mardi 29 mars 2022

Le Fétichisme de l'Ego (2) Guerre et Paix

L’égo c’est la guerre. Denys Rinpoché 

Notre précédent billet sur Le fétichisme de l’égo était le premier d’une série qui complète les textes consacrés aux fétichismes de l’abstraction et de la marchandise. Car dans la perspective qui est la nôtre – celle d’une critique intégrale – trois grandes influences, liées entre elles de manière systémique, font obstacle au saut qualitatif vers un nouveau stade du développement humain : le fétichisme de l’égo dans le champ de la conscience, le fétichisme de l’abstraction dans celui de la culture et le fétichisme de la marchandise dans le champ social. Dans la rubrique Ressources, les lecteurs occasionnels trouveront des liens pour mieux comprendre à la fois cette approche intégrale et les processus régressifs auxquels font référence la notion de fétichisme.

Dans ce dernier billet nous proposions notamment un texte de Matthieu Ricard sur L’illusion de l’ego où l’auteur évoquait les enseignements et les pratiques bouddhistes à l'origine d'une phénoménologie complexe et subtile qui décrit à la fois le fonctionnement de l’ego et le processus d'éveil permettant de se libérer de son emprise. Pour donner à cette approche traditionnelle une perspective et une application très contemporaines, nous proposerons ci-dessous un autre texte de Matthieu Ricard, paru dans son blog début Mars et intitulé Entraîner son esprit pour surmonter les préjugés. Le moine bouddhiste y évoque la façon dont l’égo se manifeste dans nos sociétés de l’information, notamment sous la forme de "bulles informationnelles", et la manière dont l’entraînement de l’esprit permet de se libérer des constructions mentales à l'origine des conflits passionnels. 

C'est ainsi que Matthieu Ricard écrit : « Enfermés dans nos bulles informationnelles, nous vivons dans un monde façonné de toute pièce par nos croyances, nos représentations, nos habitudes… Une grande partie des problèmes qui nous perturbent sont ainsi des constructions mentales que nous superposons sur la réalité et que nous pourrions déconstruire, afin de nous libérer de l’esclavage de nos propres pensées et de nos préjugés. Ainsi parvient-on à la liberté intérieure... En pratique, il s’agit de plonger au cœur de notre être, loin des agitations et angoisses habituelles, pour recouvrer cet équilibre pur, libre et serein : entre le moment où les pensées passées ont cessé et avant que les prochaines pensées ne surgissent, cette fraîcheur du moment présent, inaltéré par les mises en scène de nos biais, préjugés et fabrications intellectuelles. » 

Comprendre la dimension illusoire de l'égo et les conflits passionnels qui en résultent c'est, à une plus grande échelle, comprendre l'origine des guerres. C'est aussi percevoir que l'entraînement de l'esprit permet de devenir un vecteur de paix et de conscience en développant l'altruisme et la bienveillance. C'est pourquoi, dans la continuité du texte de Matthieu Ricard, nous nous poserons la question qui travaille chacun d'entre nous ces temps-ci : comment faire la paix en temps de guerre ?

Le fruit du hasard 

Le fruit du hasard a parfois le goût savoureux de la synchronicité. Voilà plusieurs mois que je voulais commencer une série sur le fétichisme de l’égo mais, pris par d’autres priorités (peut-être aussi, je le confesse, par dispersion et par paresse), je n’y arrivais pas, remettant sans cesse cette réflexion à plus tard dans un processus de procrastination quelque peu culpabilisant. Vint le moment favorable de l’inspiration où je suis enfin arrivé à poser sur le papier les quelques idées que je voulais articuler entre elles, de manière synthétique, à propos des obstacles à la réalisation d'un saut qualitatif dans le domaine de la conscience, de la culture et de la société.

Une fois écrit ce texte sur le fétichisme de l’égo, j’ai attendu quelques temps le moment propice pour le poster. Ce fut le 24 Février à 2h du matin, avec en illustration principale une silhouette couronnée, debout sur le G du mot EGO. A 6h du matin, Vladimir Poutine donnait l'ordre d'envahir l'Ukraine. Quelques jours plus tard, durant la célébration du Losar - le nouvel an tibétain - Denys Rinpoché de la Buddha University déclarait : « L’égo c’est la guerre ». Je laisse au lecteur le soin d’interpréter ce qui lui apparaîtra soit comme un hasard dénué de signification soit une synchronicité qui en est riche. 

