le changement de paradigme en cours dont les soulèvements actuels sont les signes avant-coureurs". Ce changement de paradigme est celui qui évolue d'une pensée abstraite et mécanique propre à la modernité à cette sagesse vivante et organique que serait une "écosophie".
Nous aimerions que ce texte soit l’occasion pour les lecteurs de s'intéresser plus avant à une pensée à la fois érudite et inspirée qui permet de mieux saisir la dynamique évolutionnaire de nos sociétés. Pour explorer cette pensée, nous proposons dans la rubrique Ressources un certain nombre de liens qui permettent de s'y sensibiliser en lisant notamment quelques textes récents où Michel Maffesoli décrypte l'actualité avec bonheur et profondeur.
L’Idéal Communautaire
Michel Maffesoli, penseur de la postmodernité |
Dans un article publié récemment dans Marianne et intitulé Maffesoli et tribus jaunes, Brice Perrier résume la démarche du sociologue, professeur émérite à la Sorbonne et membre de l’Institut universitaire de France, à l’occasion de la réédition de son célèbre ouvrage "Le Temps des tribus. Le déclin de l'individualisme dans les sociétés postmodernes " :
« Michel Maffesoli est le théoricien de la Postmodernité, cette époque qui aurait succédé à trois siècles d'une Modernité cartésienne fondée sur le rationalisme, l'individualisme et la croyance dans le progrès. En penseur du postmoderne, il observe que depuis les années 1950 la raison cède le pas face à l'émotion, mais aussi que les promesses de lendemains qui chantent ne satisfont plus un désir de profiter de l'instant présent. La population le vivant au quotidien, les institutions, bâties sur les valeurs modernes, n'apparaissent plus adapté à ses besoins. D'où ce déphasage entre le pouvoir et la puissance que Maffesoli voit se manifester par une sécession entre le peuple et les élites encore instituées. »
Issue d'une méthode à la fois phénoménologique et participative qui concilie intuition et rationalité au sein d'une "raison sensible" dont il a fait l'éloge dans un de ces ouvrages, cette sociologie de l'imaginaire et du quotidien permet d'être en phase avec l'émergence qualitative d'un phénomène social, irréductible à ses aspects objectifs et quantifiables. "La sociologie de Michel Maffesoli est descriptive et non pas prescriptive et en ce sens il ne développe ni attitude critique, ni discours politique. Il constate les invariants qui structurent l'imaginaire contemporain." (Site de M. Maffesoli).
Cette approche descriptive et qualitative a souvent été mal comprise et mal reçue par une sociologie académique, encore imprégnée d'un esprit scientiste et positiviste, qui transpose à la conscience et au social les méthodes d'objectivation et de quantification des sciences dures, en laissant échapper l'essentiel c'est à dire ce que l'esprit humain a d'irréductible. L'approche originale de Maffesoli lui fait écrire dans le texte que nous vous proposons ci-dessous: « En rappelant les formes élémentaires de la solidarité, le phénomène multiforme des soulèvements est une tentative de réaménager le monde spirituel qu’est tout être-ensemble… la solidarité humaine prime toutes choses, et en particulier l’économie, qui est l’alpha et l’oméga de la bien-pensance moderne. »
Le Nous postmoderne
A l'origine d'une insurrection des consciences contre le fétichisme de l'abstraction, ce réaménagement spirituel passe, pour le meilleur et pour le pire, par la résurgence de l'idéal communautaire. Cet idéal peut s'exprimer aussi bien par l'émergence de mouvements populaires comme celui des Gilets Jaunes que par une pensée des Communs telle qu'elle s'expérimente dans les Zad, aussi bien par la reviviscence du sentiment d’appartenance à une collectivité (locale et/ou nationale) que par la sauvegarde écologique d'un milieu naturel où "le lieu fait lien".
A partir de cette perspective nouvelle, une question se pose : de quoi le populisme est-il le Non ? Il est le Non à la spirale infernale d’une civilisation inhumaine fondée sur le fétichisme de l’abstraction et de la marchandise. Non à la fragmentation des connaissances et l’atomisation des consciences. Non à une technolâtrie animée par des fantasmes infantiles d’omniscience et d’omnipotence. Non à la réduction de la vie à la survie économique.
