jeudi 20 janvier 2022

Le Saut Evolutif : un nouveau récit d'émancipation

La plus haute forme de l'espérance c'est le désespoir surmonté. Georges Bernanos 

Dans une perspective intégrale, conscience, culture et société constituent les trois grands champs d’un même système global en évolution que sont la conscience individuelle (Je, le lien à soi), l’intersubjectivité culturelle (Tu, le lien à l’autre) et l’objectivité des structures socio-économiques dans un écosystème (Il, le lien à un milieu de vie). Ce système global évolue au cours de l’histoire humaine à travers des stades de développement à complexité croissante qui sont autant d’étapes évolutives dont la cartographie a été élaborée à partir des travaux de nombreux chercheurs, notamment en sciences humaines et en sciences contemplatives. (cf. Introductions à la Vision Intégrale)

On ne pourra résoudre la crise de civilisation propre à notre époque qu’en posant la question de l’évolution de ce système global vers un nouveau stade de son développement, comme cela a toujours été le cas dans la très longue histoire de l’espèce humaine marquée par une série d’étapes évolutives. Dans un monde totalement intégré où selon Jaime Semprun : « la causalité s’est reportée sur la totalité », on ne peut pas penser le monde d’aujourd’hui avec les pensées linéaires et analytiques d’hier. A ce changement fondamental de paradigme correspond l'émergence de nouveaux modes de pensée : pensée complexe, approche systémique, vision intégrale, démarche holistique etc... Ces méthodes, dans leur diversité, visent toutes à développer une vision globale apte à saisir les relations et l'interdépendance entre les divers éléments d'un même système en évolution. 

C'est ainsi qu'une vision intégrale peut mettre à jour les synergies évolutives entre conscience, culture et société pour envisager le saut évolutif urgent et nécessaire en réaction au processus d’effondrement global en cours.  Ce qui permet d'élaborer, en complément, une véritable critique intégrale qui analyse les processus régressifs à l’œuvre dans les principales dimensions où évolue l’être humain : le "fétichisme de l’égo" dans le champ de la conscience, le "fétichisme de l’abstraction" dans le champ de la culture et le "fétichisme de la marchandise" dans le champ social.

Après une clarification de la méthodologie inhérente à cette critique intégrale, nous analyserons les processus archaïques et régressifs d’identification et de projection, d’aliénation et de soumission à l'origine de ces diverses fétichismes. Ces réflexions concernant la polarisation entre la dynamique créatrice d'une spirale évolutive et la dynamique régressive d'une spirale fétichiste sont à l'origine d'un nouveau récit d'émancipation que des minorités créatrices et cognitives sont en train d'écrire en traçant les perspectives créatrices d'un saut évolutif. 

De la Causalité à la Totalité 

La campagne électorale pour l'élection présidentielle est l’occasion de mesurer le vide sidéral des propositions faites par les pseudo-élites politiques et technocratiques, intellectuelles et médiatiques, qui servent, le sourire aux lèvres, des plats surgelés et sans saveur tout juste sortis du congélateur où les idéologies obsolètes ont dépassé depuis longtemps leur date de péremption. Ces élites auto-proclamée n'ont absolument rien à dire et elles le font savoir à coup de discours fleuves dont la seule utilité est de noyer l'essentiel dans l'accessoire. Les pratiquants de la secte économique, tel les passagers du Titanic, ne font que répéter les sempiternels mantras de la croissance alors que tout change autour d'eux et qu'eux-mêmes sont incapables de changer, aveugles qu'ils sont aux mutations actuelles et à l'effondrement en cours dans la mesure où les idéologues ne voient que ce qu'ils croient et non ce qui est.

Jaime Semprun explique bien cette impuissance cognitive : " Le fond de la question, c'est que la société a réellement atteint un degré d'intégration, d'interdépendance universelle de tous ses moments, où la causalité comme arme critique devient inopérante. Il est vain de chercher ce qui a dû être cause, parce-qu'il n'y a plus que cette société elle-même qui soit cause. La causalité s'est, pour ainsi dire, reportée sur la totalité, elle devient indiscernable à l'intérieur d'un système où tant les appareils de production, de distribution et de domination que les relations économiques et sociales ainsi que les idéologies, sont entrelacés de façon inextricable." (Dialogue sur l'achèvement des temps moderne). 

