Si vous ne nous laissez pas rêver, nous ne vous laisserons pas dormir. Les Indignés
Avertissement au lecteur : on ne pourra goûter à la substantifique moelle de ce billet sans avoir fait l’effort de lire le précédent qui en constitue le début et dans lequel nous analysions le déphasage profond entre les « élites » au pouvoir et la population, notamment ces générations montantes, inspirées par de nouvelles formes de pensée et de sensibilité qui correspondent à un nouveau stade de l’esprit humain annoncé dès les années 20 par les poètes du Grand Jeu.
Dans ce billet, nous analysons le processus de "décivilisation" qui touche les sociétés occidentales et annonce - telle une mort initiatique - le passage vers ce nouveau stade évolutif. Ce processus de décivilisation est la conséquence d'une démesure qui advient quand le désir humain n'est plus canalisé par une référence éthique ou métaphysique. La toute puissance infantile qui s'empare alors des individus crée une profonde désorganisation nécessitant, pour la dépasser, un sursaut de conscience vers le prochain stade évolutif.
De la Démocratie à l’Oligarchie
Si les élites institutionnelles – politiques et économiques, culturelles et médiatiques – ont perdu leur légitimité, leur crédit et leur autorité, c’est qu’elles sont devenues incapables de tenir le rôle qui devrait être le leur : proposer une vision dans laquelle pourrait se reconnaître une conscience collective en évolution et indiquer une voie permettant à l’action collective d’incarner cette vision. Cette déconnexion profonde entre les élites institutionnelles et la population est la cause et la conséquence d’une profonde dégénérescence démocratique.
Sous l’effet d’un tsunami néo-libéral né de la mondialisation et de la chute du communisme, de la dérégulation financière et de la financiarisation de l’économie, nos sociétés démocratiques se sont peu à peu muées en un nouveau régime - oligarchique - fondé, comme son étymologie l’indique, sur le pouvoir de quelques uns. En début d’année, Hervé Kempf a fait paraître un livre intitulé « L'oligarchie ça suffit, vive la démocratie » où il analyse avec brio cette transformation progressive de la démocratie en oligarchie :
« Sommes-nous en dictature ? Non. Sommes-nous en démocratie ? Non plus. Les puissances d’argent ont acquis une influence démesurée, les grands médias sont contrôlés par les intérêts capitalistes, les lobbies décident des lois en coulisses, les libertés sont jour après jour entamées. Dans tous les pays occidentaux, la démocratie est attaquée par une caste. En réalité, nous sommes entrés dans un régime oligarchique, cette forme politique conçue par les Grecs anciens et qu’ont oubliée les politologues : la domination d une petite classe de puissants qui discutent entre pairs et imposent ensuite leurs décisions à l’ensemble des citoyens. Si nous voulons répondre aux défis du vingt et unième siècle, il faut revenir en démocratie : cela suppose de reconnaître l’oligarchie pour ce qu elle est, un régime qui vise à maintenir les privilèges des riches au mépris des urgences sociales et écologiques »
Une régression psychique
Contrairement à ce que voudrait nous faire croire une culture abstraite, il n’existe pas de séparation stricte entre les sphères du psychisme, de la culture, de la politique, de l’économie et de l’écologie mais un même système global qui décline sa logique de domination à travers toutes ces dimensions. Ainsi la régression oligarchique s’effectue au moment même où la spéculation financière parasite l’économie réelle. Mais cette oligarchie financière n’est que le symptôme social d’une régression qui touche l’être humain au cœur de sa subjectivité.
Car l’idéologie néo-libérale et l’oligarchie financière qui l’incarne sont à la fois le produit et la conséquence d’une démesure - l’hubris des anciens – née d’un désir exacerbé qui n’est plus limitée par aucune référence éthique, idéologique ou métaphysique. Dans nos sociétés de consommation hantées par l’instinct de mort, le désir s’émancipe de tout intention transcendante qui pourrait le transfigurer, comme la pulsion s’émancipe du désir qui fait accéder l’humain à la fonction symbolique.
