J’appelle apocalypse l’accouchement du nouveau dans le corps douloureux de l’ancien. Jean-Yves Leloup
Nos trois précédents billets ont été l’occasion de mieux comprendre comment les situations de crise peuvent devenir autant d’occasions de grandir en nous libérant des limitations du passé. Dans nos sociétés modernes, la crise est cette initiation sauvage qui permet l’émergence d’une singularité créatrice hors des déterminismes sociaux ou culturels.
Dans les temps cosmodernes que nous abordons, la crise apparaît comme un expression de l'évolution créatrice au coeur de la vie/esprit. Gramsci, le révolutionnaire italien, avait l’habitude de dire : « La crise, c'est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître ». Parler de crise c’est donc, en référence à la maïeutique socratique, parler d’un « accouchement », une des traductions possibles du mot « apocalypse » comme nous l’apprend Jean-Yves Leloup dans sa traduction et ses commentaires de l’Apocalypse de Saint Jean qui vient de paraître :
« J’appelle « apocalypse » l’accouchement du « nouveau » (une tout autre conscience, un tout autre amour) dans le corps douloureux de l’ancien... la venue au jour, toujours bouleversante, de l’Autre que nous sommes. »
Une expérience de révélation
Dans le contexte angoissant d’une crise globale à laquelle s’ajoute des fantasmes de fin du monde pour Décembre 2012, les marchands de peur brandissent l’Apocalypse comme une marque destinée à alimenter une psychose collective, avec pour effet le repli frileux sur les conservatismes, les intégrismes et les sectarismes de tous poils. Pour J.Y Leloup, l’Apocalypse a une toute autre fonction :
« Son rôle n’est pas de nourrir nos phobies, ni même d’éveiller une peur ou une angoisse qui face à la situation pourrait s’éprouver comme salutaire ; c’est davantage la révélation d’une issue, l’exercice d’une lucidité non désespérée. Certains diront que tous ces avertissements sont des préparations efficaces à un « accouchement » (traduction également possible du mot « apocalypse ») : anticiper la douleur permet de mieux l’affronter ; apprendre la détente, le lâcher-prise au coeur de l’expérience déchirante permet de la traverser, si ce n’est « sans douleur », moins douloureusement ».
Le mot apocalypse a pour origine étymologique le grec apokalypsis - l’action de découvrir - et renvoie au verbe apokalypto signifiant dévoiler. La traduction latine d’apokalypsis est revelatio qui a donné le mot révélation en français. L’apocalypse est avant tout une révélation née d’un dévoilement. Cette étymologie exprime bien la dynamique apocalyptique de l’évolution : le dévoilement d’un ordre supérieur est toujours accompagné d’une trans-formation de l’ordre ancien.
Nous ne sommes rien, soyons tout
L’Apocalypse renvoie à l’expérience fondamentale d’un effondrement qui nous prive de nos références et de nos identifications habituelles. Si elle permet de retrouver le sens de l’essentiel qui nous fonde, nous anime et nous guide, cette désidentification participe d’un processus de destruction créatrice : il devient possible de se reconstruire dans un niveau supérieur correspondant à une nouvelle étape de notre développement.
Pour J.Y Leloup : « Plutôt que de faire de l'Apocalypse l'annonce d'une destruction nihiliste, il est possible de lire à travers sa symbolique si riche la « révélation » de l'ultime Réalité : tout s'effondre, sauf la Vie... La découverte de notre néant n’est une catastrophe que pour celui qui y résiste. Pour celui qui l’accepte et y reconnaît son identité la plus profonde (non sum), c’est l’occasion (kairos) de rencontrer l’Autre qui contient et féconde cet abîme (Ego sum)».
Figure emblématique de toute crise, l’Apocalypse permet le dévoilement de ce qui est à travers la révélation de ce que nous ne sommes pas. L’Internationale chantait le Grand Soir : « Nous ne sommes rien, soyons tout ». Paraphrasons ce chant révolutionnaire pour en faire un hymne évolutionnaire qui célèbre la Grande Aurore de l’Apocalypse : « Tout nous est donné dès lors que nous ne sommes plus rien».
