L'avenir n'appartient à personne. Il n'y a pas de précurseurs, il
n'existe que des retardataires. Jean Cocteau
Dans
un récent article du Point, François Siégel évoque « le fossé
– le gouffre ? – qui, de jour en
jour, s'élargit entre ceux, encore minoritaires, qui raisonnent avec le
logiciel du XXIe siècle et les autres, compas et boussoles bloqués sur les
mirages envolés du XXe. Pourquoi
ce pays a-t-il tant de mal à s'arracher aux us et coutumes politico-économiques
d'un siècle qui a fait son temps ? »
C’est ainsi que fait irruption dans le débat
politique, souvent technocratique et superficiel, la profondeur d’une mutation
socio-culturelle observée depuis plus
de quarante ans par le sociologue/penseur Michel Mafessoli. Dans ses
ouvrages, l’auteur du Temps des Tribus analyse le décalage croissant entre,
d’une part, la mentalité abstraite de la « modernité » issue du
siècle des Lumières et, de l’autre, l’émergence d’une post-modernité née de
l’alliance entre l’archaïque et le technologique, qui inspire de nouvelles
formes sociales et culturelles dont il se fait l’analyste avisé.
Selon Mafessoli dans
L’homme postmoderne, ouvrage co-signé avec le journaliste Brice Perrier : « le
“logiciel programmatique“ de nos gouvernants continue de reposer sur les
caractéristiques d’un type d’homme en voie d’extinction depuis maintenant un
demi-siècle, dans le cadre d’un processus de mutation ». C’est bien parce que toutes nos institutions
fonctionnent avec un homme de retard que s’élargit le fossé entre les nouvelles
générations inspirées par une dynamique post-moderne et les élites –
politiques, médiatiques, oligarchique – formées et formatées par le paradigme
abstrait de la modernité.
Nous proposerons ci-dessous des extraits de
l’introduction de Brice Perrier intitulé
Un homme de retard ? En esquissant le portrait de l’homme post-moderne
en train d’advenir, il nous permet de mieux comprendre la mutation dont nous
sommes les acteurs la plupart du temps inconscients ainsi que le profond décalage
existant entre la pensée institutionnelle et le nouvel esprit du temps.
Un changement d’ère
L’éditeur de L’Homme post-moderne présente ainsi cet ouvrage : « Voilà quarante ans que l’on parle de postmodernité.
Qui, pourtant, a vraiment saisi ce que cela impliquait pour chacun d’entre nous
? Qui a assimilé qu’un homme fondamentalement différent était en train
d’émerger ? Relativisant la raison au gré de ses sentiments et de ses émotions,
dépassant son statut d’individu pour laisser place à une nature plurielle,
oubliant son devoir citoyen pour mieux se consacrer à sa tribu, cet homme
postmoderne délaisse pourtant l’essentiel de ce qui a fait son prédécesseur. Le
journaliste Brice Perrier a demandé à Michel Maffesoli et à son équipe de
chercheurs de dresser le portrait de l’homme postmoderne, afin que nous
cessions de penser avec un homme de retard. Nous changeons d’ère. Ce livre nous
permet de comprendre qui nous sommes désormais.»
Dans Le
Journal Intégral, nous nous référons régulièrement aux analyses de Michel
Maffesoli qui déconstruisent avec rigueur et profondeur l’esprit, l’épistémologie
et les institutions de la « modernité ». Une telle déconstruction
permet en effet de mieux se libérer de l’emprise exercée par l’ancien modèle
pour observer l’émergence du nouveau paradigme ainsi que les résistances
rencontrées par celle-ci de la part d’une mentalité technocratique encore
dominante dans les institutions.
Dans la perspective qui est la nôtre, la
pensée de Maffesoli reste cependant trop imprégnée d’une idéologie relativiste qui
fut celle de sa génération. Il met au service de ce relativisme un corpus et
une culture académique (Sorbonne Oblige !...) qui ne permettent pas de
penser le saut évolutif et qualitatif qui conduit de la post-modernité vers cette « cosmodernité »
- intégrale et évolutionnaire
- qui, au-delà de l’ego, représente le prochain
stade de l’évolution culturelle.
S’il a bien analysé ce que le modèle de la
Spirale Dynamique nomme le passage du Mème Orange – individualiste,
réductionniste et rationaliste - au Mème Vert - communautaire, relativiste et
pluraliste -, le passage de ce Mème Vert au Mème Jaune - intégratif, systémique
et holistique - échappe en partie à ses radars à cause de ses préjugés
relativistes. Il n’empêche que ce penseur du Mème Vert est le représentant, au
cœur même de l’institution, d’une régénération intellectuelle, épistémique et
méthodologique, qui fait d’autant plus scandale qu’elle remet en question le paradigme
dominant d’une pensée institutionnelle encore fortement identifiée au Mème
Orange.
Un homme de retard ?
