Et s’il y en a un, voilà le vrai visage du totalitarisme aujourd’hui : la conspiration terrible, tyrannique et secrète de toutes les forces intellectuelles et sociales qui condamnent l’être humain à une existence sans aucune verticalité. Abdennour Bidar
L’année 2015 restera en France comme une année rouge – rouge comme le sang des innocents, la brûlure d’un deuil collectif et l’embrasement du Moyen-Orient qui fait fuir des cohortes de migrants sur les eaux de la Méditerranée et les routes de l’Europe en les réduisant à l’état d’animaux surpris par un incendie de forêt. Commencée il y a tout juste un an, le 7 Janvier, avec les attentats contre Charlie-Hebdo et l’hyper casher de Vincennes, cette année a été marquée le 13 Novembre par les attentats du Bataclan et ceux des terrasses du onzième arrondissement qui ont fait 130 victimes.
Auteur d’une fameuse Lettre ouverte au monde musulman, le philosophe Abdennour Bidar fait partie de ces consciences éveillées qui ont su interpréter avec le plus de profondeur le message véhiculé par ces signes du temps que sont les évènements récents. Le 19 Novembre, il publie dans plusieurs quotidiens en Europe un article où il écrit ceci : « A partir de ma double culture française et musulmane, j'essaie d'expliquer que nous sommes tous maintenant, musulmans et occidentaux, et la planète entière avec nous, confrontés à une immense question qui fait son grand retour au milieu du monde humain: la question du sacré. Voilà le défi du siècle qui s'ouvre. Il nous renvoie non pas à la crise écologique, ni aux crises financières ou politiques, ni aux crises géopolitiques, mais à la mère de toutes les crises: celle du spirituel. »
Plutôt que de se jeter dans le piège tendu par les terroristes qui consiste à répondre à la violence de manière réflexe en répandant la violence en surface comme en profondeur, les propos d'Abdennour Bidar nous incitent à décréter un véritable état d’urgence spirituel qui doit mobiliser l'ensemble de nos énergies vitales, psychiques, intellectuelles et créatrices pour effectuer le saut qualitatif indispensable à l'émergence d'une nouvelle vision du monde. A partir de sa double culture ce philosophe inspiré chemine vers une nouvelle forme de spiritualité, au-delà de la religion comme de la modernité, dans la lignée de ces penseurs évolutionnaires que sont Teilhard de Chardin ou Sri Aurobindo. Après avoir présenté son travail, nous proposerons des extraits de deux de ses articles publiés récemment où il interprète les évènements de l’année dernière dans la perspective civilisationnelle d’un saut évolutif vers une "humanité créatrice".
Une crise spirituelle
Dans un billet du Journal Intégral intitulé Une insurrection spirituelle, paru le 13 Janvier dernier, tout juste après les attentats, j’écrivais ceci : « Si la violence barbare sème la terreur, comme elle vient de le faire en France ces jours-ci à Charlie-Hebdo, c'est pour récolter la haine dans les cœurs et la confusion dans les esprits. Résister à cette stratégie d'emprise c'est garder le cœur ouvert en refusant la facilité des amalgames et conserver l'esprit clair en interprétant les évènements comme autant de manifestations d'un contexte global qui est celui d'une double impasse constituée par les fondamentalismes religieux et marchands…
Comment sortir de cette double impasse ? Dans une Lettre ouverte au monde musulman, le philosophe Abdennour Bidar évoque la nécessité d'une révolution spirituelle : " L'avenir de l'humanité passera demain non pas seulement par la résolution de la crise financière et économique, mais de façon bien plus essentielle par la résolution de la crise spirituelle sans précédent que traverse notre humanité toute entière ! Saurons-nous nous rassembler, à l'échelle de la planète pour affronter ce défi fondamental? La nature spirituelle a horreur du vide, et si elle ne trouve rien de nouveau pour le remplir elle le fera demain avec des religions toujours plus inadaptées au présent - et qui comme l'islam actuellement se mettront alors à produire des monstres. " »
Si j’ai cité Abdennour Bidar en ce moment particulier c’est que, contrairement à tant d’autres auteurs dont les réflexions se perdent dans un labyrinthe d’explications aussi spécialisées que superficielles, la sienne est inspirée par une vision qui va directement au cœur des problèmes. Dans une perspective intégrale, les évènements ne sont pas réductibles aux maillons d’une chaîne de causalité à expliciter : ils sont aussi et surtout des signes des temps à méditer parce qu’ils révèlent de manière singulière la façon dont le temps évolutif informe et transforme l’écosystème complexe dans lequel nous évoluons. Le mot sens a une double dimension qui renvoie à la fois à une orientation dynamique (le sens de l'évolution) et à une signification (le sens de l'information). L'évènement devient signe des temps quand il cristallise en formes significatives la force temporelle de l'évolution.