Une métanoïa
Expérience de révélation, l’Apocalypse suscite un changement de perspective, une véritable conversion du regard – une métanoïa – qui permet de « découvrir notre pensée « philosophale », noùs poetikos, intellectus agens, intelligence et imagination créatrice qui « voit » la lumière et transforme toutes choses dans et à partir de celle-ci. »
Mais nous ne sommes pas obligés de vivre une expérience de crise pour connaître cette révélation intérieure au cours de laquelle, telle une larve, l’ego se transfigure en développant les ailes d’une vision philosophale. Dans une chronique intitulée Naître Rien, Denis Marquet, que nous avons présenté ici, écrit ceci : « Les épreuves extérieures ne sont nécessaires que pour celui qui refuse de s’éprouver lui-même. A l’inverse, sans peur, en toute confiance dans l’abandon aimant, la traversée du rien est naissance joyeuse au Vivant que l’on est.
Si j’ose ne plus me prendre pour ce moi, récit des autres engrammé dans le moindre de mes réflexes de vie qui me fige en un être défini, alors de naître rien, je m’ouvre au surgissement toujours renouvelé de ma vérité vivante. Sans idée préconçue de moi, chacune de mes paroles, chacun de mes gestes me découvre à moi-même d’une manière inattendue. Et je me connais alors, non comme une identité, mais comme le lieu d’un surgissement inspiré qui féconde le monde. Pour cela il s’agit de cesser de faire, de vouloir et de paraître pour commencer à vivre. Intensément. »
Dans l'extrait ci-dessous, Jean-Yves Leloup explique ce qu'il entend par Apocalypse.
L’Apocalypse de Jean. Jean-Yves Leloup
Apocalypse now. Quand on parle aujourd’hui d’apocalypse on pense à un certain nombre d’événements ou de menaces qui sont déjà arrivés, ou qui vont arriver « bientôt » : menaces terroristes, économiques, financières, sociales, écologiques et même cosmiques ! – déluges, éruption de volcans, tempêtes solaires, inversion magnétique des pôles terrestres, choc avec d’autres planètes ou astéroïdes, explosion d’étoiles, etc.
Sans pousser si loin les guerres sont hélas bien réelles, tout comme l’épuisement des ressources de la planète, les épidémies liées aux virus, les séismes, les tsunamis, sans parler tout simplement de la corruption au niveau éthique, politique, financier. Bref, on assiste à une dégradation accélérée de différents plans de notre réalité, ce qui fait dire à certains, pas seulement à des médiums suspects ou d’authentiques prophètes, mais aussi à des scientifiques rigoureux, tels Hubert Reeves, Albert Jacquard ou Jean-Marie Pelt, que la « fin est proche et inéluctable » et que nous traversons « une crise que notre planète et notre humanité n’ont jamais connue auparavant. »
Du coup, le lien entre les événements actuels et le texte de l’Apocalypse de Jean paraît presque évident - en jouant parfois consciemment avec les mots (tchernobyl en russe veut dire « absinthe », nom de l’étoile mentionnée au verset 8, II). On ne manquera pas également de proposer des dates pour cette « fin » ou cette « mort annoncée ».
La fin du monde a déjà été annoncée de nombreuses fois au cours de notre histoire... Face à ces différentes morts annoncées par des religieux, des scientifiques et un certain nombre d’individus prétendant avoir reçu une « révélation », on peut réagir de façon différente : par la fascination ou le mépris, par la peur, l’angoisse ou la phobie.
La peur peut être utile : elle nous avertit d’un danger, d’une menace venant de l’extérieur, et nous invite, si ce n’est à la fuite, à la prudence ou au combat. L’angoisse aussi peut être utile, qui nous avertit d’un danger, d’une menace venant cette fois de l’intérieur : angoisse en présence de l’inconnu, de l’inconscient, où s’originent nos propres pulsions, possessives, agressives ou destructrices, elle nous invite ainsi à davantage de conscience et à une possible transformation ou mutation de nos instincts les plus obscurs.
