Les circonstances voient les difficultés
s’accumuler et nous devons nous élever avec les circonstances. Abraham
Lincoln
Dans Le choc des civilisations, Samuel Huttington décrivait un monde qui,
après la chute du mur de Berlin, n’était plus fondé sur de simples clivages
idéologiques et politiques mais sur des oppositions liées à une différence de représentations
culturelles et religieuses.
Aujourd’hui, se joue un autre choc de civilisation :
celui qui oppose d’une part les tenants de l’ancien paradigme technocratique,
enfermés dans une logique abstraite et linéaire qui vise notamment à dominer la nature en exploitant
ses ressources, et de l’autre, ceux qui vivent dans l’ère nouvelle d’un monde
interconnecté, fondée sur le flux continu et partagé de l’information.
Pour
mieux comprendre ce choc de civilisation, nous donnons la parole à trois auteurs québécois qui, dans des articles importants, ont analysé le mouvement du « Printemps érable » - la grève historique des étudiants québécois en Février 2012 –
comme un modèle des désordres chaotiques que l’humanité va devoir affronter à l’occasion
du changement de paradigme.
Comme l’écrit l’un d’eux, Christian Lamontagne : « Nous assistons, ici, aux premiers signes annonciateurs de changements sociaux et politiques majeurs : le passage d’une société fondée sur une logique réductionniste (matérialiste, productiviste, individualiste, fonctionnant en silo) à une logique inclusive et intégrale, avec une compréhension profonde des liens faisant de la société un tout cohérent… En fait, nous assistons à la démonstration des impasses générées par un mode de pensée dichotomique et réducteur, héritage du rationalisme hérité du siècle des Lumières, et à l’émergence d’un mode de pensée multi perspectiviste intégral (la subjectivité et l’objectivité, l’individu et la société sont des dimensions inséparables de la réalité une) ».
Comme l’écrit l’un d’eux, Christian Lamontagne : « Nous assistons, ici, aux premiers signes annonciateurs de changements sociaux et politiques majeurs : le passage d’une société fondée sur une logique réductionniste (matérialiste, productiviste, individualiste, fonctionnant en silo) à une logique inclusive et intégrale, avec une compréhension profonde des liens faisant de la société un tout cohérent… En fait, nous assistons à la démonstration des impasses générées par un mode de pensée dichotomique et réducteur, héritage du rationalisme hérité du siècle des Lumières, et à l’émergence d’un mode de pensée multi perspectiviste intégral (la subjectivité et l’objectivité, l’individu et la société sont des dimensions inséparables de la réalité une) ».
Non
seulement l’approche intégrale propose une nouvelle « vision du monde »
plus complexe et plus inclusive, fondée sur une « intelligence connective » à la fois rationnelle et sensible, intuitive et collective, adaptée aux sociétés de l’information, mais elle offre des outils pour interpréter
les crises que nous vivons avec un regard neuf qui permet d’en saisir le sens
profond : celui d’un saut évolutif.
Des mouvements protestataires
Dans un récent article du Point, François Siegel observait le décalage
grandissant entre ceux qui raisonnent avec le logiciel du XXIe
siècle et ceux qui s’identifient toujours aux anciens modes de pensée. En évoquant ces derniers, il écrivait
ceci : « Ne voient-ils pas que le monde d'après est
en train de se cristalliser sans eux ? Bottom-up du bas vers le haut, du
pyramidal au local. Anonymous, Occupy Wall Street, combien sont-ils à ne plus
se reconnaître dans le système, dans ces partis politiques desséchés ? »
Des couches de plus en plus larges de la
population, notamment parmi les jeunes générations, perçoivent la mentalité
technocratique et l’organisation pyramidale comme totalement inadaptées à l’écosystème
des sociétés avancées. Le choc à la fois culturel
et générationnel entre ces deux mondes est à l’origine, ces dernières années,
de nombreux mouvements protestataires qui remettent en question les anciennes références sans toujours bien
savoir comment les remplacer : le Printemps Arabe, les Indigné espagnols, Occupy
Wall Street les Anonymous ou le « Printemps Erable » au Canada.
Aujourd’hui en Italie, le Mouvement Cinq
Etoiles fondé par Beppe Grillo est à l’origine d’une véritable « insurrection
civique » qui en a fait le premier parti du pays, tentant de traduire dans
le champ institutionnel les valeurs et l’imaginaire, les formes de pensée, de
sensibilité et d’organisation inspirées par le nouveau paradigme.
