vendredi 22 février 2013

Entre l'Ancien et le Nouveau Monde (2) Déconstruire le Pseudo-Réalisme


La seule idée de regarder ailleurs et autrement tient de l'inconvenance depuis que l'incitation à être réaliste est en train de devenir le mot d'ordre universel. Annie Le Brun


Nous venons de le voir dans nos précédents billets : seule l’émergence d’une nouvelle « vision du monde » peut nous libérer des limites et des impasses d’une approche technocratique, impuissante à envisager tant le mouvement que la complexité qui sont, l’un et l’autre, au cœur de nos sociétés interconnectées.

A partir de cette réflexion, la question-clé qui se pose est alors celle-là : « Pourquoi les partis dits progressistes comme les mouvements sociaux ou alternatifs, éprouvent-ils autant de difficultés à proposer une "vision du monde" fondée sur un changement de paradigme dont les prémisses ont été analysées et observées par les avant-gardes culturelles depuis une cinquantaine d’années ? »

Une des principales réponses à cette question essentielle  réside dans la légitimité conférée au « réalisme » dans une société régie par un modèle technocratique. Ceux dont le rôle serait de proposer une vision alternative, à la fois émancipatrice et inspiratrice, cherchent à se légitimer en s’enfermant dans les rets d’une expertise ou d’une contre-expertise qui ne font, en fait, que reproduire et renforcer le paradigme dominant.

S’écarter de ce réalisme idéologique c’est être accusé d’utopie, péché mortel pour une mentalité technocratique qui tend à réduire la réalité multidimensionnelle à une seule dimension : celle qui peut être observable, quantifiable et mesurable. Ce réalisme technocratique est le fruit d’un véritable terrorisme intellectuel qui, pour imposer sa vision utilitariste, réductionniste et désenchantée, nie aussi bien les ressources cognitives de la subjectivité que celles des dynamiques intersubjectives.

Déconstruire ce pseudo-réalisme est donc une nécessité impérieuse pour toute véritable alternative politique et sociale qui devrait se revendiquer, elle, d’un réalisme intégral prenant en compte l’être humain dans sa totalité - subjective et objective, individuelle et collective - comme elle prend en compte son milieu dans sa totalité à la fois diachronique (évolutive) et synchronique (systémique).

Un profond déséquilibre

Dans notre dernier billet, Hervé Kempf évoquait le paradoxe contemporain qui définit fort bien la crise évolutive dans laquelle nous nous trouvons : «  Jamais nous n’avons connu aussi bien les maux qui nous accablent. Mais jamais nous n’avons été aussi impuissants à adopter les remèdes qui les soulageraient». Ces maux sont autant de symptômes d’un profond déséquilibre entre science et conscience, c'est à dire entre raison et intuition. Déséquilibre entre, d’une part, le pouvoir que nous confère le "progrès" économique et technologique issu de la science et, de l’autre, l’impuissance de notre conscience collective à élaborer un cadre d'interprétation et de référence - culturelle, éthique et spirituelle - susceptible de mettre ce "progrès" économique et technologique au service du développement humain.

En outre, issus d’une mentalité technocratique fondée sur la rationalité instrumentale et le déni de la subjectivité, nos représentations culturelles sont totalement inadaptées au contexte des sociétés complexes et interconnectées qui nécessitent le développement d’une « intelligence connective » à la fois sensible et rationnelle, intuitive et collective.

Les remèdes qui pourraient soulager les maux qui nous accablent ne doivent donc pas seulement viser à une éradication superficielle des symptômes mais à guérir de ce profond déséquilibre à travers un saut évolutif qui réhabilite ces ressources essentielles que sont la participation sensible de la subjectivité à son milieu, la vision globale de l’intuition et l’intelligence collective qui naît de la synergie entre les consciences.

Technocratisation versus démocratisation

Exprimé et partagé par nombre de penseurs visionnaires, ce diagnostic permet de mieux comprendre le problème qui se pose à l’heure actuelle dans nos sociétés : faute d’inspiration, de profondeur et de cou…rage, les partis progressistes comme les mouvements sociaux, sont incapables de proposer une vision réellement transformatrice qui donne sens, forme et cohérence au puissant courant de rénovation porté par les jeunes générations aux quatre coins de la planète.

