Le fétichisme est établi par le fait que, dans la société marchande, les rapports entre personnes se présentent comme des rapports entre les choses et les rapports entre les choses comme des rapports entre personnes. Anselme Jappe
Dans une perspective intégrale, conscience, culture et société représentent, à chaque stade du développement humain, trois éléments interdépendants et complémentaires d’un même système en évolution. Dans notre avant-dernier billet intitulé "Une synthèse évolutionnaire" nous évoquions la façon dont une même sensibilité évolutionnaire s’est incarnée au cours de l’histoire à travers l’intégralisme américain d’une part et le progressisme européen de l’autre. Pour des raisons que nous analysions dans ce billet, l’intégralisme libéral des américains est plus focalisé sur l’évolution de la conscience et de la culture quand le progressisme social des européens se concentre principalement sur l’évolution des sociétés et de leur organisation.
A l’occasion du bicentenaire de sa naissance, le 5 mai 1818 à Trèves en Allemagne, il a été beaucoup question de cette figure du progressisme européen que fut Karl Marx. Une multiplicité d’articles et d’émissions, de livres et d’évènements ont retracé sa vie, évoqué son œuvre et analysé son influence politique, historique et philosophique, tout en se demandant quel éclairage ses analyses pouvaient apporter aujourd’hui sur notre monde en crise. Cette effervescence éditoriale a permis de réévaluer et de reconsidérer, loin des clichés et des préjugés, la vie, l’œuvre et l’héritage de Marx.
C’est dans ce contexte que nous proposons ci-dessous l’article à la fois clair et synthétique qu’Anselm Jappe consacre au concept de "fétichisme de la marchandise". Central dans les interprétations contemporaines de Marx, ce concept est une clé d’explication fondamentale qui permet de comprendre l'inversion du rapport entre vie concrète et valeur abstraite : à la vie sensible, le règne hégémonique de l'échange marchand substitue l'abstraction de la valeur et de l'économie. Une inversion à l'origine de la crise systémique qui affecte nos sociétés et dont seul un saut évolutif est à même de nous libérer.
Cet article est tiré d’un dossier d’Alternatives économiques intitulé: Ecologie, crises, mondialisation… Marx l’incontournable (Mars 2018). Si la pensée de Marx s’avère effectivement incontournable pour comprendre cette crise systémique, elle doit inspirer les tenants d’une Synthèse évolutionnaire qui participe à l'émergence d'une nouvelle "vision du monde". Cette vision évolutionnaire et synthétique associe l'approche développementale de l’intégralisme américain et la critique sociale du progressisme européen dont le penseur allemand fut une figure éminente et déterminante.
Cet article est tiré d’un dossier d’Alternatives économiques intitulé: Ecologie, crises, mondialisation… Marx l’incontournable (Mars 2018). Si la pensée de Marx s’avère effectivement incontournable pour comprendre cette crise systémique, elle doit inspirer les tenants d’une Synthèse évolutionnaire qui participe à l'émergence d'une nouvelle "vision du monde". Cette vision évolutionnaire et synthétique associe l'approche développementale de l’intégralisme américain et la critique sociale du progressisme européen dont le penseur allemand fut une figure éminente et déterminante.
Un Visionnaire incontournable
Le travail de mémoire et d’analyse réalisé lors de ce bicentenaire a permis de se débarrasser de nombreuses d’idées fausses et stéréotypées issues aussi bien de la propagande libérale que d’un marxisme représentant "l'ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx" selon le philosophe Michel Henry. Pour ce penseur de La Barbarie - auteur de deux ouvrages sur Marx - auquel nous avons consacré quatre billets: "La pensée de Marx n’a aucun rapport avec le marxisme, si ce n’est celui de le contredire terme à terme et d’en constituer ainsi avant l’heure la critique la plus radicale qui sera jamais prononcée contre lui."