A force de se perdre dans les détails des explications spécifiques, on perd l’essentiel auquel les signes des temps nous ramènent pourvu qu’on sache les interpréter avec suffisamment de profondeur et de vision pour intégrer l’information dont ils sont les vecteurs. C’est pourquoi il nous faut des herméneutes clairvoyants comme Abdennour Bidar dont le parcours original permet de décrypter en profondeur le message véhiculé par les signes des temps. Enraciné dans la culture musulmane en général et dans la tradition soufie en particulier, enseignée par sa mère française convertie à la fin des années soixante, ce parcours s’est poursuivi par des études conduisant ce normalien à devenir agrégé et docteur en philosophie. Aujourd’hui chargé de mission sur la "Pédagogie de la laïcité" par le ministère de l’Éducation Nationale et le Haut conseil à l'intégration, il est devenu un spécialiste des évolutions actuelles de l'islam et des mutations de la vie spirituelle dans le monde contemporain. Animateur de l’émission Cultures d’Islam sur France culture, il est l'auteur de plusieurs ouvrages dans lesquels il lutte à la fois contre la stigmatisation de l'islam et contre les obscurantismes qui le gangrènent tout en explorant les voies d’une spiritualité novatrice adaptée à notre temps.
A force de se perdre dans les détails des explications spécifiques, on perd l’essentiel auquel les signes des temps nous ramènent pourvu qu’on sache les interpréter avec suffisamment de profondeur et de vision pour intégrer l’information dont ils sont les vecteurs. C’est pourquoi il nous faut des herméneutes clairvoyants comme Abdennour Bidar dont le parcours original permet de décrypter en profondeur le message véhiculé par les signes des temps. Enraciné dans la culture musulmane en général et dans la tradition soufie en particulier, enseignée par sa mère française convertie à la fin des années soixante, ce parcours s’est poursuivi par des études conduisant ce normalien à devenir agrégé et docteur en philosophie. Aujourd’hui chargé de mission sur la "Pédagogie de la laïcité" par le ministère de l’Éducation Nationale et le Haut conseil à l'intégration, il est devenu un spécialiste des évolutions actuelles de l'islam et des mutations de la vie spirituelle dans le monde contemporain. Animateur de l’émission Cultures d’Islam sur France culture, il est l'auteur de plusieurs ouvrages dans lesquels il lutte à la fois contre la stigmatisation de l'islam et contre les obscurantismes qui le gangrènent tout en explorant les voies d’une spiritualité novatrice adaptée à notre temps.
Trois Objectifs
Dans la présentation d’un blog aujourd’hui désactivé mais dont on peut consulter ici les archives, Abdennour Bidar évoquait les trois objectifs qui guident sa recherche : « En ce temps où se multiplient les interrogations sur l’islam, et plus généralement sur l’avenir des religions, je souhaite ainsi apporter ma contribution à cet effort général de réflexion. Plus précisément, ce sont trois objectifs qui orientent tout mon travail. Le premier objectif concerne l’islam. Cette religion souffre aujourd’hui de plusieurs maux, notamment un très lourd déficit d’éducation qui a de graves conséquences. Combien de musulmans ont une connaissance approfondie de leur propre tradition ? Combien d’entre eux ont avec elle un rapport critique ? Combien au contraire en ont une représentation figée et dogmatique ?
Le second concerne le rapport entre les musulmans et les non musulmans. J’essaie de montrer que l’islam peut être autre chose que ces caricatures de lui-même qu’il montre trop souvent et qui alimentent l’incompréhension, la peur et le rejet : le refus de négocier ses revendications, le formalisme, l’intolérance, la violence, etc. Il a eu d'autres visages historiques, de nombreux musulmans aujourd'hui le vivent de façon intelligente et éclairée, et il est capable d'évolution.