Hypnotisées et paralysées par une rivalité mimétique avec l’idéologie dominante, les forces progressistes n’osent pas sortir du cadre imposé par l’oligarchie et son pouvoir technocratique. Pire : parce qu’elles contestent l’idéologie dominante en utilisant sa logique interne, elles ne font que la renforcer.

Auteur de La gauche est-elle en voie de mort cérébrale, le sociologue Philippe Corcuff analyse le mouvement de technocratisation qui a conduit les partis progressistes à cette impasse intellectuelle, éthique et politique : «  Les énarques ont pris de plus en plus de poids dans la définition de ce qu’est la politique. Ils occupent à la fois les postes de hauts fonctionnaires, les principaux postes politiques, et aussi une part du pouvoir économique. Là s’est forgée une vision très particulière, très fragmentée. On découpe ainsi dans la réalité des cases dites “techniques” : “l’immigration”, “l’emploi”, “le déficit budgétaire”, “la délinquance”... On segmente les problèmes sans établir de rapports entre eux. On examine des petits bouts de tuyauterie de machineries sociales dont on ignore la globalité

Les think tanks sont restés dans un domaine limité de l’intellectualité : celui segmenté de l’expertise et de la logique programmatique. Ils ont élaboré des “réponses aux problèmes” de l’école, de l’immigration, du déficit budgétaire... sans jamais se demander pourquoi l’immigration ou le déficit budgétaire sont considérés justement comme des “problèmes”, ni réfléchir au cadre social global dans lequel cela se situe. Cela n’a guère permis à la gauche de réélaborer ce que je nomme les “logiciels” de la critique sociale et de l’émancipation, c’est-à-dire les façons de formuler les problèmes avant même de réfléchir aux réponses ». (Entretien avec Philippe Corcuff. Rue 89)

L'oligarchie voit dans la technocratie, un agent et un gardien de l'idéologie dominante qui légitime de manière intellectuelle et symbolique la confiscation du pouvoir au profit d'une caste qui tient d'une main de fer les leviers économiques et financiers. Profondément anti-démocratique, ce mouvement de technocratisation explique non seulement la pauvreté d’une critique sociale, phagocytée et neutralisée par une logique dominante qu’elle aurait pour rôle de subvertir et de dépasser, mais aussi le rejet profond de la représentation politique par la population. Une enquête d’opinion publiée mardi 15 janvier par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), montre, selon le titre de l’article du Monde qui en fait état, combien La défiance des Français envers la politique atteint un niveau record.

Face à une approche technocratique, abstraite et désincarnée, dont elle ressent toute l’impuissance, l'injustice et la désuétude, la population privilégie de nouvelles formes de proximité et de relation. Selon le géographe Christophe Guilluy dont les analyses ont été remarquées lors de la dernière campagne présidentielle : "Exclues, les nouvelles classes populaires s'organisent en "contre-société" (Le Monde. 19/02/13) Pour Pascal Perrineau, directeur du Cevipof « cette opposition grandissante entre la confiance qu'inspire ce qui est proche et la méfiance que suscite ce qui paraît lointain est une clé de compréhension majeure de la société française ».

Une absence de vision transformatrice


Malheureusement, ce qui vaut pour les partis institutionnels vaut, hélas, pour les mouvements sociaux et alternatifs. Faute de s’inscrire avec détermination et créativité dans une autre logique, à la fois évolutive et qualitative, inspirée par le paradigme émergent, les mouvements sociaux et alternatifs renforcent la pensée dominante en utilisant pour la contester les mêmes grilles d’interprétation et les mêmes critères d’évaluation.

D’où « le vide effrayant de la pensée politique » selon Edgar Morin qui souligne l’urgence d’« une profonde réforme de la vision des choses, c'est-à-dire de la structure de pensée ». D’après lui, « la réforme de la connaissance et de la pensée est un préliminaire, nécessaire et non suffisant, à toute régénération et rénovation politiques, à toute nouvelle voie pour affronter les problèmes vitaux et mortels de notre époque »

Ce vide de la pensée politique explique, selon Morin, l’échec de certains mouvements sociaux : « Nous avons vu, notamment dans les pays du "printemps arabe", mais aussi en Espagne et aux Etats Unis, une jeunesse animée par les plus justes aspirations à la dignité, à la liberté, à la fraternité, disposant d'une énergie sociologique perdue par les aînés domestiqués ou résignés, nous avons vu que cette énergie disposant d'une intelligente stratégie pacifique était capable d’abattre deux dictatures. Mais nous avons vu aussi cette jeunesse se diviser, l'incapacité des partis à vocation sociale de formuler une ligne, une voie, un dessein, et nous avons vu partout de nouvelles régressions à l'intérieur même des conquêtes démocratiques ».

