samedi 26 mai 2012

Une Crise Evolutive (1)


A l'heure d'une crise systémique sans précédent, le pseudo-réalisme est une imposture. Ce qui est fantaisiste, c'est de penser que nous pouvons continuer comme avant. Ce qui est vraiment réaliste, c'est de vouloir tout réinventer. Morin, Hessel, Alphandéry.


Le changement c'est maintenant ? Si par changement nous entendons mutation radicale des modes de vie et de pensée rendue nécessaire par une crise évolutive qui révèle les contradictions d'un système et oblige à les dépasser dans une synthèse à la fois novatrice et supérieure.

Une campagne de vieux pépés

La France vient d’élire un nouveau président. La campagne électorale qui s’achève fut en grande partie celle du déni et de l’indigence, de l’indignation et de l’indignité. Dans un précédent billet consacré à la Transition Culturelle, nous avions analysé quelques éléments de ce déni collectif vis-à-vis d’une mondialisation qui ouvre sur un monde interconnecté et d’une crise écologique qui nécessite de refonder notre vision du monde.

A ce processus de déni qui aura profondément marqué les observateurs durant la campagne électorale, correspond l’indigence des solutions proposées qui se réfèrent à des modèles complètement dépassés. Pour le philosophe Michel Serres : «  Cette campagne est celle de l'inertie, de l'endormissement, et d'une certaine manière, celle des résidus du vieux monde. De même qu'un train au démarrage présente une force d'inertie, une résistance physique, la classe politique n'a pas encore pris acte des mutations de notre temps... Cette campagne présidentielle est une campagne de vieux pépés ! » (Le Monde)

Une nouvelle féodalité oligarchique joue de cette inertie pour imposer un pouvoir économique et financier qui suscite l’indignation populaire. Bien souvent actrices et complices de cette oligarchie, les classes dirigeantes cherchent à canaliser cette indignation à travers des stratégies qui, plutôt qu’à rassembler, visent à diviser la population en désignant des boucs émissaires à sacrifier sur l’autel des peurs  et des impuissances collectives. A l’indignation populaire répond donc l’indignité des dominants qui alimentent d'autant plus la division qu’ils sont incapables de proposer une vision commune correspondant au nouveau monde dans lequel nous entrons.

Anticipation

Dans un article du Monde intitulé Anticipation, Hervé Kempf a bien analysé comment le déni de la crise écologique conduit à un faux choix entre deux formes – oligarchique et social-démocrate –  de cette même idéologie dominante qu’est l'économisme :

«  L'absence de l'environnement dans les débats politiques des pays occidentaux est accablante. Elle empêche la réflexion sur la conséquence de la crise écologique : sa conjonction avec le mouvement mondial d'égalisation conduit les pays riches à la baisse de leur consommation matérielle. Le déni de cette perspective ne laisse ouvertes que deux politiques.

Dans la politique oligarchique, la classe dirigeante proclame la possibilité d’augmenter l'abondance matérielle par la croissance du PIB, sans toucher à une répartition des revenus très inégalitaire. Cela stimule l'aggravation de la crise écologique et l'augmentation des prix de l'énergie, d'où un blocage de la croissance et un chômage accru. Il en découle une montée des tensions sociales que l'oligarchie tente de détourner vers les immigrants et les délinquants. De surcroît, la compétition mondiale pour les ressources alimente le nationalisme. L'oligarchie renforce l'appareil sécuritaire et réprime les mouvements sociaux, abolissant progressivement les formes extérieures de la démocratie. Au bout du chemin, la violence.

Dans la politique sociale-démocrate, les dirigeants s'obstinent à chercher la croissance. Ils corrigent aussi l'inégalité sociale, mais à la marge, pour se concilier les "marchés". Les tensions sociales sont moins fortes que dans le scénario précédent, mais le poids de la crise écologique et les tensions internationales restent aussi lourdes, générant les mêmes effets de frustration. La fraction la plus réactionnaire de l'oligarchie harcèle les dirigeants en s'appuyant sur l'extrême droite. L'issue est la débâcle - ou une franche rupture avec le "croissancisme".

Il faudra alors, enfin, accepter l'adaptation à la crise écologique. La clé en sera de réorienter une part de l'activité collective vers les occupations à moindre impact écologique et à plus grande utilité sociale - la maîtrise de l'énergie, un nouvel urbanisme, l’agriculture, l'éducation, la santé, la culture ... Cela entraînera la création d'emplois, tandis que la socialisation du système financier empêchera la stérilisation d'une part de la richesse collective. Les inégalités seront drastiquement réduites. Cela rendra équitable, donc supportable, la baisse de la consommation matérielle, d'autant plus que biens communs et collectifs seront nettement améliorés. Au bout du chemin, un monde en paix avec la nouvelle réalité des limites de la biosphère. Mais qu'il est long ».

Deux formes contradictoires et complémentaires

Dans cet articulet synthétique, Hervé Kempf pose avec précision l’équation socio-politique des temps à venir, à savoir le choix entre la violence, la débâcle... ou la rupture avec l'idéologie mortifère qui fait de l’économie le modèle d’interprétation dominant de nos sociétés.

De ce point de vue, les politiques oligarchiques et sociales-démocrates apparaissent comme deux formes contradictoires et complémentaires - c’est à dire conservatrices et progressistes - d’un même modèle qui, parce qu’il a fait son temps, est impuissant à imaginer le nouveau monde globalisé, interconnecté et en mouvement continu dans lequel nous entrons. 

Fondée sur la raison, l’individu et le progrès, la civilisation moderne est en train de s’effondrer sous le poids du rationalisme et de l’individualisme au service d’une hubris marchande et technicienne qui n’est plus bornée par aucune référence intérieure ou supérieure.

C'est ainsi que les fantasmes d’une toute puissance infantile alimentent une mentalité abstraite - à la fois instrumentale et utilitaire, objective et quantitative - pour créer ce monde devenu inhumain où l’économique règne sur le politique c'est-à-dire où l'avidité impose son regard comptable et utilitariste qui étouffe et paralyse toute vision créatrice, globale et collective.

Une crise de civilisation


Notre problème n’est pas économique : jamais nous n’avons été aussi riche collectivement. C’est l’économie qui fait problème quand elle impose, comme un dogme totalitaire, le modèle d’un individualisme abstrait, calculateur et égoïste, narcissique et prédateur.