Il fut un temps, celui d’une modernité illustrée par Descartes, où connaissance et démarche analytique était synonymes. Il paraissait évident qu’il fallait, pour mieux les comprendre, séparer à travers des frontières disciplinaires rigides et abstraites, les champs du personnel et du collectif, de l’intériorité et de l’extériorité. Si ce type de pensée analytique a permis d’immenses progrès dans le domaine de la science et de la technique, il est aussi à l’origine d’un délitement du sens et d’une pensée en miettes, soumise aux diktats abstraits d’une raison instrumentale au service d’un pouvoir technocratique. 

Parce que "la causalité s’est reportée sur la totalité", c’est une erreur fondamentale que de vouloir comprendre ce monde totalement intégré avec les mécanismes d'une causalité linéaire propres à l’abstraction moderne. D’autres épistémologies, d’autres méthodologies, d'autres vision sont nécessaires pour rendre compte d’une monde à la fois complexe (cum-plexus : tissé ensemble), intégré et dynamique.

Synergie


Dans cette perspective, une approche peut être qualifiée d’intégrale dès lors qu’elle met à jour ce réseau de relations et d’interdépendances qui associe de manière systémique société, culture et conscience c’est-à-dire infrastructure organisationnelle, superstructure culturelle et intrastructure psycho-spirituelle. Nous renvoyons nos lecteurs désireux de mieux comprendre ce saut cognitif aux multiples billets que nous avons consacrés à la pensée intégrale et dont ils trouveront les liens dans la rubrique Ressources. 

Cette introduction méthodologique a pour but de mieux faire comprendre le sens de notre réflexion actuelle. Un certain nombre de théoriciens modernes, tel Marx, ont pensé qu’un changement du mode de production et d’organisation sociale permettait l’émergence d’une nouvelle humanité, sous la forme du socialisme d'abord puis du communisme. D’autres, comme Gramsci, avec son concept d’hégémonie culturelle, ou plus contemporains, comme les Créatifs Culturels ont montré l’importance des représentations culturelles et de leur évolution dans la création et l’affirmation de nouvelles formes de structures et de relations sociales. D’autres encore, comme Gandhi ont mis en exergue la nécessité fondamentale d’une transformation personnelle dont la conséquence est une évolution à la fois culturelle et sociale : "Sois le changement que tu veux voir dans ce monde". 

Chacune de ce trois approches vise à la transformation d'une des composantes de la structure globale : superstructure culturelle pour Gramsci, infrastructure économique pour Marx et intrastructure individuelle pour Gandhi.  Chacune a sa logique et sa  part de vérité mais seule leur synergie est à même de réaliser un véritable saut évolutif qui ne peut être que global, c'est à dire à la fois personnel (je), culturel (tu) et social (il). Il faut être assez inconscient (c'est à dire économiste ou idéologue, politicien ou technocrate) pour penser qu’une évolution sociale ou culturelle peut se produire effectivement si la conscience individuelle est soumise à un petit moi, tyrannique et narcissique, illusionné par ses névroses et obsédé par la maximisation de ses intérêts. Ce fut l’erreur et l’impensé des révolutionnaires d’hier comme ce sont ceux des technocrates d’aujourd’hui. Une évolution de la conscience  individuelle est absolument fondamentale pour inspirer et accompagner une transformation sociale comme une mutation culturelle. 

