La seule idée de regarder ailleurs et autrement
tient de l'inconvenance depuis que l'incitation à être réaliste est en train de
devenir le mot d'ordre universel. Annie Le Brun
Nous venons de le voir dans nos précédents billets : seule l’émergence
d’une nouvelle « vision du monde » peut nous libérer des limites et
des impasses d’une approche technocratique, impuissante à envisager tant le
mouvement que la complexité qui sont, l’un et l’autre, au cœur de nos sociétés
interconnectées.
A partir de cette réflexion, la question-clé qui se pose est alors
celle-là : « Pourquoi les partis dits progressistes comme les
mouvements sociaux ou alternatifs, éprouvent-ils autant de difficultés à proposer
une "vision du monde" fondée sur un changement de paradigme dont les
prémisses ont été analysées et observées par les avant-gardes culturelles
depuis une cinquantaine d’années ? »
Une des principales réponses à cette question essentielle réside dans la légitimité conférée au « réalisme » dans une société régie par un modèle
technocratique. Ceux dont le rôle serait de proposer une vision alternative, à
la fois émancipatrice et inspiratrice, cherchent à se légitimer en s’enfermant
dans les rets d’une expertise ou d’une contre-expertise qui ne font, en fait,
que reproduire et renforcer le paradigme dominant.
S’écarter de ce réalisme idéologique c’est être accusé d’utopie, péché
mortel pour une mentalité technocratique qui tend à réduire la réalité
multidimensionnelle à une seule dimension : celle qui peut être
observable, quantifiable et mesurable. Ce réalisme technocratique est le fruit
d’un véritable terrorisme intellectuel qui, pour imposer sa vision utilitariste,
réductionniste et désenchantée, nie aussi bien les ressources cognitives de la
subjectivité que celles des dynamiques intersubjectives.
Déconstruire ce pseudo-réalisme est donc une nécessité impérieuse pour
toute véritable alternative politique et sociale qui devrait se revendiquer,
elle, d’un réalisme intégral prenant en compte l’être humain dans sa totalité -
subjective et objective, individuelle et collective - comme elle prend en
compte son milieu dans sa totalité à la fois diachronique (évolutive) et
synchronique (systémique).
Un profond
déséquilibre
Dans notre dernier billet, Hervé
Kempf évoquait le paradoxe contemporain qui définit fort bien la crise
évolutive dans laquelle nous nous trouvons : « Jamais nous n’avons connu aussi bien les
maux qui nous accablent. Mais jamais nous n’avons été aussi impuissants à adopter
les remèdes qui les soulageraient». Ces maux sont autant de symptômes d’un profond déséquilibre entre science et
conscience, c'est à dire entre raison et intuition. Déséquilibre entre, d’une part, le pouvoir que nous confère le
"progrès" économique et technologique issu de la science et, de l’autre,
l’impuissance de notre conscience collective à élaborer un cadre d'interprétation et de référence
- culturelle, éthique et spirituelle - susceptible de mettre ce "progrès"
économique et technologique au service
du développement humain.
En outre, issus d’une mentalité
technocratique fondée sur la rationalité instrumentale et le déni de la
subjectivité, nos représentations culturelles sont totalement inadaptées au
contexte des sociétés complexes et interconnectées qui nécessitent le
développement d’une « intelligence connective » à la fois sensible et
rationnelle, intuitive et collective.
Les remèdes qui pourraient
soulager les maux qui nous accablent ne doivent donc pas seulement viser à une
éradication superficielle des symptômes mais à guérir de ce profond
déséquilibre à travers un saut évolutif qui réhabilite ces ressources
essentielles que sont la participation sensible de la subjectivité à son
milieu, la vision globale de l’intuition et l’intelligence collective qui naît
de la synergie entre les consciences.
Technocratisation versus
démocratisation
Exprimé et partagé par nombre
de penseurs visionnaires, ce diagnostic permet de mieux comprendre le problème
qui se pose à l’heure actuelle dans nos sociétés : faute d’inspiration, de
profondeur et de cou…rage, les partis progressistes comme les mouvements
sociaux, sont incapables de proposer une vision réellement transformatrice qui
donne sens, forme et cohérence au puissant courant de rénovation porté par les
jeunes générations aux quatre coins de la planète.
Hypnotisées et paralysées par une rivalité mimétique avec l’idéologie dominante, les forces progressistes n’osent pas sortir du cadre imposé par l’oligarchie et son pouvoir technocratique. Pire : parce qu’elles contestent l’idéologie dominante en utilisant sa logique interne, elles ne font que la renforcer.