Le troisième enfin, le plus important à mes yeux, dépasse le cadre de l’islam. Il concerne l’avenir des religions. L’Occident moderne avait proclamé la « mort du sacré » et le « désenchantement du monde ». Certains pensent qu’on assiste aujourd’hui – au contraire – au « retour des religions ». Je crois que l’avenir spirituel de l’homme n’est ni l’un ni l’autre. Il se situe quelque part au-delà de la religion et de l’athéisme, du côté d’une vie spirituelle totalement nouvelle qui recueille l’héritage des traditions religieuses tout en les laissant derrière elle. C’est la direction majeure que je tente de préciser à chaque fois un peu mieux au fil de mes écrits, la question de l’islam étant seulement pour moi la porte d’entrée de cette question plus vaste qui est probablement la clé de la mondialisation et du progrès de l’humanité, très loin de ces facteurs économiques et politiques que nous croyons pourtant les plus déterminants.
La dynamique de l’évolution culturelle
Ces trois objectifs correspondent chacun à un des grands stades de l’évolution culturelle que sont la pré-modernité religieuse, la modernité rationnelle et une trans-modernité en train d’émerger. Ce qui est passionnant dans la démarche évolutionnaire d’Abdennour Bidar c’est une complexité qui échappe aux tenants d’une pensée binaire et segmentaire totalement dépassée. Cette complexité s’enracine dans cette tradition pré-moderne qu’est l’Islam, elle utilise la pensée critique de la modernité pour interroger et contextualiser le rôle de la religion dans le monde contemporain et, dans le même temps, elle transcende les impasses nihilistes de la modernité pour promouvoir un saut qualitatif et synthétique qui associe l’intuition holiste de la tradition et l’abstraction conceptuelle de la modernité.
La profondeur et la complexité de cette démarche évolutionnaire permettent au philosophe d’interpréter les évènements actuels comme autant de cristallisations significatives, à un moment donné, de la dynamique de l'évolution culturelle. Ces évènements mettent à jour aussi bien les tensions évolutives entre religion pré-moderne et universalisme moderne (islam/occident) que celles qui existent entre modernité et une trans-modernité en émergence (technocratie/créatifs culturels). On trouve sans doute le même fossé, la même distance évolutive et le même saut qualitatif entre religion pré-moderne et modernité qu'entre cette dernière et une trans-modernité (ou cosmodernité) fondée sur une individuation spirituelle et une vision intégrative dont les créatifs culturels sont les annonciateurs. Ces crises évolutives se répondent en écho comme autant de mutations synchrones et systémiques d'une même humanité en évolution.
Si on prend en compte la dynamique de l'évolution culturelle, ce que Samuel Huntington nomme le choc des civilisations entre Islam et Occident peut être interprété en termes évolutifs comme une tension entre des stades de développement culturel qui impliquent des visions du monde différentes, la religiosité pré-moderne d'un côté et de l'autre l'individualisme moderne. Ceux qui désirent mieux appréhender ces tensions évolutives peuvent se référer au passionnant dialogue entre Ken Wilber et Andrew Cohen sur Le rôle évolutionnaire des religions et la capacité qu'ont celles-ci d'accompagner les sociétés humaines à travers les divers stades de leur développement.
Si on prend en compte la dynamique de l'évolution culturelle, ce que Samuel Huntington nomme le choc des civilisations entre Islam et Occident peut être interprété en termes évolutifs comme une tension entre des stades de développement culturel qui impliquent des visions du monde différentes, la religiosité pré-moderne d'un côté et de l'autre l'individualisme moderne. Ceux qui désirent mieux appréhender ces tensions évolutives peuvent se référer au passionnant dialogue entre Ken Wilber et Andrew Cohen sur Le rôle évolutionnaire des religions et la capacité qu'ont celles-ci d'accompagner les sociétés humaines à travers les divers stades de leur développement.