Un saut qualitatif vers un nouveau stade de développement ne peut advenir que par la synergie des dynamiques transformatrices à l’œuvre de manière simultanées dans la conscience, la culture et la société. C’est pourquoi ce sursaut doit être à la fois spirituel, synthétique et écosophique. Spirituel si on entend par là l'expérience d'une présence non-duelle et d'une perception multidimensionnelle dans le champ de la conscience (Je, le lien à soi) ; synthétique si l’on se réfère à une vision globale fondée sur l'intégration de l'intuition et de la raison dans le champ de la culture (Tu, le lien à l’autre) ; écosophique si on considère l’organisation de communautés conviviales, libérées de l'emprise abstraite de l'économie et intégrées concrètement, de manière sensible et pratique, à leur écosystème (Il, le lien au milieu de vie). 

Fétichisme de l’Ego 

S’enfermer et s’enferrer dans une approche disciplinaire et analytique empêche de faire le diagnostic d'un effondrement systémique qui concerne simultanément toutes les dimensions de la vie humaine. Et sans ce diagnostic à la fois global et radical, pas de pronostic fiable, ni de thérapeutique valable, ce qui a pour conséquence l'aggravation de l'effondrement en cours. Seule une critique intégrale à est même de décrire la dynamique régressive d’une spirale involutive. Sous l’emprise de cette force de mort et de séparation qu’est Thanatos, cette spirale infernale est à l’origine d'un effondrement à la fois psychique, spirituel, culturel, institutionnel et écologique dont nous pouvons voir quotidiennement les effets. Cette spirale involutive est l’anti-pôle régressif d’une spirale évolutive animée par cette force de vie qu’est Éros. (Effondrements)

Durant les années écoulées, nous avons longuement analysé deux des principaux obstacles empêchant l’humanité d’accéder à une nouvelle étape de son développement. Nous l’avons fait en forgeant la notion de "fétichisme de l’abstraction" - propre à la modernité triomphante - qui représente une impasse cognitive dans le champ de la culture. Comme nous l’avons fait dans le champ social en reprenant le concept de "fétichisme de la marchandise" crée par Marx et développé aujourd’hui notamment par le courant théorique de la critique de la valeur qui propose une déconstruction des grandes catégories d'un capitalisme prédateur du milieu humain et naturel. Au cœur de cette déconstruction qui va à l'encontre du marxisme dominant : une critique du travail comme base d'un capital qui vit et prospère par son  exploitation, à laquelle nous avons consacré plusieurs billets. (par ex:  Devoir de Vacance)

Dans les prochains billets, nous voudrions compléter ces analyses en pointant l’obstacle majeur qui détermine en grande partie les deux précédents, à savoir ce que nous nommons le "fétichisme de l’égo". Nous entendons par là l’identification névrotique de la conscience humaine à une personnalité transitoire et illusoire qui enferme l’individu dans une forme d’isolat narcissique, source d’angoisse et de profond mal être. En noyant les individus dans les eaux glacées du calcul égoïste, cette instance de séparation qu’est l’égo fait obstacle à la force libératrice de l’intuition spirituelle. 

Pour s’assurer de son emprise, l’égo nous enferme dans la croyance infantile d’une stabilité qui nous permettrait de maîtriser notre vie et notre environnement alors même que tout fluctue, tout change, tout se métamorphose, instant après instant. Accueillir l’impermanence, c’est s’ouvrir à la  fois à la dynamique évolutive de la vie/esprit et à la présence non-duelle qui en constitue le cœur, au-delà de toutes les représentations conceptuelles. En limitant la conscience humaine à une forme de saisie conceptuelle, l’égo est un obstacle à une expérience libératrice vécue depuis des millénaires par des méditants et des sages, et transmise dans toutes ces traditions qui ont développées au cours du temps une phénoménologie des états de conscience dont la complexité et la subtilité n’ont d’égale que la profondeur. 

Face à la désespérance et au nihilisme générés par le narcissisme dominant, une prise de conscience collective se manifeste aujourd'hui à travers l'intérêt pour la méditation, le yoga et de nombreuses autres pratiques à la fois corporelles et psycho-spirituelles fondées sur une approche globale de l'être humain et un retour aux sources de l'intériorité. Signe des temps : depuis quelques années on voit émerger des mouvements comme les "sorcières" écoféministes ou les "méditants-militants", évoqués dans ce blog, qui associent éveil spirituel, mutation culturelle et transformation sociale. Sous les rires gras du conformisme dominant et l'incompréhension de la savante ignorance, des minorités cognitives et spirituelles sont en train d'inventer un nouveau récit d'émancipation comme le firent les premiers républicains sous la monarchie et, comme l'imaginèrent, à chaque époque, pionniers et visionnaires.