Interpréter l’origine et le développement de
ces mouvements protestataires - spontanés, passionnés, enthousiastes - comme les conséquences d’un changement de
paradigme, c’est leur donner les outils, les références et la distance
réflexive qui leur permet de comprendre la dynamique évolutive et novatrice qui
les anime ainsi que le choc culturel dont ils sont les protagonistes.
Du pyramidal à
« l’holomidal »
L’évolution des mentalités individuelles et collectives est synchrone avec l’émergence de nouvelles formes sociales fondées sur ce que Jean-François Noubel nomme l’intelligence collective holomidale (globale) pour la différencier de l’intelligence collective pyramidale propre à l’ancien paradigme. Spécialiste incontournable de l’intelligence collective et des « monnaies libres », Jean-François Noubel analyse l’émergence de ces nouvelles formes sociales correspondant à l’ère de l’information :
« L’arrivée
d’Internet, des médias sociaux et des technologies de la collaboration (socialware
et communityware) catalysent des formes sociales jamais observées
auparavant dans la société humaine. Bien que cette transition n’en soit qu’à
ses débuts, il est déjà parfaitement notable que les structures distribuées et
décentralisées, fondées sur la pluralité ainsi que des modes
d’auto-organisation très précis, reliées par des médias sociaux en ligne, sont
beaucoup plus résilientes, apprenantes et adaptatives que tout ce qui a existé
auparavant.
Ces
nouvelles structures distribuées sont construites sur ce qu’on appelle
l’intelligence collective holomidale (ou globale). Elles représentent une
évolution de notre espèce par rapport à l’intelligence collective originelle
(petit groupe, village, tribu, équipe…) et l’intelligence collective pyramidale
(moyennes et grandes organisations — gouvernements, administrations, armées,
entreprises, institutions, universités, ordres religieux, etc…)
L’intelligence
collective holomidale est la signature du prochain tissu social où les
collectifs sont capables de synchroniser des actions complexes et d’engager des
projets complexes sans retomber dans les limitations de l’intelligence
collective pyramidale et ses chaînes de commandement descendantes ». (Qu'est-ce que l'intelligence collective ?)
Une situation chaotique
Des Indignés au Mouvement Cinq Etoiles, les
mouvements protestataires expriment en fait l’émergence de ces nouvelles formes sociales qui doivent faire
face à organisation pyramidale des pouvoirs en place. Ce choc entre deux « visions du
monde » produit des situations chaotiques qui sont autant de préludes à
une profonde métamorphose. La théorie de la complexité nous enseigne en
effet qu’une période de chaos précède
toujours la stabilisation d’un système à un niveau de plus grande complexité.
Dans le domaine de la conscience et de la société humaine, cette plus grande
complexité entraîne un changement de paradigme qui ouvre sur une perspective
plus globale.
Ce processus chaotique est décrit avec
précision par le physicien et historien des sciences Thomas S. Kuhn dans
La Structure des révolutions scientifiques: "Les révolutions politiques commencent par le sentiment croissant,
parfois restreint à une fraction de la communauté politique, que les
institutions existantes ont cessé de répondre d'une manière adéquate aux
problèmes posés par un environnement qu'elles ont contribué à créer.
De
semblable manière, les révolutions scientifiques commencent avec le sentiment
croissant, souvent restreint à une petite fraction de la communauté
scientifique, qu'un paradigme a cessé de fonctionner de manière satisfaisante
pour l'exploration d'un aspect de la nature sur lequel ce même paradigme a
antérieurement dirigé les recherches. Dans le développement politique comme
dans celui des sciences, le sentiment d'un fonctionnement défectueux,
susceptible d'aboutir à une crise, est la condition indispensable des révolutions." (La structure des révolutions
scientifiques) »
Regard global sur une crise sociale imprévue
Lors d’un voyage au Québec, j’ai observé que
nos cousins québécois, vivant à mi-chemin entre les cultures américaine et
française, sont souvent mis en situation de faire la synthèse entre ces deux
traditions : énergie créatrice et visionnaire côté américain, pensée critique et formalisation conceptuelle côté français. Cette synthèse originale en fait des vigies qui annoncent bien souvent
les tendances de fond de l’évolution socio-culturelle. C’est ainsi que trois
auteurs québécois ont interprété le mouvement du « Printemps érable » - la grève historique des étudiants
québécois en Février 2012 - comme un signe annonciateur des mutations qui affectent nos sociétés.
