Photo du film « Le Père Noël est une ordure »
La croissance infinie dans un monde fini, c’est comme le Père Noël : à l’âge de raison, on finit par ne plus y croire.
La crise systémique que nous vivons est celle d'une civilisation arrivée à la fin d’un cycle qui annonce un nouveau stade évolutif. L’émergence de ce nouveau modèle nécessite de déconstruire l’ancien, ce que nous nous efforçons de faire dans cette série de textes intitulée La Fin de l’ère économique.
Dans le premier billet nous avons analysé l’histoire d’une modernité marquée par la phase ascendante de « l’ère démocratique » et par la phase décadente de « l’ère économique » ainsi nommée parce que l’économie a pris une place centrale dans les représentations collectives jusqu’à devenir le modèle d’interprétation dominant au sein des sociétés occidentales.
Dans le second billet intitulé La religion de l'économie, nous avons cherché à comprendre comment la pensée utilitariste et l’imaginaire narcissique, au cœur de l’ère économique, sont à l’origine d’une nouvelle forme de religion adaptée aux temps sans religion.
Dans ce troisième billet, nous analyserons comment cette religion de l’économie s’est transformée durant les dernières décennies, en idéologie totalitaire sous l’influence d’un néo-libéralisme imposant un modèle hégémonique à la fois délirant et déshumanisant Pour suivre la logique de cette réflexion, mieux vaut avoir lu les deux billets précédents avant d’entamer la lecture de celui-ci.
Une violence symbolique
De tous temps, les classes dominantes exercent leur pouvoir par une violence symbolique qui impose leur vision en transmettant aux dominés une représentation du monde qui justifie leur aliénation et les empêche de s’émanciper. Comme les tenants du pouvoir religieux ont instrumentalisé la libération spirituelle en l’identifiant à un dogme dont ils sont les interprètes exclusifs, les tenant du pouvoir économique ont instrumentalisé la pensée libérale des Lumières pour en faire une idéologie au service de leurs intérêts.
Le terme « économie » désigne à la fois les échanges concrets au sein d’une société et une représentation de ces échanges au sein d’une théorie abstraite. De cette ambivalence sémantique naît la confusion à l’origine d’une violence symbolique : les échanges concrets – à la fois symboliques, sociaux et marchands – sont réduits à un modèle abstrait qui ne prend en compte que les échanges marchands, conformément aux intérêts de la classe dominante. L'économiste Karl Polanyi qualifie de sophisme économiciste l'erreur qui consiste à "poser une équivalence entre l'économie humaine en général et sa forme marchande."
De cette confusion logique naît une représentation idéologique des individus, de la société et du monde qui permet aux classes possédantes d’établir et de maintenir leur emprise sur les consciences. Pour Serge Latouche, la religion de l’économie « se révèle alors la plus prodigieuse construction symbolique inventée par le génie humain pour justifier la souffrance qu’une partie de l’humanité inflige à l’autre » (« Le Veau d’or est vainqueur de Dieu. Essai sur la religion de l’économie ». Revue du MAUSS N°27)
Comme le clergé et la noblesse ont instrumentalisé la quête de transcendance portée par le message évangélique en utilisant la religion pour asseoir leurs privilèges, la bourgeoise a instrumentalisé la quête de prospérité porté par le message économique en utilisant un discours pseudo scientifique pour promouvoir son mercantilisme.
Nous l’avons vu dans le précédent billet : loin de décrire des lois naturelles, transhistoriques, la pseudo « science économique » est, en fait, une construction sociale et culturelle, historiquement datée, à travers laquelle la bourgeoise a pu imposer sa vision mercantile des rapports sociaux en déniant tout ce qui, dans les relations humaines, est irréductible à l’échange marchand.
There is no Alternative
Ce réductionnisme économique est à l’origine de l’économisme, voire de l’économicisme, une idéologie totalitaire fort bien résumée par cette célèbre formule de Margaret Thatcher : « There is no alternative ». Cet économisme a inspiré un néo-libéralisme qui est l’extension de la norme marchande et du modèle de l’Homo oeconomicus à l’ensemble de la société et à toutes les sphères de l’activité.