Oligarchie et social-démocratie sont en fait deux versions d’une même religion économique et leur querelle évoque celle qui pouvait exister entre catholiques et réformés alors même que la pensée des Lumières inspirait une nouvelle vision du monde émancipée des dogmes religieux et de l’Ancien Régime. Car, n'en déplaise aux libéraux comme aux sociaux-démocrates nous ne sommes ni face à une crise de l'Etat-providence ni à une crise du capitalisme mais bel et bien face à une crise de civilisation qui implique l’émergence d’une nouvelle vision du monde.

« La crise que nous vivons est pour Edgar Morin une crise de civilisation. C'est le socle même de ses valeurs et croyances qui vacille sur ses fondations. Car l'Occident a trop longtemps voulu séparer, compartimenter et diviser les sciences et les disciplines comme les problèmes économiques et sociaux. Seule une pensée politique capable de relier, de "tisser ensemble ce qui est séparé", sera capable d'être à la hauteur de l'ère planétaire ». (Nicolas Truong. Le Monde)

L’esprit analytique, propre à la technocratie dominante, empêche effectivement de saisir le caractère systémique des crises – écologiques, énergétique, financières, économiques, sociales, morales, culturelles, spirituelles – auxquelles doivent faire face nos sociétés. En apportant des solutions parcellaires à des problèmes globaux, la pensée technocratique ne fait qu’aggraver la situation dans la mesure où les solutions d’hier sont devenues les problèmes d’aujourd’hui et où « ces problèmes auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être résolus au niveau et avec la façon de pensée qui les a engendrés » selon la célèbre formule d’Einstein.

Un processus pervers

Toute crise est évolutive dès lors qu'en révélant les contradictions d’un système, elle oblige à les dépasser dans un une synthèse à la fois novatrice et supérieure. Cette crise de civilisation révèle le hiatus entre une subjectivité vivante et créatrice, impliquée dans son milieu, et un intellect abstrait qui fixe et fige son environnement pour se l’approprier en l’objectivant.

Toujours selon Einstein : « L’intuition est un don sacré et la raison une fidèle servante. Nous avons crée une société qui honore la servante en oubliant le don ». Quand elle oublie son lien de subordination avec l'intuition créatrice, la raison abstraite se pervertit en prenant les moyens pour les fins : l’individualité devient individualisme, la raison, rationalisme, le progrès, domination technocratique et la prospérité, prédation des ressources naturelles pour une croissance infinie dans un monde aux ressources limitées. 

Fondé sur l’inversion de la fin et des moyens, le même processus pervers se décline à travers toutes les dimensions de l’être et de l’activité humaine, se muant en crise globale au fur et à mesure de sa progression.

Une pédagogie des catastrophes

Si, face à la révélation d’une contradiction, la conscience n'évolue pas, elle n’a qu’une solution : faire plus de ce qu’elle a toujours fait et s'enferrer ainsi en tournant en rond sans rien changer. Sans mémoire et sans histoire, réduit à la sphère privé et compétitive de ses intérêts égoïstes, l’individu abstrait de la modernité, rivé à son statut d’Homo oeconomicus, est incapable de se projeter dans un futur qui lui apparaît dans une continuité linéaire comme la simple répétition du passé.

Il n’existe à ses yeux qu’une seule façon de faire et de penser. Fondée sur le déni de la subjectivité, l’hégémonie de la rationalité abstraite l’empêche d’accéder aux profondeurs de l’humain et de la conscience où se trouvent les ressources créatrices qui lui permettrait d’imaginer des voies nouvelles.

Ce qui sous-tend une telle attitude, c’est  l’attente à la fois passive et anxiogène d’une pédagogie des catastrophes, seule est à même de faire bouger - dans la douleur - l’inertie des mentalités et des comportements. Soyons réalistes : c’est ce fatalisme des élites qui commande actuellement à la marche du monde. Que peut-on comprendre aux évènements qui se déroulent actuellement sur la planète si on ne les pense pas dans leur contexte et leur dimension véritables qui sont ceux d’une crise évolutive ?

Un saut évolutif

Au processus morbide de dégénérescence et de décomposition qui touche les mentalités comme les institutions, correspond un profond courant de régénération inspiré par la dynamique du développement humain et de l’évolution culturelle. Sur la planète, tous ceux qui refusent le fatalisme de la pensée dominante se retrouvent autour d’un consensus que l’on pourrait résumer ainsi : parce que nous ne résoudrons pas les problèmes qui se posent à l’humanité avec le mode de conscience et de pensée qui les a générés, nous devons effectuer ensemble un saut qualitatif inspiré par la dynamique de l’évolution humaine. Selon les mots de Gandhi : « Nous devons être le changement que nous voulons voir dans le monde ».

La crise de civilisation révèle son potentiel évolutif si elle permet de dépasser les contradictions entre subjectivité créatrice et raison abstraite dans une vision intégrative qui associe intuition holiste et pensée conceptuelle. Contre les ravages du rationalisme, ce nouveau paradigme inspire une intelligence intuitive qui inclut et transcende la raison. Contre les ravages de l’individualisme, il met à jour un processus d’individuation qui inclut et transcende l’individu. Contre les ravages de la technocratie, il inclut et transcende le progrès à travers une anthropologie évolutionnaire fondée sur le développement humain.

Ce saut évolutif se donne pour mission non seulement de « tisser ensemble ce qui est séparé » mais aussi de participer à une dynamique transhistorique qui fait appel à la mémoire de l’évolution et du développement humain. Cette dynamique se manifeste aujourd’hui à travers des formes novatrices de pensée, de sensibilité et d’organisation liées à l'émergence d'un nouveau cycle évolutif.

Incarner l’utopie


Pierre Rabhi était le Président du forum Incarner l’Utopie, organisé par Terre du Ciel du 6 au 9 Avril dernier. Ce forum était celui de la convergence de cent vingt réseaux mobilisés dans  l’émergence et la création d’une nouvelle société. Pierre Rabhi présentait cette initiative en des termes qui résume assez bien le saut évolutif que nous venons d’évoquer :

« Le vingtième siècle finissant a été dominé par la connivence de la science et de la technique au service du “Progrès”. Certes, des prouesses considérables ont été réalisées dans divers domaines, mais qu’en est-il du destin des humains et de celui de la planète qui les héberge ?