Hypnotisées et paralysées par une rivalité mimétique avec l’idéologie dominante, les forces progressistes n’osent pas sortir du cadre imposé par l’oligarchie et son pouvoir technocratique. Pire : parce qu’elles contestent l’idéologie dominante en utilisant sa logique interne, elles ne font que la renforcer.
Auteur de La gauche est-elle en voie de mort cérébrale,
le sociologue Philippe Corcuff analyse le mouvement de technocratisation qui a
conduit les partis progressistes à cette impasse intellectuelle, éthique et
politique : «
Les énarques ont pris de plus en plus de poids dans la définition de ce qu’est
la politique. Ils occupent à la fois les postes de hauts fonctionnaires, les
principaux postes politiques, et aussi une part du pouvoir économique. Là s’est
forgée une vision très particulière,
très fragmentée. On découpe
ainsi dans la réalité des cases dites “techniques” :
“l’immigration”, “l’emploi”, “le déficit budgétaire”, “la délinquance”... On segmente les problèmes sans établir de
rapports entre eux. On examine
des petits bouts de tuyauterie de machineries sociales dont on ignore la
globalité…
Les
think tanks sont restés dans
un domaine limité de l’intellectualité : celui segmenté de l’expertise et de la logique programmatique. Ils
ont élaboré des “réponses aux problèmes” de l’école, de l’immigration, du
déficit budgétaire... sans jamais se demander pourquoi l’immigration ou le
déficit budgétaire sont considérés justement comme des “problèmes”, ni
réfléchir au cadre social global dans lequel cela se situe. Cela n’a
guère permis à la gauche de réélaborer ce que je nomme les “logiciels” de la
critique sociale et de l’émancipation, c’est-à-dire les façons de formuler les problèmes avant même de
réfléchir aux réponses ». (Entretien avec Philippe Corcuff. Rue 89)
L'oligarchie voit dans la technocratie, un agent et un gardien de l'idéologie dominante qui légitime de manière intellectuelle et symbolique la confiscation du pouvoir au profit d'une caste qui tient d'une main de fer les leviers économiques et financiers. Profondément anti-démocratique, ce mouvement de technocratisation explique non seulement la
pauvreté d’une critique sociale, phagocytée et neutralisée par une logique
dominante qu’elle aurait pour rôle de subvertir et de dépasser, mais aussi le rejet profond de la représentation
politique par la population. Une enquête d’opinion publiée mardi 15 janvier par le Centre
de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), montre, selon le titre de
l’article du Monde qui en fait état, combien La défiance des Français envers la politique atteint un niveau record.
Face à une
approche technocratique, abstraite et désincarnée, dont elle ressent toute l’impuissance, l'injustice
et la désuétude, la population privilégie de nouvelles formes de proximité et
de relation. Selon le géographe Christophe Guilluy dont les analyses ont été remarquées lors de la dernière campagne présidentielle : "Exclues, les nouvelles classes populaires s'organisent en "contre-société" (Le Monde. 19/02/13) Pour
Pascal Perrineau, directeur du Cevipof « cette opposition grandissante entre la confiance qu'inspire ce qui est
proche et la méfiance que suscite ce qui paraît lointain est une clé de
compréhension majeure de la société française ».
Une absence de
vision transformatrice
Malheureusement, ce
qui vaut pour les partis institutionnels vaut, hélas, pour les mouvements
sociaux et alternatifs. Faute de
s’inscrire avec détermination et créativité dans une autre logique, à la fois
évolutive et qualitative, inspirée par le paradigme émergent, les mouvements sociaux et
alternatifs renforcent la pensée dominante en utilisant pour la contester les
mêmes grilles d’interprétation et les mêmes critères d’évaluation.
D’où « le vide effrayant de la pensée politique »
selon Edgar Morin qui souligne l’urgence d’« une profonde réforme de la vision des choses, c'est-à-dire de la
structure de pensée ». D’après lui, « la réforme de la connaissance et de la pensée est un préliminaire,
nécessaire et non suffisant, à toute régénération et rénovation politiques, à
toute nouvelle voie pour affronter les problèmes vitaux et mortels de notre
époque »
Ce vide de la pensée
politique explique, selon Morin, l’échec de certains mouvements sociaux
: « Nous avons vu, notamment dans
les pays du "printemps arabe", mais aussi en Espagne et aux Etats
Unis, une jeunesse animée par les plus justes aspirations à la dignité, à la
liberté, à la fraternité, disposant d'une énergie sociologique perdue par les
aînés domestiqués ou résignés, nous avons vu que cette énergie disposant d'une
intelligente stratégie pacifique était capable d’abattre deux dictatures. Mais
nous avons vu aussi cette jeunesse se diviser, l'incapacité des partis à
vocation sociale de formuler une ligne, une voie, un dessein, et nous avons vu
partout de nouvelles régressions à l'intérieur même des conquêtes démocratiques
».