Des propos qui font écho à ceux tenus par Dominique Méda dans l’article d’Hervé Kempf proposé dans notre dernier billet : « Un point fondamental est que les mouvements sociaux et écologistes ne parviennent pas en Europe à proposer une alternative commune et claire, ni le chemin pour y parvenir».

Translation et transformation

Nous avions analysé ici ce processus pervers d’une contestation (du latin con-testare : témoigner ensemble) qui, en s’inscrivant dans le paradigme dominant et en épousant les références de l’adversaire à combattre, transforme toute alternative en récupération. Cette analyse reprend les concepts de Ken Wilber qui distingue deux expressions de la dynamique évolutive : les translations horizontales et les transformations verticales. Les translations horizontales sont des changements opérant dans un niveau évolutif donné alors que les transformations verticales génèrent un changement qualitatif avec l’accès à un stade plus évolué c'est-à-dire plus complexe et intégré.

Dans la translation horizontale, le champ de référence reste fondamentalement identique. La translation est un processus de reconfiguration qui, dans un stade évolutif donné, permet d’adapter une organisation aux changements du contexte global dont il fait partie. Dans la transformation verticale, par contre, le champ de référence se métamorphose en évoluant vers un niveau supérieur d’organisation. Cette transformation verticale correspond à une nécessité évolutive illustrée par la célèbre citation d’Einstein : «Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l'a engendré. »

C’est ce phénomène de transformation verticale qui est ainsi évoqué par Lincoln durant la seconde réunion annuelle du congrès américain en 1873 : « Les dogmes du passé serein sont inadéquats pour le présent tempétueux. Les circonstances voient les difficultés s’accumuler et nous devons nous élever avec les circonstances. Comme notre cas est nouveau, nous devons penser et agir de manière nouvelle. »  A partir de cette réflexion, on conçoit aisément que la seule alternative possible réside dans un véritable changement de paradigme c'est-à-dire une évolution culturelle – épistémologique, éthique et cognitive - vers une perspective plus globale et intégrée qui modifie progressivement nos modes de pensée, de perception et d’organisation.

Le réalisme technocratique

Annie Le Brun
Annie Le Brun a parfaitement analysé l’idéologie du réalisme technocratique qui fait obstacle à toute véritable trans-formation qualitative : « Voilà longtemps que rien n'est venu véritablement s'opposer à l'ordre des choses, depuis que ceux qui prétendent mener une critique sociale ne se rendent pas compte de l'anachronisme de leurs armes, continuant à confondre rationalité et radicalité tout en cherchant leur sérieux à se démarquer du domaine sensible. Et cela jusqu'à ne pas voir que l'intériorisation grandissante de la technique favorise chaque jour un peu plus ce mode d'asservissement tranquille, que dans les dernières décennies une certaine modernité intellectuelle aura cautionné sinon provoqué par sa haine de l'utopie… Et la seule idée de regarder ailleurs et autrement tient de l'inconvenance, depuis que l'incitation à être réaliste est en train de devenir le mot d'ordre universel. » (Victor Hugo maintenant ! Annie Le Brun. Le Monde. 10.03.12)

En associant intériorisation de la technique, servitude volontaire, haine de l’utopie et réalisme idéologique, Annie Le Brun pose le bon diagnostic. Ce faisant, elle déconstruit l’emprise qu’exerce le modèle technocratique sur notre manière de considérer le monde et l’être humain. Le « réalisme » dominant est ce qui reste de la réalité quand on lui a enlevé sa complexité multidimensionnelle et ses qualités sensibles pour le réduire à une dimension utilitaire, à la fois objective et mesurable. Un squelette sans chair qui réduit chacun à la condition de fantôme, hanté par sa propre vie.