Chrtistian Lamontagne 1950-2013 |
Le changement de vision n’est pas la
conséquence de la découverte d’une nouvelle théorie mais celle de l’écosystème des sociétés avancées : des individus ayant des conceptions du monde
à des stades très différents d’évolution de la pensée (par exemple le mythique
du fondamentalisme religieux et le relativisme du postmodernisme), des
industries primaires fonctionnant comme au 19e siècle, des institutions «
modernes » peinant à évoluer, des échanges commerciaux globalisés et de
l’information en qualité et quantité inimaginables circulant
de manière quasi instantanée.
Conséquemment, nous avons conscience de la globalité des problèmes et de leur
interconnexion, et nous sommes témoins
de l’impuissance des gouvernements à mettre en place et appliquer des solutions
« solidaires » appropriées à la nature des problèmes. Le passage que
nous vivons est véritablement un changement
de paradigme, c’est-à-dire le
remplacement d’un modèle explicatif révolu par un autre plus cohérent, capable
d’intégrer un plus grand nombre de faits et d’en faire sens…
En
fait, nous assistons à la démonstration des impasses générées par un mode de
pensée dichotomique et réducteur, héritage du rationalisme hérité du siècle des
Lumières, et à l’émergence d’un mode de pensée multi perspectiviste intégral
(la subjectivité et l’objectivité, l’individu et la société sont des dimensions
inséparables de la réalité une) ».
Le choc des démocraties
Dans un autre article, toujours inspiré par
le "Printemps érable", et intitulé Directe,indirecte: le choc des démocraties, la québécoise Andrée Mathieu, chargée de cours à l'Université de Sherbrooke, analyse
comment ce changement de paradigme est à la fois cause et conséquence d'un conflit générationnel : «
La polarisation qu'on observe
actuellement dans notre société n'est pas le fruit du "conflit"
étudiant. Elle n'est pas non plus associée aux clivages gauche-droite,
souverainiste-fédéraliste ou capitaliste-socialiste. Elle est, à mon avis,
plutôt générée par l'affrontement de
deux façons radicalement différentes de comprendre le monde dans lequel nous
vivons.
Ainsi,
les crises que nous observons, économiques, sociales, environnementales,
politiques, culturelles, etc. ne sont pas dissociées. Le fait qu'elles soient
perçues comme indépendantes traduit une profonde incompréhension du monde que
nous avons contribué à complexifier…
Nous
assistons présentement à ce qu'on appelle un changement de paradigme, le
remplacement d'un modèle révolu par une explication plus cohérente et plus
pertinente de notre monde. Depuis la Révolution industrielle, nous avons
découpé la réalité en petits morceaux pour mieux la comprendre. Nous avons conçu
nos organisations comme un assemblage de "parties", divisé le travail
en "tâches", la connaissance en "disciplines",
l'administration publique en "ministères" et nous avons travaillé en
"silos".
Nous
devons maintenant déplacer notre attention des parties vers le tout et mettre
l'accent sur les interrelations qui déterminent la dynamique des systèmes
vivants auxquels nous appartenons. En somme, nous devons quitter le monde de la
machine (assemblage de composantes) pour celui des réseaux vivants dans toute leur
complexité. Les machines, on peut les contrôler, c'est rassurant. Les
systèmes vivants, eux, réagissent, et pas toujours de la façon attendue...
Ceux qui ont une plus grande sensibilité aux interactions qui peuplent et relient les sphères environnementale, culturelle, sociale et économique, ne peuvent plus concevoir le développement de notre société de la même façon qu'avant, qu'ils possèdent ou non le cadre théorique pour décrire sa complexité.
Les jeunes gens, dont l'univers est meublé de réseaux, qui voyagent dans des pays lointains pour voir comment vivent les gens et constater l'influence que notre mode de vie a sur eux, qui suivent des cours d'écologie dès le plus jeune âge et qui comprennent intuitivement les interactions caractéristiques des systèmes complexes, réclament à hauts cris qu'on leur permette d'adapter nos institutions à ce monde qu'ils voient différemment.
