Ce n'est pas l'utopie qui est dangereuse car elle est indispensable à l'évolution. C'est le dogmatisme que certains utilisent pour maintenir leur pouvoir, leurs prérogatives et leur dominance. Henri Laborit
Ceux qui participent intuitivement à l’esprit du temps anticipent des évènements qui, parfois avec une synchronicité étonnante, viennent illustrer leurs réflexions et leurs perceptions. Depuis plusieurs semaines nous analysions le choc de civilisation et le fossé générationnel entre l’ancien et le nouveau monde. Nous évoquions dans notre dernier billet l’émergence de mouvements protestataires d’un nouveau type, fondés sur ce que J.F Noubel nomme une « intelligence collective holomidale ». En s’opposant à la logique abstraite et pyramidale de nos sociétés technocratiques, ces mouvements expriment, de manière encore chaotique, un profond changement de paradigme.
L’actualité
nous offre une parfaite illustration de notre réflexion avec le triomphe
électoral en Italie du Mouvement Cinq Etoiles de Beppe Grillo. Cette formation sans
structure ni siège, créée il y a trois ans sur Internet, est devenue d’emblée le
premier parti d'Italie avec 25,5 % des voix et plus de 160 parlementaires,
députés et sénateurs, à l'issue des élections des 24 et
25 février.
Peu
avares en métaphores climatiques, les commentateurs évoquent un tsunami, un
coup de tonnerre ou un séisme qui ne secoue pas la seule péninsule mais qui fait
trembler l'Europe entière sur ses bases, non sans raison d’ailleurs. Car, comme le dit Gianroberto
Casaleggio, le « conseiller » de Grillo : "Ce qui se passe ici est
le début d'un changement plus radical encore, un changement qui touchera toutes
les démocraties." Si l’Italie est un laboratoire politique,
c’est qu’on a pu y assister, entre autre, à la fin du Parti communiste, à l'explosion de toute
une classe politique après l'opération "Mains propres", au populisme
avec Berlusconi et la Ligue du Nord mais aussi à l’imposition d’un gouvernement
de techniciens.
C’est dans ce laboratoire
politique que les nouveaux mouvements protestataires trouvent pour
la première fois une traduction institutionnelle qui nous permet d’observer en
direct l’émergence de formes sociales, politiques et culturelles inédites qui expriment une nouvelle « vision du monde ». Ce changement radical est
celui d’une ‘‘transition politique’’ entre les anciennes formes démocratiques fondées
sur la représentation et la logique
pyramidale, et les formes nouvelles
d’une démocratie directe, fondées sur la participation citoyenne et la connectivité holomidale.
Une crise évolutive
Le politologue libéral
Dominique Reynié décrit dans un entretien au Monde la portée historique d’un tel évènement
: « « Nous sommes partis pour
un cycle de crise politique majeure. Je pense qu'on le verra aux élections
européennes de 2014. On va peut-être avoir un grand mouvement populiste au Parlement européen. Cela
risque d'être un point de rupture. Ce qui se passe en Italie, c'est un moment
de bascule historique. On assiste à un délitement des systèmes politiques.
Après la crise financière, la crise économique, nous sommes dans la crise
politique. »
Lire le nouveau
monde avec de vieilles lunettes c’est se condamner au mieux à la myopie
académique et au pire à l’aveuglement idéologique. Les observateurs officiels
interprètent l’émergence de mouvements novateurs avec des modes de pensée que
ceux-ci cherchent justement à dépasser. Prisonniers de l’économisme dominant, ces « experts » ont du mal comprendre l’originalité et la spécificité
d’un évènement que l’on ne peut pas réduire simplement à une « réaction
populiste » face aux politiques de rigueur menée par les eurocrates. Au-delà de la peur et de son
instrumentalisation, par delà les analyses factuelles et convenues qui masquent
un cruel manque de profondeur, la crise politique qui s’annonce peut aussi être
interprétée comme une chance si on comprend qu’elle est avant tout une crise
évolutive.
