).
En réduisant toute relation qualitative à une distinction abstraite et quantifiable, ce modèle détruit inéluctablement les liens symboliques et spirituels qui unissent les diverses parties de l’individu comme ils relient entre eux les hommes au sein d’une culture vivante et vivifiante. Dès lors, il devient de plus en plus évident que l’empreinte destructrice de l’homme sur la planète et de l’abstraction technocratique sur l’être humain sont les conséquences d’une même emprise idéologique dont il faut se libérer. Les nombreuses crises auxquelles l’humanité est confrontée apparaissent pour ce qu’elles sont : les symptômes d’un modèle devenu pathologique.
Gwen Garnier-Duguy décrit ce paysage de ruine et de désolation qui nécessite d’inventer un nouveau modèle renouant avec les fondements essentiels de la nature humaine : «
Heureux sommes-nous, en réalité, car nous avons la chance de vivre cette époque du monde où tout est à sauver. Après les vagues successives de destruction du sens, de désacralisation de la vie, de profanation du vivant, de pollution du cœur des hommes, de vaste crime contre le vivant, il nous appartient, et pas à d’autres, et le maintien de l’espèce en dépend, et telle est l’œuvre qui nous appelle, de recomposer une architecture mentale à l’humanité que nous sommes, que nous portons et qui nous porte. De rouvrir un paysage mental dans l’opacité de notre esprit, un chemin praticable qui renoue avec l’esprit de construction et d’élévation de la personne humaine, et donc du genre tout entier » (
Sauver le Vivant)
Ce n’est pas un hasard si le vingtième siècle est traversé par le fil rouge d’une évolution culturelle qui obéit plus ou moins confusément à ce programme de reconstruction spirituelle. Cette évolution a deux visages : d’une part la contestation d’un rationalisme hégémonique, et de l’autre, la réévaluation d’une connaissance intuitive fondée sur l’implication sensible de la subjectivité dans les divers milieux - naturel, social et culturel - où elle évolue.
La contestation d’une culture de domination et la résurgence d’une culture de relation sont à l’origine, à partir des années soixante, d’un nouveau paradigme intégratif susceptible de conjuguer la raison distinctive et l’intuition relationnelle au sein d’un nouveau modèle émergeant.
Au cours des quarante ans qui ont suivi la parenthèse enchantée des années soixante, nous sommes donc passés d’une approche contestatrice, celle de la contre culture, à un approche créative qui vise à l’élaboration d’un nouveau modèle dont
Edgar Morin a énoncé les deux grands principes.
Le premier de ces principes est celui d’une
connaissance globale. Il s’agit de se libérer des limitations de l’approche réductionniste et fragmentaire qui fut celle de la modernité par une «
réforme de la pensée, qui consiste à penser de manière plus complexe et plus riche, plus adéquate, moins mutilée » .
Le second principe est celui d’une
intériorisation qui vise à reconnecter la conscience aux sources vivifiantes de l’intuition et de l’inspiration. Il s’agit donc de promouvoir «
une réintériorisation de l'existence humaine qui cessera de s'agiter dans tous les sens uniquement en fonction des conquêtes extérieures, de plus en plus artificiellement stimulées et surexcitées».
Intériorisation et globalisation sont les deux aspects complémentaires d’un même
dynamique d’intégration : plus l’homme entre dans la profondeur de son intériorité, mieux il est à même de participer intuitivement à la globalité des processus et des contextes dans lesquels son existence est engagée et plus il peut se les représenter à travers un modèle prenant en compte cette complexité.
Cette participation de la conscience aux divers contextes de son existence lui permet d’intégrer les informations nécessaires à son développement à travers des stades évolutifs de plus en plus complexes. Plus la conscience se développe, plus elle est intégrée, plus elle acquiert à la fois de la profondeur et de la complexité.
Face à l’hégémonie d’un modèle technocratique dont la vision fragmentée projette la conscience à l’extérieur d’elle-même, le temps est donc venu, selon Edgar Morin «
d’une réforme intérieure, dans les deux sens du terme : l'un beaucoup plus réflexif et intellectuel, l'autre beaucoup plus intériorisé, dans le sens de la vie de l'âme »
Sous les sarcasmes et la vindicte d’une Pensée Officielle, fondée sur l’extériorité et la fragmentation, une avant-garde visionnaire trace, depuis les années soixante, les perspectives d’une nouvelle vision du monde fondée sur cette dynamique d’intégration qui implique à la fois la globalisation de la pensée et le retour aux sources de l’intériorité.