Spirale infernale 

Spirales Evolutives et Involutives

Ce qui détruit le lien à soi c'est donc ce "fétichisme de l'égo" qui a des conséquences mortifères dans le champ de la culture comme dans celui de la société. Dans le champ culturel de l’intersubjectivité, l’hégémonie de la raison analytique et de la rationalité instrumentale a totalement occulté le rôle fondamental de la sensibilité et de l'intuition, de l'imaginaire et de l'ordre symbolique au cœur des relations sociales.  Cette hégémonie de l'abstraction fait obstacle à l’émergence d'une vision globale et synthétique, celle d'une raison sensible animée par l'intuition et guidée par l'inspiration. En imposant une science sans conscience et une technocratie sans imagination, cette emprise de l'abstraction aboutit de nos jours à l’essor d’une idéologie transhumaniste comme horizon de sens pour des sociétés post-humaines fondées sur le remplacement progressif des processus naturels par des processeurs artificiels. Ce qui détruit le lien aux autres en imposant une pensée instrumentale en lieu et place d'un imaginaire partagé c'est le "fétichisme de l'abstraction". 

Dans le champ social, cette emprise de l'abstraction au service de l'égo a pour conséquence l’hégémonie quantitative de la valeur marchande qui a progressivement vampirisé toutes les valeurs morales et qualitatives à partir desquels étaient élaborés les codes éthiques et l'ordre symbolique des communautés traditionnelles. C’est ainsi que, travesti sous les atours séducteurs d'une économie censée instaurer la prospérité, le capitalisme n'est rien d'autre qu'un processus de valorisation abstraite, déconnecté des véritables besoins humains et des solidarités organiques, qui se produit au détriment de la vie sensible et concrète des individus comme des communautés. Au cœur de la réflexion de Marx, le "fétichisme de la marchandise" est à l'origine d'un système automate, fondé sur l'exploitation des hommes et des écosystèmes, qui détruit des milieux de vie à la fois sociaux et naturels sans que rien ne puisse arrêter sa folie suicidaire.

La spirale infernale à l’origine de l’effondrement en cours est constituée par la synergie régressive de ces trois fétiches : l'Egomanie (emprise de l’égo), la Technolâtrie (abstraction technocratique) et la Marchandise (totalitarisme économique). Tels sont les éléments totalement interdépendants d’une dynamique régressive qui touche, de manière systémique, conscience, culture et société. Il faudra développer en détail les relations d'interdépendance entre ces trois formes de fétichismes pour mieux comprendre le processus d'effondrement généré par la spirale involutive. 

Prendre conscience de cette interdépendance nous amène à élaborer une stratégie novatrice pour une pensée politique innovante à l'origine d'un nouveau récit d'émancipation intégrale  : rien de sert de se cantonner de manière obsessionnel, comme le firent les théoriciens de la modernité, à l'analyse et à la transformation d'un des éléments de cette trinité fétichiste si on ne développe pas une vision d'ensemble qui vise, simultanément, à la transformation des deux autres. Il faut établir des ponts entre des perspectives qui s'ignoraient, voire qui, souvent, se combattaient et s'excluaient, comme par exemple l'approche développementale et psycho-spirituelle des évolutionnaires versus la critique socio-économique des progressistes. 