Cette volonté de voir la complexité et la diversité du réel à travers une grille unique d’interprétation est une expression typique de l’intégrisme. Là où les cultures traditionnelles peuvent connaître l’intégrisme religieux, les cultures modernes développent une nouvelle forme - économique - d’intégrisme qui considère comme hérétique toute approche sensible, humaine et qualitative, qui tenterait d’échapper à ce réductionnisme économique.
L’intégrisme économique livre son combat contre les hérésies humanistes, culturelles et spirituelles à travers des stratégies de déni, de marginalisation ou de diabolisation. A l'ère de l'information, l'inquisition change de méthode : chargés de la propagande, les médias au service de l’idéologie dominante mettent les hérétiques à l’index et au pilori médiatique, stigmatisant comme irrationnelle et fantaisiste toute alternative qui remet en question les codes de l’économisme.
Le dernier totalitarisme en date
Cet intégrisme néo-libéral est tout sauf nouveau et libéral. Fondée sur la loi de la jungle, il est archaïque. Affirmant l’emprise de la valeur marchande sur la valeur humaine et le lien social, il est totalitaire. Nombreux sont les auteurs qui tels Dany-Robert Dufour, l’auteur du Divin Marché, considèrent le néolibéralisme comme une nouvelle forme de totalitarisme. Son dernier ouvrage L’individu qui vient... Après le libéralisme est présenté ainsi en quatrième de couverture :
« Après avoir surmonté en un siècle différents séismes dévastateurs - le nazisme et le stalinisme au premier rang -, la civilisation occidentale est aujourd'hui emportée par le néolibéralisme. Entraînant avec elle le reste du monde. Il en résulte une crise générale d'une nature inédite : politique, économique, écologique, morale. subjective, esthétique, intellectuelle... Une nouvelle impasse ? Il n'y a là nulle fatalité. En philosophe, mais dans un langage accessible à tous, Dany-Robert Dufour s'interroge sur les moyens de résister au dernier totalitarisme en date. »
Le totalitarisme, comme la violence symbolique qui l’accompagne, ne sont jamais gratuits. A l’extension de l’idéologie néolibérale à toutes les sphères de la société correspond à une explosion des inégalités : en 1970 les cent patrons américains les mieux payés gagnait 40 fois le salaires de leurs ouvriers de base, aujourd’hui ils gagnent 1000 fois plus qu’eux !...
Une société de marché
En tant que construction idéologique, l’économisme a pour rôle de justifier et de rationaliser avidité mercantile et jouissance égoïste en imposant une dérégulation éthique, une régression psychique comme une désaffiliation culturelle. L’idée de marché comme régulation automatique des échanges au sein de la société introduit ainsi un nouveau modèle fonctionnel des rapports sociaux qui rend caduque le modèle traditionnel fondé sur l’appartenance à une intersubjectivité culturelle qui réfère à un ordre symbolique.
Le marché est ce modèle abstrait qui reconfigure les rapports sociaux en les réduisant à ceux d’individus économiques déterminés par le calcul égoïste de leurs intérêts. L’économisme dominant transforme l’organisation sociale pour en faire une société de marché décrite ainsi par Marcel Gauchet :
« Ce n’est pas du marché comme institution de l’économie à l’intérieur de la société dont il est question, en la circonstance, mais véritablement d’une société de marché. Comment se représenter la forme des relations susceptibles de s’établir entre des agents tous indépendants les uns des autres tous fondés à poursuivre à leur guise la maximisation de leurs avantages, en l’absence d’une composition impérative au nom de l’intérêt de tous ? Tel est le problème posé, problème auquel seule la figure d’un processus d’ajustement automatique [le marché] est capable de répondre. » (La religion dans la démocratie)
Dans le précédent billet nous faisions part d’un article du grand théologien Harvey Cox - The Market as God - où celui-ci, établissant une analogie entre religion et marché, constatait que dans les représentations collectives, le divin marché est omnipotent, omniscient, omniprésent et auto-réalisateur. Nous notions que toutes ces qualités - omnipotence, omniscience, omniprésence et auto-réalisation – représentait le parfait tableau clinique d’un délire mégalomaniaque inspiré à l’Homo oeconomicus par ses fantasmes infantiles. Bien loin d’être un processus naturel, le Marché est une figure fantasmatique crée par l’imaginaire utilitaire et infantile de l’Homo oeconomicus.