Illustration de Jacques Ferber. Charlie et la Spirale in Développement Intégral |
Ci-dessus, la répartition des différentes couleurs propres à ce modèle développemental qu'est la Spirale Dynamique, pour l'Islam et la France. En abscisse les différents stades de développement et en ordonnée l'importance de chaque stade. Charlie et la Spirale.
Dans un entretien paru dans Le Monde des Religions où il évoque son livre Comment sortir de la religion ?, Bidar explicite ainsi sa position : « Beaucoup de gens se trouvent aujourd’hui dans une forme d’indigence existentielle, sans démarche spirituelle active, ils ressentent une insatisfaction de fond. D’autres puisent dans le modèle religieux un certain nombre de principes, mais de façon de plus en plus fragmentée. Tous ceux-là, incroyants et croyants, ressentent l’impasse de la religion et de l’athéisme. Voilà la souffrance de notre temps. En même temps, ils ont plus ou moins clairement l’intuition qu’une nouvelle forme de vie spirituelle est possible.
J’aimerais leur donner confiance en notre monde, en leur parlant de l’homme créateur de demain. C’est lui qui peut remplacer « l’homme créature » d’hier. C’est la libération de notre puissance créatrice qui seule permettra d’exploiter spirituellement toutes les possibilités propres de notre temps, toutes les forces de notre civilisation humaine. Aujourd’hui, la toute-puissance est déjà de notre côté, mais elle n’est pas convertie ni « consacrée ». J’ai l’impression de défricher de nouveaux chemins sur lesquels je ne croise plus grand monde, car les auteurs qui m’ont accompagné jusque-là – Teilhard de Chardin, Muhammad Iqbal, Sri Aurobindo – ont tous été, à un moment donné de leur réflexion, rattrapés par le religieux. »
Ce n'est pas un hasard si la lignée des penseurs dont se réclame d’Abdennour Bidar (Sri Aurobindo, Teilhard de Chardin) est aussi celle à laquelle se réfère une Nouvelle Avant-Garde en quête d'une vision intégrale que nous cherchons à développer dans ce blog. Cet état d’urgence spirituel évoqué par Bidar renvoie au nécessaire saut évolutif vers un stade supérieur de développement et de conscience susceptible d’inspirer des formes novatrices de spiritualité et de vivre ensemble. On comprend bien ce qu’une telle perspective évolutionnaire peut avoir de subversif, de dérangeant et d’incompréhensible aussi bien pour les tenants des religions pré-modernes que pour ceux d’une modernité matérialiste.
Humanité Créatrice
L’article de Wikipédia consacré à Abdennour Bidar résume bien son parcours intellectuel et permet de mieux saisir la proximité entre sa réflexion et l'approche intégrale : « À travers chacun de ces ouvrages, Abdennour Bidar tente d'approfondir progressivement sa vision de ce que pourrait être une vie spirituelle pour le XXIe siècle. Il la cherche du côté d'une évolution de l'homme hors de ses limites anciennes de "créature" et de "finitude". Il propose que nous cultivions une grande image de nous-mêmes comme Humanité Créatrice formée de créateurs humains successeurs des créateurs divins - qui étaient l'image anticipée de notre propre évolution.
Une telle direction spirituelle permettrait à l'homme contemporain d'échapper à la tentation de revenir vers les religions du passé, et lui permettrait aussi de ne pas sombrer dans le vide existentiel d'une vie sans signification supérieure. Enfin, une telle perspective serait en phase avec ce qui nous arrive à travers le bond prodigieux de nos pouvoirs technologiques et de nos savoirs scientifiques : nous trouverions là une élévation de notre degré de conscience qui aille de pair avec ce saut en avant de notre puissance d'agir matérielle, c'est-à-dire qui l'oriente vers une finalité spirituelle dont cette surpuissance manque encore tragiquement ».