A l'origine d'une insurrection des consciences contre le fétichisme de l'abstraction, ce réaménagement spirituel passe, pour le meilleur et pour le pire, par la résurgence de l'idéal communautaire. Cet idéal peut s'exprimer aussi bien par l'émergence de mouvements populaires comme celui des Gilets Jaunes que par une pensée des Communs telle qu'elle s'expérimente dans les Zad, aussi bien par la reviviscence du sentiment d’appartenance à une collectivité (locale et/ou nationale) que par la sauvegarde écologique d'un milieu naturel où "le lieu fait lien".
A partir de cette perspective nouvelle, une question se pose : de quoi le populisme est-il le Non ? Il est le Non à la spirale infernale d’une civilisation inhumaine fondée sur le fétichisme de l’abstraction et de la marchandise. Non à la fragmentation des connaissances et l’atomisation des consciences. Non à une technolâtrie animée par des fantasmes infantiles d’omniscience et d’omnipotence. Non à la réduction de la vie à la survie économique.
Si l'énergie insurrectionnelle et destituante de ce Non possède une charge explosive, celle-ci peut aussi être canalisée par un "Nous" qui intègre et transcende les individualités dans des formes de sensibilité et d'intelligence collectives. Ce "Nous" postmoderne n'est pas une simple régression au stade archaïque et pré-moderne d'une fusion communautaire : il est dépassement de l'individualisme, qui enferme dans les frontières étroites et égoïstes du "Je", pour participer à des dynamiques intersubjectives à l'origine de nouvelles formes sociales et culturelles. C'est d'ailleurs par peur de ce Nous collectif, écrit Maffesoli, que les élites brandissent le spectre du populisme.
Spirale
Les lecteurs fidèles du Journal Intégral auront remarqué les similitudes existant entre les observations empiriques de Michel Maffesoli sur l'émergence de la post-modernité et celles effectuées dans une perspective évolutionnaire à partir des modèles développementaux. A l'encontre du progressisme moderne, la pensée de Michel Maffesoli se veut progressive. Une progressivité qui n'est pas "la simple projection vers un futur parfait à atteindre, mais une déambulation, jamais achevée qui, s'enracinant profond, se vit au présent... C'est un processus, une démarche initiatique, vers la sagesse". Parce qu'elle nous rappelle que "l'avenir est un présent offert par le passé" cette pensée progressive permet de déconstruire de manière radicale le mythe progressiste de l'individu désaffilié et auto-construit, réduit à n'être plus qu'un agent économique, aux comportements mesurables, cherchant à maximiser ses intérêts de manière rationnelle.
Spirale Dynamique |
Bien connu des lecteurs du Journal Intégral, ce mouvement spiralé de l'évolution s'incarne à travers ce modèle développemental qu'est la Spirale Dynamique, auquel nous avons consacré de nombreux textes. En reprenant cette référence à la Spirale Dynamique, nous pourrions dire (de manière caricaturale) que la postmodernité évoquée par Michel Maffesoli décrit le passage du Mème Orange (individualiste, rationaliste, progressiste) au Mème Vert (communautaire, pluraliste, relativiste) quand la pensée évolutionnaire est plutôt inspirée par les Mèmes suivants (Jaune et Turquoise). Nous avons évoqué ici cette approche comparative.
Écosophie
La même mutation des mentalités, observée par les uns et les autres à partir d'approches théoriques différentes, nous conduit à oser un peu de prospective. Le "Nous" en grec c'est l'esprit, soit le vecteur de transformation qui permet de passer d'un Non (à la spirale infernale du techno-capitalisme) à un Oui (à la spirale évolutive de la vie/esprit). C'est à travers le "Nous" que le Non (réactif) se transforme en Oui (créatif). C'est le dépassement de l'individualisme dans l'expérience collective d'un "Nous" postmoderne qui permet en effet d’aborder un nouveau cycle du développement humain.