En levant toutes les formes de censure, l’hubris néo-libérale est sur le plan psychique à la fois la cause et la conséquence d’une régression vers les états archaïques qui sont ceux d’un narcissisme précédant toute différenciation psychique entre le nourrisson et sa mère. L’anxiété produite chez le nourrisson par cet état de dépendance absolue est compensée par des fantasmes de toute-puissance. Quand la psyché adulte régresse à un stade narcissique, elle réactive une toute puissance infantile qui dénie l’ordre symbolique à partir duquel se tisse le lien social.
Je est un Autre : chaque individu participe de cet ordre symbolique qui est à l’origine d’une culture et d’un langage dont il hérite et qui le constitue. La psyché se développe et affirme sa maturité en se décentrant de son égocentrisme primordial pour reconnaître cette altérité fondatrice qui est aussi une dette fondamentale à travers laquelle chaque individu inscrit son destin dans une lignée et devient ainsi membre de la communauté humaine.
La toute puissance infantile dénie et cette dette et cet ordre symbolique au profit d’un fantasme d’auto-engendrement et d’un fonctionnement pervers qui traite l’autre en objet destiné à satisfaire, de manière compulsive, une jouissance pulsionnelle et une reconnaissance narcissique. En déniant l’altérité fondatrice au profit d’un fantasme de toute puissance infantile, l’hubris néo-libérale transforme aussi bien l’économie psychique au cœur de la subjectivité que les méditations culturelles et politiques au cœur de l’organisation socio-économique.
La Cité Perverse
Un certain nombre d’auteurs ont analysé les liens systémiques entre ces trois régimes de domination que sont l’idéologie néo-libérale sur le plan économique, la perversion sur le plan psychique et l’oligarchie sur le plan politique. C’est ce que fait le philosophe Dany-Robert Dufour dans La Cité Perverse : libéralisme et pornographie, un ouvrage aussi profond que lucide où il analyse comment, à travers l'injonction à la jouissance, la libération des pulsions est devenue le moteur de nos sociétés de consommation :
« Nous vivons dans un univers qui a fait de l’égoïsme, de l’intérêt personnel, du self love, son principe premier. Ce principe commande désormais tous nos comportements... Destructeur de l’être ensemble et de l’être soi, il nous conduit à vivre dans une Cité perverse. Pornographie, égotisme, acceptation du darwinisme social, instrumentalisation de l’autre : notre monde est devenu sadien. Il célèbre désormais l’alliance d’Adam Smith et du marquis de Sade. A l’ancien ordre moral qui commandait à chacun de réprimer ses pulsions, s’est substitué un nouvel ordre incitant à les exhiber ».
Déjà, dans La Monnaie vivante en 1970, l’écrivain Pierre Klossowsky est le premier, à affirmer que la perversion sadienne est la norme secrète de nos sociétés de consommation. Depuis, de nombreux auteurs dont Jean-Pierre Lebrun dans La perversion ordinaire : vivre ensemble sans autrui et Charles Melman dans La nouvelle économie psychique, ont approfondi cette intuition en montrant comment l’hubris néo-libérale réduit le désir à la pulsion, le lien social au rapport marchand, le monde des valeurs à celui des intérêts, et le sujet, créateur de sens, à un objet économique totalement chosifié.