Illustration de Serge Durand. Blog Foudre. Cliquez dessus pour agrandir. |
A partir d’une perspective intégrale, nous avons-nous-même évoqué à de nombreuses reprises dans ce blog cette "ère des créateurs" qui pourrait advenir en remplaçant l'ère des prédateurs dans laquelle nous vivons la fin du cycle de la modernité. Nous n’aurons pas la prétention de résumer dans un billet de blog la profondeur, la précision et l’amplitude de la pensée d’Abdennour Bidar. Dans la rubrique Ressources nous proposons les références d’une série d’articles pour appréhender la démarche originale et synthétique de ce philosophe qui permet non seulement de mieux comprendre l’Islam dans sa complexité et ses contradictions mais aussi d’analyser la relation en miroir que cette civilisation entretient parfois avec l’occident comme « deux manifestations souffrantes et impuissantes d’un même aplatissement ou effondrement sur lui-même de l’humain. »
De ce face à face parfois tragique entre Islam et chrétienté, orient et occident, holisme et individualisme, tradition et progressisme, ethnocentrisme sacré et universalisme abstrait, théocratie et démocratie, enchantement mythologique et désenchantement technocratique, fondamentalisme religieux et marchand, naît l’impérieuse nécessité d’un dépassement synthétique qui se manifeste aujourd’hui à travers un profond courant de rénovation spirituelle auquel participe la démarche d’Abdennour Bidar. Voici ci-dessous des extraits de deux articles parus récemment dans la presse qui sont deux appels à cet état d'urgence spirituel qui doit mobiliser les énergies individuelles et collectives dans la perspective d'un saut évolutif absolument vital pour l'humanité.
L’absence de spirituel est un problème, pas l’islam
Abdennour Bidar. Paru le 27/10/15 dans Le Monde.
... Je souscris entièrement à l’analyse de Pierre Manent lorsqu’il déclare que « le problème le plus alarmant qui assiège la France et l’Europe, c’est une désorientation générale, une impuissance croissante à penser et à vouloir un projet commun. L’irruption de l’islam révèle ce problème, l’aggrave sans doute, mais cette désorientation existe indépendamment de l’islam ».
Il faut insister avec M. Manent sur le fait que l’islam de France et d’ailleurs ne nous déstabiliserait pas autant si nous n’étions pas devenus si fragiles. Certes l’islam lui-même est profondément en crise, Daech n’étant que le symptôme le plus grave d’un cancer de civilisation qui prolifère à peu près partout sur le corps de l’Oumma. Cela, une majorité de musulmans refuse encore de l’entendre même si d’autres – surtout des femmes et ce n’est pas un hasard – me disent qu’enfin quelqu’un ose crever l’abcès. Cette surdité volontaire, cependant, est actuellement la chose du monde la mieux partagée.
Car l’Occident éprouve lui aussi les pires difficultés à actualiser sa conscience de soi, c’est-à-dire en l’occurrence à accepter de voir cette réalité en face : ses idéaux magnifiques et indispensables, synthétisés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, ne suffisent plus à produire des sociétés justes mais laissent exploser toutes les inégalités ; et ces mêmes valeurs ont perdu toute force d’attraction, de conviction, d’entraînement dans le reste du monde, à commencer du côté de l’islam. L’Occident n’a plus les moyens d’être ce « cap » de l’humanité dont Jacques Derrida parlait naguère.
Régénérer les valeurs
Il ne s’agit pas pour autant de renoncer à ces fameuses valeurs. Mais de toute évidence, il faut maintenant qu’elles soient régénérées au fondement par la contribution de tous les héritages humanistes d’Orient, afin que désormais l’Occident ne soit plus laissé à l’illusion qu’il peut « fabriquer de l’universel tout seul » pour l’imposer tel quel à la planète. Dans cette perspective, nous devons comprendre que l’islam n’est pas notre ennemi, ni seulement le « révélateur » de notre impuissance nouvelle. Il est celui qui, à travers la conviction farouche de ses fidèles, nous interpelle sur le plan spirituel. Ses barbares djihadistes eux-mêmes, en ce qu’ils remettent au centre du débat planétaire la question du nœud gordien entre la violence et le sacré, nous convoquent à un sursaut d’ordre spirituel.
Tout cela nous somme de reconnaître que nous sommes engagés avec la civilisation islamique dans le même défi crucial : trouver une vie spirituelle qui fonde l’univers éthique et politique des droits de l’homme. Nous devons chercher avec elle de nouvelles voies pour actualiser « ce qui en l’homme passe l’homme » comme disait Blaise Pascal. C’est-à-dire ? Non pas quelque chose de vague comme une « spiritualité » mais une vision de nous-mêmes qui nous élève au-dessus de notre ego ordinaire et de ses besoins matériels, pour faire justice à nos aspirations les plus hautes : l’aspiration personnelle à nous accomplir au sommet de nos possibilités, l’aspiration collective à axer l’ordre social sur la possibilité offerte à tous d’entreprendre cette quête spirituelle.