Côté libéral, Marx a longtemps fait figure d’épouvantail et de repoussoir dans le but de vanter les bienfaits de "l’économie de marché", cet euphémisme qui travestit la violence capitaliste sous les habits de la liberté du commerce. C’est ainsi que Marx a été diabolisé en opérant l’amalgame entre sa pensée et les régimes totalitaires qui se sont référés à celle-ci en la déformant et en l’instrumentalisant pour légitimer leur dictature. Non seulement l’œuvre de Marx n’est réductible ni au bolchévisme, ni au stalinisme, ni aux divers capitalismes d’Etat qui furent les vecteur d'une modernisation de rattrapage usurpant le nom de communisme, mais elle n’est pas non plus réductible au marxisme puisque Marx n’a cessé de le dire, sa vie durant : "Je ne suis pas marxiste". C'est ainsi que l'on pourrait dire du marxisme traditionnel qu'il fut à la pensée de Marx, toute proportions gardées, ce que l'inquisition fut au message évangélique du Christ !...
Aujourd’hui, la critique de l’économie politique opérée par Marx apparaît visionnaire quand elle est relue dans le contexte actuel d’une mondialisation néo-libérale, d’une marchandisation généralisée et d'une financiarisation délirante de l'économie : autant de phénomènes qu’il avait anticipé avec un siècle d’avance. Une pensée si visionnaire que le Capital est devenu le livre de chevet de certains financiers de Wall Street où les ventes de l'ouvrage se développent dans un contexte où, comme l'écrit le journal Le Monde, Karl Marx fait son come-back aux États-Unis. Les analyses de Marx permettent en effet de comprendre l’évolution et les impasses du capitalisme comme les contradictions structurelles à l’origine des diverses crises qui le secouent. D’ailleurs l'ancien banquier Emmanuel Macron, alors candidat à la présidentielle, ne disait-il pas dans un entretien donné au magazine Elle en Mai 2017 : "Mon conseil à la jeunesse : lire Karl Marx" (sans doute serait-il même nécessaire qu'il le relise).
Il faut regarder sur You Tube le cours extrait d’une conférence donnée par Jean-Claude Michéa où l’auteur de Notre ennemi, le capital évoque la récente rencontre entre les principaux financiers de la City de Londres et Paul Jorion, anthropologue et économiste ayant prédit avec précision la crise des subprimes de 2008 bien avant qu'elle ne survienne. Paul Jorion utilisa les analyses et les concepts forgés par Marx pour décrire la situation économique actuelle et la crise inéluctable à laquelle conduisent les contradictions internes du capitalisme. Suite à son exposé, après un débat animé, le numéro un de la City s’est exclamé : « C’est la première fois depuis 20 ans que j’entends quelqu’un qui m’explique ce que je peux comprendre et qui correspond à ce que j’ai sous les yeux. » (Voir Michéa. Paul Jorion et Karl Marx à la City. You Tube. 2'46'')
Une Critique Radicale
Une telle réaction est partagée par un certain nombre d’économistes éclairés et cultivés parmi lesquels Patrick Artus qui affirme dans un communiqué de la banque Natixis où il est directeur des recherches et des études : "La dynamique du capitalisme est aujourd’hui bien celle qu’avait prévue Karl Marx. On observe bien aujourd’hui dans les pays de l’OCDE la succession d’évolutions que Karl Marx avait prévues" Si les analyses de Marx apparaissent incontournables, c’est qu’elles permettent de comprendre par exemple la déconnexion totale qui s'est effectuée entre l’économie réelle et une spéculation financière, devenue folle, qui n'a plus aucun rapport avec celle-ci. Cette explosion délirante de ce que Marx nomme le "capital fictif" tend à pallier la perte de valeur due au remplacement du travail vivant, seul source de plus-value et donc de profit, par le développement de la robotique et de la numérisation.(Cf. La Grande Dévalorisation de Lohoff et Trenkle)