Le culte de la croissance
Dans cet imaginaire, la structure des sociétés modernes est définie par le Marché comme système auto-régulé. La croissance économique apparaît dès lors comme l’énergie dynamique qui anime cette structure et lui permet de se développer dans le temps. Le couple marché/croissance est donc indivisible et irréductible : à la structure synchronique de l’un correspond la dynamique diachronique de l’autre. C’est bien pourquoi à la religion du Marché corresponde le culte de la Croissance.
Il faudrait un livre entier pour expliquer le lent processus d’objectivation par lequel les sociétés occidentales ont projeté l’idée de croissance - au cœur même de l’évolution biologique et du développement psycho-spirituel - dans la forme objective de l’économie, et comment, de cette projection, est née cette nouvelle religion fondée sur la confusion entre croissance psycho-spirituelle et croissance économique.
Le processus d’abstraction propre à la raison instrumentale fonde la science moderne et constitue le cœur du logiciel moderne. Ce processus consiste à séparer - de manière abstraite - le sujet sensible et son objet d’attention afin d’observer, d’analyser et de mesurer ce dernier. Cette objectivation nie la sensibilité et réduit à une forme abstraite la force concrète qui anime la subjectivité. Dans cette logique, la croissance économique apparaît comme la forme abstraite à travers laquelle la raison instrumentale réduit la croissance concrète de la vie et de l’esprit.
Décroissance matérielle et développement spirituel
A travers les multiples crises auxquelles elles sont confrontées, les jeunes générations ont appris à décrypter les ravages d’une raison instrumentale qui produit une science sans conscience et une conscience sans inspiration. Aussi prennent-elles progressivement leur distance avec le culte de la croissance en adhérant aux valeurs post-matérialistes portées notamment par le mouvement de la décroissance et par une simplicité volontaire qui décolonisent un imaginaire aliéné par la religion de l’économie.
Le culte de la croissance comme la religion du marché apparaissent comme autant de croyances propres à l’imaginaire utilitariste. Décoloniser cet imaginaire c’est refuser la réduction de l’être humain au mythe de l’Homo oeconomicus et celle de la société à la fiction d’un marché auto-régulé. C’est aussi affirmer le développement humain comme valeur fondatrice du nouveau stade évolutif.
Il ne s’agit pas de stigmatiser l’idée de croissance qui est au cœur de la vie et de l’humain mais de remettre en question le processus d’abstraction qui vise à identifier le développement humain à une croissance économique fondée sur un productivisme prédateur des ressources naturelles et un consumérisme prédateur des ressources de la psyché.
Là où la croissance psycho-spirituelle est fondée sur un processus d’individuation créatrice, l’idée d’une croissance économique infinie dans un monde aux ressources limitées est fondée sur un individualisme régressif qui s’alimente des fantasmes de toute puissance infantile.
L’intégrisme néolibéral
La décolonisation de l’imaginaire utilitariste passe par la remise en cause des indicateurs qui, au prétexte de mesurer la croissance n’indiquent que des quantités de flux marchands en restant muets sur leur qualité et leur répartition. Cette illusion quantophénique, au cœur de l’imaginaire utilitariste, est ainsi dénoncée par Patrick Viveret, auteur du rapport Reconsidérer la richesse :
« Le PIB traduit une analyse de la réalité à travers un prisme particulier, exclusivement quantitatif, économique et dénué de considérations qualitative ou citoyenne, comme le niveau de santé, d'éducation ou d'engagement associatif, le degré de violence, l'intensité des inégalités socio-économiques ou encore la qualité de la pratique démocratique.»
Fondés sur la réduction de la totalité à une partie, les intégrismes développent toujours une pensée totalitaire qui cherchent à imposer cette partie en la faisant prendre pour le tout, et ce, à travers une violence symbolique et/ou réelle. L’intégrisme religieux, pré moderne, réduit ainsi l'expérience spirituelle à un dogme formel qui constitue un modèle d'interprétation exclusif. Cet intégrisme religieux est véhiculé par un délire d’élection qui exclut et diabolise tous ceux qui n’appartiennent pas à la communauté des élus.