Dans cette épopée matérialiste, la violence de l’homme contre l’humain n’a jamais atteint des seuils aussi désastreux, et la Création a subi des détériorations sans précédent. La technologie au service de la destruction nous donne, pour la première fois de notre histoire, le pouvoir de nous éradiquer totalement.

Ces constats rendent plus que jamais nécessaire et urgente une alternative globale. Mais nous sommes de ceux qui pensent que le XXIe siècle ne pourra ÊTRE sans tenir compte du caractère sacré de la réalité, et sans les comportements et les organisations qui témoignent de cette évidence, car les bons voeux, les incantations, les analyses et les constats cumulés ne suffiront pas.

La première utopie est à incarner en nous-même. Les outils et les réalisations matérielles ne seront jamais un facteur de changement s’ils ne sont les oeuvres de consciences libérées de ce qui les maintient dans le champ primitif et limité de la peur et de la violence.

La crise de ce temps n’est pas due aux insuffisances matérielles. La logique, qui nous domine, nous gère et nous digère, est habile à faire diversion en accusant le manque de moyens. La crise est à débusquer en nous-même dans cette sorte de noyau intime qui détermine notre vision, notre relation aux autres et à la nature, les choix que nous faisons et les valeurs que nous servons.

Incarner l’utopie, c’est avant tout témoigner qu’un être différent est à construire. Un être de conscience et de compassion, un être qui, avec son intelligence, son imagination et ses mains rend hommage à la vie dont il est l’expression la plus élaborée, la plus responsable et la plus subtile".

Ces mots inspirés résument bien le défi évolutif que chacun doit affronter aujourd’hui, loin, bien loin, très loin du déni et de l’indigence dont témoigne le débat public et ses acteurs institutionnels qui n’ont malheureusement pas encore pris acte des mutations de notre temps et de leur urgence.

Tel est ce défi évolutif : s'enraciner dans la mémoire du développement humain pour se projeter dans le futur de manière créative en incarnant l’utopie. Un défi qui permet de passer de l'ère de l'économie à celle de "l’éthonomie" c'est à dire des valeurs quantitatives fondées sur des logiques d’appropriation à des valeurs qualitatives et partagées qui fondent le vivre-ensemble dans une société conviviale. Le changement évolutif, c'est maintenant !...

A lire dans le même esprit, deux billets de Serge Durand sur son blog Foudre Evolutive :

vendredi 18 mai 2012

La Mémoire de l'Evolution


L’homme que dévoile la cosmologie et la paléo-anthropologie n’est pas un être fixe mais un processus dont le développement se joue sur des centaines de milliers, voire sur des millions d’années. Bertrand Meheust


Les Mèmes Culturels selon la Spirale Dynamique

Nous vivons une crise systémique qui est, avant tout, une crise évolutive : le signe d’une indispensable mutation qui accompagne l’émergence d’un nouveau modèle. Mais cette mutation pose un problème : comment l’individu abstrait de la modernité peut-il se projeter dans le futur alors qu’il est devenu un Homo oeconomicus sans histoire et sans mémoire ?

Cette histoire et cette mémoire sont celles d’une lente évolution qui se mesure en millions d’années et qui s’exprime en chaque être humain par un processus de développement à la fois biologique et psychologique, culturel et social, cognitif, moral et spirituel.

Pour faire advenir un nouveau modèle, il nous faut donc absolument retrouver la mémoire de l’évolution. Et c’est pour cela que, depuis un siècle, des penseurs visionnaires élaborent une cartographie du développement humain à l’origine d’une nouvelle anthropologie évolutionnaire.

Un individu abstrait

Fondée sur une rationalité utilitaire et instrumentale, la modernité a fait émerger la figure d’un individu abstrait et anhistorique - Homo oeconomicus - une entité égoïste régie par ses intérêts et désaffiliée de toute appartenance sociale comme de toute tradition culturelle. Or, comme l’exprime Bertrand Meheust dans la citation en exergue, les connaissances scientifiques montrent que l’être humain, loin d’être cette entité abstraite, participe d’un très long processus évolutif qui se mesure en millions d’années. L’individualisme abstrait de la modernité implique le déni de cette dynamique évolutive, constitutive de l’être humain.

Il existe donc un profond hiatus entre l’abstraction de l’anthropologie moderne - profondément amnésique - et la dynamique de l’évolution dont chaque être humain est l’héritier et l’expression ponctuelle au sein de l’espèce humaine. Ce hiatus est à l’origine d’une schizophrénie profonde qui nourrit le mal être contemporain.

C’est dans ce contexte que des penseurs visionnaires ont élaboré des modèles permettant de penser le processus de développement qui, au cœur de la condition humaine, est la mémoire de l’évolution. Retrouver cette mémoire c’est être capable de se projeter dans le futur en participant de manière consciente à cette dynamique évolutive qui se manifeste aujourd’hui à travers de nouvelles formes de pensée et de sensibilité.

La tyrannie de l’immédiat

Dans cet excellent ouvrage qu'est La politique de l’Oxymore, Bertrand Meheust dénonce la tyrannie de l’immédiat propre à nos sociétés modernes comme un déni de la dynamique évolutive : « Nos contemporains conçoivent le devenir de l’humanité sur quelques décennies, sur quelques siècles, et les plus audacieux philosophes de l’histoire, à l’exception de Renan dans L’Avenir de la Science, n’ont jamais été capable de dépasser la profondeur de quelques millénaires.

Tout cela est dérisoire, il y a un hiatus fatal entre la profondeur de champ de l’économie et de la politique, et celle de la cosmologie et de la paléo-anthropologie contemporaines, un hiatus qui condamne notre temps et qui alimente sa schizophrénie profonde. L’homme que dévoile la cosmologie et la paléo-anthropologie n’est pas un être fixe, mais un processus dont le développement se joue sur des centaines de milliers, voire sur des millions d’années...

C’est précisément parce qu’il est un être historique, au sens fort et noble du terme, c’est parce que son devoir est de s’envisager dans la très longue durée que l’être humain doit s’économiser, s’autolimiter. C’est précisément au nom d’une conception élargie de l’histoire et du progrès qu’il faut refuser par tous les moyens la marchandisation du monde. La politique publique ne pourra longtemps se passer d’une vision globale de ce genre, car si elle reste liée à l’immédiat, elle est condamnée, comme l’a vu Castoriadis, à l’insignifiance ».