Ce qui fait dire à Jean-Claude Michéa : « … le "problème de la dette" est devenu définitivement insoluble (même en poussant les politiques d’austérité jusqu’au rétablissement de l’esclavage) et nous avons devant nous la plus grande bulle spéculative de l’histoire, qu’aucun progrès de l’"économie réelle" ne pourra plus, à terme, empêcher d’éclater. On se dirige donc à grands pas vers cette limite historique où, selon la formule célèbre de Rousseau, "le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être".» (Nous entrons dans la période des catastrophes in l'Obs)
C'est ainsi que Jean-Claude Michéa évoque la phase finale du capitalisme décrite par Rosa Luxembourg comme une "période de catastrophes" : catastrophe morale et culturelle, catastrophe écologique, catastrophe économique et financière d'un système capitaliste qui se heurte à ce que Marx nomme sa "borne interne". L'intuition partagée d'un effondrement possible de nos sociétés remet au centre du débat une œuvre dans laquelle Marx déconstruit les grandes catégories capitalistes : valeur, marchandise, argent, travail abstrait. Cette critique radicale de l'économie peut et doit accompagner la création et l'émergence de nouvelles formes de pensée, de sensibilité et de socialisation d'inspiration post-capitaliste. De nombreux laboratoires de cette émergence existent sur la planète dont la plus connue en France est sans doute la Zad de Notre Dame des Landes (Cf. De quoi la Zad est-elle le nom ?).
Deux cent ans après la naissance du penseur allemand, les nouvelles lectures de son œuvre privilégient la déconstruction de l'économie opérée par Marx, la poursuivent et la développent, rompant ainsi avec une vulgate marxiste qui partageait en fait le même économisme que les tenants du capital. En trahissant la perspective d'un changement radical de société, les tenants d'un marxisme dégénéré imposèrent un capitalisme d’État qui transforma la classe ouvrière en rouage d'un système productiviste cherchant à rattraper son retard sur les économies développées... c'est à dire capitalistes. Cette intériorisation de l'idéologie dominante par le prolétariat a réduit ses revendications à des gains de pouvoir d'achat, bien loin de l'abolition du salariat évoqué par Marx.
Contrairement à cet économisme et fidèle aux intentions de Marx qui furent celles d'une critique radicale de l'économie, une lecture contemporaine de ses travaux déconstruit ces évidences que sont devenues les catégories capitalistes en remettant en question, par exemple, la centralité du travail dans les relations sociales. (Cf. Le manifeste contre le travail du groupe Krisis). Il ne s'agit plus de réformer le système en proposant un nouveau modèle économique mais de sortir de l'économie comme modèle fétichiste de relations sociales pour inventer de nouvelles formes d'organisation correspondant à de nouveaux modes de subjectivation et d'intersubjectivité culturelle (Cf. Sortir de l'économie).
Fondamentale dans les nouvelles lectures de Marx, l’analyse du "fétichisme de la marchandise" permet de comprendre l’inversion par laquelle la dimension abstraite et quantitative propre à valeur et à l’économie marchande se substitue à la dimension concrète, sensible et qualitative, de la vie tout en la détruisant. Une destruction qui a pour conséquence celle des relations que toute vie humaine entretient avec un milieu d’évolution à la fois naturel, social et culturel. Cette inversion entre le sensible et l'abstrait, qui substitue celui-ci à celui-là, est à l’origine d’un processus de décivilisation qui renvoie à l’urgence d’un saut évolutif. A cette inversion doit répondre et correspondre une véritable conversion des conscience affirmant la souveraineté de l'esprit et de la vie, de la sensibilité et des communautés humaines face au fétichisme de l’abstraction véhiculé par l’hégémonie de la rationalité et de la technique, de la valeur et de l’économie.