Donner à chaque être humain les moyens de cultiver sa propre part d’infini : tel est aujourd’hui ce qu’aucune de nos civilisations ne sait plus prendre en charge mais qu’elle laisse à l’abandon, livrant les uns à une terrible solitude dans leur quête, et tous à une inculture spirituelle qui expose les plus fragiles aux séductions du djihadisme !
Frère en miroir de notre Occident
Même là où le religieux fait retour comme palliatif, l’homme contemporain n’a plus d’accès à son droit spirituel, d’essence métapolitique. C’est la tâche aveugle du système des droits de l’homme – cet ensemble de droits politiques et sociaux au centre desquels ne se trouve aucune idée de la transcendance qui habite le cœur de l’être humain. La modernité a entraîné, puis fait s’accélérer sans cesse, une telle mutation de la condition humaine, que se sont effondrées toutes les grandes images religieuses et philosophiques qui avaient servi pendant des millénaires à nourrir notre conscience spirituelle de nous-mêmes et de notre place dans l’univers. Elles n’ont pas été remplacées par des idéaux de liberté d’expression et d’égalité sociale qui sont nécessaires, mais qui ne concernent en nous que l’animal politique et en aucun cas l’animal métaphysique.
Notre crise majeure n’est ni économique, ni financière, ni écologique, ni sociopolitique, ni géopolitique : c’est une crise spirituelle d’absence radicale – dans les élites et dans les masses – de vision d’un sublime dans l’homme qui serait partageable entre tous, athées, agnostiques, croyants. Et s’il y en a un, voilà le vrai visage du totalitarisme aujourd’hui : la conspiration terrible, tyrannique et secrète de toutes les forces intellectuelles et sociales qui condamnent l’être humain à une existence sans aucune verticalité.
L’islam ? Avec son sacré rigidifié dans le dogmatisme et le formalisme wahhabite, il est le frère en miroir de notre Occident au sacré dilué dans le relativisme et le désenchantement généralisé – deux manifestations souffrantes et impuissantes d’un même aplatissement ou effondrement sur lui-même de l’humain. Ici en France, une laïcité mal comprise nous a fait expulser hors du champ public toute recherche en commun d’un souverain bien spirituel… Or, cette laïcité française est une chance, si aujourd’hui nous nous en saisissons pour chercher tous, avec nos musulmans, dans le respect et la compréhension mutuelle, ce qui en amont de la dignité de la personne humaine la fonde spirituellement.
Les musulmans doivent passer à la responsabilité de l'autocritique. Abdennour Bidar
Abdennour Bidar. Paru le 19/11/15 dans le Figaro
... A partir de ma double culture française et musulmane, j'essaie d'expliquer que nous sommes tous maintenant, musulmans et occidentaux, et la planète entière avec nous, confrontés à une immense question qui fait son grand retour au milieu du monde humain: la question du sacré. Voilà le défi du siècle qui s'ouvre. Il nous renvoie non pas à la crise écologique, ni aux crises financières ou politiques, ni aux crises géopolitiques, mais à la mère de toutes les crises: celle du spirituel.
Quelle vie spirituelle pour l'humanité, à l'heure où tout entière elle essaie de se rassembler dans la mondialisation? A l'heure où elle cherche un «projet de civilisation» qui ne soit pas seulement politique et économique mais qui nous permette de devenir plus humains? Comment donc grandir en humanité- la définition même du spirituel - et comment faire converger toutes les forces de la civilisation autour de cet objectif?