Mais le fruit du hasard n’est jamais solitaire. Alors que, suite à cette invasion de l’Ukraine, je prenais des notes sur la nécessité d’un "réarmement éthique et spirituel" face aux horreurs de la guerre et à la hantise d’un cataclysme nucléaire instrumentalisée par les stratèges, une amie m’a envoyé le texte de Matthieu Ricard sur l'entraînement de l'esprit face aux préjugés. Ce texte est tout à fait complémentaire de celui sur l’illusion de l’égo puisqu'en analysant certaines  formes contemporaines de cette illusion, il évoque le rôle des projections mentales au cœur des conflits entre les individus et les nations.

Les deux visages de l'égo

Écartons tout d'abord un malentendu sur lequel nous aurons l'occasion de revenir dans un prochain billet :  la notion d'égo ne recouvre pas la même réalité pour les sagesses orientales traditionnelles et pour la pensée occidentale. Même s'il existe une multitude de définitions de l'égo en Occident, la plupart relèvent du champ de la psychologie. L'égo y est vu comme cette étape du développement psychique où la construction d'un noyau identitaire - Moi/Je - à partir duquel s'établissent des rapports interpersonnels et sociaux.

Pour la sagesse orientale, par contre, l'égo relève d'un processus cognitif fondé sur la dualité conceptuelle sujet/objet d'où naissent les passions, ces émotions conflictuelles qui sont les causes de la souffrance comme l'avidité, la colère, le désir compulsif, la jalousie, la haine etc... Dépasser cette dualité conceptuelle par un retour aux source non-duelles de la présence, c'est se libérer des voiles qui occultent la nature de l'esprit et pacifier les émotions conflictuelles qu'elles génèrent. 

Dans cette perspective traditionnelle, on pourrait dire du fétichisme de l'égo qu'il renvoie à une conscience vivant sous l'emprise de la dualité en prenant la carte pour le territoire, la représentation pour la présence. La carte ce sont les représentations conceptuelles issues du mental dualiste alors que le territoire est la nature non-duelle de l'esprit, omniprésent et omniscient. Cette nature non duelle de l'esprit vit au cœur de toute réalité  - visible et invisible - comme elle est présente à chaque stade du développement humain.

"L'égo cognitif" exploré par l'orient détermine "l'égo psychologique" défini par l'occident dans la mesure où ce dernier est une cristallisation psychique du processus cognitif propre au premier. Dans la perspective cognitive des traditions orientales, l'égo est une 'impression illusoire qui prend la forme d'une entité autonome, indépendante, stable, continue et pérenne dont il faut se libérer pour accéder à "l'éveil". Alors que dans l'approche occidentale cette entité illusoire est perçue comme le fondement psychologique d'une identité individuelle à partir de laquelle nous entrons en relation avec notre environnement. Toutes ces nuances méritent d'être développées et le seront dans des billets suivants si les dieux de la guerre nous le permettent.

Bulles et Cocons

Dans la perspective orientale, l'illusion de l'égo crée un cocon protecteur et chimérique qui nie l’impermanence fondamentale propre au monde des formes et qui ignore l’interdépendance liant tous les phénomènes et tous les vivants. Pour se perpétuer en sécurisant son existence, cette entité illusoire s’invente une vie en projetant sur le monde qui l'entoure ses représentations sous forme de croyances et de préjugés, d'idéologies et de stéréotypes. Pour nourrir une telle vie, l'égo vampirise la conscience en la détachant de la présence immédiate, vivifiante et inspiratrice, dont elle procède.

Là où le texte sur L’illusion de l’égo évoque les enseignements de la phénoménologie bouddhiste, l’article ci-dessous décrit la façon dont cette illusion se manifeste plus particulièrement aujourd’hui dans le contexte de nos sociétés de l’information. Cette réflexion originale pointe la proximité entre le fonctionnement de l’égo, décrit par la tradition bouddhiste, et les "bulles informationnelles", analysées par les chercheurs en sciences humaines, qui résulte de notre usage du monde numérique. 

Comme le cocon de l’égo filtre nos perceptions pour pérenniser son existence illusoire, chacun d’entre nous, prisonnier de ses préjugés et de ses croyances, tend à s’enfermer dans une bulle numérique qui filtre les informations auxquelles nous avons accès de sorte que nous soyons toujours confortés dans notre vision du monde très limitée ou plutôt dans celle imposée par notre égo pour entretenir son emprise. La "bulle informationnelle" décrite par les chercheurs en sciences humaine est, dans le monde numérique, la manifestation du cocon aveuglant tissé par l’égo. Double numérique de ce cocon, cette "bulle informationnelle' restreint fortement l'ouverture à de nouvelles perceptions, à d'autres informations et à des visions du monde différentes.

