jeudi 9 février 2012

Université Intégrale (13) Une Synthèse de l'Esprit Humain

Au dessus de l'époque même, bien que coexistant avec elle, certains esprits font déjà partie de l'époque suivante, celle qui n'est pas encore mais devient. Roger Gilbert-Lecomte
Vendredi 17 février, la quatorzième session de l’Université Intégrale aura pour thème : « L’approche intégrale dans l’Art et la création contemporaine ». Nous aimerions alimenter la réflexion sur ce sujet grâce au texte d’une conférence prononcée par Roger Gilbert-Lecomte en 1932 et intitulée Les Métamorphoses de la Poésie dont nous proposerons des extraits dans les deux billets suivants.
Avec une grande intuition, l’auteur y pose les bases d’une pensée intégrale et annonce de manière prémonitoire l’évolution culturelle qui aura lieu au cours du vingtième siècle. Dans un précédent billet intitulé Un nouveau stade de l’esprit humain nous avions déjà évoqué la teneur visionnaire de ce texte. Comme le dit Aragon : « Il faut regarder alors avec les yeux d’alors ». C’est pourquoi, nous nous efforcerons dans ce billet de remettre ce texte fondateur dans son contexte culturel, philosophique et historique.

Le Grand Jeu

A la fin des années vingt, un groupe de poètes se réunit autour de René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte et Roger Vaillant pour créer la revue Le Grand Jeu. Inspirés notamment par la figure de Rimbaud - le Voyant - ils conçoivent la poésie comme un mode de connaissance à part entière qui s’oppose à la raison discursive et qui est à l’origine d’une véritable « métaphysique expérimentale ».

Cette quête poétique s’inscrit dans une vision hégélienne de l’histoire selon laquelle celle-ci n’est rien d’autre que la manifestation progressive de l’esprit à travers une dialectique qui fait alterner thèse, antithèse et synthèse. Le sens de cette évolution dialectique est celui du devenir de l’esprit. Cette philosophie de l’histoire inspire aux poètes du Grand Jeu la vision d’un « nouveau stade de l’esprit humain » né de la synthèse entre ces deux premières stades de l’évolution culturelle que furent la sensibilité primitive et la rationalité abstraite.
Nous sommes là au cœur d’une vision intégrale de l’être humain tant par la prise en compte de la dynamique évolutive que par l’association de l’intuition sensible et de l’abstraction conceptuelle.

Une nouvelle culture

Parce que, pour eux, l’histoire est la manifestation du devenir de l’esprit, les protagonistes du Grand Jeu veulent aller « dans le sens de l'évolution déterminée de l'avenir que l'on prévoit et que l'on veut, car du point de vue dialectique il n'y a pas vérité et erreur - relativisme - mais, si l'on pense droit, marche infaillible dans le sens du devenir de l'esprit ».

Le devenir de l’esprit inspire la création de nouvelles formes culturelles et socio-économiques : « L'édification d'un nouvel ordre social ou économique ne doit pas faire perdre de vue l'importance de l'édification parallèle d'une nouvelle culture, d'un nouveau stade de l'esprit humain — ce qui est le but du Grand Jeu. »
Ce nouveau stade de l’esprit humain est celui d’une synthèse entre les deux premières phases de l’évolution culturelle : « Première phase : L'état primitif de la conscience humaine en état de réceptivité directe avec la nature et le jeu des influences cosmiques. Le système d'expression mythique et légendaire est la seule activité de l'esprit. La magie s'oppose à la science. Seconde phase : l'homme d'Occident. Troisième phase : Synthèse d'Orient et d'Occident. »

Une vision dialectique

Dans une perspective dialectique, l’abstraction de notre rationalité occidentale apparaît comme « moment antithétique de la pensée primitive, moment à dépasser pour atteindre à une véritable synthèse de l'esprit humain... nous vivons l'antithèse même qui se parfait chaque jour de l'esprit poétique cependant que déjà la synthèse s'élabore où il doit naître à nouveau ».