Fondé sur la réduction de l'économie humaine à sa forme marchande, l’intégrisme économique propre à la modernité est, quant à lui, véhiculé par une pensée totalitaire qui impose son délire mégalomane fondé sur l’omnipotence du Marché. La quantophrénie qui sous-tend le culte de la croissance est un des nombreux symptômes de ce délire : l’abstraction du chiffre vise à remplacer une réalité dont la complexité et la transformation continue nous échappe.
Quand, selon Eric Schmidt, PDG de Google, le monde produit aujourd'hui autant de données en deux jours qu'entre l'aube de la civilisation et 2003, il devient absolument impossible de penser aujourd’hui comme hier. L’expérience vécue dans ce nouveau monde immatériel s’éloigne peu à peu de celle que nous partagions avant, quand notre village planétaire aujourd’hui interconnecté ressemblait encore à un vaste monde aux horizons mystérieux
L’intégrisme économique est cette forme de psychose qui s’empare de la conscience collective quand celle-ci s’avère impuissante à interpréter l’expérience inédite, mouvante et fluide comme l’océan, qui est la nôtre au sein des sociétés de l’information. A l’ère d’une interconnexion généralisée au sein d’un monde immatériel, l’évolution du contexte technologique et de nos conditions de vie rend totalement obsolètes les anciens modèles que nous utilisions naguère sur la terre ferme d’un monde matériel aux frontières délimitées et définies par les concepts avec lesquels nous l’appréhendions.
Tout réinventer
Inspiré par la dynamique de l’évolution, un autre modèle doit advenir dont nous voyons les prémisses se manifester aujourd’hui à travers des milliers d’initiatives qui inventent, chacune à leur manière, de nouvelles formes culturelles et sociales, politiques et économiques. Parmi les nombreux observateurs qui scrutent l’émergence de ces nouvelles formes, trois grands résistants - Claude Alphandéry, Stéphane Essel, Edgar Morin – écrivent dans Le Monde :
« A l'heure d'une crise systémique sans précédent, le pseudo-réalisme est une imposture. Ce qui est fantaisiste, c'est de penser que nous pouvons continuer comme avant. Ce qui est vraiment réaliste, c'est de vouloir tout réinventer. Politique, économie, éducation, temps de vie, villes, agriculture : une multitude d'alternatives concrètes, réussies et répliquables constituent d'ores et déjà l'amorce d'une transformation profonde de la société. »
Tout réinventer aujourd’hui c’est retrouver une vision de la totalité qui nous libère d’un modèle abstrait imposant une pensée fragmentaire, une sensibilité désenchantée et une organisation socio-économique inhumaine. Au moment où l’humanité aborde un nouveau stade de son développement, les convulsion de l’ère économique annonce une ère nouvelle : celle des créateurs inspirés par la dynamique de l’évolution.
Ressources documentaires sur la religion de l’économie.
Netographie
Deux textes intéressants de Serge Carfantan concernant l'idéologie économique sur cet excellent site qu’est Philosophie et Spiritualité : La Pensée économique. Croissance, décroissance et développement.
La religion de la « société de marché » François Gauthier. Revue du Mauss permanente. Paru à l'origine dans Entropia N°5
Karl Polianyi Le sophisme économiciste
A lire dans Le Journal Intégral :
- Une Vision Intégrale de la Monnaie (1) et (2)
- Une économie des profondeurs (1) et (2)
- Les Monnaies Libres. Un paradigme post-capitaliste (1) (2) (3)
La revue du MAUSS Permanente constitue le prolongement sur la toile de La Revue du MAUSS semestrielle.
Bibliographie
La revue du MAUSS Mouvement Anti-Utilitariste en Science Sociales.
Entropia Revue théorique et politique consacrée à la décroisance.
Serge Latouche : « Le Veau d’or est vainqueur de Dieu. Essai sur la religion de l’économie » La revue du MAUSS No 27 : « De l’anti-utilitarisme. Anniversaire, bilan et controverses » 2006.
Dany-Robert Dufour : Le Divin Marché. La Cité Perverse
Alain Caillé : Critique de la Raison utilitaire
Jean-Claude Michéa : L’Empire du moindre mal
La croissance infinie dans un monde fini, c’est comme le Père Noël : à l’âge de raison, on finit par ne plus y croire.