Entraîner son esprit pour surmonter les préjugés. Matthieu Ricard 

Le lien social est un besoin aussi fondamental que vital pour les humains comme le démontrent de nombreuses études pour ses apports bénéfiques tant sur la santé mentale que physique. Paradoxalement, à l’ère des réseaux sociaux (qui deviennent parfois "anti-sociaux") et d’une facilité de communication jamais connue jusqu’alors, le nombre de personnes isolées ne cesse d’augmenter, ce qui entraîne une plus grande méfiance et une aliénation accrue. La crise sanitaire et les changements sociétaux liés à l’individualisme ont généré en effet une diminution de la confiance et une augmentation des fractures et préjugés à l’égard de celles et ceux qui ne partagent pas nos opinions, croyances, et habitudes. 

Enfermés dans nos bulles informationnelles, nous vivons dans un monde façonné de toute pièce par nos croyances, nos représentations, nos habitudes… nous perpétuons des schémas discriminatoires et de hiérarchie de pouvoir fondés sur l’appartenance à un groupe lié à la race, à la religion, au genre, ou à la richesse qui ignore voire opprime les "différents", ceux qui en sont exclus et qui appartiennent à un autre groupe. 

L’usage de l’Internet crée également une illusion de la connaissance. On pense pouvoir tout savoir, tout de suite, sur n’importe quoi. Comme si quelques heures passées à surfer l’Internet, guidé par des algorithmes qui démultiplient vos biais cognitifs et magnifient vos préjugés, pouvaient remplacer 10-15 ans d’études dans une discipline particulière. De nos jours, nombre de gens n’aiment pas beaucoup la maîtrise et l’effort. Pourtant, l’acquisition des connaissances demande de longs et rigoureux efforts qui permettent de confirmer les hypothèses conformes à la réalité et d’infirmer celles qui ne résistent pas à la confrontation avec les faits vérifiables ou avec l’analyse logique. 

Projections mentales

Selon Aaron Beck, l’éminent psychologue et thérapeute qui est le père des Thérapies Cognitives, récemment décédé à l’âge de 100 ans, les "pensées automatiques", les hypothèses et préjugés profondément ancrés qui influencent nos états mentaux proviennent de distorsions mentales qui peuvent être remises en question et transformées. Le Dalaï-lama citait souvent ses rencontres avec Aaron Beck, notamment son affirmation que lorsque quelqu’un est très en colère les trois quarts (sinon plus !) de ses perceptions de l’autre sont distordus par ses projections mentales. C’est ce qu’un autre grand spécialiste des émotions, Paul Ekman, appelle la "période réfractaire" durant laquelle nous sommes incapables de percevoir la moindre qualité positive chez la personne envers qui nous sommes en colère. 

Une grande partie des problèmes qui nous perturbent sont ainsi des constructions mentales que nous superposons sur la réalité et que nous pourrions déconstruire, afin de nous libérer de l’esclavage de nos propres pensées et de nos préjugés. Ainsi parvient-on à la liberté intérieure. 

Dans un article, qu’il publia à la suite des discussions que j’eus avec lui, Beck souligne : « La réduction de l’absorption du soi et de l’égocentrisme intransigeant et de la propension des individus à accorder la plus haute priorité — parfois la priorité exclusive — à leurs propres objectifs et désirs au détriment des autres (ainsi que d’eux-mêmes) […] Leur attention est fixée sur leurs propres expériences internes, ils relient les événements non pertinents à eux-mêmes et se préoccupent exclusivement de satisfaire leurs propres besoins et désirs. Cependant, les individus normaux présentent souvent le même type d’égocentrisme, mais dans une moindre mesure et de manière plus subtile. Le bouddhisme et la Thérapie Cognitive tentent tous deux d’atténuer ces caractéristiques. » (1) 

Le psychologue et neuroscientifique anglais Andreas Kappes (2) a lui mis en évidence, au niveau du cerveau, une incapacité à utiliser les informations qui ne confirment pas les croyances existantes, ce qui empêche les sujets de modifier la certitude qu’ils ont dans leurs jugements et préjugés même si on leur présente des informations qui démentent clairement leurs croyances. En revanche, le cerveau enregistre et utilise les informations qui confirment ces croyances. La tendance à ne prêter attention qu’à ce qui confirme nos opinions rend ainsi l’acquisition de connaissances valides d’autant plus difficile. C’est ce que l’on appelle en psychologie le "biais de confirmation". 