Les phobies, elles, ne servent à rien : menaces intérieures projetées à l’extérieur qui s’ajoutent aux menaces réelles, elles paralysent, inhibent l’action et sont source de maladies psychiques plus ou moins graves. La paranoïa généralisée, « mondialisée » et développée par les médias face au réchauffement climatique, au terrorisme et devant certains virus, en est le symptôme.
Telle n’est pas la fonction d’une apocalypse, et particulièrement de l’Apocalypse de Saint Jean. Son rôle n’est pas de nourrir nos phobies, ni même d’éveiller une peur ou une angoisse qui face à la situation pourrait s’éprouver comme salutaire ; c’est davantage la révélation d’une issue, l’exercice d’une lucidité non désespérée. Certains diront que tous ces avertissements sont des préparations efficaces à un « accouchement » (traduction également possible du mot « apocalypse ») : anticiper la douleur permet de mieux l’affronter ; apprendre la détente, le lâcher-prise au coeur de l’expérience déchirante permet de la traverser, si ce n’est « sans douleur », moins douloureusement.
La révélation de ce qui arrive, de ce qui vient, peut être vu sous différentes lumières, et c’est à un regard ni résigné ni effrayé devant les événements que nous invite l’Apocalypse de Jean. Ne voir et ne prédire que des catastrophes ne mérite pas le nom d’« Apocalypse », c’est une révélation tronquée : l’affirmation de la nuit sans l’affirmation de l’aurore. Cela nous enferme dans les déterminismes de « ce qui est » sans nous ouvrir à ses possibles.
Il y a deux révélations dans le livre de l’Apocalypse : celle du diabolique et celle du symbolique. Révélation du dia-bolos, de « ce qui se jette entre (dia) », de « ce qui divise », déchire, détruit, épuise, consomme et consume. Révélation de ce qui oppose les hommes entre eux, les sépare de l’univers et de son Origine. À côté de cette révélation, il y a une révélation du symbolon, « ce qui tient les deux », « ce qui est fait (bla) avec (sym) » : la dualité ensemble, archétype de la synthèse.
Certains médias sont les témoins d’une vision « diabolique » des événements, ils insistent sur les guerres, catastrophes, menaces écologiques ou autres, ce qui n’est qu’une partie de la réalité. Ils ne témoignent que rarement d’une vision symbolique des événements, de la sagesse que découvre l’homme à partir de ses épreuves, de l’amour inconditionnel, désintéressé qui peut naître au moment même où il perd tout ; c’est pourtant un trésor que nul ne peut lui arracher : la pierre précieuse ou philosophale.
On parle peu de cette nouvelle conscience, au-delà des attractions et des répulsions de la conscience ordinaire qui se révèle parfois dans les circonstances les plus tragiques. Au-delà des témoignages sensoriels, audio-visuels de la réalité ; au-delà de la pensée philosophique qui analyse, commente, amplifie, réfléchit ces données objectives, les complique parfois, il s’agit de découvrir notre pensée « philosophale », noùs poetikos, intellectus agens, intelligence et imagination créatrice qui « voit » la lumière et transforme toutes choses dans et à partir de celle-ci.
L’Apocalypse est une vision philosophale du Réel, elle situe les événements du monde dans la lumière de Dieu et dans la lumière de l’Agneau, vision à la fois de justice et de miséricorde comme peut l’être tout regard d’amour vrai. J’appellerai donc « Apocalypse » l’avènement ou l’événement de la lumière dans la chair effondrée de notre histoire (personnelle, collective, cosmique) ou encore l’avènement ou l’événement du Sujet (Je suis) dans la chair effondrée de notre ego (personnel, collectif, cosmique) ; j’appelle « apocalypse » l’accouchement du « nouveau » (une tout autre conscience, un tout autre amour) dans le corps douloureux de l’ancien, la chair effondrée de nos mémoires.