Dans nos derniers billets
nous évoquions le choc de civilisation entre les tenants de l’ancien et du
nouveau paradigme. C’est autour de ce choc à la fois culturel, générationnel et
technologique que Beppe Grillo a conçu sa stratégie politique : « Son pari, c’est la convulsion citoyenne. Il
prône et réussit un "choc culturel" et un renouvellement complet de
la classe politique qui est selon lui le préalable requis à toute redéfinition
d’un programme politique... Le verbe attrape-tout et vociférant de Beppe a su
rallier la jeunesse, celle des tweets, des smartphones, de la musique
mondialisée, mais aussi une partie des trentenaires diplômés les mieux formés
d'Italie et contraints de s’expatrier vers les Etats-Unis ou l’Australie pour
trouver du travail.» (Guillaume Malaurie. Une sécession civique dans l'Union européenne. Nouvelobs.com)
Connectivité holomidale et démocratie directe
Fondée sur l'intelligence collective holomidale qui émerge d'Internet et des réseaux sociaux, cette stratégie de choc remet en question la logique pyramidale propre à la représentation politique pour promouvoir une forme nouvelle de démocratie directe où le citoyen participe activement et personnellement à la vie de la cité..
Selon Massimo Mazzuco : " La vraie particularité de Grillo consiste d'une part à remettre le citoyen ordinaire au centre du système politique en le réintroduisant au sein du Parlement, et d'autre part à utiliser exclusivement Internet et les meetings pour faire passer son message, court-circuitant ainsi l'ensemble du système médiatique en place". (Beppe Grillo, un exemple à suivre pour le France ?)
La théorie intégrale
nous enseigne que l’émergence de nouvelles formes politiques, culturelles et
sociales est toujours synchrone avec une évolution technique. Connectivité
holomidale, démocratie directe et technologie numérique sont trois expressions –
sociale, politique et technique – d’une même dynamique évolutive qui préside à
l’émergence d’une société informationnelle. Comme l’écrit Christian Lamontagne
sur son blog :
« Chaque transformation politique et sociale
connue au cours de l’histoire a été accompagnée par une révolution technique.
Les empires féodaux reposaient sur l’agriculture, la machine à vapeur a
fait naître l’industrie et la modernité, l’ordinateur de la société
informationnelle tisse la planète et prépare l’émergence de nouvelles
institutions sociales et politiques. Mais les périodes charnières, lorsque
l’équilibre du monde prend un nouveau point d’appui, sont toujours troublées. »
Une frontière
numérique
Beppe
Grillo et son conseiller Gianroberto
Casaleggio ont su utiliser les technologies de la société informationnelle
pour mobiliser les nouvelles formes politique, sociale et culturelle qui lui
correspondent. Les réseaux numériques permettent non seulement de faire
circuler l’information mais aussi de constituer de groupes locaux et de créer
une mobilisation à l’occasion d’immenses meetings sur les places publiques.
En contournant les
médias classiques, cette stratégie numérique permet de déserter les plateaux de
télévision et de refuser les entretiens dans la presse italienne tout en interdisant
les caméras dans les meetings. Devenir le premier parti d’Italie dans ses
conditions marque un tournant dans l’histoire de la démocratie moderne.
Massimo Mazzuco évoque à ce sujet une « barrière digitale » : « Avant même d’être une grande victoire pour le Mouvement 5 Etoiles les élections de cette semaine en Italie représentent une victoire pour l'Internet. Il est désormais impossible d’ignorer le fait que la ligne de démarcation dans le nouveau Parlement italien entre l’ « ancien » et le « nouveau » est identique à celle qui sépare ceux qui regardent et lisent les médias traditionnels de ceux qui s’informent à travers l'Internet…
Au fur et à mesure des années, la polarisation a augmenté de manière
exponentielle, et la fracture est désormais avérée. On appelle cela le Digital Divide, cela signifie la « barrière
digitale ». Par ce terme, on entend la ligne virtuelle de démarcation qui
sépare les personnes accédant régulièrement à l’information en ligne (dite
« information digitale ») de ceux qui ne le font pas ». (Beppe Grillo, un exemple à suivre en France ?)
Une
évolution globale
Dans
cette frontière entre l’« ancien » et le « nouveau », on
reconnaît le choc culturel, la frontière
numérique et le fossé générationnel que nous analysons depuis le début de l’année. D’un côté de cette frontière, on trouve
notamment les tenants institutionnels du paradigme technocratique, ces experts
qui exportent leur vision spécialisée - aussi segmentée qu’insensée - de l’être
humain et de la société. De l’autre côté de cette frontière campent, tels des
pionniers explorant de nouvelles contrées, les tenants du paradigme émergent qui
correspond aux sociétés de l’information et de l’interconnexion, et dans lequel
se reconnaissent, de manière souvent inconsciente, les nouvelles générations.