Intuition et Intellect

Ce qui fait  la spécificité de la pensée moderne, c'est son abstraction : elle sépare intellectuellemet la sensibilité du sujet de ses objets d'attention afin de pouvoir dominer la nature et utiliser ses ressources dans une logique d'approriation. Ce faisant, elle crée un hiatus entre une subjectivité vivante et créatrice, impliquée dans son milieu, et un intellect qui fixe et fige son environnement pour se l’approprier en l’objectivant.

Le mental devient prédateur quand il oublie son lien de subordination avec l’intuition créatrice dont il devrait être le serviteur et l’effecteur. Chez l’homme moderne, ce hiatus entre esprit créateur et mental prédateur est à l’origine d’une profonde crise d’identité qui se mue progressivement en crise de civilisation.

La pensée évolutionniste d’un Bergson permet de penser ce hiatus. Alors que le champ de l’intuition créatrice est celui, subjectif, de la durée, le champ de la pensée conceptuelle transforme la durée vécue en cette mesure spatiale qu’est le temps mécanique des horloges. L’intelligence abstraite réduit l’intensité qualitative - vécue intuitivement et affectivement - à une expression formelle et objective susceptible d’être mesurée et quantifiée. Comme l’écrit Ken Wilber : « Les valeurs, la signification, les objectifs et les qualités de la vie échappent à la science comme la mer glisse à travers les mailles du filet du pêcheur ». (Up from Eden).

Réductionnisme dominant

Comme l’exige son rôle de formalisation, le mental analytique est foncièrement réductionniste : il transforme un intensité qualitative qui, par définition, lui échappe en un mécanisme mesurable et quantifiable. C’est ainsi que le réductionnisme scientifique réduit la dynamique qualitative de l’évolution à une somme d’adaptations mécaniques dues au jeux du hasard et de la nécessité. L’objectivation scientifique est incapable de saisir les enjeux réels – c'est-à-dire globaux et qualitatifs – qui sont ceux de l’évolution en général et du développement humain en particulier.

Henri Atlan, un des grands penseurs français de la biologie, exprime les impasses d’une approche réductionniste totalement remise en question actuellement : « La biologie, « science de la vie », est devenue, au vingtième siècle, une science totalement matérialiste. Pour les chercheurs, la notion de « vie », le « vitalisme » avec son mystère ont disparu au profit d’une analyse du fonctionnement des organismes comme des machines physico-chimiques. Cela paraît paradoxal de dire que les sciences de la vie ne s’occupent pas de la vie, mais c’est assez exact. La biologie s’occupe des corps, sans tenir compte de notre expérience subjective du corps et du vivant, voilà pourquoi elle inquiète. » (Le Monde 2 - 16/04/05)

Au fur et à mesure où le réductionnisme dominant est remis en question par les savants eux-mêmes, les gardiens de l’orthodoxie matérialiste font régner une forme de terrorisme intellectuel et institutionnel au sujet de l’évolution en réduisant la fin - une dynamique qualitative - à des moyens - les mécanismes d’adaptation – et en diabolisant comme « irrationnelles»  ou « obscurantistes » toutes approche refusant de se plier à ce diktat réductionniste. Une de leur stratégie privilégiée : opérer un amalgame entre une anthropologie évolutionnaire et les délires religieux des Créationnistes américains. Lire à ce sujet le billet consacré ici au livre-enquête passionnant de Patrice van  Erseel sur l'hominisation : Du Pithécantrope au Karateka.

Ce type de réactions passionnelles qui flirte parfois avec le fanatisme est l’expression d’enjeux idéologiques qui n’ont rien à voir avec la supposée neutralité scientifique et qui la viole allégrement. Il est évident que de telles réactions paraîtront aux historiens du futur aussi obscurantistes que celles des inquisiteurs vis-à-vis de la découverte de l’héliocentrisme par Galilée : le dogme a défendre n'étant plus celui de la révélation chrétienne mais celui du réductionniste matérialiste. 

Il existe deux manière de nier la dynamique qualitative de l’évolution : réduire celle-ci à une série hasardeuse de mécanismes d’adaptation ou s’enfermer dans une vision anhistorique qui est celle de l’individualisme abstrait. Ce sont en fait les deux versions du même paradigme mécaniste dont la spécificité est de réduire la complexité multidimensionnelle et dynamique du vivant à des relations mécaniques entre des entités objectives et statiques.

Les sciences intégratives

Ce paradigme réductionniste est totalement remis en question par le paradigme holiste de la complexité qui conçoit les totalités comme des systèmes intégrés et dynamiques déterminant les éléments qui le composent. Le terme de complexité est pris ici au sens de son étymologie « complexus » qui signifie « ce qui est tissé ensemble » dans un  entrelacements (plexus).

Dans un entretien à Patrice van Eersel pour la revue Clés, intitulé Intégrer la complexité est la clé du progrès, le biologiste et prospectiviste Joël de Rosnay, dit ceci : «  La complexité est la grande révolution scientifique de notre temps. Elle touche tous les domaines, mais plus spécialement la biologie, l’écologie et l’économie. Commencée il y a un demi siècle, elle connaît depuis vingt ans une forte accélération. Désormais, les chercheurs, quelle que soit leur discipline, évoluent d’une vision analytique et séquentielle vers une vision systémique et intégrative...

Si j’ai cité en tête la biologie, l’écologie et l’économie, c’est qu’elles font déjà partie de ce que les Américains appellent les « sciences intégratives » (integrative sciences), qu’hélas notre système d’éducation ignore encore. On peut ainsi apprendre les mathématiques à partir de la biologie, la physique à partir de la cybernétique, ou l’économie à partir de l’écologie...

Comme si, de la complexité, émergeait peu à peu une unité de la nature. L’expression est forte, mais on peut l’assumer. Dans les domaines les plus variés, on peut voir en effet des homologies, des résonances, si bien que les différents regards que nous posons sur le monde se rassemblent progressivement autour d’une vision globale. Cette vision unifiée débouche sur une approche neuve de la science ».