Les humains ont donc tendance à écarter les informations qui sapent leurs choix et jugements passés. Ce biais a un impact significatif dans des domaines allant de la politique à la science et à l’éducation. Alors que de nos jours les fausses informations foisonnent au point d’éclipser les moyens de connaissance valides. 

Croyances et Préjugés

Cartographie des croyances complotistes

Une croyance consiste à croire ce pour quoi on n’a pas de preuve. Elle peut être justifiée ou ne pas l’être. Une croyance aveugle consiste à croire ce pour quoi il existe des preuves du contraire. Une connaissance valide consiste à adopter les hypothèses qui sont les plus conformes à l’ensemble des connaissances fiables acquises à ce jour. 

Adhérer à une croyance est beaucoup plus facile que d’arriver à une conclusion résultant d’une investigation impartiale des faits. La croyance et ses dérivés — préjugés, jugements à l’emporte-pièce, biais cognitifs, adhésion aux opinions du groupe auquel on appartient, des leaders que l’on suit, aux rumeurs, à un dogme, etc. — nécessitent peu d’effort. C’est donc un moyen aisé de se convaincre que l’on sait quelque chose et d’en être d’autant plus satisfait que l’on se pose ensuite en position de supériorité condescendante à l’égard de ceux qui s’efforcent laborieusement de distinguer le faux du vrai et d’arriver à des conclusions valides. 

Les croyances aveugles et les préjugés sont d’autant plus difficiles à dissiper que nombre d’études en psychologie ont montré que la confrontation avec les preuves de l’inexactitude de ces croyances, loin de les dissiper ne fait que les renforcer. Leon Festinger est le premier chercheur en sciences sociales à s’être intéressé aux prédictions millénaristes fondées sur l’intervention d’extra-terrestres aux États-Unis. Son livre de vulgarisation, L’Échec d’une prophétie (3), issu de ses recherches au cours desquelles des membres de son équipe de recherche ont infiltré un groupe de personnes qui prédisaient la fin du monde à une date précise. Festinger a mis en évidence l’arsenal de défenses multiples et ingénieuses que les gens utilisent pour protéger leurs convictions et s’arranger pour les maintenir intactes à travers les démentis les plus dévastateurs. 

Selon Festinger, «Non seulement l’individu ne sera pas ébranlé par l’échec des prédictions, mais il en sortira plus convaincu que jamais de la "vérité" de sa foi. Peut-être ira-t-il jusqu’à montrer une ardeur nouvelle et à convertir des profanes.» Dans le cas étudié, les adeptes ont attribué à leur foi et à leur connivence avec les extra-terrestres le fait d’avoir ainsi évité de justesse à l’humanité une apocalypse. 

L'entraînement de l'esprit

En tant qu’humains, nous avons tous des préjugés, mais aussi les capacités de nous en libérer par l’entraînement de notre esprit. Il ne s’agit pas d’en faire table rase, mais d’en comprendre les logiques, d’en avoir conscience et d’être en mesure de discerner entre ce que nous savons réellement et ce que nous croyons savoir. En pratique, il s’agit de plonger au cœur de notre être, loin des agitations et angoisses habituelles, pour recouvrer cet équilibre pur, libre et serein : entre le moment où les pensées passées ont cessé et avant que les prochaines pensées ne surgissent, cette fraîcheur du moment présent, inaltéré par les mises en scène de nos biais, préjugés et fabrications intellectuelles. 

Bref, pensons à la capacité d’émerveillement d’un enfant qui n’est pas sous l’influence de partis pris et de préjugés et n’impose pas ses projections mentales à la réalité. Osons voir le diagnostic en face : reconnaissons l’implication de nos affects, biais cognitifs et autres complexes qui conditionnent notre manière d’être au monde, d’agir et de réagir. Dès lors, en revenant aux perceptions immédiates, à ce qui se passe ici et maintenant, nous pouvons d’une part dépasser nos préjugés, mais aussi nous mettre à la place de l’autre, prise par ses propres projections mentales. 

Il est fondamental de réduire les préjugés entre groupes, mais aussi envers les animaux victimes du spécisme, c’est-à-dire du refus du respect de la vie, de la dignité et de leurs besoins. Selon les termes de Peter Singer, le spécisme est « un préjugé ou une attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et [qui va] à l’encontre des intérêts des membres des autres espèces». 