Ce nouveau cycle est celui d'une véritable "sagesse participative" - l'écosophie - où la subjectivité individuelle est partie prenante et apprenante de son milieu naturel, social et culturel. L'écosophie est cette sagesse post-moderne où l'individu singulier participe de manière sensible à son milieu multidimensionnel pour intégrer progressivement les éléments nécessaires à son développement à travers des stades évolutifs de plus en plus complexes. Dans deux billets consacrés au livre de Michel Maffesoli intitulé Écosophie, nous avons développé ce thème : Écosophie, une sagesse commune et Civilisation, Décadence, Écosophie.
De manière encore confuse et lointaine, une résonance collective avec ce nouvel esprit du temps s'est exprimée récemment, du mouvement des Gilets Jaunes aux diverses Zad, de la grève des jeunes pour le climat à une généralisation de la prise de conscience écologique. Il faudra préciser cette voie écosophique, l'affirmer et la diffuser, pour résister à une spirale infernale qui conduit de manière inéluctable à un effondrement civilisationnel.
Vous avez dit populisme? Michel Maffesoli
N’est-ce point le mépris vis-à-vis du peuple, spécificité d’une élite en déshérence, qui conduit à ce que celle-ci nomme abusivement "populisme" ? L’entre-soi, particulièrement repérable dans ce que Joseph de Maistre nommait la "canaille mondaine" – de nos jours on pourrait dire la "canaille médiatique" –, cet entre-soi est la négation même de l’idée de représentation sur laquelle, ne l’oublions pas, s’est fondé l’idéal démocratique moderne. En effet, chose frappante, lorsque par faiblesse on cède aux divertissements médiatiques, ça bavarde d’une manière continue dans ces étranges lucarnes de plus en plus désertées. Ça jacasse dans ces bulletins paroissiaux dont l’essentiel des abonnés se recrute chez les retraités. Ça gazouille même dans les tweets, à usage interne, que les décideurs de tous poils s’envoient mutuellement.
L’automimétisme caractérise le débat, national ou pas, que propose le pouvoir – automimétisme que l’on retrouve dans les ébats indécents, quasiment pornographiques, dans lesquels ce pouvoir se donne en spectacle. Pour utiliser un terme de Platon, on est en pleine théâtrocratie, marque des périodes de décadence. Moment où l’authentique démocratie, la puissance du peuple, est en faillite. Automimétisme de l’entre-soi ou auto-représentation, voilà ce qui constitue la négation ou la dénégation du processus de représentation. On ne représente plus rien, sinon à courte vue, soi-même. Cette Caste on ne peut plus isolée, en ses diverses modulations – politique, journalistique, intellectuelle –, reste fidèle à son idéal "avant-gardiste", qui consiste, verticalité oblige, à penser et à agir pour un prétendu bien du peuple.
Une telle verticalité orgueilleuse s’enracine dans un fantasme toujours et à nouveau actuel : « Le peuple ignore ce qu’il veut, seul le Prince le sait » (Hegel). Le "Prince" peut revêtir bien des formes, de nos jours celle d’une intelligentsia qui, d’une manière prétentieuse, entend construire le bien commun en fonction d’une raison abstraite et quelque peu totalitaire, raison morbide on ne peut plus étrangère à la vie courante.
Ceux qui ont le pouvoir de dire vitupèrent à loisir les violences ponctuant les soulèvements populaires. Mais la vraie "violence totalitaire" n’est-elle pas celle de cette bureaucratie céleste qui, d’une manière abstruse, édicte mesures économiques, consignes sociales et autres incantations de la même eau en une série de "discours appris" n’étant plus en prise avec le réel propre à la socialité quotidienne ? N’est-ce pas une telle attitude qui fait dire aux protagonistes des ronds-points que ceux qui détiennent le pouvoir sont instruits, mais non intelligents ?