Le temps est venu d'une synthèse entre les approches existentielles, culturelles et socio-économiques qui ne peut s'effectuer qu'à un stade d'intégration et de complexité supérieur à l'abstraction analytique d'un paradigme à dépasser dans un monde intégré. C'est un tel projet qui anime ce blog et que l'on comprendra mieux en lisant par exemple : Vers une synthèse évolutionnaire et  Un projet éditorial. Une telle démarche de synthèse nécessite de dépasser son point de vue spécialisé, ses prétentions à l'exhaustivité et son sectarisme idéologique pour regarder chaque élément d'un ensemble dans une perspective plus large qui le met en relation avec les autres éléments, tous interdépendants, d'un même système en évolution.

Fétichismes


Dans la perspective que nous venons de développer, la spirale involutive apparaît dès lors comme une spirale fétichiste dont l'emprise soumet les individus à des dynamiques régressives et à des formes d'affolement collectif dont les plus spectaculaires sont l'inflation des délires complotistes, l'ensauvagement généralisé ou les épidémies de mal être et de dépression, notamment chez les jeunes générations. La puissance et l'interaction de ces phénomènes régressifs rend les individus incapables de réagir à un effondrement annoncé. 

Du portugais feitico (artificiel et par extension sortilège), lui-même dérivé du latin factitius (factice), fétiche est le nom donné aux objets du culte des populations d'Afrique durant la colonisation du continent. Lié à l'animisme et aux premiers stades du développement humain, le fétichisme renvoie à ce processus archaïque de la psyché humaine au cours duquel la conscience est identifiée de manière fusionnelle à son milieu de vie. Cette fusion primordiale de l'individu et de son milieu est à l'origine d'une confusion qui se manifeste sous la forme d'une pensée magique, incapable d'opérer la distinction  entre l'intériorité et l'extériorité.  Pour cette pensée magique, émettre une intention est suffisant pour qu'elle se réalise concrètement dans l'environnement. 

Le fétichisme repose sur quatre processus fondamentaux : l’identification et la projection propres à la pensée magique dont les conséquences sont l’aliénation et la soumission. Les stades archaïques du développement humain, celui de l’enfant ou du primitif, ont été étudiés à la fois par la psychologie développementale et par l'ethnologie. Ces stades archaïques - pré-individuels et pré-rationnels - sont ceux qui précèdent la construction d'une identité stable. La fusion et la confusion infantile avec le milieu de vie - tant humain que naturel - donnent naissance à des processus d’identification à travers lesquels une conscience encore immature projette ses propres facultés et qualités sur des objets (sensibles ou intelligibles) de son environnement. Une telle projection confère aux objets visés une aura fascinante, une forme d'autonomie et d'autorité transcendantes à laquelle se soumet l’individu comme le collectif tibal.

La puissance de fascination du fétiche est telle que celui qui vit sous son emprise oublie qu’il en est le créateur, pour en faire une instance étrange et étrangère qu'il peut révérer et auquel il confère parfois des intentions auxquelles il se doit d'obéir. Fondamentalement, le fétichisme consiste à absolutiser une forme particulière en lui attribuant une sorte de transcendance illusoire. Le fétichiste isole un élément propre au champ relatif et déterminée de l’expérience humaine pour lui conférer l’aura et l’autorité d’un absolu indéterminé. C’est ainsi qu’il adore des objets (sensibles ou intelligibles) dont il en vient à ignorer qu'il en est lui-même le producteur. 

Aliénation 

Ce phénomène d'identification projective est à l'origine d'une aliénation dans la mesure où le sujet se prive des éléments de sa subjectivité qu'il a projetés sur un objet extérieur. Cette projection idéale mutile l'être humain qui n'est plus à même de reconnaître, de faire l’expérience et de développer certaines de ses qualités propres. Ce processus d’aliénation a été bien été analysé au XIX ème siècle par le philosophe Ludwig Feuerbach à travers une critique de la religion ainsi résumée par Michel Onfray : 

« Nous nous agenouillons devant l’hypostase de nos propres impuissances… Tout ce que nous ne sommes pas, Dieu le sera. On crée Dieu non pas à notre image mais à notre image inversée. La séparation entre moi et moi se nomme l’aliénation chez Feuerbach et le spectacle chez Debord. Ce que je suis, je le mets à distance en le regardant comme un objet. On vide sa propre substance pour nourrir une fiction. La réalité de nous-même est hypostasiée dans une fiction et nous faisons de cette fiction quelque chose de plus vrai que notre propre réalité ». Une analyse feuerbachienne