De même à l’échelle des sociétés l’évolution et les changements d’attitudes se sont produits bien qu’ils parussent à première vue improbables ou irréalistes, comme l’abolition de l’esclavage à la fin du XVIIe siècle. Comment ce qui était considéré auparavant comme allant de soi devient-il inacceptable ? Au début, quelques individus prennent conscience qu’une situation particulière est moralement indéfendable. Ils acquièrent la conviction que le statu quo ne peut être maintenu sans sacrifier les valeurs éthiques qu’ils respectent. 

De prime abord isolés et ignorés, ces pionniers finissent par unir leurs efforts pour devenir des activistes qui révolutionnent les idées et bousculent les habitudes. Ils sont alors le plus souvent ridiculisés ou vilipendés. Peu à peu, cependant, d’autres personnes, initialement réticentes, se rendent compte qu’ils ont raison et sympathisent avec la cause qu’ils défendent. Lorsque le nombre de ces défenseurs atteint une masse critique, l’opinion publique bascule dans leur camp. Gandhi résumait ainsi cette évolution : « D’abord, ils vous ignorent, puis ils rient de vous, puis ils vous combattent, puis vous gagnez ». 

On comprend, à la lecture de ce qui précède, que les choix éthiques sont bien souvent complexes et parfois déchirants, en raison de la lutte dans notre esprit, mais que nous sommes en mesure d’y parvenir collectivement en cultivant une éthique de la vertu, de la bienveillance envers tous les êtres et en veillant à ce que nos décisions ne soient biaisées ni par notre détresse empathique ni par nos préjugés. (Fin du texte de Matthieu Ricard)

(1) J’ai eu l’occasion de rencontrer deux fois Aaron Beck à Philadelphie et à la suite de nos discussions, il publia un article soulignant les rapprochements entre l’approche des Thérapies Cognitives et du bouddhisme : Beck, A. T. (2005). Buddhism and cognitive therapy. Cogn. Ther. Today, 10, 1–4 

(2) Kappes, A., Harvey, A. H., Lohrenz, T., Montague, P. R., & Sharot, T. (2020). Confirmation bias in the utilization of others’ opinion strength. Nature Neuroscience, 23(1), 130–137. 

(3) Festinger, L., L’échec d’une prophétie. Presses Universitaires de France – PUF

Faire la paix en temps de guerre

L'égo nous éloigne des autres en plaquant sur notre empathie naturelle des projections mentales qui agissent comme autant de séparations. Dans le monde virtuel du numérique, les limites de nos "bulles informationnelles" se heurtent les unes aux autres, parfois brutalement, en provoquant des polémiques qui font écho aux chocs de nos cocons égotiques. C'est ainsi que les réseaux sociaux nourrissent et entretiennent un climat pulsionnel d'agressivité fondé sur des polémiques, souvent superficielles, qui sont le carburant des audiences et de la visibilité. Dans ce climat d'hystérie collective, des polémiques éclatent un jour pour disparaître le lendemain afin de laisser la place au prochain "clash" mobilisateur.

De fait, il existe une interdépendance entre constructions mentales et conflits passionnels. Si les premières ont pour conséquence les secondes, ces dernières nourrissent en retour de leur intensité croyances, préjugés et aveuglements idéologiques. Les réseaux dits sociaux sont un excellent laboratoire pour comprendre comment les étincelles de violence naissent du choc des égos enfermés dans leur bulles informationnelles. On peut aussi y observer comment les conflits se développent à partir de constructions mentales qui, à l'exemple des récits complotistes, n'entretiennent plus aucun rapport à la réalité. 

Le double sens du verbe conjurer, qui relève à la fois du complot et de l'exorcisme, rend bien compte de la dimension cathartique propre à la psyché paranoïde et à son imaginaire complotiste : il s'agit de se libérer de ses conflits et démons intérieurs en les projetant sur un autre fantasmé. On voit bien ces temps-ci que le même processus de victimisation/diabolisation est à l’œuvre dans les conflits entre nations. Passions et projections  des égos individuels s'amalgament et s'additionnent en déterminant l'ego collectif des groupes humains et des nations qui en viennent à s'affronter, soit sur un plan symbolique, soit sous forme de compétition économique ou de guerre meurtrière

L'observation de la paranoïa ambiante générée dans les réseaux dits sociaux permet de mieux comprendre à la fois la continuité et le changement d'échelle qui existe entre le choc des cocons égotiques, celui des bulles numériques et les conflits entre nations qui aboutissent à des guerres meurtrières.  Ces dernières apparaissent dès lors comme la manifestation visible et dramatique de ces passions conflictuelles qui animent chacun d'entre nous et des projections mentales qui cherchent à les exorciser.