La venue au jour, toujours bouleversante, de l’Autre que nous sommes, Celui que notre désir appelle, Celui dont la Présence nous fait peur : « l’Être qui est ce qu’Il est » dont notre imagination ou notre angoisse fait un abîme, un abîme qui nous dissout et nous engouffre plutôt qu’un abîme de bonté qui nous sauve et nous absout.
La question à affronter, c’est ce que notre imagination fait de notre abîme ou de notre néant : le lieu de manifestation de la vie (consciente, aimante, libre) qui se donne ? Ou bien le lieu où rien n’est donné, où tout est englouti, le lieu de résorption de toute vie (consciente, aimante, libre) ? Faisons-nous de l’Apocalypse une révélation de la Réalité (et de la vérité, qui est notre adéquation ou assentiment à ce Réel manifesté) ? Ou faisons-nous de l’Apocalypse une catastrophe, une destruction définitive de ce que nous prenions pour la réalité ?
Perte de nos illusions absolument absurde puisque aucun sens, aucune vie véritable, aucun sujet n’en émerge. Il s’agit toujours d’une révélation, d’une mise à nu de ce qui était caché sous le voile des évidences, mais révélation de l’abîme et non de « l’Être qui est et qui fait être tout ce qui est » à partir de ce « rien ». La découverte de notre néant n’est une catastrophe que pour celui qui y résiste. Pour celui qui l’accepte et y reconnaît son identité la plus profonde (non sum), c’est l’occasion (kairos) de rencontrer l’Autre qui contient et féconde cet abîme (Ego sum).
Faut-il résoudre une énigme par une autre énigme ? Un songe par un autre songe ? Une apocalypse par une autre apocalypse ? Ne pas introduire dans les profondeurs de la nuit les langages du jour : seul l’inconscient comprend l’inconscient, les explications conscientes et rationnelles le trahissent plus qu’elles ne le traduisent. De même qu’on n’est délivré d’un amour que par un plus grand amour, on ne découvre l’interprétation d’un rêve que dans un rêve plus profond.
Avant de parler de l’Apocalypse de Jean, faut-il alors parler de l’Apocalypse de Job ? Ces deux hommes, en effet, vivent un même effondrement, l’un d’une façon personnelle, l’autre plus collective, l’un comme l’autre endurent l’écroulement ou la disparition de ce qu’ils ont de plus cher, de ce qui les édifiaient physiquement, psychiquement et socialement, et c’est au coeur de cet effondrement qu’ils font l’expérience du Réel, de l’Autre inassimilable, de la lumière qui les fondent.
L’Apocalypse de Job comme l’Apocalypse de Jean sont l’effondrement de Dieu comme idole, comme idée, comme « objet », de l’intellect ou de la dévotion. C’est l’effondrement de tous les noms qu’on peut lui donner : le Juste, le Bon (le Bonheur), le Bien, l’Étant. . . Aucun ne peut le nommer, même pas celui d’Être (l’Être de l’Étant) ou d’Essence. Et si l’amour et la miséricorde sont toujours des noms, il faut encore aller au-delà. Peut-on le signifier autrement que par un silence, quatre consonnes imprononçables (YHWH) ou un point d’interrogation ? Le nommer l’Innommable, n’est-ce pas encore le nommer ?
Ni la théologie négative ni la théologie positive ne résistent à une vraie apocalypse qui rend l’homme incapable de penser et donc de nommer ce qui le déborde de toute part. « Je ne te connaissais que par ouï-dire, maintenant mes yeux t’ont vu. Je retourne à mes cendres (ou à ma poussière) » (Jb 42, 5-6), c’est-à-dire à ma légèreté, à mon non-être, car seuls ma vacuité ou mon silence peuvent te comprendre. Ainsi Jean est-il « le nez dans la poussière » (cette fois, ce n’est plus celle du Thabor, mais celle de Patmos) tandis que s’élabore en lui une « phénoménologie de l’Esprit ».
L’Apocalypse de Jean. Jean-Yves Leloup. Editions Albin Michel
A lire ici le texte ci-dessus dans son intégralité dans les Bonnes Feuilles du site Clés.