La crise systémique que nous vivons est celle d'une civilisation arrivée à la fin d’un cycle qui annonce un nouveau stade évolutif. L’émergence de ce nouveau modèle nécessite de déconstruire l’ancien, ce que nous nous efforçons de faire dans cette série de textes intitulée La Fin de l’ère économique.
Dans le premier billet nous avons analysé l’histoire d’une modernité marquée par la phase ascendante de « l’ère démocratique » et par la phase décadente de « l’ère économique » ainsi nommée parce que l’économie a pris une place centrale dans les représentations collectives jusqu’à devenir le modèle d’interprétation dominant au sein des sociétés occidentales.
Dans le second billet intitulé La religion de l'économie, nous avons cherché à comprendre comment la pensée utilitariste et l’imaginaire narcissique, au cœur de l’ère économique, sont à l’origine d’une nouvelle forme de religion adaptée aux temps sans religion.
Dans ce troisième billet, nous analyserons comment cette religion de l’économie s’est transformée durant les dernières décennies, en idéologie totalitaire sous l’influence d’un néo-libéralisme imposant un modèle hégémonique à la fois délirant et déshumanisant Pour suivre la logique de cette réflexion, mieux vaut avoir lu les deux billets précédents avant d’entamer la lecture de celui-ci.
Une violence symbolique
De tous temps, les classes dominantes exercent leur pouvoir par une violence symbolique qui impose leur vision en transmettant aux dominés une représentation du monde qui justifie leur aliénation et les empêche de s’émanciper. Comme les tenants du pouvoir religieux ont instrumentalisé la libération spirituelle en l’identifiant à un dogme dont ils sont les interprètes exclusifs, les tenant du pouvoir économique ont instrumentalisé la pensée libérale des Lumières pour en faire une idéologie au service de leurs intérêts.
Le terme « économie » désigne à la fois les échanges concrets au sein d’une société et une représentation de ces échanges au sein d’une théorie abstraite. De cette ambivalence sémantique naît la confusion à l’origine d’une violence symbolique : les échanges concrets – à la fois symboliques, sociaux et marchands – sont réduits à un modèle abstrait qui ne prend en compte que les échanges marchands, conformément aux intérêts de la classe dominante. L'économiste Karl Polanyi qualifie de sophisme économiciste l'erreur qui consiste à "poser une équivalence entre l'économie humaine en général et sa forme marchande."
De cette confusion logique naît une représentation idéologique des individus, de la société et du monde qui permet aux classes possédantes d’établir et de maintenir leur emprise sur les consciences. Pour Serge Latouche, la religion de l’économie « se révèle alors la plus prodigieuse construction symbolique inventée par le génie humain pour justifier la souffrance qu’une partie de l’humanité inflige à l’autre » (« Le Veau d’or est vainqueur de Dieu. Essai sur la religion de l’économie ». Revue du MAUSS N°27)
Comme le clergé et la noblesse ont instrumentalisé la quête de transcendance portée par le message évangélique en utilisant la religion pour asseoir leurs privilèges, la bourgeoise a instrumentalisé la quête de prospérité porté par le message économique en utilisant un discours pseudo scientifique pour promouvoir son mercantilisme.
Nous l’avons vu dans le précédent billet : loin de décrire des lois naturelles, transhistoriques, la pseudo « science économique » est, en fait, une construction sociale et culturelle, historiquement datée, à travers laquelle la bourgeoise a pu imposer sa vision mercantile des rapports sociaux en déniant tout ce qui, dans les relations humaines, est irréductible à l’échange marchand.
There is no Alternative
Ce réductionnisme économique est à l’origine de l’économisme, voire de l’économicisme, une idéologie totalitaire fort bien résumée par cette célèbre formule de Margaret Thatcher : « There is no alternative ». Cet économisme a inspiré un néo-libéralisme qui est l’extension de la norme marchande et du modèle de l’Homo oeconomicus à l’ensemble de la société et à toutes les sphères de l’activité.