Avec les premiers voyages spatiaux, l’être humain a ouvert les portes du cosmos pour sortir du berceau terrestre où s’est déroulée son enfance. Habitant d’un village planétaire et explorateur de l’univers, le terrien qu’il était doit apprendre à jouer un nouveau rôle dans ce décor sidéral. En quête de valeurs universelles, il s’éveille à une vision cosmique. Cosmos, en grec ancien, signifie ordre. Devenir cosmique c'est retrouver en soi la perception intérieure de cet ordre secret qui régit aussi bien l’homme que l’univers, le microcosme que le macrocosme
C’est pourquoi, parallèlement à cette épopée spatiale, certains se sont sentis pousser des ailes pour s’élever dans un même courant d’ère nouvelle. L’espace qu’ils ont exploré était intérieur. En ouvrant ce que
Aldous Huxley nomme les P
ortes de la perception, ils ont découvert, derrière le monde des apparences, une autre réalité, plus subtile, faite d’énergie, d’information et de conscience.
Ils ont vécu des expériences initiatiques - ineffables et déterminantes – qui sont devenues autant de références pour avancer plus loin sur ce chemin qui mène de soi à soi-même et de soi-même aux autres. Ces aventuriers de l'esprit se sont échangés avec d’autres pionniers et ont confrontés leurs propres expériences aux anciennes traditions d’Orient et d’Occident.
Découvrant la richesse d'une diversité à la fois cognitive et culturelle, les jeunes générations se sont donc passionnées pour les traditions du monde entier qui nous ont laissé nombre d’enseignements et de techniques, de pratiques et d’informations sur l’intériorité et le développement de la conscience.
Alors que la modernité technocratique repoussait ces cultures dans les limbes des superstitions primitives, chercheurs et psychologues ont donc étudiés ces pensées hérétiques pour y découvrir des trésors de sagesse permettant l’éveil des facultés psychiques et spirituelles. Au cœur de ces traditions : une sensibilité intuitive qui perçoit le monde phénoménal comme la manifestation d’un champ d’énergie subtil sur lequel agit le pouvoir créateur de l’intention.
De leur côté, à partir d’autres méthodes, les physiciens des particules découvraient qu’à delà de la réalité sensible, dans le monde sub-atomique, la matière n’était rien d’autre qu’un flux continu d’énergie sur laquelle la conscience de l’observateur pouvait influer. Cette véritable révolution scientifique fait dire à
James Jeans, physicien, astronome et mathématicien : "
Le flot de la connaissance pointe vers une réalité non-mécanique ; l'univers commence à ressembler plus à une grande pensée qu'à une machine. L'esprit n'apparaît plus être un intrus accidentel dans le domaine de la matière... nous devrions plutôt le saluer comme le créateur et le gouverneur du domaine de la matière."
Science et conscience se réconciliaient donc ainsi autour d’une vision énergétique commune, celle d’une implication de la conscience dans une totalité dynamique dont les éléments sont interconnectés et interdépendants.
Au fil du temps se sont donc constituées, à travers un réseau de chercheurs et de minorités créatrices, des micro-cultures fondées sur la quête d’une harmonie retrouvée entre le corps, l’âme et l’esprit. Petit à petit se sont rassemblés tous les éléments d’un puzzle qui dessine la figure de plus en précise d’une nouvelle forme culturelle chargée d’exprimer l’esprit du temps.
Après une ascension longue, lente et difficile, une fois arrivé au sommet, alors que les diverses étapes du chemin parcouru prennent tous leur sens, le regard porté sur le paysage est d’une ampleur et d’une profondeur insoupçonnées. Ce trajet initiatique nous éveille à une nouvelle vision : celle d'un monde en évolution qui, décidément, ressemble bien plus au déploiement créatif d'une grande pensée qu'au fonctionnement d'une machine obéissant aveuglément aux lois du hasard et de la nécessité.