Cette synthèse est « un nouveau groupement de toutes les connaissances magiques et discursives également amalgamées dans une nouvelle notion de l'homme... le devenir universel doit amener la conscience humaine à être à la fois évoluée dans tous les sens occidentale et orientale ».

Avant de lire ce texte de Roger Gilbert-Lecomte, dans un billet intitulé La Métamorphose, je décrivais ainsi le processus dialectique qui est au cœur de l’évolution culturelle : « Cette évolution culturelle obéit aux cycles d’une métamorphose qui s’effectue en quatre phases : saturation du modèle ancien, renversement des valeurs, émergence du nouveau modèle et intégration de l’ancien dans le nouveau. La saturation d’un modèle conduit à une inversion de polarité c'est-à-dire à un renversement dialectique des valeurs qui permet l’émergence d’un nouveau modèle, plus complexe et plus complet, transcendant et incluant l’ancien modèle ».

Pour Roger Gilbert-Lecomte, la synthèse de l’esprit humain doit associer les modes de participation concrète de la sensibilité et ceux de l’abstraction conceptuelle de la rationalité : « Puisque notre esprit ne peut se défendre de séparer en définissant au moins faudrait-il établir que s'il y a deux modes d'activités spirituelles chez l'homme, d'une part l'activité logique et scientifique, d'autre part l'activité mythique et de participation.
Ces deux modes de pensées au lieu de s'exclure l'un l'autre devraient se développer parallèlement, s'adresser chacun aussi bien à l'esprit au cœur qu'aux entrailles pour aboutir en somme au but, commun de toute culture : une plus vaste connaissance de l'humain, source de toute une évolution morale
».

Le Grand Jeu prend tout son sens dans cette quête d’une véritable synthèse de l’esprit humain. Vécue comme un mode de connaissance spécifique, la poésie apparaît dès lors comme la négation de cette négation que fut la rationalité occidentale par rapport à la sensibilité primitive. Cette négation de la négation permet l’émergence d’une synthèse de l’esprit humain.

L’état lyrique

C’est dans cette perspective de synthèse que les poètes du Grand Jeu cherchent à retrouver "la simplicité de l'enfance et ses possibilités de connaissance intuitive et spontanée" notamment grâce au développement des facultés extrasensorielles, à la lecture des textes mystiques et, pour certains des protagonistes à l’usage de drogues psychotropes.

Dans une lettre à André Breton, René Daumal énumère le voies de recherche qui sont celles du Grand Jeu : « l´étude de tous les procédés de dépersonnalisation, de transposition de conscience, de voyance, de médiumnité ; nous avons le champ illimité (dans toutes les directions mentales possibles) des yogas hindous ; la confrontation systématique du fait lyrique et du fait onirique avec les enseignements de la tradition occulte (mais au diable le pittoresque de la magie) et ceux de la mentalité dite primitive ».

En retournant aux sources mystiques et primitives dont elle procède et qui précède tout séparation abstraite entre le sujet et l’objet, la sensibilité poétique participe à la relation secrète et primordiale entre l’homme et le monde, révélant ainsi leur harmonie profonde. Pour Roger Gilbert-Lecomte : « De l'union de la conscience avec l'objet naît la seule possibilité d'une connaissance vraie »