Nos trois précédents billets ont été l’occasion de mieux comprendre comment les situations de crise peuvent devenir autant d’occasions de grandir en nous libérant des limitations du passé. Dans nos sociétés modernes, la crise est cette initiation sauvage qui permet l’émergence d’une singularité créatrice hors des déterminismes sociaux ou culturels.
Dans les temps cosmodernes que nous abordons, la crise apparaît comme un expression de l'évolution créatrice au coeur de la vie/esprit. Gramsci, le révolutionnaire italien, avait l’habitude de dire : « La crise, c'est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître ». Parler de crise c’est donc, en référence à la maïeutique socratique, parler d’un « accouchement », une des traductions possibles du mot « apocalypse » comme nous l’apprend Jean-Yves Leloup dans sa traduction et ses commentaires de l’Apocalypse de Saint Jean qui vient de paraître :
« J’appelle « apocalypse » l’accouchement du « nouveau » (une tout autre conscience, un tout autre amour) dans le corps douloureux de l’ancien... la venue au jour, toujours bouleversante, de l’Autre que nous sommes. »
Une expérience de révélation
Dans le contexte angoissant d’une crise globale à laquelle s’ajoute des fantasmes de fin du monde pour Décembre 2012, les marchands de peur brandissent l’Apocalypse comme une marque destinée à alimenter une psychose collective, avec pour effet le repli frileux sur les conservatismes, les intégrismes et les sectarismes de tous poils. Pour J.Y Leloup, l’Apocalypse a une toute autre fonction :
« Son rôle n’est pas de nourrir nos phobies, ni même d’éveiller une peur ou une angoisse qui face à la situation pourrait s’éprouver comme salutaire ; c’est davantage la révélation d’une issue, l’exercice d’une lucidité non désespérée. Certains diront que tous ces avertissements sont des préparations efficaces à un « accouchement » (traduction également possible du mot « apocalypse ») : anticiper la douleur permet de mieux l’affronter ; apprendre la détente, le lâcher-prise au coeur de l’expérience déchirante permet de la traverser, si ce n’est « sans douleur », moins douloureusement ».
Le mot apocalypse a pour origine étymologique le grec apokalypsis - l’action de découvrir - et renvoie au verbe apokalypto signifiant dévoiler. La traduction latine d’apokalypsis est revelatio qui a donné le mot révélation en français. L’apocalypse est avant tout une révélation née d’un dévoilement. Cette étymologie exprime bien la dynamique apocalyptique de l’évolution : le dévoilement d’un ordre supérieur est toujours accompagné d’une trans-formation de l’ordre ancien.
Nous ne sommes rien, soyons tout
L’Apocalypse renvoie à l’expérience fondamentale d’un effondrement qui nous prive de nos références et de nos identifications habituelles. Si elle permet de retrouver le sens de l’essentiel qui nous fonde, nous anime et nous guide, cette désidentification participe d’un processus de destruction créatrice : il devient possible de se reconstruire dans un niveau supérieur correspondant à une nouvelle étape de notre développement.
Pour J.Y Leloup : « Plutôt que de faire de l'Apocalypse l'annonce d'une destruction nihiliste, il est possible de lire à travers sa symbolique si riche la « révélation » de l'ultime Réalité : tout s'effondre, sauf la Vie... La découverte de notre néant n’est une catastrophe que pour celui qui y résiste. Pour celui qui l’accepte et y reconnaît son identité la plus profonde (non sum), c’est l’occasion (kairos) de rencontrer l’Autre qui contient et féconde cet abîme (Ego sum)».
Figure emblématique de toute crise, l’Apocalypse permet le dévoilement de ce qui est à travers la révélation de ce que nous ne sommes pas. L’Internationale chantait le Grand Soir : « Nous ne sommes rien, soyons tout ». Paraphrasons ce chant révolutionnaire pour en faire un hymne évolutionnaire qui célèbre la Grande Aurore de l’Apocalypse : « Tout nous est donné dès lors que nous ne sommes plus rien».
