vendredi 15 novembre 2013

Incitations (4) Eros et Ego


Ce que l'Eros ouvre à l'être, c'est la dissolution de l'ego dans quelque chose qui le dépasse. Christiane Singer


Sous formes d’aphorismes ou de fragments, ces incitations sont des citations inspirées à l’auteur par l’esprit du temps pour l’inciter, avec ses lecteurs, à la méditation, à la réflexion... et à l’action. 

Dans Eros, il y a Oser. 

Oser la métamorphose du désir en extase et de l’extase en inspiration.

Oser sortir de soi – de ses limitations et de ses identifications – pour participer à Eros, le souffle créateur qui anime le Kosmos. 

Oser l’innocence du Visionnaire qui perçoit le monde comme une apparence où se manifeste la dimension secrète et sacrée à laquelle seule l’intuition peut donner accès. 

Eros et Ego sont deux forces à la fois contradictoires et complémentaires qui animent l’être humain. L’une est le véhicule de l’intensité créatrice et l’autre celui de l’intérêt égoïste. 

Pour conjurer sa finitude, Ego cherche à produire et à se reproduire. Pour célébrer l'infini, Eros inspire la création et la récréation. Ego est marchand quand Eros est poète.

Eros est la force créatrice de la vision qui dévoile les apparences. L'érotisme est la trace de ce feu sacré dans la chair : la nudité s'y dévoile comme une épiphanie de l'âme.

La force d’Eros doit transfigurer celle d'Ego sous peine de réduire l’inspiration créatrice à la procréation. 

Quand elle devient sacrée, la sexualité est au corps ce que la méditation est à l’esprit : l’abandon à un élan infini. 

La femme est interprète de l’amour qui transmue la sensation en sensualité, la sensualité en sensibilité, la sensibilité en subtilité et la subtilité en élan de sublimation spirituelle. 

Eros, ce lieu commun où la plénitude se manifeste dans l’évidence d'une communion.

Pour se donner, il faut d’abord s’appartenir puis s’abandonner. 

L’amour est un transport en commun vers la mystérieuse destination de l’Esprit. 


La sensualité est un plat qui se mange chaud. 

Eros ne pense pas la Totalité, il y participe de manière joyeuse et amoureuse, vivante et désintéressée, poétique et créatrice. 

Eros est enfant de poème qui joue sa vie en interprétant la force évolutive et créatrice du Kosmos. Animé d’une joyeuse férocité, il démasque les impostures et les importants comme autant d’obstacles au grand Je dont il est l’acteur visionnaire et l’agent engagé. 

Quand il perd l’inspiration, Eros se transforme en Ego à travers un coup d’état d’esprit qui substitue à la souveraineté de l’intuition globale, la tyrannie de la distinction mentale. 

Le Poète est enfant d’Eros qui participe à l’élan créateur de l’Esprit. Le Savant est enfant d’Ego qui cherche à expliquer le monde pour se l’approprier.

"Je pense donc je suis" dit Ego, fier et dominateur, maître et possesseur de la nature.  "Je suis donc je pense" lui répond Eros pour qui la présence d'Esprit inspire, précède et détermine les représentations conceptuelles. 

Quand Eros prie pour s'approcher de l'infini, Ego, lui, s'approprie pour s'éloigner de la finitude.

Expliquer (ex-plicare) c’est déplier les plis d'une complexité inhérente à tout phénomène. Une fois cet espace déployé, le mental l’observe et le mesure pour en saisir les propriétés, au sens littéral.  

Là où finit le temps de l’explication commence celui, infini, de l’interprétation. 

L’interprétation est ce processus d’implication qui met en relation le pli d'une subjectivité avec la complexité dont elle procède. 

La Poésie est art mystérieux de l’irréductible. Un langage des signes à travers lequel s’exprime la Totalité. 

Poiêsis pour les Grecs signifie « création », du verbe poiein (« faire », « créer »). Bien avant d’être celui qui écrit, le Poète est celui qui crée : dénommer c'est dévoiler. 

Toute Poésie est initiatique : le phénomène lui apparaît comme l’épiphanie d’un mystère et ce mystère comme l’épiphanie d’une révélation où la partie s’intègre à la Totalité dont elle procède. 


Ce n’est pas le langage poétique qui emprunte à la sphère du religieux mais celle-ci qui a colonisé l’universalité de l’expérience poétique pour en faire une doctrine totalisante, souvent totalitaire. 

La Poésie est connaissance immédiate - mystique et mimétique - qui s’effectue par l'identification de la conscience à son objet. 

La séparation du sujet et de l'objet est une illusion pratique. Le sujet et l'objet apparaissent comme deux moments complémentaires et contradictoires d'un même trajet spirituel.

Il faut être fou ou rationaliste – le rationalisme est un délire assez récent – pour ne pas voir dans la participation mystique et poétique un mode de connaissance qui précède, approfondit et complète la rationalité scientifique. Là où celle-ci opère par la séparation, celle-là opère par la relation. 

La connaissance n’est pas plus réductible à la science que l’Esprit ne peut l’être à sa manifestation. 

Matérialisme scientifique : un pléonasme. Il n’est de science que de la matière comme il n’est de connaissance qu’inspirée. Connaître c’est naître à l’esprit. 

L’art et la poésie sont les noms que l’on donne à la Mystique dans un monde anesthésié qui ne la reconnaît pas. Aujourd’hui cette Mystique est matérialiste et immanente. Hantée par la grandeur, elle célèbre la décadence comme un hommage du vice à la vertu.

Notre époque a remplacé la participation mystique par l’admiration narcissique. Le narcissisme n’est pas l’amour de soi mais la fascination pour une image idéalisée qui compense une haine secrète de soi. 