Le lieu fait lien
Ceux-là même qui vitupèrent et parlent, quelle arrogance !, de la "vermine paradant chaque samedi", ceux-là peuvent-ils comprendre la musique profonde à l’œuvre dans la sagesse populaire ? Certainement pas. Ce sont, tout simplement, des pleureuses pressentant, confusément, qu’un monde s’achève. Ce sont des notables dans l’incapacité de comprendre la fin du monde qui est le leur. Et pourtant cette Caste s’éteint inexorablement. Au mépris vis-à-vis du peuple correspond logiquement le mépris du peuple n’ayant plus rien à faire avec une élite qu’il ne reconnaît plus comme son maître d’école. Peut-être est-ce pour cela que cette élite, par ressentiment, utilise, ad nauseam, le mot de « populisme » pour stigmatiser une énergie dont elle ne comprend pas les ressorts cachés.
Le bienfait des soulèvements, des insurrections, des révoltes, c’est de rappeler, avec force, qu’à certains moments "l’hubris", l’orgueil d’antique mémoire des sachants, ne fait plus recette. Par-là se manifeste l’important de ce qui n’est pas apparent. Il y a, là aussi, une théâtralisation de l’indicible et de l’invisible. Le "roi clandestin" de l’époque retrouve alors une force et une vigueur que l’on ne peut plus nier. L’effervescence sociétale, bruyamment (manifestations) ou en silence (abstention) est une manière de dire qu’il est lassant d’entendre des étourdis-instruits ayant le monopole légitime de la parole officielle, pousser des cris d’orfraie au moindre mot, à la moindre attitude qui dépasse leur savoir appris.
Manière de rappeler, pour reprendre encore une formule de Joseph de Maistre, « les hommes qui ont le droit de parler en France ne sont point la Nation ». Qu’est-ce que la Nation ? En son sens étymologique, Natio, c’est ce qui fait que l’on nait (nascere) ensemble, que l’on partage une âme commune, que l’on existe en fonction et grâce à un principe spirituel. Toutes choses échappant aux Jacobins dogmatiques, qui, en fonction d’une conception abstraite du peuple, ne comprennent en rien ce qu’est un peuple réel, un peuple vivant, un peuple concret. C’est-à-dire un peuple privilégiant le lieu étant le sien.
Le lieu fait lien. C’est bien ce localisme qui est un cœur battant, animant en profondeur les vrais débats, ceux faisant l’objet de rassemblements, ponctuant les manifestations ou les regroupements sur les ronds-points. Ceux-ci sont semblables à ces trous noirs dont nous parlent les astrophysiciens. Ils condensent, récupèrent, gardent une énergie diffuse dans l’univers.
C’est bien cela qui est en jeu dans ces rassemblements propres au printemps des peuples. Au-delà de cette obsession spécifique de la politique moderne, le projet lointain fondé sur une philosophie de l’Histoire assurée d’elle-même, ces rassemblements mettent l’accent sur le lieu que l’on partage, sur les us et coutumes qui nous sont communs.
L’émotion et la solidarité
C’est cela le localisme, une spatialisation du temps en espace. Ou encore, en laissant filer la métaphore scientifique, une "einsteinisation" du temps. Être-ensemble pour être-ensemble sans finalité ni emploi. D’où l’importance des affects, des émotions partagées, des vibrations communes. En bref, l’émotionnel. Pour reprendre une figure mythologique, "l’Ombre de Dionysos" s’étend à nouveau sur nos sociétés. Chez les Grecs, l’orgie (orgè) désignait le partage des passions, proche de ce que l’on nomme de nos jours, sans trop savoir ce que l’on met derrière ce mot : l’émotionnel.
Émotionnel, ne se verbalisant pas aisément, mais rappelant une irréfragable énergie, d’essence un peu mystique et exprimant que la solidarité humaine prime toutes choses, et en particulier l’économie, qui est l’alpha et l’oméga de la bien-pensance moderne. Que celle-ci d’ailleurs se situe à la droite, à la gauche, ou au centre de l’échiquier politique dominant.