Un défi épistémologique
 
Illustration de Serge Durand sur son blog Foudre

Pour comprendre le sens véritable de cette dynamique qualitative qu’est l’évolution, il faut oser le saut créatif qui mène des « sciences intégratives », nécessaires mais toujours abstraites, à une vision globale - une « vision intégrale » - qui participe intuitivement et concrètement à cette dynamique qualitative. Car la vie, l’homme et l’évolution ne sont pas simples affaires de science et d’observation mais aussi de conscience et de vision ; pas de simples objets à analyser mais des projets à comprendre à partir d’une participation vécue et intuitive au processus de leur développement.

Penser l’évolution c’est relever un défi épistémologique : passer d’une conception mécaniste,  statique et objective - source du réductionnisme scientifique comme de l’individualisme abstrait - à une vision qualitative, dynamique et projective, seule à même de rendre compte du triple processus d’hominisation, d’humanisation et d’individuation qui se manifeste dans l’histoire évolutive de l'être humain.

C’est parce que l’intuition créatrice permet de participer à la dynamique de l’évolution que des visionnaires comme Hegel, Bergson, Teilhard de Chardin, Sri Aurobindo, Jean Gebser ou aujourd’hui Ken Wilber ont pensé le mouvement qualitatif de l’évolution au cœur du développement humain. Ces penseurs ont tous perçus la solidarité organique existant entre tous les règnes au sein d’une «holarchie », c'est-à-dire d’un ordre multidimensionnel, composé de stades évolutifs à complexité croissante, auquel chaque partie est aussi un tout connecté organiquement à l'ensemble à travers un lien homéotélique.

Comme l’écrit Wilber dans Les Trois Yeux de la Connaissance : «  Si on s'emploie à considérer le monde dans son ensemble en termes d'évolution, il nous apparaîtra lui-même comme évoluant dans une direction définie, c'est-à-dire, vers des niveaux toujours plus élevés d'organisation structurale, vers un holisme, une intégration, une attention, une conscience toujours plus grands. Il suffit d'envisager l'évolution qu'a connu le monde à ce jour — de la matière aux êtres humains en passant par les végétaux, les animaux inférieurs et les mammifères — pour s'apercevoir qu'elle se caractérise par une croissance prononcée vers une complexité et une attention sans cesse croissantes. »

Une cartographie synthétique


Cartographie des niveaux de conscience selon Ken Wilber
Le nouveau paradigme pense l’être humain en terme de relation et d’évolution alors que l’ancien le concevait comme une entité abstraite et statique. Pour cette anthropologie émergente, l’être humain apparaît comme un système de relations animé par la dynamique de l’évolution. Ce système vivant, sensible et conscient, se développe de manière concrète, au fil du temps, à travers des stades de complexité et d’intégration croissantes. Le développement humain est la traduction en terme individuel, social et culturel de la dynamique globale de l’évolution.

Tout au long du vingtième siècle, des chercheurs en sciences humaines ont mis à jour des modèles de développement dans le domaine de la psyché, de la culture, de la cognition ou de la spiritualité. En utilisant aussi bien les travaux de ces chercheurs que les connaissances traditionnelles, Ken Wilber a élaboré une cartographie synthétique qui précise les divers stades du développement humain. Cette cartographie met à jour un vaste spectre de développement qui concerne l’être humain dans toutes ses dimensions, à la fois biologique et psychique, sociale et culturelle, cognitive, morale et spirituelle.

Si une telle cartographie est fondamentale c’est qu’elle pose les bases d’une anthropologie évolutionnaire concevant l’être humain comme un voyageur de l'évolution  qui chemine sur la voie de l’humanisation et de l’individuation à travers les étapes d’un vaste spectre qui va des racines archaïques de l’inconscient collectif et des mémoires transgénérationnelles aux hauteurs extatiques d’une conscience transpersonnelle.

Dans cette nouvelle vision, l’être humain retrouve ce qui le fonde : cette dynamique interne qui  fait de lui un être en transition évolutive entre archaïsmes instinctifs et  intuition des archétypes, entre ancestralité transgénérationnelle et inspiration transpersonnelle. Interprète et expression singulière d’une dynamique évolutive, cet homme en transition c’est nous-même pourvu que nous osions sortir des limites du mental pour faire l’expérience du flux créateur de la vie et de la conscience.

Engoncés dans le confort intellectuel de l'ancienne vision du monde, on ne mesure pas encore la profondeur de cette révolution anthropologique comme on ne mesurait pas à l'époque de son émergence le bouleversement  qu'allait apporter la pensée des Lumières qui donna naissance au monde moderne. L'anthropologie évolutionnaire donne naissance, quant à elle, à un monde cosmoderne qui est celui d'un homme en transition évolutive dont la subjectivité participe intuitivement à la dynamique créatrice d'un Kosmos mutidimensionnel.

vendredi 11 mai 2012

Table des Matières (5) Evolutions (fin)



Chaque billet du Journal Intégral est la pièce d’un puzzle qui dessine, entre intuitions créatrices et réflexions critiques, la vision intégrale d’un homme réunifié dans un monde réenchanté.

Les résumés des articles présentés dans cette Table des Matières permettront aux lecteurs de reconstituer ce puzzle en allant se référer à telle ou telle pièce afin de mieux comprendre et intégrer toutes les autres.

Table des Matières 1 - 4 Janvier au 8 Mars 2010
Table des Matières 2 - 28 Mars au 8 Juin 2010
Table des Matières 3 - 15 Juin au 9 Août 2010
Table des Matières 4 - 12 au 23 Août 2010


Table des Matières (5) Du 9 Septembre au 11 Octobre 2010

Toute innovation décisive est totalement imprévisible, mais récapitule et mémorise les processus qui ont conduit jusqu’à elle. Patrice Van Eersel

Sous le titre Evolutions, nous avons consacré une série de billets au thème de l’évolution qui s’avère central dans une perspective intégrale. On peut lire les résumés de billets correspondant au début de cette série [1 à 7] dans la Table des Matières 4. Nous proposons ci-dessous un résumé des billets correspondant à la fin de cette série [8 à 12].



 Le monde change... et nous ? Clés et enjeux du développement relationnel de Véronique Guérin et Jacques Ferber est un livre à la fois original et passionnant qui tranche avec les conformismes abstraits de la culture hexagonale. Dans cet ouvrage, les auteurs envisagent les relations humaines à partir d’un point de vue novateur qui prend en compte la dynamique évolutive animant les individus comme les groupes. La première partie de l’ouvrage est consacrée au développement collectif, le second au développement individuel et le troisième au développement relationnel.