Quelle que soit sa forme - religieuse, économique ou politique - le totalitarisme cherche à utiliser et à détourner au service d’intérêts particuliers la participation de la subjectivité à une totalité qui la transcende. 

Peu au fait des questions concernant l’esprit, les polices modernes de la pensée confondent la profondeur libératrice de l’éveil spirituel et de l’expérience mystique avec un dogmatisme religieux, conformiste et aliénant. Ce faisant, elles remplacent le totalitarisme religieux par un autre, laïc et objectif : celui de la techno-science. 

En usurpant le rôle central de la participation poétique, l’explication prosaïque devient totalitaire. C’est ainsi que raison et science se transforment en scientisme et rationalisme, idéologies dominantes d’un monde abstrait devenu insensé. 

Réconcilier en soi l’Eros du poète et l’Ego du savant. La vision intérieure du premier participe à l’organisation et à l’évolution du Kosmos. Elle doit inspirer et maîtriser le regard extérieur du second qui tend à dominer le monde en l’expliquant. 

En participant à l’intériorité du monde, l'intuition nous libère des prétentions de l’intelligence à le dominer. 


Là où la science tend à réduire l’inconnu au connaissable, le Poète voit le connu comme le signe d'un mystère qui le transcende. 

L’interprète n’est pas un penseur mais un passeur. 

Si l’interprétation est un art de la relation qui se manifeste par l'expression, la pensée est une technique de distinction qui se traduit par l'explication.

La philosophie devrait être ce fil de sagesse tendu entre l’explication du savant et l’interprétation du Poète. 

L’expression c’est la partie qui exprime le tout, l’explication c’est le tout séparé en parties. 

Un monde où la raison domine l’intuition est un monde amnésique du mystère qui le fonde.

L’explication intellectuelle remplace l’implication poétique de la sensibilité par l'application technique de la raison instrumentale et l’exploitation économique de la raison utilitaire. 

Le petit Je de l’ego est une construction mentale et individuelle. Le grand Je d’Eros est une intuition globale et partagée.

Eros est ce nomade qui habite la raison comme une maison où il est l'invité des créateurs.

En transfigurant la raison, la puissance créatrice d'Eros met la distinction mentale au service d'une harmonie globale. 

Si l’Ego construit un monde à sa mesure, c’est pour se l’approprier à travers un processus d’explication et d’exploitation. C’est pourquoi la rationalité moderne est à la fois instrumentale et utilitaire, c'est-à-dire technique et économique. 

L’égo voit dans le cogito le reflet spectral et fascinant de sa propre illusion. Eros lui répond en écho dans une transe inspirée "Je pense donc je ne suis pas. Je danse donc je vis. Je vis donc je dépense mon énergie au service de l'Esprit." 

Ecoutez Eros chanter au milieu des siens : "Nous sommes donc je pense." Nous en grec c'est l'Esprit. En tant que pronom personnel, Nous désigne cette intersubjectivité culturelle dans laquelle l'Esprit s'incarne concrètement en formant une communauté.

Le principe de notre civilisation est celui d’une instrumentalisation qui substitue les fins aux moyens, l’intuition à la raison et l’interprétation à l’explication. 

L'Eros est symbolique et l'Ego diabolique. Le premier est l'esprit de relation et le second, l'esprit divisé..  Comprenne qui pourra !... 

Fils d'Eros, ne cherche pas à comprendre la Poésie mais à l'interpréter, comme le musicien interprète une partition.

2 commentaires:

  1. Quel plaisir toujours Olivier, de lire les articles du Journal Integral, j'ai relu ces derniers jours les 4 parties des incitations, il y a tant de perles inspirees :) Lire cela me remplis de Joie... cette joie de l'Eros, joie de la vie, de l'esprit... cette Joie d'etre et d'embrasse le grand mouvement... cette joie inspiree... je me permets de partager en echange un de mes derniers poemes...
    Amities, :)

    marko

    Energie de Joie



    Être en profondeur,

    Rayonner l'indicible

    Depuis les hauteurs

    De la fureur de vivre.

    Le feu dans les veines,

    Volcan de Joie,

    Brûle dans l'éther

    Les ombres sur nos voies.

    Parcourir le proche et le lointain,

    Incarner le chant de nos pères.

    Sentir les refrains de l'instinct

    Porter leurs braises en nos artères.

    Rayonnements sensibles

    Comblent les vides,

    Les ennuis, les ombres malvenues,

    Les ornières du vécu.

    La Joie enflamme la matière,

    Silence...

    La Joie inspire nos prières,

    Présence...

    Créer, découvrir, révéler l'immanent.

    Cultiver ces graines,

    Qui ne demandent qu'à fleurir.

    Remercier la source,

    Qui abreuve nos devenirs.

    La vie s'élance sans cesse à chaque instant,

    Si vite qu'elle nous échappe par moment.

    Abrutis par la routine,

    Endormis par les machines,

    Engourdis par les rancoeurs.

    Hiver dans les cœurs,

    Le gel des sens et des semences.

    A la croisée des chemins,

    Métamorphose subtile du nécessaire.

    Embrasser l'Unique

    Dans l'immensité de l'existence.

    Connectés à la Matière

    Sans en subir le poids,

    Transmuter la colère

    En énergie de Joie.


    ML (2013)

    RépondreSupprimer
  2. Merci Marko. Ravi de voir que la jubilation créatrice que j'essaie d'exprimer à travers l'écriture se traduise, chez certains lecteurs, par ce sentiment de joie que vous décrivez fort bien. Ce qui prouve bien qu'au-delà des apparences formelles, un même émotion rassemble ceux qui se ressemblent dans la même présence inspirée.

    RépondreSupprimer