L’émotionnel et la solidarité de base sont là pour rappeler que le génie des peuples est avant tout spirituel. C’est cela que, paradoxalement, soulignent les révoltes en cours. Et ce un peu partout de par le monde. Ces révoltes actualisent ce qui est substantiel. Ce qui est caché au plus profond des consciences. Qu’il s’agisse de la conscience collective (Durkheim) ou de l’inconscient collectif (Jung). Voilà bien ce que l’individualisme ou le progressisme natif des élites ne veut pas voir. C’est par peur du Nous collectif qu’elles brandissent le spectre du populisme.
L’organique contre le mécanique
La force de l'imaginaire. Contre les bien pensants |
On est, dès lors, dans la métapolitique. Une métapolitique faisant fond comme je l’ai indiqué sur les affects partagés, sur les instincts premiers, sur une puissance au-delà ou en-deçà du pouvoir et qui parfois refait surface. Et ce d’une manière irrésistible. Comme une impulsion quelque peu erratique, ce qui n’est pas sans inquiéter ceux qui parmi les observateurs sociaux restent obnubilés par les Lumières (XVIIIe siècle) ou par les théories de l’émancipation, d’obédience socialisante ou marxisante propres au XIXe siècle et largement répandues d’une manière plus ou moins consciente chez tous les "instruits" des pouvoirs et des savoirs établis.
En son temps, contre la violence totalitaire des bureaucraties politiques (1), j’avais montré, en inversant les expressions de Durkheim, que la solidarité mécanique était la caractéristique de la modernité et que la solidarité organique était le propre des sociétés primitives. C’est celle-ci qui renaît de nos jours dans les multiples insurrections populaires. Solidarités organiques qui, au-delà de l’individualisme, privilégient le « Nous » de l’organisme collectif. Celui de la tribu, celui de l’idéal communautaire en gestation. Organicité traditionnelle, ne pouvant qu’offusquer le rationalisme du progressisme benêt dont se targuent toutes les élites contemporaines.
Oui, contre ce progressisme dominant, on voit renaître les "instincts ancestraux" tendant à privilégier la progressivité de la tradition. La philosophie progressive, c’est l’enracinement dynamique. La tradition, ce sont les racines d’hier toujours porteuses de vitalité. L’authentique intelligence "progressive", spécificité de la sagesse populaire, c’est cela même comprenant que l’avenir est un présent offert par le passé.
C’est cette conjonction propre à la triade temporelle (passé, présent, avenir) que, pour reprendre les termes de Platon, ces "montreurs de marionnettes" que sont les élites obnubilées par la théâtrocratie sont incapables de comprendre. La vanité creuse de leur savoir technocratique fait que les mots qu’ils emploient, les faux débats et les vrais spectacles dont ils sont les acteurs attitrés sont devenus de simples mécanismes langagiers, voire des incantations qui dissèquent et règlementent, mais qui n’apparaissent au plus grand nombre que comme de futiles divertissements.
Les révoltes des peuples tentent de sortir de la grisaille des mots vides de sens, de ces coquilles vides et inintelligibles. En rappelant les formes élémentaires de la solidarité, le phénomène multiforme des soulèvements est une tentative de réaménager le monde spirituel qu’est tout être-ensemble. Et ce à partir d’une souveraineté populaire n’entendant plus être dépossédée de ses droits.
Les révoltes des peuples rappellent que ne vaut que ce qui est raciné dans une tradition qui, sur la longue durée, sert de nappe phréatique à toute vie en société. Ces révoltes actualisent l’instinct ancestral de la puissance instituante, qui, de temps en temps, se rappelle au bon souvenir du pouvoir institué.
Du bien-être individuel au plus-être collectif
Voilà ce qui, en son sens fort, constitue le génie du peuple, génie n’étant, ne l’oublions pas, que l’expression du gens, de la gente, c’est-à-dire de ce qui assure l’éthos de toute vie collective. Cet être-ensemble que l’individualisme moderne avait cru dépassé ressurgit de nos jours avec une force inégalée. Mais voilà, à l’encontre de l’a-priorisme des sachants, a-priorisme dogmatique qui est le fourrier de tous les totalitarismes, ce génie s’exprime maladroitement, parfois même d’une manière incohérente ou se laissant dominer par les passions violentes. L’effervescence fort souvent bégaie. Et, comme le rappelle Ernest Renan : « Ce sont les bégaiements des gens du peuple qui sont devenus la deuxième bible du genre humain ».