En proposant quelques repères conceptuels tirés de la pensée intégrale de Ken Wilber et du modèle de la Spirale Dynamique initiée par Clare Graves, les auteurs décrivent comment la dynamique de l’évolution se manifeste à travers divers stades évolutifs, individuels et collectifs. A chacun de ces stades correspondent des "visions du monde", des valeurs spécifiques et des types de relations particuliers.

Encore peu connue en France, cette grille de lecture développementale se révèle pourtant tout à fait pertinente pour percevoir les diverses « visions du monde » auxquels s’identifient les individus et pour comprendre les différents types de relations impliqués par  ces « visions du monde ».


Dans Le Monde change... et nous ? Jacques Ferber et Véronique Guérin se réfère à un modèle développemental pour analyser les relations humaines. Leur réflexion s’inscrit dans le contexte d’une anthropologie évolutionniste qui est au cœur de la culture intégrale.

Le paradigme abstrait de la modernité pense et pose les relations humaines comme des rapports entre des entités abstraites, supposées statiques. Dans la nouvelle vision du monde l'être humain est perçu comme un ensemble de relations qui se développe de manière concrète et complexe au fil du temps, grâce à la dynamique de l’évolution, à travers une série de stades de complexité et d’intégration croissantes.

Dans ce nouveau contexte culturel, il s’agit donc de penser le monde et l’expérience vécue en son sein dans des termes nouveaux qui sont ceux, dynamiques, de l’évolution et, qualitatifs, de la relation. Rentrer en relation avec l'autre c'est comprendre la vision et les valeurs qui l'animent et qui sont l'expression d'un stade de développement spécifique qu’il faut pouvoir identifier. Cette connaissance et reconnaissance des divers stades évolutifs est une des clés du développement relationnel.


Idées-Forces pour le XXI ème siècle est un livre collectif dans lequel Jacques Ferber et Véronique Guérin ont écrit un article Passer de l’opposition à l’apposition ou comment intégrer ce qui semble contradictoire. Ils y décrivent le contexte épistémologique et culturel qui préside à l’émergence du nouveau paradigme en tissant un autre type de relations entre le corps et l’esprit, l’objectivité et la subjectivité, l’individu et la société.

«  Le monde est devenu une entité presque organique dont la complexité résulte de la multiplication des interactions directes et indirectes... Pour appréhender cette complexité, il devient nécessaire de penser en terme d’apposition et non plus d’opposition, de relier et d’articuler ce qui, a priori, apparaît comme contradictoire. C’est la méthode dialectique de Hegel appliquée non plus seulement à l’histoire ou à la philosophie, mais à tous les domaines de la vie. C’est penser de manière « intégrale » comme le préconise Ken Wilber.

Concrètement, cela revient à mettre en relation ce que l’on oppose traditionnellement. Il ne s’agit pas d’amalgamer ces entités dans un tout indifférencié, mais, bien au contraire, de les intégrer dans une structure plus cohérente qui révèle tout à la fois leur complémentarité et l’unité qui résulte de leur union. L’attention est mise sur la relation entre les entités plus que sur les entités elles-mêmes. Cette approche, qui se situe dans la droite ligne de l’approche systémique et de la pensée complexe telle qu’elle a été développée en France par Edgar Morin, s’applique particulièrement à déboucher sur une pratique, une manière de vivre. »


Ce billet est la suite de l’article de Jacques Ferber et Véronique Guérin présenté dans le billet précédent : Passer de l’opposition à l’apposition ou comment intégrer ce qui semble contradictoire ? Après avoir posé les bases épistémologiques d’une culture intégrale fondée sur la primauté de la relation, les auteurs étudient comment dépasser les oppositions corps/esprit, objectivité/subjectivité, individu/groupe pour retrouver la relation de complémentarité entre ces polarités perçues comme contradictoires par la pensée analytique moderne.

C’est en reliant ce que notre esprit analytique avait artificiellement séparé que nous nous sentons participer à une totalité organique inscrite elle-même dans ce grand processus de développement que constitue la vie : «  Il s’agit ainsi de passer de la pensée à la conscience : prendre conscience de ce qui relie notre corps et notre esprit, dépasser, tout en l’intégrant, le monde objectif de la science et le monde symbolique et subjectif de la psychologie des profondeurs, percevoir ce qui fait notre singularité mais également en quoi nous sommes reliés les uns aux autres, et en quoi le sens que nous donnons aux choses et aux événements résulte nécessairement d’une intersubjectivité.

Lorsqu’on travaille à transformer les oppositions en complémentarités qui s’articulent et se nourrissent mutuellement, la dynamique entre corps et esprit, subjectif et objectif ou encore individuel et collectif devient plus fluide. En portant son attention sur les relations plus que sur les entités, on est plus sensible à leur état et, en conséquence, on détecte mieux les tensions et les conflits qui révèlent une problématique et invitent au changement. Dans ce cadre, de nouvelles formes d’enseignement transdisciplinaire, éveillant le sens de la complexité du réel, pourraient aider à développer la compréhension, le dépassement et l’intégration de ces oppositions. »



Ce texte présente de manière synthétique l’anthropologie évolutionnaire qui préside à la vision intégrale. C’est une bonne introduction pour tous ceux qui cherchent à mieux comprendre le courant de régénération culturelle qui s’exprime à travers la pensée intégrale.

Prônant la mort de Dieu et la fin de toute transcendance, l’homme s’est érigé en absolu en perdant le sens de la finitude : il a voulu devenir omniscient par le développement des sciences et omnipotent par celui des techniques. Mais son développement moral et spirituel n'a pas accompagné celui d'une puissance technique fondée sur une science sans conscience. Celui qui s’est voulu « comme maître et possesseur de la nature » a transformé son milieu biotique et humain en ressources à exploiter au service de ses intérêts personnels.

Pour ce faire, il a développé une pensée conceptuelle, instrumentale et utilitaire, fondée sur le déni de toute participation sensible de l’homme à ses divers milieux, naturels, humains et culturels. Ce déni lui revient, tel ce boomerang qu’est le retour du refoulé, sous la forme d’une désintégration sociale et culturelle et d’une destruction peut-être irréversible de son milieu naturel.