Une métanoïa
Expérience de révélation, l’Apocalypse suscite un changement de perspective, une véritable conversion du regard – une métanoïa – qui permet de « découvrir notre pensée « philosophale », noùs poetikos, intellectus agens, intelligence et imagination créatrice qui « voit » la lumière et transforme toutes choses dans et à partir de celle-ci. »
Mais nous ne sommes pas obligés de vivre une expérience de crise pour connaître cette révélation intérieure au cours de laquelle, telle une larve, l’ego se transfigure en développant les ailes d’une vision philosophale. Dans une chronique intitulée Naître Rien, Denis Marquet, que nous avons présenté ici, écrit ceci : « Les épreuves extérieures ne sont nécessaires que pour celui qui refuse de s’éprouver lui-même. A l’inverse, sans peur, en toute confiance dans l’abandon aimant, la traversée du rien est naissance joyeuse au Vivant que l’on est.
Si j’ose ne plus me prendre pour ce moi, récit des autres engrammé dans le moindre de mes réflexes de vie qui me fige en un être défini, alors de naître rien, je m’ouvre au surgissement toujours renouvelé de ma vérité vivante. Sans idée préconçue de moi, chacune de mes paroles, chacun de mes gestes me découvre à moi-même d’une manière inattendue. Et je me connais alors, non comme une identité, mais comme le lieu d’un surgissement inspiré qui féconde le monde. Pour cela il s’agit de cesser de faire, de vouloir et de paraître pour commencer à vivre. Intensément. »
Dans l'extrait ci-dessous, Jean-Yves Leloup explique ce qu'il entend par Apocalypse.
L’Apocalypse de Jean. Jean-Yves Leloup
Apocalypse now. Quand on parle aujourd’hui d’apocalypse on pense à un certain nombre d’événements ou de menaces qui sont déjà arrivés, ou qui vont arriver « bientôt » : menaces terroristes, économiques, financières, sociales, écologiques et même cosmiques ! – déluges, éruption de volcans, tempêtes solaires, inversion magnétique des pôles terrestres, choc avec d’autres planètes ou astéroïdes, explosion d’étoiles, etc.
Sans pousser si loin les guerres sont hélas bien réelles, tout comme l’épuisement des ressources de la planète, les épidémies liées aux virus, les séismes, les tsunamis, sans parler tout simplement de la corruption au niveau éthique, politique, financier. Bref, on assiste à une dégradation accélérée de différents plans de notre réalité, ce qui fait dire à certains, pas seulement à des médiums suspects ou d’authentiques prophètes, mais aussi à des scientifiques rigoureux, tels Hubert Reeves, Albert Jacquard ou Jean-Marie Pelt, que la « fin est proche et inéluctable » et que nous traversons « une crise que notre planète et notre humanité n’ont jamais connue auparavant. »
Du coup, le lien entre les événements actuels et le texte de l’Apocalypse de Jean paraît presque évident - en jouant parfois consciemment avec les mots (tchernobyl en russe veut dire « absinthe », nom de l’étoile mentionnée au verset 8, II). On ne manquera pas également de proposer des dates pour cette « fin » ou cette « mort annoncée ».
La fin du monde a déjà été annoncée de nombreuses fois au cours de notre histoire... Face à ces différentes morts annoncées par des religieux, des scientifiques et un certain nombre d’individus prétendant avoir reçu une « révélation », on peut réagir de façon différente : par la fascination ou le mépris, par la peur, l’angoisse ou la phobie.
La peur peut être utile : elle nous avertit d’un danger, d’une menace venant de l’extérieur, et nous invite, si ce n’est à la fuite, à la prudence ou au combat. L’angoisse aussi peut être utile, qui nous avertit d’un danger, d’une menace venant cette fois de l’intérieur : angoisse en présence de l’inconnu, de l’inconscient, où s’originent nos propres pulsions, possessives, agressives ou destructrices, elle nous invite ainsi à davantage de conscience et à une possible transformation ou mutation de nos instincts les plus obscurs.