ZAD de Notre Dame des Landes |
C'est ainsi que Jean-Claude Michéa évoque la phase finale du capitalisme décrite par Rosa Luxembourg comme une "période de catastrophes" : catastrophe morale et culturelle, catastrophe écologique, catastrophe économique et financière d'un système capitaliste qui se heurte à ce que Marx nomme sa "borne interne". L'intuition partagée d'un effondrement possible de nos sociétés remet au centre du débat une œuvre dans laquelle Marx déconstruit les grandes catégories capitalistes : valeur, marchandise, argent, travail abstrait. Cette critique radicale de l'économie peut et doit accompagner la création et l'émergence de nouvelles formes de pensée, de sensibilité et de socialisation d'inspiration post-capitaliste. De nombreux laboratoires de cette émergence existent sur la planète dont la plus connue en France est sans doute la Zad de Notre Dame des Landes (Cf. De quoi la Zad est-elle le nom ?).
Deux cent ans après la naissance du penseur allemand, les nouvelles lectures de son œuvre privilégient la déconstruction de l'économie opérée par Marx, la poursuivent et la développent, rompant ainsi avec une vulgate marxiste qui partageait en fait le même économisme que les tenants du capital. En trahissant la perspective d'un changement radical de société, les tenants d'un marxisme dégénéré imposèrent un capitalisme d’État qui transforma la classe ouvrière en rouage d'un système productiviste cherchant à rattraper son retard sur les économies développées... c'est à dire capitalistes. Cette intériorisation de l'idéologie dominante par le prolétariat a réduit ses revendications à des gains de pouvoir d'achat, bien loin de l'abolition du salariat évoqué par Marx.
Contrairement à cet économisme et fidèle aux intentions de Marx qui furent celles d'une critique radicale de l'économie, une lecture contemporaine de ses travaux déconstruit ces évidences que sont devenues les catégories capitalistes en remettant en question, par exemple, la centralité du travail dans les relations sociales. (Cf. Le manifeste contre le travail du groupe Krisis). Il ne s'agit plus de réformer le système en proposant un nouveau modèle économique mais de sortir de l'économie comme modèle fétichiste de relations sociales pour inventer de nouvelles formes d'organisation correspondant à de nouveaux modes de subjectivation et d'intersubjectivité culturelle (Cf. Sortir de l'économie).
Fondamentale dans les nouvelles lectures de Marx, l’analyse du "fétichisme de la marchandise" permet de comprendre l’inversion par laquelle la dimension abstraite et quantitative propre à valeur et à l’économie marchande se substitue à la dimension concrète, sensible et qualitative, de la vie tout en la détruisant. Une destruction qui a pour conséquence celle des relations que toute vie humaine entretient avec un milieu d’évolution à la fois naturel, social et culturel. Cette inversion entre le sensible et l'abstrait, qui substitue celui-ci à celui-là, est à l’origine d’un processus de décivilisation qui renvoie à l’urgence d’un saut évolutif. A cette inversion doit répondre et correspondre une véritable conversion des conscience affirmant la souveraineté de l'esprit et de la vie, de la sensibilité et des communautés humaines face au fétichisme de l’abstraction véhiculé par l’hégémonie de la rationalité et de la technique, de la valeur et de l’économie.
Le Fétichisme de la Marchandise. Anselm Jappe
Marx a mis en avant le rôle déterminant des choses et des objets produits dans les rapports entre les personnes. D'où son concept de fétichisme des marchandises.
Le premier chapitre du Manifeste du Parti communiste, paru en 1848, commence par ces mots fameux : "L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes." Même aujourd’hui, le premier concept qu’une grande majorité des personnes associent au nom de Karl Marx est assurément celui de "lutte des classes". La lutte des classes évoque tout de suite le prolétariat, surtout celui des usines. Il existe des lectures de l’œuvre de Marx qui, tout en insistant sur son actualité, en privilégient des aspects différents de ceux habituellement évoqués. Ces approches se sont longtemps concentrées sur la question de "l’aliénation", une thématique développée surtout dans les œuvres de jeunesse de Marx. Il s’agit alors de ne pas dénoncer seulement l’exploitation économique, mais la globalité des conditions de vie créées par le capitalisme.