Opposée à la raison discursive, la poésie est fondée sur « la nature irréductible du fait lyrique », l’état lyrique étant « un moyen d'atteindre le monde nouménal ». Ce monde nouménal est celui de l’esprit qui détermine le monde phénoménal. La poésie doit donc être considérée comme « un état spécifique de la conscience engendré par un choc émotif de nature difficilement analysable, comme la transmission de cet état, et comme l'étude systématique des procédés qui permettent cette transmission ».
Accéder à cet état spécifique relève d’une métaphysique expérimentale "qui prend ses sources au fond des états corporels dans les souterrains vivants des entrailles, qui se nourrit d'états affectifs violents anti-individuels collectifs et expérimentalement provoqués et que cette métaphysique se place sur le plan poétique. De même que certains actes. "
Pensée concrète et abstraite
Comme l’a fait la science, la poésie doit à son tour préciser et formuler sa propre méthode de connaissance: « De même qu'au fur et à mesure que la méthode se précisera, connaîtra ses lois propres, la poésie, mode de connaissance sera une science nouvelle ayant ses méthodes propres et aussi la science des sciences d'où son titre de philosophie concrète... Cette méthode nouvelle devrait être appliquée à l'étude des qualités et non plus seulement des quantités ». Des décennies plus tard, Raoul Vaneigem s'inscrit dans la même lignée quand il écrit : « La poésie sera la science du futur ».
Dans le même esprit, un penseur comme Claude Levi-Strauss reconnaît l’intuition sensible, au cœur de l’expérience poétique, comme un mode de connaissance à part entière qu’il qualifie même de scientifique : " il existe deux modes distincts de pensée scientifique... deux niveaux stratégiques où la nature se laisse attaquer par la connaissance scientifique : l’un approximativement ajusté à celui de la perception et de l’imagination, et l’autre décalé ". Son expérience d’anthropologue lui fait considérer ces deux approches comme « valides », l’une « très proche de l’intuition sensible », « l’autre, plus éloignée ».

La pensée concrète de la poésie et la pensée abstraite de la rationalité apparaissent dès lors comme les deux faces d’une connaissance humaine qu’il faut non seulement associer mais intégrer pour accéder à la synthèse de l’esprit humain évoqué par les poètes du Grand Jeu.

Les minorités créatives

On le voit à travers ces extraits, les poètes du Grand Jeu furent des visionnaires. En ouvrant des voies novatrices, ils ont exploré des formes de sensibilité et de pensée qui expriment la dynamique de l’évolution culturelle, celle de l’esprit en devenir. Dans la filiation du romantisme et des idéalistes allemands, ils réagissent à l’hégémonie d’une pensée abstraite fondée sur le déni de la vie, de la sensibilité comme de toute forme de transcendance.

Roger Gilbert-Lecomte avait conscience du rôle d’avant-garde qui était celui du Grand Jeu : « Au dessus de l'époque même, bien que coexistant avec elle, certains esprits font déjà partie de l'époque suivante, celle qui n'est pas encore mais devient ». C’est au cœur de ces minorités créatives, en avance sur leur temps, que se révèlent les nouvelles formes de pensée et de sensibilité adaptées à la dynamique de l’évolution culturelle.

Comme l’écrit Edgar Morin dans un article intitulé Eloge de la métamorphose : « Tout commence, toujours, par une innovation, un nouveau message déviant, marginal, modeste, souvent invisible aux contemporains ». Un constat partagé par Roger Gilbert-Lecomte : « Le sens commun fait sienne une philosophie morte un siècle auparavant et si l'Université reflète une pensée plus proche de nous, tous deux ensemble demeurent en général parfaitement fermés à la pensée vivante de leur époque. » Ce qui explique pourquoi les poètes du Grand Jeu ont souvent payé leur inspiration visionnaire au prix fort de la solitude, de l’incompréhension et de l’ostracisme.

Les héritiers du Grand Jeu

On n’en finirait pas d’énumérer tous ceux qui - de manière consciente ou inconsciente - sont les héritiers d’un mouvement qui influença les avant-gardes artistiques et intellectuelles au vingtième siècle : la contre-culture, la quête d’un nouveau paradigme et l’émergence d’un nouvel esprit épistémologique qui inspire aussi bien la Transdisciplinarité que la Vision intégrale.

Michel Camus, un des grands penseurs de la Transdisciplinarité, reconnaissait le rôle majeur du Grand Jeu. Dans Paradigme de la Transpoésie, il écrit ceci : « Quantité de courants de la poésie contemporaine sont étrangers à la haute poésie initiatique qui fut celle des origines en Orient. Evidence que les adeptes du Grand Jeu avaient clairement perçue en découvrant les versets du Rig Véda, René Daumal et ses amis avaient ouvert une voie poétique, mystique et gnosique, à travers les cultures contradictoires de l'Orient et de l'Occident, comme à travers les sciences tournées exclusivement vers le pôle du Sujet et les sciences tournées exclusivement vers le pôle de l'Objet ».