Voilà le défi qui se cache encore derrière tous les autres - et que nos grands médias, nos classes politiques n'ont pas encore eu la lucidité de voir alors même que, du côté des sociétés civiles, beaucoup de consciences ont déjà compris que, comme l'avait dit André Malraux, «le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas». Daesh? L'islamisme radical? Oui c'est l'urgence mais c'est une goutte d'eau dans l'immense tâche qui nous incombe aujourd'hui: sortir enfin des guerres de religion, sortir enfin du conflit immémorial entre les formes du sacré, pour aller ensemble vers un sacré partageable entre toutes les cultures, toutes les civilisations…
Illustration de Serge Durand. Blog Foudre. Cliquez dessus pour agrandir |
Sans relâche, j'essaye de dessiner, d'esquisser les formes de ce sacré partageable - je m'y consacre à partir de l'intuition qu'il s'établira sur une vision de l'être humain, un humanisme complètement réinventé à partir de tous nos héritages d'Orient et d'Occident, critiqués et mis en mutation créatrice… Quand je parle du sacré et du spirituel son sens est très simple: il surgit de cette fraternité qui crée du lien et qui fait grandir en humanité. Plus largement, vivre spirituellement c'est vivre relié: à soi, aux autres, à la nature et à l'univers. Nos individualités étouffent et meurent lorsque ces liens sont rompus ou endommagés - soit par une vie superficielle où l'on n'écoute plus sa voix intérieure, soit par une vie égoïste et indifférente à l'autre, soit encore par une vie loin d'une nature qui nous enseigne la façon sublime dont toujours la vie triomphe de la mort.
Daesh? J'y insiste: sa seule force est de profiter de nos faiblesses. Si nous persistons à vivre en régime de «déliaison du monde», où la qualité de ce triple lien à soi, à autrui, à la nature, reste si mauvaise, alors le néant, le nihilisme, de Daesh viendra comme un poison s'infiltrer dans toutes nos brèches, dans toutes les blessures de nos liens. Travaillons à nous relier, resserrons nos liens, tous nos liens de sens et de fraternité, et Daesh n'aura pas pour nous diviser le passage d'une seule petite faille. Retissons les liens de fraternité avec nous-mêmes, avec les autres, avec la nature et l'univers. Respiritualisons le monde et nous aurons une chance de le guérir de ses souffrances.
Ressources
Articles. L’absence de spirituel est un problème, pas l’islam in Le Monde. Les musulmans doivent passer à la responsabilité de l'autocritique in Le Figaro.
Livres. Lettre ouverte au monde musulman. Plaidoyer pour la fraternité. Comment sortir de la religion ?
Archives du blog désactivé d’Abdennour Bidar
Abdennour Bidar sur Wikipédia.
" Il nous faut ni plus ni moins qu’une nouvelle éducation musulmane". Entretien avec Abdennour Bidar. Site Oumma
Entretien avec Abdennour Bidar : Comment sortir de la religion ? in Le Monde des Religions
Cultures d’Islam L’émission d’Abdennour Bidar sur France Culture
Blog Foudre de Serge Durand : Quelle spiritualité pour une fraternité républicaine ? Apports de la culture spirituelle musulmane.
L’islam entre prémodernité, modernité et postmodernité. Autour de Eric Younès Geoffroy et Abdennour Bidar.
Dans Le Journal Intégral : Le rôle évolutionnaire des religions. De la crise religieuse à la révolution intérieure. Une insurrection spirituelle. Charlie et la Spirale (1) et (2). Une spirale dynamique aux couleurs de l'évolution. Les Créatifs Culturels. La Nouvelle Avant Garde. La Cosmodernité.
Merci ! J'avais déjà particulièrement aimé "une insurrection spirituelle" mais alors là... je souscris entièrement et j'applaudis. "L’absence de spirituel est un problème, pas l’islam." Au fond, Daech porte notre ombre, au sens jungien du non-vécu spirituel dans notre civilisation avancée (c'est-à-dire malheureusement faisandée). Peut-être n'avons-nous d'autre alternative que de développer en retour une spiritualité agnostique ?
RépondreSupprimerSalut à vous Jean ainsi qu’à mes amis québécquois et merci pour votre appréciation qui me motive pour continuer. J’ai animé une série de stages au Québec et j’en garde un excellent souvenir. Il me semble effectivement que le djihadisme exprime en partie l’inconscient des sociétés occidentales. Comme le dit Jung dont vous connaissez bien l’œuvre : « Ce qui ne parvient pas à la conscience revient sous forme de destin ». Je développerai cette idée dans mon prochain billet intitulé Penser la barbarie.
RépondreSupprimerEn ce qui concerne la « spiritualité agnostique ». La Gnose est ce mouvement supérieur de la connaissance où - dans l’expérience sacrée de la présence - la conscience coïncide avec le phénomène « objectif » qui lui apparaît. Cette connaissance directe et intuitive de la gnose est une forme de révélation qui dépasse les médiations intellectuelles. C’est pourquoi le terme de spiritualité agnostique m’apparaît comme un oxymore : toute spiritualité authentique relève de cette intuition non-duelle qui est au cœur de la Gnose comme connaissance sacrée. Mais il est vrai qu’il existe des états de conscience transcendants, cartographiés notamment par la psychologie transpersonnelle, qui dépasse la dualité sujet/objet et donc toute forme de gnose. En ce cas il faudrait parler d’une spiritualité post ou méta/gnostique plutôt qu’agnostique. Cette forme supérieure de spiritualité s’incarne dans des approches méditatives, non-duelles, contemplatives qui débouchent sur des affirmations paradoxales qui nécessitent un saut qualitatif de conscience, sur des expressions poétiques, visionnaires et inspirées mais aussi sur une démarche qualifiée d’apophatique où la vérité ne peut être appréhendée qu’à partir de ce qu’elle n’est pas. On trouve des informations sur ces états de conscience transcendants dans l’œuvre de Ken Wilber et, notamment, dans Les Trois Yeux de la Connaissance évoqué dans Le Journal Intégral.
Aux lecteurs intéressés par la contribution de Jean, voici les coordonnées de son blog – La voie du rêve – dédié au travail du rêve et à la méditation, à la pleine conscience et surtout à la beauté de vivre : http://voiedureve.blogspot.fr/
RépondreSupprimerles hommes ont besoin d'une religion pour pouvoir suivre une figure sainte, exemplaire, qui éclairent leur chemin de conduite dans le respect de l'humain, c'est ce que j'ai appris de ce que doit être une religion ... qu'en est-il pour l'Islam ? comment l'Islam compose avec son prophète et l'histoire personnelle de ce prophète ? Des écrits et des recherches livrent au grand public qu'il était marié à 13 femmes dont la dernière avait l'âge de 6 ans qu'il déflora avant sa puberté http://www.mosquee-lyon.org/forum3/index.php?topic=15938.10;wap2 Est-ce vrai ? Si véridique (il n'y a pas de démenti seulement une gêne à pouvoir le masquer en trichant sur l'âge de l'enfant qui jouait aux poupées lorsqu'on l'a marié), , comment l'islam compose avec ? doit-on accepter ces pratiques qui perdurent au nom d'une culture ? ou d'une idéologie d'une personne puissante d'un temps ancien ? religion ou idéologie ? , certains questionnent ? , Comment expliquer cela aux enfants ? Si ce qu'on lit de sa personnalité est vraie, les rapports entre genres humains ne sont ou ne seraient plus et ne sauraient être par principes égaux : la femme, l'enfant soumis et expliqueraient beaucoup de principes et pratiques encore actuels pouvant être assujettissants (voile, autres tenues contraignantes...), les rites encore pratiqués du hacha bazi (le garçon de 13-14 ans assujettis et objet sexuels), est-ce une continuité de l'histoire, des janissaires, jusqu'aux origine du mot infanterie, ??? qui peut nous 'éclairer... ? suivre une religion n'est-ce pas suivre un "saint" une personne "exemplaire" un homme "sain" ? les pratiques actuelles ne sont ils pas alors issus de principe édictés par un tout puissant non exemplaire et donnant lieu à des principes et des rapports inégaux entre personnes...(soumission des femmes, asservissements des jeunes Est-ce vrai que a suivent une figure "sainte" pour http://www.leparisien.fr/international/pakistan-enquete-sur-le-viol-de-pres-de-300-enfants-d-un-meme-village-10-08-2015-5001971.php l'islam n'est pas le problème, mais peut-être son représentant qui est encore lui et ses principes suivis et en vigueur voire revigoré ? Pouvez vous apporter des explications, des réponses à ces questions, à nos enfants et nous meme pour comprendre et avancer humainement
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