Des propos qui font
écho à ceux tenus par Dominique Méda dans l’article d’Hervé Kempf proposé dans
notre dernier billet : « Un point fondamental est que les
mouvements sociaux et écologistes ne parviennent pas en Europe à proposer une
alternative commune et claire, ni le chemin pour y parvenir».
Translation
et transformation
Nous
avions analysé ici ce processus pervers d’une contestation (du latin con-testare : témoigner
ensemble) qui, en s’inscrivant dans le paradigme dominant et en épousant
les références de l’adversaire à combattre, transforme toute alternative en récupération.
Cette analyse reprend les concepts de Ken Wilber qui distingue deux expressions
de la dynamique évolutive : les translations horizontales et les
transformations verticales. Les translations horizontales sont des
changements opérant dans un niveau évolutif donné alors que les transformations
verticales
génèrent un changement qualitatif avec l’accès à un stade plus évolué
c'est-à-dire plus complexe et intégré.
Dans la translation
horizontale, le champ de référence reste fondamentalement identique. La translation
est un processus
de reconfiguration qui, dans un stade évolutif donné, permet
d’adapter une organisation aux changements du contexte global dont il fait
partie. Dans la transformation verticale, par contre, le champ de référence se
métamorphose en évoluant vers un niveau supérieur d’organisation. Cette
transformation verticale correspond à une nécessité évolutive illustrée par la
célèbre citation d’Einstein : «Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience
qui l'a engendré. »
C’est ce phénomène
de transformation verticale qui est ainsi évoqué par Lincoln durant la seconde réunion annuelle du congrès américain en 1873 :
« Les dogmes du passé serein
sont inadéquats pour le présent tempétueux. Les circonstances voient les difficultés s’accumuler et nous devons nous
élever avec les circonstances. Comme notre cas est nouveau, nous devons
penser et agir de manière nouvelle. » A partir de cette réflexion, on conçoit
aisément que la seule alternative possible réside dans un véritable changement
de paradigme c'est-à-dire une évolution culturelle – épistémologique, éthique et
cognitive - vers une perspective
plus globale et intégrée qui modifie progressivement nos modes de pensée, de perception
et d’organisation.
Le réalisme technocratique
Annie Le Brun |
Annie Le Brun a
parfaitement analysé l’idéologie du réalisme technocratique qui fait obstacle à
toute véritable trans-formation qualitative : « Voilà longtemps que rien n'est
venu véritablement s'opposer à l'ordre des choses, depuis que ceux qui
prétendent mener une critique sociale ne se rendent pas compte de
l'anachronisme de leurs armes, continuant à confondre rationalité et radicalité
tout en cherchant leur sérieux à se démarquer du domaine sensible. Et cela jusqu'à ne pas voir que l'intériorisation grandissante de la
technique favorise chaque jour un peu plus ce mode d'asservissement tranquille,
que dans les dernières décennies une certaine modernité intellectuelle aura
cautionné sinon provoqué par sa haine de l'utopie… Et la seule idée de regarder ailleurs et autrement tient de
l'inconvenance, depuis que l'incitation à être réaliste est en train de devenir
le mot d'ordre universel. » (Victor Hugo maintenant !
Annie Le Brun. Le Monde. 10.03.12)
En
associant intériorisation de la technique, servitude volontaire, haine de
l’utopie et réalisme idéologique, Annie Le Brun pose le bon diagnostic. Ce
faisant, elle déconstruit l’emprise qu’exerce le modèle technocratique sur
notre manière de considérer le monde et l’être humain. Le
« réalisme » dominant est ce qui reste de la réalité quand on lui a
enlevé sa complexité multidimensionnelle et ses qualités sensibles pour le
réduire à une dimension utilitaire, à la fois objective et mesurable. Un
squelette sans chair qui réduit chacun à la condition de fantôme, hanté par sa
propre vie.