Comme le fût le dogme catholique durant l’ancien régime, ce réalisme technocratique s’est peu à peu institutionnalisé pour devenir une référence canonique à laquelle on n’a pas le droit de se soustraire sous peine de délégitimation insitutionnelle, d’ostracisme, voire parfois de mort sociale. La souveraineté du Chiffre, représentant de la raison instrumentale, a simplement éclipsé celle du Roi, représentant de Dieu sur terre. 

En castrant l’individu d’une sensibilité et d’une intuition qui lui permettent de participer intimement à la dynamique créatrice de l’évolution, la posture abstraite et objective de la pensée technocratique réfute, au nom de ce « pseudo-réalisme », toute vision globale et novatrice qui permettrait de s’en émanciper. C’est ainsi que le piège se referme sur toute approche alternative qui, pour se légitimer, s’enferre et s’enferme dans une logique dominante qu’elle renforce tout en la contestant.

Un réalisme intégral

Il est évident qu’une pensée alternative doit être capable de déconstruire l’illusion abstraite de ce pseudo-réalisme. Elle doit se revendiquer d’un réalisme authentique, concret et global, qui prend en compte l’homme dans toutes ses dimensions, subjectives et objectives, individuelles et collectives : un réalisme intégral. Elle doit oser la rupture avec le paradigme dominant pour proposer un autre référentiel qui considère l’être humain comme membre participant d'une totalité dynamique.

Le premier devoir d’une pensée alternative est donc de se libérer du piège intellectuel qui consiste à identifier radicalité et rationalité tout en réduisant la rationalité à une seule de ses fonctions - la rationalité instrumentale - à l’œuvre dans la pensée technocratique. La véritable radicalité - celle qui va à la racine des phénomènes – se trouve dans une profondeur intuitive et spirituelle qui voit le monde phénoménal comme une manifestation transitoire et signifiante de la dynamique évolutive de la vie/esprit.

Le second devoir d’une pensée alternative est de se fonder sur une rationalité ouverte, nourrie et informée aussi bien par les ressources subjectives de l’imaginaire, de l’intuition et de la sensibilité que par celles d’une intersubjectivité qui s’exprime à travers l’intelligence et l’imaginaire collectifs. Cette rationalité ouverte oppose sa puissance créatrice au pouvoir morbide et réducteur du rationalisme technocratique et de son pseudo-réalisme.

Le troisième devoir d’une pensée alternative est de déconstruire l’anthropologie utilitariste qui identifie l’être humain à une entité abstraite, statique et désaffiliée, fondée sur un égoïsme rationnel, pour affirmer une anthropologie évolutionnaire fondée sur le développement de l’être humain à travers des stades évolutifs de plus en plus complexes et intégrés.

L’utopie : une méthode


Il faut en finir avec ce temps où l’on considérait la politique comme la recherche de solutions techniques à une mécanique socio-économique. Une pensée alternative considère la politique comme la création collective d’une vision partagée qui permet de faire société autour d’un idéal, d’un imaginaire et d’un projet commun. Le quatrième devoir d’une pensée alternative est donc de proposer une vision globale et inspirée, capable d’exprimer la dynamique de l’évolution à travers des formes de pensée, de perception et d’organisation adaptées au contexte présent de nos sociétés interconnectées.

Une pensée alternative ne considère pas l’utopie comme un péché mortel mais comme une ressource vitale. Connectée à la dynamique évolutive de la vie-esprit, l’utopie est l’expression créatrice d’un imaginaire qui inspire la réflexion, la féconde et la nourrit. Elle devient ainsi une méthode à travers laquelle l’intersubjectivité en évolution est créatrice d’une nouvelle « vision du monde ».

Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’à chaque stade évolutif, l’émergence d’une nouvelle « vision du monde » est toujours portée par une utopie, telle qu’elle est définie aujourd’hui dans Le plan des Colibris : «  L'utopie n'est pas la chimère mais le « non lieu » de tous les possibles. Face aux limites et aux impasses de notre modèle d'existence, elle est une pulsion de vie, capable de rendre possible ce que nous considérons comme impossible. C'est dans les utopies d'aujourd'hui que sont les solutions de demain. La première utopie est à incarner en nous-mêmes car la mutation sociale ne se fera pas sans le changement des humains. »

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