C’est ainsi que, selon Feuerbach, " L’homme est appauvri de ce dont Dieu est enrichi." Dépouillé de sa vraie nature et de son intégrité, l’homme devient étranger à lui-même, c’est-à-dire au sens propre aliéné. Si pour Feuerbach, la critique de la religion a pour objet de restituer à l'homme son être perdu en Dieu, la tâche d’une critique intégrale est de restituer à l’homme une dynamique évolutive aliénée par les fétiches apparus suite à la "mort de Dieu" : l'Egomanie, la Technolâtrie et la Marchandise. Depuis Chesterton on sait que les gens qui arrêtent de croire en Dieu ne croient pas à rien mais à n'importe quoi, c'est à dire aux divers fétiches idéologiques construits pas la culture dominante comme autant de figures capables d'apaiser le vide existentiel en justifiant l'aliénation... et la soumission.

Soumission

Dans le domaine érotique, l’attitude fétichiste perçoit comme objet sexuel une partie du corps ou un objet qui n’ont pas en eux-mêmes de pouvoir sexuel. Là où le psychopathe prend ses désirs pour la réalité, le fétichiste leur confère une forme de transcendance sous la forme d'un fétiche qui le domine et dont il tire jouissance en s'y soumettant. Quand, pour une raison ou une autre, leur propre désir est contraint, certains cherchent à se soumettre passivement, docilement, totalement au désir d'un autre qui peut prendre la forme d'un fétiche. Ce plaisir dans la soumission, si tangible dans la servitude volontaire, est sans doute une des clés de l'attitude fétichiste que l'on retrouve dans de nombreux autres domaines. 

Le désir sexuel n'est qu'une expression psycho-biologique d'un Désir, à la fois existentiel et spirituel, bien plus profond qui s'apparente à la force de la vie/esprit et à la dynamique évolutive figurées par Éros. Ce n'est qu'en levant les contraintes aliénantes - personnelles, culturelles et sociales - parfois très lourdes, qui pèsent sur ce Désir existentiel et spirituel que l'on peut progressivement se libérer de cette tendance régressive en assumant et en affirmant cette force créatrice de la vie/esprit qui nous anime en profondeur. 

Le courant freudo-marxiste des années 60, représenté notamment par Fromm, Marcuse ou Reich, a exploré les origines libidinales de la soumission et de la servitude volontaire tout en occultant, voire en négativant la force libératrice d'un élan spirituel, identifié par eux à la religion et donc considéré dans le cadre de leur idéologie scientiste, vitaliste et pansexuelle, comme une "illusion" mortifère. Ce faisant, ils étaient eux-même complètement soumis aux fétiches de la modernité, à savoir  la Science réductionniste et, bien malgré eux, à celui d'un Capital dont le but était, au début d'une ère de consommation de masse, de lever tous les interdits, tous les freins libidinaux et culturels à une pulsion canalisée vers la consommation. 

Et, ce qui est plus grave, en occultant cette dimension spirituelle qui fut au cœur de toutes les civilisations, le freudo-marxisme reconduisait, en l'approfondissant sous la forme d'une pseudo-libération, l'aliénation de l'idéologie dominante. Les analyses de Michel Clouscard et de Jean-Claude Michéa sur la convergence entre les approches libertaires et libérales ont montré avec brio la solidarité organique entre libéralisme économique et libération pulsionnelle, devenue aujourd'hui un cliché des analyses politiques. Il faut donc reprendre les intuitions freudo-marxistes concernant la soumission et la servitude volontaire en leur ajoutant ce qui leur font défaut, à savoir l'essentiel : la reconnaissance d'un élan spirituel profondément libérateur. Dans ce contexte les enseignements traditionnels sur l'égo et l'emprise de la saisie conceptuelle dont il est l'expression sont fondamentaux. Ils constituent sans doute le levier d'Archimède d'un authentique saut évolutif.