Loin d’être technolâtres, nous constatons
simplement que l’évolution humaine ne se découpe pas en tranches comme voudrait
nous le faire penser les experts et leur spécialisation outrancière.
L’évolution est globale et concerne l’être humain dans toutes ses dimensions, à
la fois culturelle et technologique, subjective et sociale, politique et
économique. Parce qu’elles sont solidaires, toutes ces dimensions doivent être
envisagées de manière systémique pour comprendre la mutation que nous sommes en
train de vivre.
Mais cela n’est pas encore suffisant : il
faut penser l’évolution de ce système dans le temps. C’est ce que fait une
vision intégrale à la fois systémique et évolutive. N’envisager qu’une de ces
dimensions, de manière spécialisée, comme le font nombre des commentateurs
politiques au sujet des élections italiennes c’est se condamner à ne rien comprendre
à la marche du monde en réduisant les émergences créatrices à une déviation des formes habituelles.
Une
frontière médiatique
La frontière entre
l’ « ancien » et le « nouveau » passe aussi entre les
médias de masse, propriétés de l’oligarchie financière, et les réseaux numériques
qui peuvent devenir, dans certaines conditions, les vecteurs d’une intelligence
collective. Formés dans les mêmes écoles, affiliés aux mêmes réseaux, les
médiacrates appartiennent à la même caste que les technocrates, au service les
uns comme les autres de cette oligarchie dont ils sont les serviteurs aussi
fidèles qu’intéressés.
Aussi la grille
d’interprétation des uns recouvre t’elle forcément celle des autres en se
confortant dans ce fameux « cercle de la raison » qui n’est souvent
rien d’autre que la défense des intérêts d’une classe au détriment d’un projet
collectif fondé sur l’intérêt général La
critique sociale a analysé la technocratie et la médiacratie comme deux formes
complémentaires - opérationnelle et culturelle - d’une même domination économique.
De la même manière que le furent, à leur époque, la noblesse et le clergé -
soit le sabre et le goupillon - serviteurs de l’ancien régime dont ils tiraient
leurs privilèges.
Reconnu
pour être un des analystes le plus lucides de nos sociétés post-modernes, Jean Claude Michéa analyse les médias traditionnels comme principaux producteurs de
l’aliénation : « La production
massive de l’aliénation trouve désormais sa source et ses points d’appui
principaux dans la guerre totale que les industries combinées du
divertissement, de la publicité et du mensonge médiatique livrent
quotidiennement à l’intelligence humaine. Et les capacités de ces industries à contrôler le « temps de
cerveau humain disponible » sont, à l’évidence, autrement plus redoutables
que celles du policier, du prêtre ou de l’adjudant qui semblent tellement
impressionner la nouvelle extrême gauche. » (A contretemps. N°31.Conversation avec Jean-Claude Michéa )
En refusant de
participer à un grand cirque médiatique dont il connaît d’autant mieux les
rouages qu’il en a été un des clowns officiels, Beppe Grillo contourne donc les
fourches caudines d’une idéologie dominante sous lesquelles il refuse de ramper
en se conformant au « politiquement correct ». Chargée de discréditer
et de diaboliser tout mouvement protestataire, les médias de masse affublent du masque hideux de
« populiste » tous ceux qui refusent de se plier à un « pseudo-réalisme »
analysé ici dans toute son inanité.
Démocratie
directe et représentative
La
démocratie directe est la forme politique correspondant aux nouvelles formes
sociales fondées sur l’intelligence collective holomidale. Aussi n’est-il pas
étonnant que les propositions de Beppe Grillo soient fondées sur la critique
radicale d’une représentation politique totalement nécrosée qui, parce qu’elle
ne représente plus qu’elle-même et les intérêts dominants, n’est plus à l’écoute
de la souveraineté populaire et la trahit.
Dans
le Huffington Post, Pierre Lénel et Paolo Rotelli nous éclairent sur la
spécificité italienne de cette révolte civique : « En lisant plusieurs articles français, nous
nous sommes rendu compte que le premier parti politique italien est une réalité
profondément incomprise à l'étranger… Le parti de Beppe Grillo est avant tout
un parti politique taillé sur mesure pour le contexte italien. L'Italie est en
effet un des pays les plus corrompus d'Europe comme le soulignent année après
année les rapports de Transparency International qui, en 2012, l'a classé 72ème
à parité avec la Bosnie Herzégovine...