Remarque judicieuse, soulignant qu’à l’encontre du rationalisme morbide, à l’encontre de l’esprit appris des instruits, le bon sens prend toujours sa source dans l’intuition. Celle-ci est une vision de l’intérieur. L’intuition est une connaissance immédiate, n’ayant que faire des médias. C’est-à-dire n’ayant que faire de la médiation propre aux interprétations des divers observateurs ou commentateurs sociaux. C’est cette vision de l’intérieur qui permet de reconnaître ce qui est vrai, ce qui est bon dans ce qui est, et, du coup, n’accordant plus créance au moralisme reposant sur la rigide logique du devoir-être.
C’est ainsi que le bon sens intuitif saisit le réel à partir de l’expérience, à partir du corps social, qui, dès lors, n’est plus une simple métaphore, mais une incontournable évidence. Ce que Descartes nommait l’"intuition évidente" comprend ainsi, inéluctablement, ce qui est évident. Dès lors ce n’est plus le simple bien-être individualiste d’obédience économiciste qui prévaut, mais bien un plus être collectif. Et ce changement de polarité, que l’intelligentsia ne peut pas, ne veut pas voir, est conforté par la connaissance collective actualisant la "noosphère" analysée par Teilhard de Chardin, celle des réseaux sociaux, des blogs et autres Tweeters. Toutes choses confortant un "Netactivisme" dont on n’a pas fini de mesurer les effets.
Voilà le changement de paradigme en cours dont les soulèvements actuels sont les signes avant-coureurs. On comprendra que les zombies au pouvoir, véritables morts-vivants, ne peuvent en rien apprécier la vitalité quasi-enfantine à l’œuvre dans tous ces rassemblements. Car cette vitalité est celle du « puer aeternus » que les pisse-froids nomment avec dégoût "jeunisme". Mais ce vitalisme juvénile (2), où prédomine l’aspect festif, ludique, voire onirique, est certainement la marque la plus évidente de la postmodernité naissante.
(1) Michel Maffesoli, La Violence totalitaire (1979), réédité in Après la Modernité, CNRS Éditions, 2008, p.539.
(2) La jeunesse n’étant bien sûr pas un problème d’âge, mais de ressenti, ce que traduit bien le mythe fédérateur de la postmodernité qu’est le Puer aeternus
Ressources
Le texte ci-dessus de Michel Maffesoli est paru sur le site L’Inactuelle sous le titre: L’entre-soi médiatico-politique et sur le site du Point sous le titre Vous avez dit "populisme" ?
Maffesoli et tribus jaunes Brice Perrier. Site Marianne
Site officiel de Michel Maffesoli
Derniers ouvrages de Michel Maffesoli : Le temps des tribus (réédition) – Écosophie : une écologie pour notre temps – Être postmoderne - La force de l’imaginaire, Contre les bien-pensants -
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Vers une affirmation des différences Entretien sur le site L'Inactuelle
Vidéos A voir sur You Tube un certain nombre d'entretiens donné par M. Maffesoli au cours de ces derniers mois, notamment sur la signification du mouvement des Gilets Jaunes.
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Lire les billets sélectionnés dans les libellés Spirale Dynamique - Insurrection des Consciences
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Merci pour cet article, fort nécessaire...
RépondreSupprimerje suis d'accord, à un détail près :
je ne crois pas que les dirigeants (du moins au niveau le plus élevé) soient aveugles, incompétents ou non-intelligents.
Je pense au contraire, qu'ils ont un regard relativement aiguisé, et qu'ils sont rusés et intelligents, mais dans une direction qui est totalement opposée aux intérêts de la population.
Ils défendent LEURS intérêts et ils les défendent fort bien.
Il me semble qu'il n'y a pas de non-intelligence ou d'aveuglement, mais bien une volonté très persévérante de NE PAS répondre aux besoins de la population, mais de répondre avant tout à leurs propres objectifs (peu avouables).