La revalorisation de l’imaginaire que l’on constate depuis une vingtaine d’année participe à ce mouvement de réenchantement du monde annoncé par les poètes du Grand Jeu. En référence aux recherches de Gilbert Durand sur Les structures anthropologiques de l’imaginaire et la Mythodologie, Luc Bigé, directeur de l’Université du symbole, parle du Discours de la Mythode - clin d’œil à Descartes - pour rendre compte d’une épistémologie spécifique centrée sur l’imagination et le symbolisme.
Avec Michel Maffesoli qui s’inspire lui aussi de son maître Gilbert Durand, on voit émerger une sociologie de l’imaginaire qui rend compte du rôle essentiel de l’imagination dans la fondation des sociétes. Dans le même temps, la psychologie transpersonnelle a cartographié un spectre des états de conscience qui part des états les plus archaïques pour continuer avec les états ordinaires jusqu'aux niveaux de conscience les plus transcendants inventoriés par les traditions de sagesse..

Un langage nouveau

Plus étonnant, Tiqqun, un groupe d’activistes culturels et politiques d'avant-garde se réfère aux écrits de Roger Gilbert-Lecomte dans un texte qui nous paraît important et sur lequel nous aurons l'occasion de revenir Qu’est-ce que la métaphysique critique ? : « Ceux qui croient pouvoir édifier un monde neuf sans bâtir un langage nouveau se trompent : tout ce monde est contenu dans son langage. Le nôtre ne cache pas plus que les autres sa vocation impérialiste : toute poésie, toute pensée, tout imaginaire qui ne parvient pas à rentrer dans l'effectivité, quand cela est devenu possible, se tient en deçà même du rang dérisoire de la minauderie.

Roger Gilbert-Lecomte donnait à ce constat une expression à laquelle nous n'avons rien à retrancher : "
la naissance de la pensée concrète (métaphysique expérimentale) en sortant la vision de son expression artistique, transformera son savoir en pouvoir". Il remarquait aussi que "le métaphysicien expérimental mise sur son déséquilibre qui lui donne autant de points de vues différents sur la réalité". Il disait juste. »

Il va sans dire, mais mieux en le disant, que la culture intégrale s’inscrit dans cet héritage même si ceux qui s’y réfèrent n’ont jamais entendu parler du Grand Jeu. On ne peut se projeter dans un nouveau stade évolutif sans intégrer son passé, sauf à être hanté par les fantômes de l’histoire. Aussi, les tenants francophones d’une culture intégrale ne peuvent ignorer l’aventure spirituelle des poètes du Grand Jeu qui, dans le contexte d’un rationalisme mortifère, et en en payant souvent le prix fort, ont su ouvrir des perspectives de synthèse qui sont aujourd’hui au cœur d’une vision intégrale. Que leur mémoire soit honorée comme celle de tous les créateurs qui, au cours de l’évolution humaine et malgré les épreuves réservées aux pionniers, se sont fait les interprètes du devenir de l’esprit.

Reconnaître cette filiation c’est aussi affirmer une distance critique envers une certaine fascination adolescente des poètes du Grand Jeu pour la destruction et l’auto-destruction qui pouvait exprimer, de manière morbide, un désir de dépossession et qui les ont parfois conduit dans des impasses comme la toxicomanie pour Roger Gilbert-Lecomte.
Cette fascination pour la destruction pouvait avoir son sens en un temps de certitudes incarnées par des institutions puissantes mais elle n’en a plus dans le monde en crise et en ruine où nous vivons. Un monde qui réclame la mobilisation de toutes nos forces créatrices pour faire advenir ce nouveau stade de l’esprit humain dont les poètes du Grand Jeu avaient la préscience.


Roger Gilbert Lecomte (1932). « Les Métamorphoses de la poésie », Œuvres complètes, tome 1, proses, Paris, Gallimard, 1974, p. 279. A découvrir ici sur le net.

Lire ici une Netographie consacrée au Grand Jeu.
Rien ne va plus, faîtes le Grand Jeu. Zéno Bianu
A lire : Les poètes du Grand Jeu. Zéno Bianu. Gallimard

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