Cette volonté de voir la complexité et la diversité du réel à travers une grille unique d’interprétation est une expression typique de l’intégrisme. Là où les cultures traditionnelles peuvent connaître l’intégrisme religieux, les cultures modernes développent une nouvelle forme - économique - d’intégrisme qui considère comme hérétique toute approche sensible, humaine et qualitative, qui tenterait d’échapper à ce réductionnisme économique.
L’intégrisme économique livre son combat contre les hérésies humanistes, culturelles et spirituelles à travers des stratégies de déni, de marginalisation ou de diabolisation. A l'ère de l'information, l'inquisition change de méthode : chargés de la propagande, les médias au service de l’idéologie dominante mettent les hérétiques à l’index et au pilori médiatique, stigmatisant comme irrationnelle et fantaisiste toute alternative qui remet en question les codes de l’économisme.
Le dernier totalitarisme en date
Cet intégrisme néo-libéral est tout sauf nouveau et libéral. Fondée sur la loi de la jungle, il est archaïque. Affirmant l’emprise de la valeur marchande sur la valeur humaine et le lien social, il est totalitaire. Nombreux sont les auteurs qui tels Dany-Robert Dufour, l’auteur du Divin Marché, considèrent le néolibéralisme comme une nouvelle forme de totalitarisme. Son dernier ouvrage L’individu qui vient... Après le libéralisme est présenté ainsi en quatrième de couverture :
« Après avoir surmonté en un siècle différents séismes dévastateurs - le nazisme et le stalinisme au premier rang -, la civilisation occidentale est aujourd'hui emportée par le néolibéralisme. Entraînant avec elle le reste du monde. Il en résulte une crise générale d'une nature inédite : politique, économique, écologique, morale. subjective, esthétique, intellectuelle... Une nouvelle impasse ? Il n'y a là nulle fatalité. En philosophe, mais dans un langage accessible à tous, Dany-Robert Dufour s'interroge sur les moyens de résister au dernier totalitarisme en date. »
Le totalitarisme, comme la violence symbolique qui l’accompagne, ne sont jamais gratuits. A l’extension de l’idéologie néolibérale à toutes les sphères de la société correspond à une explosion des inégalités : en 1970 les cent patrons américains les mieux payés gagnait 40 fois le salaires de leurs ouvriers de base, aujourd’hui ils gagnent 1000 fois plus qu’eux !...
Une société de marché
En tant que construction idéologique, l’économisme a pour rôle de justifier et de rationaliser avidité mercantile et jouissance égoïste en imposant une dérégulation éthique, une régression psychique comme une désaffiliation culturelle. L’idée de marché comme régulation automatique des échanges au sein de la société introduit ainsi un nouveau modèle fonctionnel des rapports sociaux qui rend caduque le modèle traditionnel fondé sur l’appartenance à une intersubjectivité culturelle qui réfère à un ordre symbolique.
Le marché est ce modèle abstrait qui reconfigure les rapports sociaux en les réduisant à ceux d’individus économiques déterminés par le calcul égoïste de leurs intérêts. L’économisme dominant transforme l’organisation sociale pour en faire une société de marché décrite ainsi par Marcel Gauchet :
« Ce n’est pas du marché comme institution de l’économie à l’intérieur de la société dont il est question, en la circonstance, mais véritablement d’une société de marché. Comment se représenter la forme des relations susceptibles de s’établir entre des agents tous indépendants les uns des autres tous fondés à poursuivre à leur guise la maximisation de leurs avantages, en l’absence d’une composition impérative au nom de l’intérêt de tous ? Tel est le problème posé, problème auquel seule la figure d’un processus d’ajustement automatique [le marché] est capable de répondre. » (La religion dans la démocratie)
Dans le précédent billet nous faisions part d’un article du grand théologien Harvey Cox - The Market as God - où celui-ci, établissant une analogie entre religion et marché, constatait que dans les représentations collectives, le divin marché est omnipotent, omniscient, omniprésent et auto-réalisateur. Nous notions que toutes ces qualités - omnipotence, omniscience, omniprésence et auto-réalisation – représentait le parfait tableau clinique d’un délire mégalomaniaque inspiré à l’Homo oeconomicus par ses fantasmes infantiles. Bien loin d’être un processus naturel, le Marché est une figure fantasmatique crée par l’imaginaire utilitaire et infantile de l’Homo oeconomicus.