Brice Perrier
Et
si toutes nos institutions fonctionnaient avec un homme de retard ? Et si tous
ces gens censés régler les problèmes de la France ne le faisaient pas en
fonction des aspirations actuelles de la population mais en se référant aux besoins
de l’homme idéal d’un temps révolu ? Ça poserait tout de même problème, non ?
Or c’est ce qui se passe aujourd’hui, du moins si l’on en croit Michel
Maffesoli.
Selon
lui, le « logiciel programmatique » de nos gouvernants continue de reposer sur
les caractéristiques d’un type d’homme en voie d’extinction depuis maintenant
un demi-siècle, dans le cadre d’un processus de mutation. Un phénomène qui se
serait accéléré au cours des dix dernières années, sans que nos élites prennent
la mesure de l’émergence d’une humanité ayant profondément évolué du fait de
l’apparition progressive d’un nouvel homme radicalement différent de celui pour
lequel ont été fondés notre État-nation et nos institutions. Des structures qui
seraient dépassées, périmées, car modernes et donc, de fait, inadaptées à un
homme qui vit la postmodernité.
La
modernité appartient au passé
Le
propos de Michel Maffesoli part d’une affirmation qui peut surprendre : la
modernité est derrière nous, elle appartient désormais au passé. Dans le langage
courant, « moderne » signifie certes « nouveau », « neuf », « contemporain », «
actuel » ou encore « récent ». Mais le terme doit être entendu ici au sens d’«
époque moderne », d’« ère de la modernité ». Une période qui a débuté au XVIIe
siècle et se serait achevée au XXe siècle.
Un
temps où l’individu allait s’affirmer et devenir un citoyen ; celui du contrat
social conclu entre un État et un homme à qui est conféré un certain nombre de
droits et de devoirs – et cela selon une logique qui se voulait rationnelle,
débarrassée des superstitions moyenâgeuses et soucieuse de domestiquer une
nature sauvage, qu’il s’agisse de l’être humain ou de son environnement.
Depuis
les années 1970, des auteurs tels que Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard
ou Edgar Morin ont estimé que les temps modernes étaient terminés, constatant
qu’une nouvelle époque, qui revenait sur les fondements mêmes de la modernité,
avait débuté au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Si elle est appelée
postmodernité, c’est qu’on ne sait pas encore vraiment de quoi il s’agit, juste
que ce n’est plus la modernité, et que cela vient après. Une époque pas encore
définie, toujours pas instituée, mais qui se dévoilerait petit à petit dans une
société où les valeurs majeures ne sont plus celles qui ont fait l’homme
moderne.
Ce
passage d’une ère à l’autre, cela fait plus de trente ans que Michel Maffesoli
l’analyse en scrutant notre temps. Professeur de sociologie de renommée
internationale, il est l’auteur de vingt-huit ouvrages et a été traduit en
quinze langues. C’est aujourd’hui le principal théoricien de la postmodernité
et donc sans doute le plus à même de décrypter l’empreinte de cette nouvelle
époque qu’il s’affaire à étudier tant dans ses travaux personnels que comme
directeur du Centre d’études sur l’actuel et le quotidien (CEAQ).
Au
sein de ce laboratoire de recherche qu’il a créé avec Georges Balandier en
1982, Michel Maffesoli a dirigé 160 thèses de chercheurs du monde entier en
s’inscrivant dans la tradition de la sociologie dite de l’imaginaire. Non pas
une sociologie imaginaire ou imaginée, mais une étude de la société du point de
vue de la représentation de notre imaginaire et des images qu’il véhicule dans
ses manifestations de la vie quotidienne.
L’ensemble
des travaux menés par Michel Maffesoli et le CEAQ converge vers un homme qui
relativise la raison au gré de ses sentiments et de ses émotions. Un être qui
dépasse l’individu pour laisser place à une nature plurielle et qui oublie son
devoir citoyen pour mieux se consacrer à sa tribu. Bref, un homme postmoderne
qui délaisse l’essentiel de ce qu’était son prédécesseur. Sans le savoir car,
bien qu’elle soit vécue, cette évolution n’est pas consciente ni verbalisée.
Elle est d’ailleurs généralement niée par l’intelligentsia.
Une
élite qui n’y comprendrait rien
«
Fantasme », « défaite de la pensée », « apologie de l’irrationnel et des
émotions », « travail non scientifique », voilà le genre de qualificatifs que
des représentants de l’intelligentsia française peuvent avancer contre l’idée
même de postmodernité défendue par Maffesoli. Ce dernier apparaît pourtant
comme une figure éminente du monde intellectuel. Membre de l’Institut
universitaire de France et administrateur du CNRS, il est au cœur de
l’institution universitaire.
Mais,
comme le dit Christophe Bourseiller dans le livre d’entretien qu’il lui a
consacré, « Michel Maffesoli a secoué l’Université comme on secoue un cocotier
», en y faisant entrer des thèmes tels que la musique techno, l’homosexualité,
le libertinage ou l’astrologie. Ceci expliquerait-il cela ? Ces sujets peu
académiques représentent en tout cas notre époque et sont autant de clés pour
la décrypter.