"Secret", "mystérieux", "hiéroglyphe"
C’est pourtant à la fin du premier chapitre du Capital, paru en 1867, qu’il en fournit l’approche la plus détaillée, dans un sous-chapitre intitulé "Le caractère fétiche de la marchandise et son secret". Ces quelques pages mêlent des considérations philosophiques, des références historiques et des citations littéraires, dans un style enjoué qui recourt à des formulations paradoxales comme "sensible suprasensible" et où apparaissent les mots : "secret", "mystérieux", "caprices","énigmatique", "hiéroglyphe", "mysticisme", "forme fantastique", etc. Ces termes font comprendre que Marx entre ici dans une terra incognita de la réflexion. Un autre traitement du fétichisme se trouve à la fin du livre III du Capital.
Le fétichisme, en termes plus généraux, est établi par le fait que, dans la société marchande, les rapports entre personnes se présentent comme des rapports entre des choses. Et les rapports entre les choses se présentent comme des rapports entre personnes. Ce concept a suscité des interprétations assez divergentes. Selon les marxistes traditionnels, liés au mouvement ouvrier, Marx dénoncerait une mystification des vrais rapports de production capitalistes : l’exploitation de l’ouvrier serait cachée - voilée - derrière un rapport en apparence objectif entre les "facteurs de production", notamment le capital, le travail et la terre. Le fétichisme consisterait en une forme d’idéologie apologétique. On pourrait même dire : de tromperie. Un nombre restreint de marxistes, à partir de Georg Lukacs dans les années 1920, en passant par les auteurs de l’école de Francfort et les situationnistes, ont ouvert la voie à une interprétation contemporaine qui assigne une grande importance au fétichisme. C’est notamment le cas de la « "critique de la valeur ".
La valeur créée par le travail abstrait
Dans cette perspective, le concept de fétichisme est l’un des pivots de toute la critique de l’économie politique de Marx. On peut même parler d’une identité entre théorie de la valeur et théorie du fétichisme. Marx introduit le fétichisme après avoir analysé - au début du Capital - les catégories de base du capitalisme : la « marchandise » qui, à côté de sa valeur d’usage, possède une « valeur » qui est représentée dans « l’argent », mais qui est créée par le « travail abstrait », ou plus précisément, par le « côté abstrait du travail ».
Dans le capitalisme, le travail n’est pas pris en compte socialement pour son utilité, mais pour le temps qu’il faut pour l’exécuter, sans égard pour son contenu. Chaque travail a en même temps deux côtés - il produit quelque chose, objet ou service, et en tant que tel, chaque travail est différent des autres. Mais en tant que dépense d’énergie humaine mesurée par le temps, tous les travaux sont égaux ; ils ne se distinguent que par leur aspect quantitatif. Concrètement, une bouteille de vin et une table sont bien différentes ; côté abstrait, leur seule différence réside dans le fait que la bouteille représente, disons, une demi-heure de travail et la table une heure. En effet, moins il faut de temps de production pour une marchandise (et ses composants), moins elle a de valeur (et moins elle coûte).
L’aspect vraiment révolutionnaire - souvent sous-estimé par les marxistes eux-mêmes – de cette analyse est de ne pas concevoir l’argent et la valeur, la marchandise et le travail, comme des facteurs "évidents" ou "naturels" présents dans toute société quelque peu "évoluée". Marx démontre que ce sont plutôt des éléments spécifiques au capitalisme, et il établit également leur caractère destructeur.
Dans une société basée sur ces catégories, il ne peut pas y avoir de contrôle conscient de l’économie. Les humains regardent les marchandises qu’ils ont créées et leurs interactions (les prix, le marché, les crises, etc.) comme des divinités qui les gouvernent. La référence ironique à la religion contenue dans le concept de fétichisme trouve ici tout son sens : l’homme s’incline face à des choses dont il ne sait pas qu’elles sont ses propres produits. En même temps, il ne s’agit pas d’une fatalité : cette subordination de l’homme à ses produits est le résultat du mode de production capitaliste (même si elle prolonge des formes précédentes de fétichisme, notamment religieuses).