Face à cette chronique d’un désastre annoncé, une autre figure anthropologique, forgée dans les athanors des minorités créatrices, est en train d’émerger à travers les convulsions d’un enfantement difficile : celle d’une humanité concrète, impliquée dans son milieu naturel, participant via une sensibilité personnelle et une intersubjectivité communautaire à cet ensemble organique et multidimensionnel qu’est le Kosmos où évoluent harmoniquement les dimensions intérieures et extérieures, personnelles et collectives.

Pour  rendre compte de l’évolution actuelle des mentalités, Michel Mafessoli, sociologue de la post-modernité, évoque quant à lui une « mutation anthropologique » et Edgar Morin parle d’une « grande métamorphose, aussi profonde et multidimensionnelle que celle que l’humanité a connu quand elle est passée de la préhistoire aux sociétés historiques ».

samedi 5 mai 2012

Table des Matières (4) Evolutions



Chaque billet du Journal Intégral est la pièce d’un puzzle qui dessine, entre intuitions créatrices et réflexions critiques, la vision intégrale d’un homme réunifié dans un monde réenchanté. Les résumés des articles présentés dans cette Table des Matières permettront aux lecteurs de reconstituer ce puzzle en allant se référer à telle ou telle pièce afin de mieux comprendre et intégrer toutes les autres.

Table des Matières 1 - 4 Janvier au 8 Mars 2010
Table des Matières 2 - 28 Mars au 8 Juin 2010
Table des Matières 3 - 15 Juin au 9 Août 2010


Table des Matières 4 - Du 12 au 23 Août 2010

Si l’évolution du monde et des êtres récapitule toujours ce qui est venu avant, elle contient aussi une part de création et d’innovation strictement impossible à prévoir. Patrice van Eersel

Nous avons consacré une série de billets au thème de l’évolution qui s’avère central dans le cadre d’une "vision intégrale" fondée sur une perspective évolutionniste. Selon une telle perspective, la dynamique évolutive qui anime l’être humain dans tous ses aspects – biologique, psychique, moral, culturel, cognitif et spirituel – se manifeste à travers une série hiérarchisée de stades de développement d’une complexité et d’une intégration croissantes.

C’est donc bien d’"évolutions" dont il faut parler quand on prend en compte l’être humain dans sa totalité en refusant les limitations d’un réductionnisme scientiste dont les méthodes réduisent la dynamique globale et qualitative de l’évolution à une multiplicité de mécanismes d’adaptation.

S’intéresser au phénomène de l’évolution c’est vouloir à répondre à des interrogations essentielles sur l’origine de l’espèce humaine et sur son inscription dans le très long processus de l’évolution naturelle. Mais c’est aussi s’interroger sur l’avenir d’une humanité menacée par une conjonction de crises sans précédent en se demandant si cette crise systémique n’est pas une expression de cette « mutation anthologique » évoquée depuis près d’un siècle par nombre de penseur visionnaires.


Deux livres viennent de paraître qui évoquent, chacun à leur façon le thème de l’évolution. Dans Du Pithécanhrope au Karatéka, Patrice van Eersel traite de la dynamique de l’évolution des formes vivantes et de l’être humain tandis que dans La révolution de la pensée intégrale, Patrick Drouot traite de l’évolution des formes culturelles et de la conscience. On pourrait considérer les ouvrages de Patrice van Eersel et de Patrick Drouot comme deux chapitres d’une même histoire qui commence à l’aurore de l’humanité et se continue aujourd’hui dans l’émergence d’une nouvelle vision du monde.

Au cœur du livre de Patrice van Eersel : les évolution biologiques et humaines ainsi que les controverses scientifiques et idéologiques qui leur sont liées. A la fin de l’ouvrage l’auteur s’interroge sur la mutation collective que nous sommes en train de vivre et sur l’évolution culturelle que cette mutation implique : « Le modèle de la Spirale Dynamique nous montre que tous les âges de l’hominisation coexistent en nous, mais qu’il est urgent de passer à une nouvelle « couleur » dans l’ascension de cette spirale ».


Dans La Révolution de la pensée intégrale, Patrick Drouot cherche à comprendre l’architecture et le fonctionnement de cette mutation collective évoquée par Patrice van Eersel. Et ce, à partir d’une approche à la fois théorique et pratique. D’un point de vue théorique, Patrick Drouot s’appuie sur les travaux de recherche dont le Journal Intégral s’est fait l’écho : ceux de Ken Wilber avec ses fameux quadrants et ceux de Graves sur la Spirale Dynamique développés par ses élèves, Don Beck et Chris Cowan.

Pour faire le lien entre cette dimension théorique et une expérimentation pratique, Drouot rend compte des travaux passionnants du psychologue Mihaly Csikszentmihalyi sur l’expérience optimale, en anglais : flow expérience. En ce qui concerne l’expérimentation pratique, Patrick Drouot propose des outils pour induire ces états de "fluidité neuronale" qui ouvrent la conscience à des niveaux de perception plus fins et de compréhension plus complexes. C’est ainsi qu’il propose une sensibilisation à la cohérence neuro-cardio-vasculaire - ou cohérence cardiaque - que David Servan-Schreiber avait fait connaître au public français à travers son ouvrage Guérir.



Du Pithécanthrope au Karatéka, le nouvel ouvrage de Patrice van Eersel, commence avec les découvertes de la paléoanthropologue Anne Dambricourt-Malassé, la chercheuse par qui le scandale arrive. « Portée aux nues en 1996, elle fait la une de la prestigieuse revue La Recherche, pour avoir découvert « une nouvelle théorie de l’évolution », mais se trouve en 2005 moralement condamnée par la communauté de ses pairs pour avoir prétendu déceler une « direction attendue » dans l’observation des mâchoires de primates, des lémuriens à l’homme. Ce qui, du point de vue darwinien, relève du créationnisme

Qui a raison, qui a tort ? Les médias répondent mal. Le débat « Dieu contre Darwin », faux mais omniprésent, nous enferme dans une alternative infernale et occulte les vraies questions. Ces dernières vont être posées par trois scientifiques réputés, intuitifs et honnêtes : le paléoanthropologue Yves Coppens, le paléontologue Jean Chaline et l’écologiste Jean-Marie Pelt.

Mais les points de vue ne suffisent pas. Il faut les confronter à des points d’être. Que pourrait vouloir dire « vivre l’évolution humaine » ? Ici, ce ne sont plus des scientifiques qui répondent, mais des praticiens, des accompagnateurs de nos évolutions personnelles... Si l’être humain est par essence inaccompli, chacun peut-il entrer à sa façon dans la danse de notre évolution collective ? » Ce billet propose la vidéo d’un entretien de Patrice van Eersel avec Marc de Smedt au sujet de cet ouvrage.