Les discours officiels ne sont qu'un paravent qui dissimule ces objectifs-là sous des paroles lisses et "convenables".
Bonjour, chère Licorne, et merci pour votre commentaire qui permet de préciser certains éléments de réflexion. Les intentions, les stratégies ou les comportements individuels des dirigeants sont très largement déterminés par un système dont ils ne sont en fait que les incarnations transitoires et interchangeables. Une longue tradition de critique sociale a analysé la façon dont les classes dominantes et dirigeantes sont les « fondées de pouvoir » du Capital, selon la célèbre formule de Marx. D’autant plus en France où règne une grande porosité, quasi incestueuse, entre la haute fonction publique et les états-majors des grandes entreprises. Mais, si elle est nécessaire, cette critique socio-économique est loin d’être suffisante et c’est une erreur de s’en contenter dans la mesure où elle participe en grande partie du paradigme économique dominant dont elle ne permet pas de s'émanciper. Pour comprendre – et dépasser - ce « fait social total » qu’est le capitalisme il faut développer une vision globale permettant de penser les interactions entre infrastructure socio-économique, superstructure culturelle et mode de subjectivation. Conscience, culture et société sont en effet les éléments interdépendants d’un même système en évolution.
RépondreSupprimerLes dominants ont effectivement développé une vision du monde et un mode de pensée correspondant à la fois à leur position sociale dans une époque historique singulière. Comme l’a montré Pierre Bourdieu, les représentations des dominants sont les produits d’une reproduction sociale fondée notamment sur l’éducation des « élites » ainsi décrite par Albert Jacquard : «Actuellement le système des grandes écoles, le système de la compétition, ne fait que sélectionner les plus conformes. Or, on rentre dans un monde qui va se renouveler et plus on est conformiste, plus on est dangereux ; par conséquent on est en train de sélectionner les gens les plus dangereux, ceux qui seront pas capable d’imagination. » De même que, sous l’Ancien Régime, les aristocrates ne pouvaient imaginer l’émergence de l’idéal républicain, aujourd’hui, la domination de la classe dirigeante et son mode de sélection, la rend aveugle à une évolution des mentalités susceptible de remettre son pouvoir en cause. Elle ne maintient celui-ci qu’à travers une hégémonie culturelle qui s’impose à la population, notamment à travers des formes de violence symbolique véhiculées par les médias à son service. Quand cette violence symbolique est insuffisante, s’ajoute une violence d’état, physique et répressive, qui s’est manifestée de manière spectaculaire ces derniers mois.
RépondreSupprimerLes analyses qualitatives, celles de Maffesoli et/ou des modèles développementaux, permettent de mieux décrypter les mécanismes de cette hégémonie culturelle en offrant une vision dynamique qui permet de s’en libérer. Ces analyses qualitatives rendent compte du gouffre existant entre les représentations technocratiques de la Caste, liées au paradigme abstrait de la modernité, et l’effervescence populaire, stigmatisée sous le nom de populisme, animée par les valeurs émergentes de la postmodernité dont fait partie l’idéal communautaire.
RépondreSupprimerA cela, il faut ajouter une évolution des modes de subjectivation qu’il serait trop long de développer dans ce commentaire. Le danger de nombre d’analyses trop superficielles est de privilégier une seule approche – individuelle, sociale ou culturelle – au détriment des autres alors même qu’il faut les envisager de manière à la fois systémique et dynamique c’est-à-dire intégrale. Une telle vision intégrale va à contre-courant de la pensée analytique et disciplinaire qui règne dans ce pays de l’abstraction qu’est la France.
Voilà, très succinctement, quelques éléments de réponse qui sont développés au fil des jours et des années sur ce blog, notamment dans les billets intitulés « Une insurrection des consciences » et « Une synthèse évolutionnaire ».
https://journal-integral.blogspot.com/2019/01/une-insurrection-des-consciences.html
https://journal-integral.blogspot.com/2018/04/vers-une-synthese-evolutionnaire.html