Les phobies, elles, ne servent à rien : menaces intérieures projetées à l’extérieur qui s’ajoutent aux menaces réelles, elles paralysent, inhibent l’action et sont source de maladies psychiques plus ou moins graves. La paranoïa généralisée, « mondialisée » et développée par les médias face au réchauffement climatique, au terrorisme et devant certains virus, en est le symptôme.
Telle n’est pas la fonction d’une apocalypse, et particulièrement de l’Apocalypse de Saint Jean. Son rôle n’est pas de nourrir nos phobies, ni même d’éveiller une peur ou une angoisse qui face à la situation pourrait s’éprouver comme salutaire ; c’est davantage la révélation d’une issue, l’exercice d’une lucidité non désespérée. Certains diront que tous ces avertissements sont des préparations efficaces à un « accouchement » (traduction également possible du mot « apocalypse ») : anticiper la douleur permet de mieux l’affronter ; apprendre la détente, le lâcher-prise au coeur de l’expérience déchirante permet de la traverser, si ce n’est « sans douleur », moins douloureusement.
La révélation de ce qui arrive, de ce qui vient, peut être vu sous différentes lumières, et c’est à un regard ni résigné ni effrayé devant les événements que nous invite l’Apocalypse de Jean. Ne voir et ne prédire que des catastrophes ne mérite pas le nom d’« Apocalypse », c’est une révélation tronquée : l’affirmation de la nuit sans l’affirmation de l’aurore. Cela nous enferme dans les déterminismes de « ce qui est » sans nous ouvrir à ses possibles.
Il y a deux révélations dans le livre de l’Apocalypse : celle du diabolique et celle du symbolique. Révélation du dia-bolos, de « ce qui se jette entre (dia) », de « ce qui divise », déchire, détruit, épuise, consomme et consume. Révélation de ce qui oppose les hommes entre eux, les sépare de l’univers et de son Origine. À côté de cette révélation, il y a une révélation du symbolon, « ce qui tient les deux », « ce qui est fait (bla) avec (sym) » : la dualité ensemble, archétype de la synthèse.
Certains médias sont les témoins d’une vision « diabolique » des événements, ils insistent sur les guerres, catastrophes, menaces écologiques ou autres, ce qui n’est qu’une partie de la réalité. Ils ne témoignent que rarement d’une vision symbolique des événements, de la sagesse que découvre l’homme à partir de ses épreuves, de l’amour inconditionnel, désintéressé qui peut naître au moment même où il perd tout ; c’est pourtant un trésor que nul ne peut lui arracher : la pierre précieuse ou philosophale.
On parle peu de cette nouvelle conscience, au-delà des attractions et des répulsions de la conscience ordinaire qui se révèle parfois dans les circonstances les plus tragiques. Au-delà des témoignages sensoriels, audio-visuels de la réalité ; au-delà de la pensée philosophique qui analyse, commente, amplifie, réfléchit ces données objectives, les complique parfois, il s’agit de découvrir notre pensée « philosophale », noùs poetikos, intellectus agens, intelligence et imagination créatrice qui « voit » la lumière et transforme toutes choses dans et à partir de celle-ci.
L’Apocalypse est une vision philosophale du Réel, elle situe les événements du monde dans la lumière de Dieu et dans la lumière de l’Agneau, vision à la fois de justice et de miséricorde comme peut l’être tout regard d’amour vrai. J’appellerai donc « Apocalypse » l’avènement ou l’événement de la lumière dans la chair effondrée de notre histoire (personnelle, collective, cosmique) ou encore l’avènement ou l’événement du Sujet (Je suis) dans la chair effondrée de notre ego (personnel, collectif, cosmique) ; j’appelle « apocalypse » l’accouchement du « nouveau » (une tout autre conscience, un tout autre amour) dans le corps douloureux de l’ancien, la chair effondrée de nos mémoires.