Dans le fétichisme de la marchandise - qui est inséparable de la société capitaliste elle-même et ne disparaîtra qu’avec elle -, le côté concret des produits, des travaux et finalement de toute manifestation de la vie humaine se voit placé au deuxième rang, derrière le côté « quantitatif ». Le côté concret n’est que le « porteur », la « représentation », « l’incarnation » d’une substance invisible, abstraite et toujours égale : le travail réduit à sa seule dimension temporelle.
La valeur contient la survaleur (plus-value) - celle qui donne le profit - et dont la recherche motive les capitalistes. Cependant, Marx n’effectue pas une critique moraliste : la "soif de profit" n’est qu’une des roues de l’engrenage. Ce qui distingue la société fétichiste est son caractère anonyme et automatique. Tous les acteurs ne font qu’exécuter des lois qui se sont créées "dans leur dos". Le marché fera cesser la production de jouets et privilégiera la production de bombes, si cela donne plus de profit, sans prendre en compte leur côté « concret » et ses conséquences. En effet, la logique fétichiste fait abstraction de la différence concrète entre la bombe et le jouet ; elle ne compare que deux quantités de travail abstrait. Si un capitaliste, par scrupule, se refusait à cette logique, il serait rapidement éliminé du marché. Les marchandises « sensibles » (concrètes) sont assujetties à leur invisible nature « suprasensible », donnée par le travail abstrait.
Une explication de la crise écologique
Bien avant d’être une société de classes basée sur l’exploitation, le capitalisme est déjà, à un niveau plus profond et structurel, une société absurde, destructrice et autodestructrice, parce que le côté abstrait - non humain - y prévaut sur le côté concret et humain. Les êtres humains y sont à la traîne des choses qu’ils produisent et dont ils ont perdu le contrôle. Aucun accord conscient n’y est possible, même pas entre capitalistes : chaque acteur produit isolément, et ce n’est que dans l’échange sur le marché que ses produits acquièrent a posteriori une dimension sociale et créent un "lien social".
La théorie du fétichisme permet d’expliquer, entre autres choses, un phénomène que Marx ne pouvait pas encore bien connaître : la crise écologique. Le rôle toujours majeur des technologies et les gains de productivité qu’elles permettent font diminuer le travail nécessaire pour une marchandise donnée, et alors sa valeur ainsi que la survaleur qu’elle contient diminuent aussi. La seule solution - et qui elle-même n’est que temporaire - est de produire davantage d’exemplaires de la marchandise en question et de susciter une demande équivalente. Le problème est que la consommation de ressources et d’énergie croît ainsi de manière exponentielle, pour seulement éviter que la quantité globale de valeur ne chute. La théorie du fétichisme contient donc aussi une théorie de la crise, autant économique qu’écologique.
Que la société reprenne son destin en main
La théorie du fétichisme n’absout pas les hommes, et les classes dirigeantes en particulier, de leurs responsabilités. Elle insiste cependant sur un autre aspect : la grande tare du capitalisme consiste dans le fait que les hommes n’y sont que les exécutants d’une logique qui semble résider dans les choses, mais qui, en vérité, est le résultat des actions humaines. Sortir du fétichisme signifierait donc que la société reprenne son destin en main. Mais cela ne sera pas possible sans sortir des bases mêmes du fétichisme : argent et travail, marchandise et valeur. Vaste tâche ! On ne la réalisera pas en un jour.