Ils
souhaitent acquérir, avec les outils d'aujourd'hui, les connaissances et les
compétences dont ils auront besoin pour relever les défis sans précédent qui
les attendent, et qui ne sont malheureusement pas compris, ni souvent même
reconnus, par l'ancienne vision du monde… » (Encyclopédie de
l’Agora pour un monde durable. 14/06/12)
Des
« problèmes diaboliques »
En
résonance avec les réflexions précédentes, deux professeurs spécialisés de
gestion de crise, la québécoise Marie-Christine Therrien, directrice de recherche à l'Enap, et le français Patrick Lagadec, directeur de recherche à l'Ecole Polytechnique analysent le
« Printemps érable » comme
un modèle des désordres chaotiques générés par le changement de paradigme :
« La crise qui secoue le Québec
annonce les turbulences sévères que nous allons vivre, à brève échéance, sur
tous les fronts, dans tous les pays... Nous voici aux prises avec des mégachocs
systémiques, à des pertes de socles fondamentaux qui n’ont plus grand-chose à
voir avec les crises accidentelles et bien circonscrites du XX ème siècle…
De quoi s’agit-il ? Nous voici avec ce
que Rittel et Weber (1973) avaient nommé « problèmes
diaboliques » : des problèmes
qui sont des symptômes d’autres problèmes impossibles de traiter de façon
isolée. Mais, quarante ans
après, il apparaît que ces « wicked problems » sont notre terrain « normal » et général, non plus accidentel et limité. Notre culture, nos
outils dits d’excellence, nos logiques institutionnelles ne nous préparent en rien
à ces défis émergents qui créent
des cercles vicieux inouïs...
Quels sont les pièges ? Par réflexe pavlovien, on répond à tout problème par l’évitement ou encore par l’attente « que ça passe » ; puis, s’il y a éruption, par des dispositifs techniques et comptables coupés de toute interrogation de fond ; par des « usines à gaz » organisationnelles qui bloquent plus qu’elles ne résolvent ; par des « communications » qui ne fonctionnent plus, des « éléments de langage » qui achèvent d’ancrer l’impression de perte de maîtrise ; par des décisions-paniques qui seront lues comme de la provocation.
Et
l’on s’abstient de l’essentiel : prendre directement en charge les
questions de fond, la nécessité de changer les visions, les repères, les cadres
d’analyses et d’action, les perspectives… Le risque est de proposer
des formes de discussion totalement inopérantes, et aggravantes ; et de
s’enfermer dans des visions et pratiques dépassées, première pathologie
provoquée par ce type de crise.
Quelles
initiatives ? Dans un monde de
très haute volatilité, il n’y a pas de solution technique clé en main, et il ne
s’agit pas de « revenir à la normal ». Il s’agit de réécrire des futurs partagés. Si cette perspective
n’est pas acceptée, le fiasco et assuré. Dans cette vision, le défi est de trouver les quelques actions qui
puissent contribuer à injecter des dynamiques nouvelles, inventives, avec tous
les acteurs. Déjà l’initiative de nommer différemment la crise, d’ouvrir les
visions et de réfléchir aux méthodes à inventer permettrait au moins de sortir
de l’échec assuré... (Pour éviter un décrochage sévère. Le Devoir 06/06/12)
Des futurs partagés
Même si le choc de
civilisation que nous vivons est incontournable - il s’est produit au cours de
l’histoire à chaque grand saut évolutif - c’est en écrivant des
futurs partagés qu’il pourra être dépassé. De quelle manière ? En
inscrivant tout d’abord la situation actuelle dans le temps long de l’évolution
humaine et culturelle, ensuite en reconnaissant la nouveauté et la spécificité des
formes sociales et des représentations collectives qui expriment la dynamique
évolutive animant la conscience collective. Seuls des visionnaires connectés
intimement à cette dynamique sont à même d’écrire le nouveau récit dans lequel
se reconnaîtra la conscience future de l’humanité.
Comme l’écrit Andrée Mathieu :
« Un nouveau paradigme se
développe d'abord "sous le radar" et ceux qui le portent sont
marginalisés. Mais parce qu'elle donne une meilleure explication de la réalité,
par exemple de toutes les crises qu'on observe actuellement, la nouvelle vision
du monde est de plus en plus partagée.»
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