Alors
peu importe à celui qui se définit comme penseur plus que comme sociologue si
l’intelligentsia ne le suit pas. D’autant plus que malgré ses titres et ses
fonctions, Maffesoli méprise profondément une élite instituée dont il estime
qu’elle ne comprend rien au grand bouleversement du monde contemporain, tout
particulièrement en France.
C’est
que, dans ce pays, le républicanisme, l’idéologie du contrat social, le primat
de la liberté de l’individu continuent d’être les piliers sur lesquels il
s’agirait de bâtir le social, ce vivre-ensemble pensé par Rousseau au XVIIIe
siècle et institutionnalisé dans la plupart des pays occidentaux au XIXe
siècle.
Maffesoli
est, lui, passé du social à la socialité, une notion qui irait de pair avec la
postmodernité. Elle représente une conception plus large du vivre-ensemble que
le social, prenant en considération des paramètres comme le rêve, le jeu, la
fantaisie. La socialité intègre ainsi dans l’analyse des éléments non
rationalisables qui ont cependant leurs raisons, et surtout des conséquences
sur nos vies.
Errant
entre deux ères
Sans
se soucier des querelles d’intellectuels, l’objectif de cet ouvrage est de
tenter d’appréhender celui qui devrait incarner la postmodernité, l’homme
contemporain. Nous avons demandé à une douzaine de chercheurs du CEAQ de nous
en dresser le portrait, en fonction de l’évolution que l’homme aurait vécue en
passant du stade moderne à un supposé état postmoderne.
Chacun
de ces universitaires nous a ainsi décrit un des principaux attributs de cet
être humain d’un nouveau genre : son rapport à la politique, à la famille, au
sexe, à l’argent, à la collectivité, entre autres. La tâche n’était pas aisée
puisqu’elle consiste à présenter aussi simplement que possible une analyse de
la société complexe et érudite. Difficile surtout, car si un homme qualifié de
« postmoderne » semble bien émerger, il n’est à l’évidence pas fini.
De
nombreux indices permettent de constater que, dans son rapport à l’autre, à
l’environnement, à l’instant, il est fondamentalement différent du citoyen
modèle engendré par la philosophie des Lumières. Mais il se cherche encore,
tâtonne, expérimente ici ou là de nouvelles manières de vivre. Errant entre
deux ères, il vit dans un système institué pour hier et reste doté de réflexes
conditionnés par des siècles de modernité ; tout comme nos représentants
politiques qui glorifient la République comme si elle était encore l’ultime
rempart face à une crise qui se généralise.
Et
comme tous ceux qui misent plus que jamais sur la valeur travail, qui œuvrent
inlassablement à retrouver la sacro-sainte croissance du PIB en comptant
toujours sur le progrès, alors même que c’est tout le système fondé sur ces
valeurs qui semble à l’agonie. La modernité paraît moribonde, mais on cherche à
la maintenir en vie coûte que coûte. La logique des cycles historiques nous
inviterait-elle plutôt à accompagner ou simplement à accepter l’avènement de
quelque chose d’autre ? Un quelque chose qui pourrait signifier le passage de
l’homme postmoderne du stade d’adolescent inconscient à celui de grande
personne.
Révéler
ce qui est sous nos yeux
Le dernier livre de M. Maffesoli |
Il a
été dit que la modernité était le temps des révolutions. La postmodernité
serait plutôt celui des révélations. Révélation de ce qui est, de ce que nous
sommes devenus. Michel Maffesoli parle même d’« apocalypse » au sens
étymologique du terme, qui signifie « dévoilement » ou « révélation », et non
pas « fin du monde » ou « catastrophe ultime » comme on le serine par les temps
qui courent.
Il
s’attache ainsi à révéler ce qui serait sous nos yeux, même si on ne le voit
pas, à savoir un homme postmoderne en quête de repères sensibles et
d’enracinement dynamique. Un être incarnant les paradoxes d’une époque tournant
la page d’une pensée rationnelle qui donnait dans le cloisonnement car elle
redoutait de combiner les apparents contraires.
Conjuguant
spiritualité et matérialisme, remettant au goût du jour des archaïsmes tribaux
par le biais d’outils technologiques dernier cri, l’homme que nous dépeignent
Maffesoli et les chercheurs du CEAQ n’est pour sa part pas dénué de
contradictions. Mais n’est-ce pas le cas de chacun d’entre nous ?
D’ailleurs,
on reconnaîtra sans doute ses enfants, ses amis ou ses proches dans cet homme
postmoderne si différent des canons institués mais désormais si familier. De là
à découvrir son moi postmodernisé, il n’y aura peut-être qu’un pas. Pour
s’apercevoir que l’on pensait aussi avec un homme de retard ?
Ressources
Table des Matières de L'homme Post-Moderne.
Premier Chapitre de L'Homme Post-Moderne : A chacun ses tribus, du contrat au pacte. Michel Maffesoli
Vidéo d'une conférence de Michel Maffesoli sur L'Homme Post-Moderne (44')
Un homme de retard ? Recension et critique de Philippe Granarolo
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