Selon Patrice van Eersel : « Parler des origines de la vie, et plus encore des origines de l’humanité, et de la façon dont l’évolution se poursuit en nous, ne peut apparemment pas se faire sans qu’idéologies et croyances s’en mêlent. D’où la véritable guerre idéologique, généralement résumée dans les médias par la formule « Dieu contre Darwin ». Vision manichéenne, où Créationnistes bibliques et Évolutionnistes néodarwiniens sont censés représenter une alternative obligatoire : vous êtes sommé de vous ranger dans l’un ou l’autre de ces deux camps.

Les Créationnistes sont le plus souvent de pauvres archaïques demeurés en enfance. Les autres, plus rusés, tentent de faire passer en contrebande une vision religieuse du monde au sein même de la science. Mais en face, les Évolutionnistes néodarwiniens prennent volontiers prétexte de ces anachronismes pour décréter l’état d’urgence : afin de sauver la modernité, il faudrait accepter un putsch métaphysique et se voir imposer comme seule légitime la vision matérialiste du monde. Comme si la science, servante merveilleuse mais qui a tendance à se prendre pour le maître, tenait l’alpha et l’oméga, la clé des origines et des fins dernières, les tenants et aboutissants des essences et des existences ! »

Ce "putsch métaphysique" est remis en question par tous ceux qui, de plus en plus nombreux, contestent la réduction de la dynamique globale de l’évolution à des mécanismes d’adaptation. Or, beaucoup de phénomènes échappent complètement à ce réductionnisme, par exemple ces dizaines de millions de personnes ayant vécu une EMI (expérience de mort imminente, en anglais : NDE, Near Death Expérience). La vie de ces gens se métamorphose, poussés qu’ils sont par un désir irrépressible de mettre leurs actes en accord avec les motivations profondes dont ils ont pris conscience. Nombre de chercheurs ayant étudié ce phénomène ont tendance à penser qu’il s’agit d’un phénomène évolutif global. « Comme si une fresque apocalyptique, au double sens de « bouleversement total » et de « révélation », émergeait en ce moment, de façon spontanée, de l’inconscient collectif humain ».


Le développement de soi nécessite périodiquement des « tempêtes de destruction créative », des vents de changement qui éliminent les vieilles manières de penser et d’agir, pour faire place à d’autres, nouvelles mais parfois perturbantes, dont il faut synchroniser le rythme avec celui de l’évolution générale.

Nous vivons à une époque de complexité croissante, un temps qui requiert une nouvelle forme de conscience et de compréhension des individus, des institutions et de la collectivité planétaire. Dans La révolution de la pensée intégrale, Patrick Drouot enseigne les fondamentaux d’une nouvelle architecture de conscience - la pensée intégrale - en nous invitant à devenir des « Magiciens du Temps Présent».

Penser « intégralement » peut nous permettre de vivre pleinement dans la société d’aujourd’hui, à partir d’un ensemble d’idées et d’outils novateurs capables de nous conduire vers des comportements, des attitudes et des actes plus juste, mieux adaptés à ce monde en perpétuel changement. La pensée intégrale est aussi une porte ouverte sur l’exploration et l’intégration de nouveaux paliers de la conscience humaine. Une vidéo de Patrick Drouot permet de mieux comprendre sa démarche.




Selon le modèle de la « Dynamique Spirale », il semble que, depuis cent mille ans, les sociétés humaines aient évolué selon un mouvement évolutif vers plus de complexité qui prend la forme d’une spirale. A chaque niveau de la spirale évolutive correspond un « système de valeurs » fondé sur un ensemble d’idées, de représentations et de valeurs qui expriment une « vision du monde » partagée. Graves s’était aperçu que les niveaux respectaient une forme d’alternance : les systèmes de valeurs centrés sur l’individu succédant toujours à des systèmes de valeurs ouverts sur le monde extérieur.

Le modèle de la Spirale Dynamique code chacun des stades évolutifs avec une couleur. Les couleurs chaudes correspondent aux périodes où les systèmes de valeurs sont centrés sur l’individu (avec un fonctionnement privilégiant le cerveau gauche). Les couleurs froides correspondent aux périodes où les systèmes de valeurs sont plutôt centrés sur le groupe (avec un fonctionnement privilégiant davantage le cerveau droit).

Les principaux niveaux de la spirale évolutive sont donc les suivants. Beige : instinct et survie. Mauve : clans et tribus, cérémonies et rituels. Rouge : force et individualisme. Bleu : obéissance et respect des lois. Orange : Motivations personnelles. Vert : Communautaire et humaniste. Jaune : Intégrateur. Turquoise : Holistique et intégral.


Selon Patrick Drouot : « Nous sommes en train de vivre en un âge où le sol se dérobe sous nos pieds, où les fondations vacillent. Peut-être en a-t-il déjà été ainsi à d'autres époques. Aujourd'hui cependant la question de notre survie physique ou spirituelle se pose, impérative. La notion même de spiritualité ou le simple mot «spirituel» sont devenus tabous dans les milieux académiques. Sans doute faut il trouver l'origine de cette dépréciation dans ce qu'on appelait il y a une trentaine d'années « le nouvel orientalisme ». Aspiration soudaine, souvent dénué de sens profond vers un "Orient "de pacotille.

Notre époque est différente, il y a réellement une émergence de la conscience, perceptible en tous points sur notre planète. Ce changement semble mettre fin à la vision qui présidait depuis quelques siècles dans nos cultures occidentales. Hypertrophie d'un je ou d'un moi séparé du monde, exacerbation indue de l'aspect rationnel de la conscience au détriment de son versant intuitif, globalisant.

Peut-être comprendra-t-on alors la signification du mot spirituel, sa provenance essentielle. Issu du latin spiritus, le souffle, il trouve dans le mot grec psyché son écho, le souffle de vie. Saurons-nous réentendre ces mots pour retrouver notre source? Ainsi, la pensée du philosophe suisse Jean Gebser : « Un être qui se dissocie de son origine et de son but spirituel, agit contre son origine. Quiconque agit contre cela n'a ni aujourd'hui, ni de lendemain. »