Hubris et Nemesis
Dans Le Monde, Hervé Kempf illustre cette réflexion à travers un article intitulé « Hubris lubrique ». Il y fait un parallèle saisissant et significatif entre la catastrophe de Fukushima et l’affaire Strauss-Kahn, deux évènements apparemment inimaginables mais qui ont ceci de commun qu’ils procèdent, selon lui, de cette hubris qui, dans l’antiquité « désignait l'orgueil qui pousse l'être à dépasser la mesure, à vouloir au-delà de ce que le destin lui a assigné. Cette idée résonne de nouveau fortement dans notre culture : car celle-ci fait preuve d'une avidité inextinguible alors même que la biosphère atteint sa limite d'absorption sans dommage des effets de l'activité humaine. »
Le parallèle entre ces deux évènements permet de saisir le lien systémique entre les sphères de la psyché et de la politique, de l’économie et de l’écologie : « Derrière la prédation frénétique, il y a le désir humain. Dans le capitalisme finissant, ce désir s'est affranchi des ressorts métaphysiques grâce auxquels la majorité des cultures le bornaient. En généralisant la marchandisation, il a même établi un trafic sexuel sans précédent historique, et qui réduit l'homme ou la femme au rang d'objet. L'oligarchie, au sommet d'une société humaine profondément inégale, est la plus soumise à cette avidité insatiable, tout en prétendant en faire le standard enviable d'une vie réussie. Les Grecs associaient à l'hubris son châtiment, la nemesis, ou destruction : l'excès du désir de pouvoir, d'argent, de sexe, conduit à la catastrophe pour celui qui en est le jouet. »
Quelque soit la culpabilité de D.S.K, bénéficiaire de la présomption d’innocence, le choc et la sidération provoqués par cette affaire relèvent de sa dimension profondément symbolique - voire mythique - analysée par Irène Théry dans Le Monde : « L'image première qui nous a saisis ne s'arrêtait pas au seul DSK. C'était le choc de deux figures, deux symboles, deux incarnations si extrêmes des inégalités du monde contemporain, que la réalité semblait dépasser la fiction... La femme de chambre et le financier, ou le choc de celui qui avait tout et de celle qui n'était rien. Dans ce face à face presque mythique, les individus singuliers disparaissent, absorbés par tout ce qu'incarnent les personnages ».
Une scène archétypale
Si le fait divers s’élève ainsi dans l’instant à la dimension du mythe, c’est qu’il possède un fantastique pouvoir de révélation. Dans ce qui est devenu le Mythe du Sofitel, la chute d’un homme révèle celle d’un occident déshumanisé. Dans cette tragique confrontation entre celui qui a tout et celle qui n’a rien, se dévoilent en une seule scène trois visages de l’hubris contemporaine qui expriment l’excès du désir dans le domaine du pouvoir (l’oligarchie), dans celui de l’argent (la finance) et dans celui du sexe (la perversion).
Cette scène archétypale renvoie d’une manière crue l’image inhumaine d’une Cité Perverse que l’idéologie dominante et les médias à son service s’emploient à occulter par tous les moyens possibles et notamment par ceux, addictifs et anxiolytiques, proposés par l’industrie du divertissement.
Au moment où se déroulait cette affaire, le mouvement des Indignés en Espagne commençait à partir du mot d’ordre suivant : « Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiques et des banquiers. L'appétit de puissance et d'accumulation de quelques-uns crée les inégalités, les tensions et les injustices, lesquelles conduisent à la violence, que nous rejetons ». Tel est l’Apocalypse : simultanéité entre la destruction symbolique d’un ordre ancien et révélation d’un nouvel horizon de sens fondée sur ce que les Indignés nomment eux-mêmes une « révolution éthique ».
Hubris technocratique
A la triangulation infernale – perversion, oligarchie, spéculation – il faut ajouter l’hubris technocratique où la toute puissance infantile s’exprime à travers un fantasme d’omniscience profondément mortifère. Fondée sur l’hégémonie de la techno-science, l’hubris technocratique récuse cette diversité cognitive qui allie les explications abstraites de la rationalité, les implications esthétiques de la sensibilité et les intuitions créatrice de l’inspiration au profit d’une épistémologie exclusive fondée sur cette mise à distance abstraite qu’est l’objectivation.
En fragmentant le monde en autant de visées utilitaires, cette pensée réductionniste et fragmentée – celle de l’expertise et de la spécialisation – exclut toute forme de vision globale permettant d’interpréter nos expériences et de partager nos connaissances à partir de références communes. Possédé par un fantasme d’omniscience qui vise à dominer son milieu en l’objectivant, l’hubris technocratique impose un modèle d’abstraction qui ne peut rendre compte de la relation organique – symbiotique et symbolique – entre l’homme et les divers milieux, naturels, sociaux et culturels où il évolue.
Ce modèle réductionniste est à l’origine d’une culture de domination et au cœur de la crise systémique que nous traversons. Le Journal Intégral a suffisamment analysé par ailleurs cette culture de domination – abstraite, hyper-spécialisée, scientiste, utilitariste, réductionniste, technocratique – pour ne pas avoir à y revenir ici en détails. C’est contre cette hubris technocratique que s’affirme une vision intégrale fondée non plus sur la domination abstraite mais sur une diversité cognitive qui s'exprime à travers une "intelligence sensible" où le processus d’abstraction rationnelle est relativisé et compensé par la participation de l'affect, l’instinct organique, l’inspiration créatrice, l’émotion esthétique, la révélation spirituelle et l’intuition globale.
Une approche systémique
Il apparaît dès lors que les dimensions de la subjectivité, de la culture et de la société sont liées les unes, les autres, par un réseau d’interactions qui exprime un même processus de « décivilisation ». Souvent qualifié de « néo-libéralisme » ce processus de décivilisation est autant un régime psychique régressif qu’un modèle utilitariste, autant une forme d’oligarchie qu’un ensemble de techniques spéculatives, autant une emprise médiatique sur les esprits qu’un mode compulsif de consommation et un productivisme forcené fondé l’exploitation illimitée des ressources naturelles.
C’est pourquoi toute tentative de transformation sociale doit passer par une démarche systémique capable de penser ensemble et séparément les dimensions de la subjectivité individuelle, de l’intersubjectivité culturelle, de l’organisation socio-économique, des rapports avec le milieu naturel comme avec l’environnement technologique.
Refuser de prendre en compte toutes ces dimensions pour n’en privilégier que certaines, ne pas saisir leurs interactions, c’est - à coup sûr - se tromper, et de diagnostic et de thérapeutique. Nous renforçons le piège où nous nous trouvons en essayant, pour nous en libérer, de forger des solutions issues du mode de pensée réductionniste et fragmentaire qui l’a généré. Il est somme toute facile de diaboliser un ennemi supposé pour ne pas faire l’effort de se changer soi-même, si pratique de promouvoir un changement politique pour échapper à ses problèmes personnels et faire l’impasse sur sa propre évolution.
Il est bien plus difficile de changer ses habitudes, ses modèles et ses conformismes de pensée en dépassant la posture de contestation qui participe du même paradigme que la position contestée. Contester c’est étymologiquement con-testare : témoigner avec. Fondée sur une politique intégrale, le nouvel horizon de la transformation sociale passe par une stratégie créative fondée sur le dévoilement et l’expérimentation collective d’un nouveau paradigme qui dépasse et intègre l'ancien modèle devenu inadapté.
(A suivre...)
Avertissement au lecteur : on ne pourra goûter à la substantifique moelle de ce billet sans avoir fait l’effort de lire le précédent qui en constitue le début et dans lequel nous analysions le déphasage profond entre les « élites » au pouvoir et la population, notamment ces générations montantes, inspirées par de nouvelles formes de pensée et de sensibilité qui correspondent à un nouveau stade de l’esprit humain annoncé dès les années 20 par les poètes du Grand Jeu.
Dans ce billet, nous analysons le processus de "décivilisation" qui touche les sociétés occidentales et annonce - telle une mort initiatique - le passage vers ce nouveau stade évolutif. Ce processus de décivilisation est la conséquence d'une démesure qui advient quand le désir humain n'est plus canalisé par une référence éthique ou métaphysique. La toute puissance infantile qui s'empare alors des individus crée une profonde désorganisation nécessitant, pour la dépasser, un sursaut de conscience vers le prochain stade évolutif.
De la Démocratie à l’Oligarchie
Si les élites institutionnelles – politiques et économiques, culturelles et médiatiques – ont perdu leur légitimité, leur crédit et leur autorité, c’est qu’elles sont devenues incapables de tenir le rôle qui devrait être le leur : proposer une vision dans laquelle pourrait se reconnaître une conscience collective en évolution et indiquer une voie permettant à l’action collective d’incarner cette vision. Cette déconnexion profonde entre les élites institutionnelles et la population est la cause et la conséquence d’une profonde dégénérescence démocratique.
Sous l’effet d’un tsunami néo-libéral né de la mondialisation et de la chute du communisme, de la dérégulation financière et de la financiarisation de l’économie, nos sociétés démocratiques se sont peu à peu muées en un nouveau régime - oligarchique - fondé, comme son étymologie l’indique, sur le pouvoir de quelques uns. En début d’année, Hervé Kempf a fait paraître un livre intitulé « L'oligarchie ça suffit, vive la démocratie » où il analyse avec brio cette transformation progressive de la démocratie en oligarchie :
« Sommes-nous en dictature ? Non. Sommes-nous en démocratie ? Non plus. Les puissances d’argent ont acquis une influence démesurée, les grands médias sont contrôlés par les intérêts capitalistes, les lobbies décident des lois en coulisses, les libertés sont jour après jour entamées. Dans tous les pays occidentaux, la démocratie est attaquée par une caste. En réalité, nous sommes entrés dans un régime oligarchique, cette forme politique conçue par les Grecs anciens et qu’ont oubliée les politologues : la domination d une petite classe de puissants qui discutent entre pairs et imposent ensuite leurs décisions à l’ensemble des citoyens. Si nous voulons répondre aux défis du vingt et unième siècle, il faut revenir en démocratie : cela suppose de reconnaître l’oligarchie pour ce qu elle est, un régime qui vise à maintenir les privilèges des riches au mépris des urgences sociales et écologiques »
Une régression psychique
Contrairement à ce que voudrait nous faire croire une culture abstraite, il n’existe pas de séparation stricte entre les sphères du psychisme, de la culture, de la politique, de l’économie et de l’écologie mais un même système global qui décline sa logique de domination à travers toutes ces dimensions. Ainsi la régression oligarchique s’effectue au moment même où la spéculation financière parasite l’économie réelle. Mais cette oligarchie financière n’est que le symptôme social d’une régression qui touche l’être humain au cœur de sa subjectivité.
Car l’idéologie néo-libérale et l’oligarchie financière qui l’incarne sont à la fois le produit et la conséquence d’une démesure - l’hubris des anciens – née d’un désir exacerbé qui n’est plus limitée par aucune référence éthique, idéologique ou métaphysique. Dans nos sociétés de consommation hantées par l’instinct de mort, le désir s’émancipe de tout intention transcendante qui pourrait le transfigurer, comme la pulsion s’émancipe du désir qui fait accéder l’humain à la fonction symbolique.
En levant toutes les formes de censure, l’hubris néo-libérale est sur le plan psychique à la fois la cause et la conséquence d’une régression vers les états archaïques qui sont ceux d’un narcissisme précédant toute différenciation psychique entre le nourrisson et sa mère. L’anxiété produite chez le nourrisson par cet état de dépendance absolue est compensée par des fantasmes de toute-puissance. Quand la psyché adulte régresse à un stade narcissique, elle réactive une toute puissance infantile qui dénie l’ordre symbolique à partir duquel se tisse le lien social.
Je est un Autre : chaque individu participe de cet ordre symbolique qui est à l’origine d’une culture et d’un langage dont il hérite et qui le constitue. La psyché se développe et affirme sa maturité en se décentrant de son égocentrisme primordial pour reconnaître cette altérité fondatrice qui est aussi une dette fondamentale à travers laquelle chaque individu inscrit son destin dans une lignée et devient ainsi membre de la communauté humaine.
La toute puissance infantile dénie et cette dette et cet ordre symbolique au profit d’un fantasme d’auto-engendrement et d’un fonctionnement pervers qui traite l’autre en objet destiné à satisfaire, de manière compulsive, une jouissance pulsionnelle et une reconnaissance narcissique. En déniant l’altérité fondatrice au profit d’un fantasme de toute puissance infantile, l’hubris néo-libérale transforme aussi bien l’économie psychique au cœur de la subjectivité que les méditations culturelles et politiques au cœur de l’organisation socio-économique.
La Cité Perverse
Un certain nombre d’auteurs ont analysé les liens systémiques entre ces trois régimes de domination que sont l’idéologie néo-libérale sur le plan économique, la perversion sur le plan psychique et l’oligarchie sur le plan politique. C’est ce que fait le philosophe Dany-Robert Dufour dans La Cité Perverse : libéralisme et pornographie, un ouvrage aussi profond que lucide où il analyse comment, à travers l'injonction à la jouissance, la libération des pulsions est devenue le moteur de nos sociétés de consommation :
« Nous vivons dans un univers qui a fait de l’égoïsme, de l’intérêt personnel, du self love, son principe premier. Ce principe commande désormais tous nos comportements... Destructeur de l’être ensemble et de l’être soi, il nous conduit à vivre dans une Cité perverse. Pornographie, égotisme, acceptation du darwinisme social, instrumentalisation de l’autre : notre monde est devenu sadien. Il célèbre désormais l’alliance d’Adam Smith et du marquis de Sade. A l’ancien ordre moral qui commandait à chacun de réprimer ses pulsions, s’est substitué un nouvel ordre incitant à les exhiber ».
Déjà, dans La Monnaie vivante en 1970, l’écrivain Pierre Klossowsky est le premier, à affirmer que la perversion sadienne est la norme secrète de nos sociétés de consommation. Depuis, de nombreux auteurs dont Jean-Pierre Lebrun dans La perversion ordinaire : vivre ensemble sans autrui et Charles Melman dans La nouvelle économie psychique, ont approfondi cette intuition en montrant comment l’hubris néo-libérale réduit le désir à la pulsion, le lien social au rapport marchand, le monde des valeurs à celui des intérêts, et le sujet, créateur de sens, à un objet économique totalement chosifié.
Hubris et Nemesis
Dans Le Monde, Hervé Kempf illustre cette réflexion à travers un article intitulé « Hubris lubrique ». Il y fait un parallèle saisissant et significatif entre la catastrophe de Fukushima et l’affaire Strauss-Kahn, deux évènements apparemment inimaginables mais qui ont ceci de commun qu’ils procèdent, selon lui, de cette hubris qui, dans l’antiquité « désignait l'orgueil qui pousse l'être à dépasser la mesure, à vouloir au-delà de ce que le destin lui a assigné. Cette idée résonne de nouveau fortement dans notre culture : car celle-ci fait preuve d'une avidité inextinguible alors même que la biosphère atteint sa limite d'absorption sans dommage des effets de l'activité humaine. »
Le parallèle entre ces deux évènements permet de saisir le lien systémique entre les sphères de la psyché et de la politique, de l’économie et de l’écologie : « Derrière la prédation frénétique, il y a le désir humain. Dans le capitalisme finissant, ce désir s'est affranchi des ressorts métaphysiques grâce auxquels la majorité des cultures le bornaient. En généralisant la marchandisation, il a même établi un trafic sexuel sans précédent historique, et qui réduit l'homme ou la femme au rang d'objet. L'oligarchie, au sommet d'une société humaine profondément inégale, est la plus soumise à cette avidité insatiable, tout en prétendant en faire le standard enviable d'une vie réussie. Les Grecs associaient à l'hubris son châtiment, la nemesis, ou destruction : l'excès du désir de pouvoir, d'argent, de sexe, conduit à la catastrophe pour celui qui en est le jouet. »
Quelque soit la culpabilité de D.S.K, bénéficiaire de la présomption d’innocence, le choc et la sidération provoqués par cette affaire relèvent de sa dimension profondément symbolique - voire mythique - analysée par Irène Théry dans Le Monde : « L'image première qui nous a saisis ne s'arrêtait pas au seul DSK. C'était le choc de deux figures, deux symboles, deux incarnations si extrêmes des inégalités du monde contemporain, que la réalité semblait dépasser la fiction... La femme de chambre et le financier, ou le choc de celui qui avait tout et de celle qui n'était rien. Dans ce face à face presque mythique, les individus singuliers disparaissent, absorbés par tout ce qu'incarnent les personnages ».
Une scène archétypale
Si le fait divers s’élève ainsi dans l’instant à la dimension du mythe, c’est qu’il possède un fantastique pouvoir de révélation. Dans ce qui est devenu le Mythe du Sofitel, la chute d’un homme révèle celle d’un occident déshumanisé. Dans cette tragique confrontation entre celui qui a tout et celle qui n’a rien, se dévoilent en une seule scène trois visages de l’hubris contemporaine qui expriment l’excès du désir dans le domaine du pouvoir (l’oligarchie), dans celui de l’argent (la finance) et dans celui du sexe (la perversion).
Cette scène archétypale renvoie d’une manière crue l’image inhumaine d’une Cité Perverse que l’idéologie dominante et les médias à son service s’emploient à occulter par tous les moyens possibles et notamment par ceux, addictifs et anxiolytiques, proposés par l’industrie du divertissement.
Au moment où se déroulait cette affaire, le mouvement des Indignés en Espagne commençait à partir du mot d’ordre suivant : « Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiques et des banquiers. L'appétit de puissance et d'accumulation de quelques-uns crée les inégalités, les tensions et les injustices, lesquelles conduisent à la violence, que nous rejetons ». Tel est l’Apocalypse : simultanéité entre la destruction symbolique d’un ordre ancien et révélation d’un nouvel horizon de sens fondée sur ce que les Indignés nomment eux-mêmes une « révolution éthique ».
Hubris technocratique
A la triangulation infernale – perversion, oligarchie, spéculation – il faut ajouter l’hubris technocratique où la toute puissance infantile s’exprime à travers un fantasme d’omniscience profondément mortifère. Fondée sur l’hégémonie de la techno-science, l’hubris technocratique récuse cette diversité cognitive qui allie les explications abstraites de la rationalité, les implications esthétiques de la sensibilité et les intuitions créatrice de l’inspiration au profit d’une épistémologie exclusive fondée sur cette mise à distance abstraite qu’est l’objectivation.
En fragmentant le monde en autant de visées utilitaires, cette pensée réductionniste et fragmentée – celle de l’expertise et de la spécialisation – exclut toute forme de vision globale permettant d’interpréter nos expériences et de partager nos connaissances à partir de références communes. Possédé par un fantasme d’omniscience qui vise à dominer son milieu en l’objectivant, l’hubris technocratique impose un modèle d’abstraction qui ne peut rendre compte de la relation organique – symbiotique et symbolique – entre l’homme et les divers milieux, naturels, sociaux et culturels où il évolue.
Ce modèle réductionniste est à l’origine d’une culture de domination et au cœur de la crise systémique que nous traversons. Le Journal Intégral a suffisamment analysé par ailleurs cette culture de domination – abstraite, hyper-spécialisée, scientiste, utilitariste, réductionniste, technocratique – pour ne pas avoir à y revenir ici en détails. C’est contre cette hubris technocratique que s’affirme une vision intégrale fondée non plus sur la domination abstraite mais sur une diversité cognitive qui s'exprime à travers une "intelligence sensible" où le processus d’abstraction rationnelle est relativisé et compensé par la participation de l'affect, l’instinct organique, l’inspiration créatrice, l’émotion esthétique, la révélation spirituelle et l’intuition globale.
Une approche systémique
Il apparaît dès lors que les dimensions de la subjectivité, de la culture et de la société sont liées les unes, les autres, par un réseau d’interactions qui exprime un même processus de « décivilisation ». Souvent qualifié de « néo-libéralisme » ce processus de décivilisation est autant un régime psychique régressif qu’un modèle utilitariste, autant une forme d’oligarchie qu’un ensemble de techniques spéculatives, autant une emprise médiatique sur les esprits qu’un mode compulsif de consommation et un productivisme forcené fondé l’exploitation illimitée des ressources naturelles.
C’est pourquoi toute tentative de transformation sociale doit passer par une démarche systémique capable de penser ensemble et séparément les dimensions de la subjectivité individuelle, de l’intersubjectivité culturelle, de l’organisation socio-économique, des rapports avec le milieu naturel comme avec l’environnement technologique.
Refuser de prendre en compte toutes ces dimensions pour n’en privilégier que certaines, ne pas saisir leurs interactions, c’est - à coup sûr - se tromper, et de diagnostic et de thérapeutique. Nous renforçons le piège où nous nous trouvons en essayant, pour nous en libérer, de forger des solutions issues du mode de pensée réductionniste et fragmentaire qui l’a généré. Il est somme toute facile de diaboliser un ennemi supposé pour ne pas faire l’effort de se changer soi-même, si pratique de promouvoir un changement politique pour échapper à ses problèmes personnels et faire l’impasse sur sa propre évolution.
Il est bien plus difficile de changer ses habitudes, ses modèles et ses conformismes de pensée en dépassant la posture de contestation qui participe du même paradigme que la position contestée. Contester c’est étymologiquement con-testare : témoigner avec. Fondée sur une politique intégrale, le nouvel horizon de la transformation sociale passe par une stratégie créative fondée sur le dévoilement et l’expérimentation collective d’un nouveau paradigme qui dépasse et intègre l'ancien modèle devenu inadapté.
(A suivre...)