Devenir artisan de paix

 

L’entraînement de l’esprit consiste à faire la paix avec soi-même en retrouvant la source vivifiante de cette présence qui précède et transcende toutes représentations. En dépassant le monde de la dualité qui est celui du mental, on pacifie et on transmue les conflits passionnels qui en sont la conséquence et qui viennent l'alimenter.

Dans son livre Pour faire la paix en temps de guerre, Pema Chodron, nonne bouddhiste américaine et disciple de Chogyam Trungpa, invite le lecteur à examiner les causes à l'origine de toute guerre et les moyens d'instaurer la paix. Elle puise dans sa longue expérience de femme et de bouddhiste pour montrer que les guerres à la maison, au bureau ou entre les nations, s'expliquent notamment par cette tendance à figer la réalité, à la chosifier, à répondre à la violence par la violence en s’identifiant à cette entité illusoire qu’est l’égo. Faire la paix, selon elle, c’est adoucir la partie de notre cœur devenue rigide. 

C’est aussi le constat de Matthieu Ricard : pour cultiver une éthique fondée sur l'altruisme et la bienveillance (envers tous les vivants), notre conscience doit pas être biaisée par nos préjugés et nos croyances. Il présente cette éthique de manière détaillée dans un ouvrage de 800 pages, publié en 2013 et intitulé Plaidoyer pour l'altruisme qui s'appuie sur 1.200 références scientifiques !.. Matthieu Ricard y soutient que l'altruisme est le seul concept qui permet de relever les défis de notre temps : « On n'imagine pas la force de la bienveillance, le pouvoir de transformation qu'une véritable attitude altruiste peut avoir sur nos vies individuelles et, partant, sur la société tout entière. »

La page Wikipédia de l'auteur évoque cet ouvrage en résumant ainsi sa pensée : «... l'altruisme véritable existe : dès leur plus jeune âge, les enfants ont une plus forte disposition à la coopération et l'altruisme que le contraire. De nombreux modèles montrent par ailleurs que la coopération confère un avantage évolutif aux groupes qui la pratiquent, que les individus peuvent cultiver l'altruisme et la compassion, et que le processus de l'évolution des cultures est plus rapide que celui des gènes. Ricard conclut que l'altruisme est donc un facteur déterminant de la qualité de notre existence, présente et à venir, et ne doit pas être relégué au rang de pensée utopiste et qu'il faut avoir la perspicacité de le reconnaître et l'audace de le dire.»

Il est possible de développer le sens de de l'altruisme par un entraînement de l'esprit grâce auquel on perçoit progressivement l'égo comme un entité illusoire qui agit comme une instance de séparation et de discorde. Les guerres apparaissent dès lors pour ce qu'elles sont : les manifestations spectaculaires des conflits qui animent chacun d'entre nous et qui peuvent être dépassés si nous nous éveillons à notre véritable nature, dissimulée sous les voiles de l'égo. C'est ainsi que l'on devient véritablement un artisan de paix et de conscience. Une nécessité urgente pour les temps qui viennent.

Ressources

Entraîner son esprit pour surmonter les préjugés. Matthieu Ricard. Site de Matthieu Ricard

Plaidoyer pour l'altruisme  Matthieu Ricard

Pour faire la paix en temps de guerre  Pema Chodron. Ed Pocket

Buddha University Transmission des Enseignements du Bouddha et de la pleine présence en langue française.

Dans Le Journal Intégral

Idéalement, ce billet devrait être lu après les deux précédents. Dans  Le saut évolutif : un nouveau récit d'émancipation. nous présentons le contexte à partir duquel nous allons développer la série sur le fétichisme de l'égo. Dans la rubrique Ressources de ce billet nous proposons un certain nombre de liens concernant le fétichisme de l'abstraction et celui de la marchandise.

Dans Le Fétichisme de l'égo (1) nous proposons le texte de Matthieu Ricard sur l'illusion de l'égo pour réfléchir ensuite, dans une perspective intégrale, à l'influence exercée par l'égo dans les relations systémiques entre conscience, culture et société.

Matthieu Ricard. L'entraînement de l'esprit  - Libération animaleLa Désaisie - Effondrements  -

Sur le complotisme : Une révolution spirituelle


 

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