Le culte de la croissance
Dans cet imaginaire, la structure des sociétés modernes est définie par le Marché comme système auto-régulé. La croissance économique apparaît dès lors comme l’énergie dynamique qui anime cette structure et lui permet de se développer dans le temps. Le couple marché/croissance est donc indivisible et irréductible : à la structure synchronique de l’un correspond la dynamique diachronique de l’autre. C’est bien pourquoi à la religion du Marché corresponde le culte de la Croissance.
Il faudrait un livre entier pour expliquer le lent processus d’objectivation par lequel les sociétés occidentales ont projeté l’idée de croissance - au cœur même de l’évolution biologique et du développement psycho-spirituel - dans la forme objective de l’économie, et comment, de cette projection, est née cette nouvelle religion fondée sur la confusion entre croissance psycho-spirituelle et croissance économique.
Le processus d’abstraction propre à la raison instrumentale fonde la science moderne et constitue le cœur du logiciel moderne. Ce processus consiste à séparer - de manière abstraite - le sujet sensible et son objet d’attention afin d’observer, d’analyser et de mesurer ce dernier. Cette objectivation nie la sensibilité et réduit à une forme abstraite la force concrète qui anime la subjectivité. Dans cette logique, la croissance économique apparaît comme la forme abstraite à travers laquelle la raison instrumentale réduit la croissance concrète de la vie et de l’esprit.
Décroissance matérielle et développement spirituel
A travers les multiples crises auxquelles elles sont confrontées, les jeunes générations ont appris à décrypter les ravages d’une raison instrumentale qui produit une science sans conscience et une conscience sans inspiration. Aussi prennent-elles progressivement leur distance avec le culte de la croissance en adhérant aux valeurs post-matérialistes portées notamment par le mouvement de la décroissance et par une simplicité volontaire qui décolonisent un imaginaire aliéné par la religion de l’économie.
Le culte de la croissance comme la religion du marché apparaissent comme autant de croyances propres à l’imaginaire utilitariste. Décoloniser cet imaginaire c’est refuser la réduction de l’être humain au mythe de l’Homo oeconomicus et celle de la société à la fiction d’un marché auto-régulé. C’est aussi affirmer le développement humain comme valeur fondatrice du nouveau stade évolutif.
Il ne s’agit pas de stigmatiser l’idée de croissance qui est au cœur de la vie et de l’humain mais de remettre en question le processus d’abstraction qui vise à identifier le développement humain à une croissance économique fondée sur un productivisme prédateur des ressources naturelles et un consumérisme prédateur des ressources de la psyché.
Là où la croissance psycho-spirituelle est fondée sur un processus d’individuation créatrice, l’idée d’une croissance économique infinie dans un monde aux ressources limitées est fondée sur un individualisme régressif qui s’alimente des fantasmes de toute puissance infantile.
L’intégrisme néolibéral
La décolonisation de l’imaginaire utilitariste passe par la remise en cause des indicateurs qui, au prétexte de mesurer la croissance n’indiquent que des quantités de flux marchands en restant muets sur leur qualité et leur répartition. Cette illusion quantophénique, au cœur de l’imaginaire utilitariste, est ainsi dénoncée par Patrick Viveret, auteur du rapport Reconsidérer la richesse :
« Le PIB traduit une analyse de la réalité à travers un prisme particulier, exclusivement quantitatif, économique et dénué de considérations qualitative ou citoyenne, comme le niveau de santé, d'éducation ou d'engagement associatif, le degré de violence, l'intensité des inégalités socio-économiques ou encore la qualité de la pratique démocratique.»
Fondés sur la réduction de la totalité à une partie, les intégrismes développent toujours une pensée totalitaire qui cherchent à imposer cette partie en la faisant prendre pour le tout, et ce, à travers une violence symbolique et/ou réelle. L’intégrisme religieux, pré moderne, réduit ainsi l'expérience spirituelle à un dogme formel qui constitue un modèle d'interprétation exclusif. Cet intégrisme religieux est véhiculé par un délire d’élection qui exclut et diabolise tous ceux qui n’appartiennent pas à la communauté des élus.