Comme
le fût le dogme catholique durant l’ancien régime, ce réalisme technocratique s’est
peu à peu institutionnalisé pour devenir une référence canonique à laquelle on
n’a pas le droit de se soustraire sous peine de délégitimation insitutionnelle, d’ostracisme, voire parfois de mort sociale. La souveraineté du Chiffre, représentant de la
raison instrumentale, a simplement éclipsé celle du Roi, représentant de Dieu
sur terre.
En
castrant l’individu d’une sensibilité et d’une intuition qui lui permettent de
participer intimement à la dynamique créatrice de l’évolution, la posture
abstraite et objective de la pensée technocratique réfute, au nom de ce
« pseudo-réalisme », toute vision globale et novatrice qui
permettrait de s’en émanciper. C’est ainsi que le piège se referme sur toute
approche alternative qui, pour se légitimer, s’enferre et s’enferme dans une
logique dominante qu’elle renforce tout en la contestant.
Un réalisme intégral
Il est évident
qu’une pensée alternative doit être capable de déconstruire l’illusion
abstraite de ce pseudo-réalisme. Elle doit se revendiquer d’un réalisme
authentique, concret et global, qui prend en compte l’homme dans toutes ses
dimensions, subjectives et objectives, individuelles et collectives : un
réalisme intégral. Elle doit oser la rupture avec le paradigme dominant pour
proposer un autre référentiel qui considère l’être humain comme membre participant d'une
totalité dynamique.
Le premier devoir
d’une pensée alternative est donc de se libérer du piège intellectuel qui
consiste à identifier radicalité et rationalité tout en réduisant la
rationalité à une seule de ses fonctions - la rationalité instrumentale - à
l’œuvre dans la pensée technocratique. La véritable radicalité - celle qui va à
la racine des phénomènes – se trouve dans une profondeur intuitive et
spirituelle qui voit le monde phénoménal comme une manifestation transitoire et
signifiante de la dynamique évolutive de la vie/esprit.
Le second devoir
d’une pensée alternative est de se fonder sur une rationalité ouverte, nourrie
et informée aussi bien par les ressources subjectives de l’imaginaire, de
l’intuition et de la sensibilité que par celles d’une intersubjectivité qui s’exprime
à travers l’intelligence et l’imaginaire collectifs. Cette rationalité ouverte oppose
sa puissance créatrice au pouvoir morbide et réducteur du rationalisme technocratique
et de son pseudo-réalisme.
Le troisième devoir
d’une pensée alternative est de déconstruire l’anthropologie utilitariste qui
identifie l’être humain à une entité abstraite, statique et désaffiliée, fondée
sur un égoïsme rationnel, pour affirmer une anthropologie évolutionnaire fondée
sur le développement de l’être humain à travers des stades évolutifs de plus en
plus complexes et intégrés.
L’utopie : une
méthode
Il faut en finir avec ce temps où
l’on considérait la politique comme la recherche de solutions techniques à une
mécanique socio-économique. Une pensée alternative considère la politique comme
la création collective d’une vision partagée qui permet de faire société autour
d’un idéal, d’un imaginaire et d’un projet commun. Le quatrième devoir d’une
pensée alternative est donc de proposer une vision globale et inspirée, capable
d’exprimer la dynamique de l’évolution à travers des formes de pensée, de
perception et d’organisation adaptées au contexte présent de nos sociétés
interconnectées.
Une pensée
alternative ne considère pas l’utopie comme un péché mortel mais comme une
ressource vitale. Connectée à la dynamique évolutive de la vie-esprit, l’utopie
est l’expression créatrice d’un imaginaire qui inspire la réflexion, la féconde
et la nourrit. Elle devient ainsi une méthode à travers laquelle l’intersubjectivité
en évolution est créatrice d’une nouvelle « vision du monde ».
Ce n’est
d’ailleurs pas pour rien qu’à chaque stade évolutif, l’émergence d’une nouvelle
« vision du monde » est toujours portée par une utopie, telle qu’elle
est définie aujourd’hui dans Le plan des Colibris : « L'utopie n'est pas la chimère mais le « non lieu » de tous
les possibles. Face aux limites et aux impasses de notre modèle d'existence,
elle est une pulsion de vie, capable de rendre possible ce que nous considérons
comme impossible. C'est dans les utopies d'aujourd'hui que sont les solutions
de demain. La première utopie est à incarner en nous-mêmes car la mutation
sociale ne se fera pas sans le changement des humains. »
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