La venue au jour, toujours bouleversante, de l’Autre que nous sommes, Celui que notre désir appelle, Celui dont la Présence nous fait peur : « l’Être qui est ce qu’Il est » dont notre imagination ou notre angoisse fait un abîme, un abîme qui nous dissout et nous engouffre plutôt qu’un abîme de bonté qui nous sauve et nous absout.
La question à affronter, c’est ce que notre imagination fait de notre abîme ou de notre néant : le lieu de manifestation de la vie (consciente, aimante, libre) qui se donne ? Ou bien le lieu où rien n’est donné, où tout est englouti, le lieu de résorption de toute vie (consciente, aimante, libre) ? Faisons-nous de l’Apocalypse une révélation de la Réalité (et de la vérité, qui est notre adéquation ou assentiment à ce Réel manifesté) ? Ou faisons-nous de l’Apocalypse une catastrophe, une destruction définitive de ce que nous prenions pour la réalité ?
Perte de nos illusions absolument absurde puisque aucun sens, aucune vie véritable, aucun sujet n’en émerge. Il s’agit toujours d’une révélation, d’une mise à nu de ce qui était caché sous le voile des évidences, mais révélation de l’abîme et non de « l’Être qui est et qui fait être tout ce qui est » à partir de ce « rien ». La découverte de notre néant n’est une catastrophe que pour celui qui y résiste. Pour celui qui l’accepte et y reconnaît son identité la plus profonde (non sum), c’est l’occasion (kairos) de rencontrer l’Autre qui contient et féconde cet abîme (Ego sum).
Faut-il résoudre une énigme par une autre énigme ? Un songe par un autre songe ? Une apocalypse par une autre apocalypse ? Ne pas introduire dans les profondeurs de la nuit les langages du jour : seul l’inconscient comprend l’inconscient, les explications conscientes et rationnelles le trahissent plus qu’elles ne le traduisent. De même qu’on n’est délivré d’un amour que par un plus grand amour, on ne découvre l’interprétation d’un rêve que dans un rêve plus profond.
Avant de parler de l’Apocalypse de Jean, faut-il alors parler de l’Apocalypse de Job ? Ces deux hommes, en effet, vivent un même effondrement, l’un d’une façon personnelle, l’autre plus collective, l’un comme l’autre endurent l’écroulement ou la disparition de ce qu’ils ont de plus cher, de ce qui les édifiaient physiquement, psychiquement et socialement, et c’est au coeur de cet effondrement qu’ils font l’expérience du Réel, de l’Autre inassimilable, de la lumière qui les fondent.
L’Apocalypse de Job comme l’Apocalypse de Jean sont l’effondrement de Dieu comme idole, comme idée, comme « objet », de l’intellect ou de la dévotion. C’est l’effondrement de tous les noms qu’on peut lui donner : le Juste, le Bon (le Bonheur), le Bien, l’Étant. . . Aucun ne peut le nommer, même pas celui d’Être (l’Être de l’Étant) ou d’Essence. Et si l’amour et la miséricorde sont toujours des noms, il faut encore aller au-delà. Peut-on le signifier autrement que par un silence, quatre consonnes imprononçables (YHWH) ou un point d’interrogation ? Le nommer l’Innommable, n’est-ce pas encore le nommer ?
Ni la théologie négative ni la théologie positive ne résistent à une vraie apocalypse qui rend l’homme incapable de penser et donc de nommer ce qui le déborde de toute part. « Je ne te connaissais que par ouï-dire, maintenant mes yeux t’ont vu. Je retourne à mes cendres (ou à ma poussière) » (Jb 42, 5-6), c’est-à-dire à ma légèreté, à mon non-être, car seuls ma vacuité ou mon silence peuvent te comprendre. Ainsi Jean est-il « le nez dans la poussière » (cette fois, ce n’est plus celle du Thabor, mais celle de Patmos) tandis que s’élabore en lui une « phénoménologie de l’Esprit ».
L’Apocalypse de Jean. Jean-Yves Leloup. Editions Albin Michel
A lire ici le texte ci-dessus dans son intégralité dans les Bonnes Feuilles du site Clés.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire