jeudi 12 janvier 2017

2017 : Transition ou Régression ?


Ce n'est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu'ils ont raison. Coluche 


Depuis longtemps, Patrick Viveret est un de ces intellectuels progressistes qui, de l’atermondialisme au convivialisme, de la sobriété heureuse aux nouveaux indicateurs de richesses, de l'engagement pour une citoyenneté planétaire aux "Dialogues en humanité", a su tracer des voies novatrices en se faisant le porte-voix des évolutions sociales, politiques et culturelles. Dans sa lettre de vœux pour 2017 à tous les Convivialistes, il propose une analyse de la situation actuelle : face aux logiques mortifères qui se sont manifestées en 2016 (montée des populismes, terrorisme islamiste, élection de Trump aux USA), il devient urgent de se mobiliser autour d’un projet de Transition vers une "société du bien vivre" : 

« Celle-ci constitue une double alternative convivialiste au fondamentalisme marchand et au fondamentalisme identitaire, sachant que le second est l'enfant monstrueux du premier. La 'base sociale" de cette alliance ce peut être celles et ceux que deux sociologues américains, Sherry Anderson et Paul Ray, ont nommé "les créatifs culturels", porteurs d'une quadruple révolution silencieuse dans le domaine écologique, dans celui du rapport entre hommes et femmes, dans la quête d'une spiritualité non dogmatique et dans une ouverture multiculturelle. Ils représentent le symétrique du quatuor mortifère symbolisé par Trump : irresponsabilité écologique, machisme, intégrisme culturel et religieux, racisme et défense délirante d'une suprématie des Blancs.» 

Le texte de Patrick Viveret que nous vous proposons ci-dessous analyse les relations, tensions et alliances entre ces trois grandes familles de population que sont les traditionalistes, les modernistes et les "créatifs culturels". Une telle analyse offre une perspective globale qui donne du sens aux grands mouvements de la société comme aux signaux faibles de sa transformation. Traduite dans la perspective intégrale qui est la nôtre, la grande Transition évoquée par l'auteur peut-être identifiée au passage à la seconde phase de la Spirale Dynamique telle que nous en avons rendu compte dans de précédents billets. Il reste donc au mouvement convivialiste à développer la vision intégrale qui lui permettrait d'opérer effectivement ce véritable saut qualitatif vers la "société du bien vivre" qu'il réclame de ses vœux. 

Une Transition Culturelle

Au-delà de sa valeur réflexive, ce texte de Patrick Viveret a une valeur sociologique évidente. Il permet de mieux saisir l’évolution d’une intelligentsia progressiste, obligée de s’interroger face à une situation planétaire et historique qui remet profondément en question ses idéaux de progrès économiques, sociaux et démocratiques. Enracinée dans l’économisme du mème Orange, profondément imprégnée du pluralisme du mème Vert, cette intelligentsia est en train d’émerger progressivement vers le mème Jaune fondée sur l’idée d’interdépendance et de complexité. C’est d’ailleurs pourquoi Le Manifeste Convivialiste était sous-titré : déclaration d’interdépendance. 

Modèle Développemental de la Spirale Dynamique

Mais ce passage vers la seconde phase de la spirale dynamique doit affronter ces obstacles que sont le "mauvais mème Vert", la pensée fragmentaire, le conformisme intellectuel, l'économicisme dominant, les habitus académiques, et tout simplement... le manque d’inspiration. Au dépassement du progressisme Orange et du relativisme Vert effectué par le convivialisme, il manque encore la profondeur spirituelle, la radicalité et l’intuition visionnaires qui lui permettrait de faire le saut créatif jusqu’à une vision vraiment intégrale à même de guider et d’accompagner la grande transition culturelle sans laquelle toute transition socio-économique est un leurre. Le convivialisme fait le constat de la fin d'un monde sans offrir la perspective évolutionnaire permettant d’imaginer celui qui est en train d’émerger. S’ils évoquent une décolonisation de l’imaginaire, les convivialistes privilégient encore les formes de pensée - analytiques, objectivantes et disciplinaires - à l’œuvre dans les institutions académiques.

A travers le travail collectif mené au sein du Mauss (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), certains penseurs convivialistes ont développé une réflexion critique sur l'épistémologie devenue dominante en sciences sociales - l'individualisme méthodologique - comme ils ont élaboré une "anthropologie du don" inspirée par les travaux de Marcel Mauss. Mais il manque encore au convivialisme le paradigme global et visionnaire qui corresponderait à son projet de grande Transition politique et socio-économique. Or la crise systémique que nous affrontons réclame l’émergence d’un autre mode de pensée. Selon Einstein : « La puissance déchaînée de l'homme a tout changé, sauf nos modes de pensées et nous glissons vers une catastrophe sans précédent. Une nouvelle façon de penser est essentielle si l'humanité veut vivre. » 

Convivialistes, encore un effort !

La pensée d'Edgar Morin a beaucoup inspiré la réflexion de Patrick Viveret. Dans un entretien au journal La Tribune publié en Février 2016 et intitulé Le temps est venu de changer de civilisation, Edgar Morin évoque « la seule transformation véritable et durable qui soit : celle des mentalités… Seule une prise de conscience fondamentale sur ce que nous sommes et voulons devenir peut permettre de changer de civilisation… Et d'ailleurs, c'est aussi parce que nous manquons de spiritualité, d'intériorité, de méditation, de réflexion et de pensée que nous échouons à révolutionner nos consciences

On aimerait que les convivialistes entendent cet appel à la révolution des consciences, qui résonne avec celui des Colibris de Pierre Rabhi, pour proposer un véritable changement de paradigme prenant en compte, de manière intégrale, tous les aspects – intérieurs et extérieurs, individuels et collectifs – du développement humain. Une transition socio-économique ne peut advenir sans une transition culturelle qui traduit l'esprit du temps à travers un nouveau paradigme. Il s'agit aujourd'hui de s'émanciper d'une vision abstraite et séparée qui fut celle celle de la modernité pour retrouver le chemin d'une participation intime et intuitive de la subjectivité à un milieu d'évolution - à la fois naturel, social et culturel - qui forme une totalité dynamique.

L'erreur profonde de tous les réformismes, passés et à venir, n'est pas seulement de croire qu'un changement de société peut advenir sans l'émergence d'une nouvelle forme de pensée et de sensibilité, il est aussi d'imaginer que cette émergence créatrice puisse s'effectuer au sein d'un système totalement sclérosé. 


Seule une radicalité qui apparaît toujours marginale, illégitime et scandaleuse aux tenants du système est à même de transformer celui-ci.  Si le convivialisme ne veut pas être autre chose que le nouveau visage d'un réformisme qui change tout pour que rien ne change, il doit développer cette vitalité créatrice et insurrectionnelle qui bouscule les évidences et les déconstruit sans se laisser intimider par ce mélange de bonne conscience, de mauvaise foi et de certitudes établies qui régit les habitudes de pensée et les postures institutionnelles. On connait le célèbre apostrophe de Sade dans La philosophie dans le boudoir : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains. » On a envie d’ajouter aujourd’hui : « Convivialistes, encore un effort si vous voulez être évolutionnaires. »

Être un évolutionnaire aujourd'hui, c'est être un acteur engagé dans une révolution des consciences fondée sur la réflexion et la méditation, l'intériorité et la spiritualité. Un tel engagement implique donc un dépassement du mental, de l'égo et de ses stratégies d'appropriation narcissique pour inventer et vivre de nouveaux liens sociaux au sein de communautés concrètes et conviviales. Ces communautés post-capitalistes devront sortir de manière conscience et volontaire de l'économie - qui réduit l'intensité de la vie à une survie indexée sur l'échange - afin d'opérer la conjonction, évoquée dans le texte de Patrick Viveret, entre une érotique qui mobilise les forces de vie et une éthique qui canalise celles-ci au service du développement humain.

Si être convivialiste c'est effectuer le saut qualitatif qui conduit des sociétés de l'avoir à celles du "bien-vivre", être évolutionnaire c'est participer au saut évolutif qui conduit des sociétés du "bien-vivre" aux communautés de l'être. Un tel processus évolutif nécessite d'accompagner les formes émergentes de pensée, de sensibilité et d'organisation correspondant à un nouveau stade du développement humain. Contrairement à une doxa matérialiste, devenue celle de notre temps, ce n'est pas l'infrastructure des forces productives qui détermine la superstructure idéologique et culturelle.

La société est une totalité évolutive à la fois intersubjective et culturelle, socio-économique et technologique. Loin d'être réductible à une transition socio-économique, le saut qualitatif vers la "société du bien-vivre" nécessite une mutation anthropologique, culturelle et spirituelle qui devrait être au cœur de l'approche convivialiste. Pour le dire d'une autre façon : s'il veut proposer une voie véritablement évolutive pour le vingt et unième siècle, le convivialisme sera intégral ou ne sera pas.

Lettre de vœux de Patrick Viveret à tous les convivialistes. 

Notre rencontre du Théâtre de la Tempête à Vincennes en juin dernier avait pour thème : "Convivialisme now ou Apocalypse tomorrow". Je le crois très actuel en sachant qu'il caractérise une exigence préventive pour éviter des risques majeurs pour notre famille humaine. Mais il pourrait aussi avoir une valeur de résilience si nous devions surmonter un certain nombre de catastrophes et de régressions si les logiques dominantes d'aveuglement se perpétuent. Nous sommes en effet entrés dans un conflit mondial d'un nouveau type puisque l'objet de ce conflit est d'éviter la guerre et, à terme, sinon la destruction de l'humanité en tout cas une grande Régression à laquelle il nous faut au contraire opposer la perspective d'une grande Transition, celle la même à laquelle veut contribuer le convivialisme. 


Je crois en effet qu'il n'est pas excessif de dire qu'une part importante du destin de l'humanité va se jouer dans ce siècle. Regardons lucidement la situation : avant l'élection de Trump il y avait déjà un état d'urgence social et écologique avec la fracture sociale mondiale des inégalités (les 63 personnes les plus riches disposant de l'équivalent du revenu de la moitié de l'humanité) et la fracture écologique gravissime : dérèglement climatique, sixième extinction des espèces, grandes pollutions faisant chaque année des centaines de milliers de morts. Il aurait fallu donner un coup de barre très net dans le sens de la justice sociale et de la responsabilité écologique, bref aller franchement dans le sens d'une grande Transition. 

L'élection de Trump et le renforcement des "démocratures", pour reprendre l'expression de Pierre Hassner, qui nourrissent les inégalités sociales et l'irresponsabilité écologique participent au contraire de la grande Régression et rendent le risque plus grave encore d'une humanité confrontée à un cycle mortifère. Cycle qui peut même s'avérer fatal quand on pense que des psychopathes peuvent disposer d'armes de destruction massives à commencer par le nucléaire. Il faut donc qu'impérativement se constitue une grande alliance pour la Vie face aux logiques mortifères qui peuvent nous conduire à l'abîme pour reprendre le titre d'un livre récent de notre ami Edgar Morin. 

Une grande alliance des forces de Vie

C'est cette alliance que nous avons cherché à construire au cours de l'année écoulée tant à l'échelle mondiale dans la suite des mouvements qui se sont rassemblés lors de la Cop 21 (Cf. la proposition d'un processus constituant mondial faite par "Le Serment de Paris"), qu'au niveau européen et français. Pour ce qui concerne notre pays la convergence renforcée des mouvements et réseaux citoyens initiée par "Pouvoir citoyen en marche", plate-forme fondée par la rencontre du Pacte civique, du collectif Roosevelt, des convivialistes, du labo de l'économie sociale et solidaire, des Dialogues en humanité et de bien d'autres mouvements a permis d'aboutir à un socle commun de propositions sur quatre niveaux : celui de la Vision avec le texte proposé par Edgar Morin "Changeons de voie, Changeons de Vie", celui des valeurs, celui des récits permettant ces itinéraires de convergence et celui dit des "mesures basculantes" pour reprendre une expression de notre ami Alain Caillé qui a beaucoup œuvré à ce texte en voie de finalisation. 

Outre ce contenu il faut aussi construire une stratégie pour cette alliance et en repérer les forces principales afin de mieux distinguer son cœur et ses ailes. Le cœur c'est, me semble-t-il, l'ensemble des acteurs qui se reconnaissent dans le Projet d'une grande Transition vers une société du bien vivre. Celle-ci constitue une double alternative convivialiste au fondamentalisme marchand et au fondamentalisme identitaire, sachant que le second est l'enfant monstrueux du premier. 

La 'base sociale" de cette alliance ce peut être celles et ceux que deux sociologues américains, Sherry Anderson et Paul Ray, ont nommé "les créatifs culturels", porteurs d'une quadruple révolution silencieuse dans le domaine écologique, dans celui du rapport entre hommes et femmes, dans la quête d'une spiritualité non dogmatique et dans une ouverture multiculturelle. Ils représentent le symétrique du quatuor mortifère symbolisé par Trump : irresponsabilité écologique, machisme, intégrisme culturel et religieux, racisme et défense délirante d'une suprématie des Blancs. 

Ils sont les seuls à pouvoir proposer un dépassement dynamique du conflit entre les deux autres grandes familles socio-culturelles évoquées dans l'enquête de Ray et Anderson, celle des modernistes et des traditionalistes. Les premiers sont aveugles sur " les dégâts du progrès" pour reprendre le titre d'un livre célèbre de la Cfdt des années 70, les seconds sont irrésistiblement attirés par les fondamentalismes identitaires qu'ils soient religieux ou nationaux. 

Ces "créatifs" peuvent proposer de garder le meilleur de la modernité, la liberté, mais sans le pire, la chosification, et de retrouver le meilleur de la tradition, la reliance (à la nature, à autrui, aux questions du sens) mais sans le pire, la dépendance et la tentation intégriste. On retrouve, on le voit, nombre de caractéristiques fondamentales de ce que nous plaçons au cœur non seulement des valeurs mais aussi des comportements convivialistes. 

Construire une convergence

Mais, s'ils constituent le cœur potentiel de cette alliance, les créatifs culturels doivent d'abord se donner les moyens de se constituer en force (en force créatrice bien sûr et non dominatrice conformément à leurs gènes) et de dépasser le stade d'une créativité très riche mais trop souvent fragmentée et invisible pour construire une grande convergence à partir de ces émergences... tout en inventant un modèle de convergence inspiré du Vivant et ne reproduisant pas les convergences artificielles et en surplomb que sont les figures de l'avant garde ou de la fédération. 

Il est essentiel qu'ils soient le cœur de l'alliance car s'ils continuent comme aujourd'hui à constituer les ailes tantôt du clan moderniste tantôt du camp traditionaliste, ils n'arriveront pas à peser suffisamment sur les enjeux macros (économiques, sociaux, culturels etc.) là où sont solidement installées les forces mortifères. Par exemple il faut pouvoir tenir sur le double front de l'alternative au fondamentalisme marchand et au fondamentalisme identitaire car sinon la lutte contre le second sans mettre en cause le premier conduit à traiter un symptôme sans traiter ses causes

Mais ensuite ceux-ci se doivent de nouer des alliances compte tenu de l'ampleur du risque. Alliances pour former une coalition avec la partie des modernistes partisans de l'économie de marché et du progrès technologique mais conscients de la nécessité d'une lutte contre les inégalités sociales, de l'insoutenabilité de la démesure spéculative et d'une capacité de discernement sur les risques des évolutions technologiques. Mais alliance aussi avec les cultures et les sociétés de tradition qui refusent le basculement dans le fondamentalisme identitaire. 

Ainsi cette alliance des forces de vie peut-elle constituer une alliance préventive, mais aussi résiliente si l'approche préventive n'a pu être conduite à temps et jusqu'au bout. A la stratégie du REV proposée lors des États généraux de l'économie sociale et solidaire alliant le R de la résistance (créatrice), le E de l'expérimentation (anticipatrice) et le V de la Vision (transformatrice) nous pouvons proposer de REVER en ajoutant le E de l'évaluation démocratique et le R de la Résilience refondatrice. L'évaluation dans cette perspective doit être entendue dans son sens fort de délibération sur ce qui fait valeur et valeur dans son sens radical de force de vie.

Alors peuvent se conjuguer pleinement l'impératif érotique de Nietzsche sur la mobilisation des forces de vie et l'impératif éthique de Kant sur l'exigence que la recherche de la force de vie de chacun ne s'opère pas au détriment d'autrui. Éthique et Érotique ne sont-ils pas ainsi deux composantes majeures d'une perspective et d'une pratique convivialiste ? C'est en tout cas une proposition que je fais pour l'année qui vient à mes amis convivialistes ... Bonne année 2017 où il nous faudra plus que jamais allier "pessimisme de l'intelligence et optimisme de la volonté". 

Ressources




Le Serment de Paris 

Le temps est venu de changer de civilisation. Entretien avec Edgar Morin dans Le Tribune

Convivialisme Now ou Apocalypse Tomorow  Une série de sept vidéos sur le thème du convivialisme, enregistrée samedi 25 Juin 2016 au Théâtre de la Tempête. You Tube

Reconstruction de la société. Analyses convivialistes Une vingtaine d’auteurs convivialistes explorent les chemins de construction d’une société conviviale guidée par la poursuite inlassable du bien commun. 


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