On voit pourtant que ces catégories se dissolvent un peu partout : la société du travail n’a plus beaucoup de travail à offrir, et l’argent "vrai" (au lieu du "capital fictif" du crédit, comme Marx le nomme) commence à être rare. Dans le chapitre sur le fétichisme, Marx évoque « pour changer, une association d’hommes libres, travaillant avec des moyens de production collectifs et dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail individuel comme une seule force de travail sociale ». Ce serait une société post-fétichiste. (fin de l’article d’Anselm Jappe)
Marx et l'inversion réelle
Le site consacré à la Critique de la Valeur propose cet article d’Anselm Jappe en l’illustrant par une citation de Marx où celui-ci décrit dans la première édition du Capital l’inversion propre au fétichisme de la marchandise où l’existence du concret n’est reconnu que dans la mesure où il est réduit à une expression sensible de l’abstrait dont il est porteur :
« A l'intérieur du rapport de valeur et de l'expression de valeur qui y est incluse, ce qui est abstrait et général ne compte pas comme propriété de ce qui est concret, sensible et réel, mais, à l'inverse, ce qui est sensible et concret ne compte que comme forme phénoménale ou forme de réalisation déterminée de ce qui est abstrait et général. Par exemple, à l'intérieur de l'expression de valeur de la toile, ce n'est pas le travail du tailleur contenu dans l'équivalent habit qui possède la propriété générale d'être en outre du travail humain.
Au contraire. Être du travail humain compte comme son essence ; être du travail de tailleur ne compte que comme forme phénoménale ou comme forme de réalisation déterminée de cette essence qui est sienne... Ce renversement grâce auquel ce qui est sensible et concret ne compte que comme forme phénoménale de ce qui est abstrait et général, au lieu qu'à l'inverse ce qui est abstrait et général compte comme propriété du concret, un tel renversement caractérise l'expression de valeur. Il rend en même temps difficile la compréhension de cette dernière.»
Ressources
Le fétichisme de la marchandise. Anselm Jappe. Article paru dans les Dossiers d’Alternatives économiques Marx l'incontournable, n°13, avril 2018. On retrouve cet article d’Anselm Jappe sur le site Critique de la Valeur avec la citation de Marx sur l'"inversion réelle".
Anselm Jappe Auteur de Guy Debord. Essai (Denoël, 2001), Les Aventures de la marchandise. Pour une critique de la valeur (La Découverte, 2017), Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques (Lignes, 2011) et La Société autophage (La Découverte, 2017).
Bibliographie et netographie francophone sur la critique de la valeur Site Critique de la Valeur
J.C Michéa - Paul Jorion et Karl Marx à la City. Vidéo You Tube
Nous entrons dans la période des catastrophes Entretien avec J.C Michéa. L’Obs
La banque Natixis: "La dynamique du capitalisme est celle qu’avait prévue Marx" Blog Médiapart de Jean-Marc B.
Le Manifeste contre le Travail Groupe Krisis. En intégralité sous forme de brochure imprimable. Blog Critique de la Valeur.
La Grande Dévalorisation Trenkle et Lohoff éd. Post-Editions
Modernisation de rattrapage Capitalisme d'Etat, "socialisme réellement existant", URSS, développement. Robert Kurz Site Critique de la Valeur
Une critique du marxisme traditionnel selon Moishe Postone Site Critique de la Valeur.
Le Manifeste contre le Travail Groupe Krisis. En intégralité sous forme de brochure imprimable. Blog Critique de la Valeur.
La Grande Dévalorisation Trenkle et Lohoff éd. Post-Editions
Modernisation de rattrapage Capitalisme d'Etat, "socialisme réellement existant", URSS, développement. Robert Kurz Site Critique de la Valeur
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Bicentenaire de Karl Marx
Le Bicentenaire Marx France Culture. Le Journal de la philo
Karl Marx fait son come-back aux États-Unis Le Monde
Marx 2018 Le Carnet du bicentenaire Le comité scientifique « Marx 2018 » réunit des chercheurs, associations, institutions culturelles, éditeurs et revues. Il organise, soutient et accompagne les événements qui, dans l’univers académique et à ses marges, marqueront le bicentenaire de Karl Marx. Le carnet « Marx 2018 » se fait l’écho de ces manifestations
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Arte : Karl Marx a 200 ans. Tour d’horizon de sa vie et de sa pensée à travers trois films : Karl Marx - Penseur visionnaire, De Marx aux marxistes et Le phénomène Karl Marx et une Websérie : Marie meets Marx.