Archaïsmes

Le freudo-marxisme est un exemple du fait que l'on peut retrouver cette tendance fétichiste dans de nombreux autres domaines, notamment celui de la pensée où un concept, une idéologie ou une épistémè particulière, en étant hypostasiés, sont considérés la substance même du réel. Dans le champ social, Marx définit  le fétichisme de la marchandise comme le processus à travers lequel la naturalisation des échanges marchands, fondés sur l'accumulation abstraite de la valeur, en vient à déterminer et à remplacer par le marché la substance vivante, à la fois concrète et symbolique, des relations sociales en convertissant notamment l'activité humaine en travail abstrait.

Dans le champ spirituel, le fétichisme se manifeste à travers une idolâtrie qui consiste à rabattre l’invisible sur le visible et le mystère sur le manifeste alors même que l’icône, son contraire, utilise la représentation formelle comme le médium d’une présence transcendante qui l’a inspiré. Tout fanatisme religieux est le produit de cette tendance fétichiste comme l'est le phénomène des fans largement exploité par "l'industrie culturelle" pour en tirer de confortables bénéfices. Hypostasier, absolutiser, idolâtrer : voilà quelques verbes qui s'apparentent au fétichisme et permettent de mieux saisir ce processus d’identification et de projection, d’aliénation et de soumission qui en est à l'origine.  

On pourrait ainsi multiplier à l'envie les exemples de cette tendance archaïque au fétichisme qui détermine la spirale involutive par  l'emprise puissante qu'elle exerce sur les individus comme sur les groupes humains. La réflexion sur ces archaïsmes est fondamentale pour comprendre la soumission quasi-hypnotique dont ils sont les vecteurs et la façon dont ils se manifestent aujourd'hui de manière régressive dans le champ de la conscience, de la culture et de la société. Une critique intégrale permet ainsi d'élaborer des stratégies pour se libérer de ces archaïsmes afin de participer de plus en plus intimement et intuitivement à la dynamique évolutive.

Verticalisation

Elena Ray

Tel est le rôle d’une vision intégrale : offrir l’opportunité d’une réflexion à la fois globale et dynamique dans un monde intégré en mutation perpétuelle. Il s'agit de penser d'une part la synergie des courants évolutifs et  d'autre part la synergie des courants régressifs tout en rendant compte de la polarisation existant entre les uns et les autres. Vaste programme ! Mais pour cela il faut être capable de se hisser à un niveau de synthèse et de créativité supérieur au conformisme abstrait régnant dans les sphères académiques et officielles. Ce qui signifie devoir affronter l’inertie et la résistance des pouvoirs et des savoirs en place. 

L’ignorance savante des idéologues officiels nous condamne à utiliser des représentations et des recettes obsolètes appartenant à un passé dépassé. Ce qui mène l’humanité, de manière chaotique, à un effondrement programmé si un nouveau récit d’émancipation n'exprime pas le principe d’une insurrection sociale, culturelle et spirituelle contre toutes les formes de fétichisme. On se libère du fétichisme de l’égo par l’éveil spirituel, du fétichisme de l’abstraction par la raison sensible, du fétichisme de la marchandise par l’expérience du commun. 

Pour s’opposer à cette spirale fétichiste et à sa dynamique régressive, il faut redonner à la vie, à la sensibilité et à la spiritualité une puissance créatrice et instituante, occultée et déniée par l'hégémonie de l'abstraction moderne. En ces temps d’effondrement, il devient urgent de développer une vision à la fois intégrale et radicale dont la verticalité et la profondeur canalisent le surgissement de cette énergie créatrice, à la fois insurrectionnelle et instituante.

Ceux qui n'auront pas retrouvés en eux la verticalité originelle de cet axe intérieur seront investis d'une énergie explosive propre à la spirale infernale. Car le vortex involutif est celui d'une compression de l'énergie qui conduit à la matérialisation de celle-ci avec pour conséquence l'obscurcissement de la conscience et pour corollaire l'emprise chaotique des pulsions. C'est ainsi qu'ils deviendront la proie facile de cet affolement généralisé dont nous pouvons constater régulièrement ces temps-ci les manifestations spectaculaires.