Or la lutte contre la corruption par la transparence des décisions
prises par les administrations publiques est le principal cheval de bataille de
Beppe Grillo. Ce dernier propose en effet d'utiliser les nouvelles technologies
afin de permettre à tout citoyen de vérifier que les marchés publics ne sont
pas attribués aux proches des élus. Il faut en effet savoir qu'en Italie, les
hauts fonctionnaires ne sont pas issus de concours mais sont librement nommés
par les élus… Grillo propose d'instaurer la démocratie directe en Italie par le référendum d'initiative
populaire et son parti politique est exclusivement composé de membres de la
société civile…
Beppe Grillo a tout simplement compris que pour mobiliser les citoyens,
il fallait leur permettre de participer à la première personne et que cela
implique le renversement de la classe politique italienne actuelle, d'où son
refus total de collaborer avec les autres partis politiques en dehors des
points prévus par le programme du Movimento Cinque Stelle, réalisé à partir des
commentaires et idées des citoyens.» (Grillo dans le scope déformant des médias français)
Un complot des élites ?
Démocratie
directe et représentative sont deux formes politiques à la fois contradictoires
et complémentaires. Ce à quoi nous assistons en Italie, c’est à une
insurrection civique contre des formes représentatives profondément corrompues
et à l’émergence de nouvelles formes de démocratie directe correspondant à
l’intelligence collective holomidale.
Dans
une société en crise morale, culturelle, sociale, économique et
institutionnelle, les représentants du peuple sont tentés de prendre leur
autonomie pour se mettre au service de leurs propres intérêts et de ceux des
dominants. Certains comme l’anthropologue Emmanuel Todd, peu suspect de conspirationnisme et dont on connaît la profondeur de la réflexion prospective ont même évoqué un
« complot des élites » contre la démocratie. On se souvient du mot de
Warren Buffet : " Il y a une
lutte des classes aux Etats-Unis, bien sûr, mais c’est ma classe, la classe des
riches qui mène la lutte. Et nous gagnons."
Comme
nous l’avons déjà évoqué, la crise évolutive que nous
vivons relève d’une métanoïa, c’est à dire d’une conversion qui consiste à
remettre à l’endroit ce qui était à l’envers. Dans le domaine politique, cette conversion consiste à remettre la démocratie
représentative à sa place, comme un moyen au service de la souveraineté
populaire qui mandate ses représentants et exerce sur eux un contrôle et une
évaluation via la démocratie directe.
Pour comprendre l'émergence des nouvelles formes politiques liées aux sociétés informationnelles, il faudra donc suivre l'évolution de la situation politique italienne qui a dores et déjà un effet d'entraînement et de contagion dans toute l'Europe. Chaque pays exprime la même dynamique évolutive à travers des formes spécifiques dues à son histoire et à sa tradition culturelle. En France, "pays de la raison", il semble que l'on ait tiré les leçons de l'échec des mouvements protestataires qui se sont essoufflés faute d'avoir su formuler un projet cohérent et visionnaire dans lequel peut se reconnaître la conscience collective en évolution.
Ces dernières semaines sont apparues des réflexions collectives comme Le plan des Colibris ou Le Manifeste des Assises pour l’écosocialisme qui visent à transformer un rejet indigné en projet inspiré par l’esprit du temps comme l’est, par exemple, l’ouvrage de Werner Kaiser intitulé Politique Intégrale : une nouvelle politique pour un temps nouveau. Nous reviendrons sur ces projets inspirés et inspirants dans un prochain billet.
Pour comprendre l'émergence des nouvelles formes politiques liées aux sociétés informationnelles, il faudra donc suivre l'évolution de la situation politique italienne qui a dores et déjà un effet d'entraînement et de contagion dans toute l'Europe. Chaque pays exprime la même dynamique évolutive à travers des formes spécifiques dues à son histoire et à sa tradition culturelle. En France, "pays de la raison", il semble que l'on ait tiré les leçons de l'échec des mouvements protestataires qui se sont essoufflés faute d'avoir su formuler un projet cohérent et visionnaire dans lequel peut se reconnaître la conscience collective en évolution.
Ces dernières semaines sont apparues des réflexions collectives comme Le plan des Colibris ou Le Manifeste des Assises pour l’écosocialisme qui visent à transformer un rejet indigné en projet inspiré par l’esprit du temps comme l’est, par exemple, l’ouvrage de Werner Kaiser intitulé Politique Intégrale : une nouvelle politique pour un temps nouveau. Nous reviendrons sur ces projets inspirés et inspirants dans un prochain billet.
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