Et si Marx avait raison ? Documentaire d'Arte réalisé en 2017.
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Dans le Journal Intégral
Vers une Synthèse évolutionnaire - De quoi la ZAD est-elle le nom ?
Une série de 4 billets sur Michel Henry et son œuvre: Penser la Barbarie (1) La Barbarie Techno-scientiste (2) - Théorie d'une catastrophe (3) L'économie totalitaire (4)
Sur la Critique de la Valeur : Ne travaillez Jamais - Devoir de Vacance - Travail fétiche - Sortir de l'économie (2 billets) -
Voir les Libellés : Critique de la valeur, Sortir de l’économie, L’Esprit de vacance.
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RépondreSupprimerMerci Olivier ! Dans toute cette réflexion sur le fétichisme de la marchandise et la critique de la valeur, il y a tellement de choses qui me parlent et me semblent pertinentes, justes et inspirantes que je ne vais pas les relever, permets moi plutôt de faire une critique de la critique.
RépondreSupprimer• Cette critique radicale du capitalisme et des catégories associées laisse de côté ce que le capitalisme a apporté, comme s’il s’agissait d’un monstre monobloc. Le capitalisme, la valeur créée -toute critiquable qu'elle soit - a aussi apporté plus de santé, plus de l’éducation, des technologies extraordinaires, de l’espérance de vie, etc … y compris cet article et son mode de diffusion. Le simple fait que nous soyons capables de le lire, d'y réfléchir. Notre capacité à comprendre le monde, à avoir accès à la culture, aux idées, à Marx, à communiquer entre nous est aussi des effets du capitalisme. Tout objet qu’il soit réel ou conceptuel a son ombre et sa lumière - en ne parlant que de son ombre tout en utilisant sa lumière me parait une position pas totalement cohérente. Donc oui, à une critique radicale, mais embrassons aussi la lumière.
• Du coup - soyons joueurs - la critique pourrait s’appliquer à elle même aussi . y a une sorte de "fétichisme du Capitalisme", ou plus généralement de "fétichisme des concepts et des catégories" dans cette critique. Qui, à force de raisonnement abstrait oublie aussi ce concrètement cela peut voir dire une mortalité infantile réduite de moitié entre 1990 et 2015 (6 millions d’enfants de moins de 5 ans contre 12,7 millions d’enfants = 6 millions de fois … un enfant de moins de 5 ans qui meurt … 6 millions de fois la douleur d'une famille ... les nombres sont abstraits, mais cette réalité est très concrète ...)
En un mot, si j’apprécie vraiment la réflexion d’Anselme Jappe, et la distance qu'elle nous amène à prendre sur ds catégories qui semblent "évidentes" et "naturelles" - je la rêve plus intégrale , plus ouverte, incorporant plus de perspectives, y compris une perspective sur sa propre perspective … pour moi cela rendrait encore plus puissante. Oui, les catégories dans lesquels nous vivons nous enferment - mais également les catégories critiques si nous ne voyons pas combien elles nous éloignent, elle aussi du sensible et de la vie….
Et j'ai du coup de compléter, en la transformant à peine une phrase de cet excellent article :
Prenons garde qu'à la vie sensible,le règne hégémonique de l'échange marchand substitue l'abstraction de la valeur et de l'économie, et prenons garde aussi qu'à la Vie et son mystère, le règne hégémonique des échanges intellectuels substitue l'abstraction des concepts et des catégories.
PS. Et je vais terminer sur la meilleure critique que je puisse à l'instant trouver à ma propre critique : un peu silence :) .. Cela tombe bien c'est l'heure de ma médiation quotidienne - 30 mn de méditation silencieuse.