Ressources 

Dans Le Journal Intégral : Introductions à la vision intégrale - Vers une synthèse évolutionnaire - Un projet éditorial -

Dans les billets sur Le Fétichisme de l’abstraction et sur  Le Fétichisme de la marchandise vous trouverez de nombreux liens avec d'autres textes du Journal Intégral pour approfondir votre réflexion sur ces notions.

Critique de la Valeur  Une déconstruction fondamentale des grandes catégories du capitalisme.

 Effondrements : spirale évolutive versus spirale infernale

Sur les "sorcières" écoféministes : Femme, Magie et Politique - Le retour des sorcières - Magie et Imaginaire

Sur les "méditants-militants" : Une révolution spirituelle - Méditer et Militer - Méditer et Militer (2)  - Spectacle et TotalitéSagesse du confinementLes Créatifs Culturels -

Sur la critique du travail : Devoir de Vacance  - Tous les billets du libellé L'esprit de vacance

 Michel Onfray à propos de Guy Debord :  Une analyse feuerbachienne - Vidéo You Tube 2' / Réification et fétichisation - Vidéo You Tube 2'42"

4 commentaires:

  1. A la fois magnifique synthèse mais pas que … la voie que tu ouvres, via une critique intégrale, et qui met en évidence ce fétichisme multi-dimensionnel et ses conséquences mériterait d’être diffusée et explorée collectivement …. On en n’est pas encore là … en attendant, surmontons notre désespoir

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  2. Merci Philippe. J'apprécie d'autant plus ton appréciation que le développement d'une réflexion à la fois novatrice et rigoureuse rencontre forcément un écho limité dans un environnement numérique voué au clash et au trash. "Vox clamantis in deserto" disaient les anciens. Et si on en est là c'est que nos pseudo-élites pensent encore dans des catégories totalement dépassées en se privant des outils conceptuels et des intuitions visionnaires synchrones à l'effondrement en cours et donc, par là même capables de penser la spirale fétichiste qui en est à l'origine et le saut évolutif qui permet de s'en libérer.

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  3. (suite...) Seule une intuition à la fois visionnaire et spirituelle peut inspirer une perspective globale et une réflexion créatrice capables de surmonter un désespoir qui est trop souvent l'expression de la paresse et de la lâcheté.

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  4. Article excellent comme toujours, qui vient faire écho en mon esprit au livre de Patrice Van Eersel, Noosphère, sur les travaux de Teilhard de Chardin et de Vernadski, dont je viens d'achever la lecture... qui a l'intérêt de rendre très accessible des pensées complexes... :) Et comme toujours, je me permets de partager mon dernier poème :) Au plaisir de continuer à te lire...

    Souffle de Feu

    En un sourire de feu,
    Réanimer les mythes des anciens Dieux.
    En colère, un peu fous,
    Ils animent les guerres et les jeux.
    Une bonne blague que l’Histoire,
    Sanglante et tragique de notre espèce qui,
    Non contente de mourir,
    Se plait à tuer et à souffrir…

    En un rire furieux,
    Faire trembler les empires.
    Mettre à nu les Rois et les vampires,
    Que ne reste que l’emprise
    D’une toile de Matière
    En laquelle s’incarne l’Esprit.
    Le Réel n’impose pas le conflit,
    Fruit pourri de nos lacunes et de nos ennuis.

    En un souffle joyeux,
    Expirer l’invisible, le forger,
    Lancer aux quatre vents des étincelles de victoire.
    L’élan éternel de l’immobile immanent,
    Le vent subtil de l’indicible aimant.
    En quelques mots,
    Evoquer le divin, le réveiller, le révéler.
    Formuler l’écho,
    Qui sauve du vain, et propose l’unité.

    ML (2022)

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