Fondé sur la réduction de l'économie humaine à sa forme marchande, l’intégrisme économique propre à la modernité est, quant à lui, véhiculé par une pensée totalitaire qui impose son délire mégalomane fondé sur l’omnipotence du Marché. La quantophrénie qui sous-tend le culte de la croissance est un des nombreux symptômes de ce délire : l’abstraction du chiffre vise à remplacer une réalité dont la complexité et la transformation continue nous échappe.
Quand, selon Eric Schmidt, PDG de Google, le monde produit aujourd'hui autant de données en deux jours qu'entre l'aube de la civilisation et 2003, il devient absolument impossible de penser aujourd’hui comme hier. L’expérience vécue dans ce nouveau monde immatériel s’éloigne peu à peu de celle que nous partagions avant, quand notre village planétaire aujourd’hui interconnecté ressemblait encore à un vaste monde aux horizons mystérieux
L’intégrisme économique est cette forme de psychose qui s’empare de la conscience collective quand celle-ci s’avère impuissante à interpréter l’expérience inédite, mouvante et fluide comme l’océan, qui est la nôtre au sein des sociétés de l’information. A l’ère d’une interconnexion généralisée au sein d’un monde immatériel, l’évolution du contexte technologique et de nos conditions de vie rend totalement obsolètes les anciens modèles que nous utilisions naguère sur la terre ferme d’un monde matériel aux frontières délimitées et définies par les concepts avec lesquels nous l’appréhendions.
Tout réinventer
Inspiré par la dynamique de l’évolution, un autre modèle doit advenir dont nous voyons les prémisses se manifester aujourd’hui à travers des milliers d’initiatives qui inventent, chacune à leur manière, de nouvelles formes culturelles et sociales, politiques et économiques. Parmi les nombreux observateurs qui scrutent l’émergence de ces nouvelles formes, trois grands résistants - Claude Alphandéry, Stéphane Essel, Edgar Morin – écrivent dans Le Monde :
« A l'heure d'une crise systémique sans précédent, le pseudo-réalisme est une imposture. Ce qui est fantaisiste, c'est de penser que nous pouvons continuer comme avant. Ce qui est vraiment réaliste, c'est de vouloir tout réinventer. Politique, économie, éducation, temps de vie, villes, agriculture : une multitude d'alternatives concrètes, réussies et répliquables constituent d'ores et déjà l'amorce d'une transformation profonde de la société. »
Tout réinventer aujourd’hui c’est retrouver une vision de la totalité qui nous libère d’un modèle abstrait imposant une pensée fragmentaire, une sensibilité désenchantée et une organisation socio-économique inhumaine. Au moment où l’humanité aborde un nouveau stade de son développement, les convulsion de l’ère économique annonce une ère nouvelle : celle des créateurs inspirés par la dynamique de l’évolution.
Ressources documentaires sur la religion de l’économie.
Netographie
Deux textes intéressants de Serge Carfantan concernant l'idéologie économique sur cet excellent site qu’est Philosophie et Spiritualité : La Pensée économique. Croissance, décroissance et développement.
La religion de la « société de marché » François Gauthier. Revue du Mauss permanente. Paru à l'origine dans Entropia N°5
Karl Polianyi Le sophisme économiciste
A lire dans Le Journal Intégral :
- Une Vision Intégrale de la Monnaie (1) et (2)
- Une économie des profondeurs (1) et (2)
- Les Monnaies Libres. Un paradigme post-capitaliste (1) (2) (3)
La revue du MAUSS Permanente constitue le prolongement sur la toile de La Revue du MAUSS semestrielle.
Bibliographie
La revue du MAUSS Mouvement Anti-Utilitariste en Science Sociales.
Entropia Revue théorique et politique consacrée à la décroisance.
Serge Latouche : « Le Veau d’or est vainqueur de Dieu. Essai sur la religion de l’économie » La revue du MAUSS No 27 : « De l’anti-utilitarisme. Anniversaire, bilan et controverses » 2006.
Dany-Robert Dufour : Le Divin Marché. La Cité Perverse
Alain Caillé : Critique de la Raison utilitaire
Jean-Claude Michéa : L’Empire du moindre mal