J'ai appris que ce qu'on croit avoir acquis n'est qu'une partie infime de ce qu'il reste à découvrir. Georges Moustaki
Avec la mort de Georges Moustaki, c’est une voix amie qui disparaît, emportant avec elle certains souvenirs d’un temps où la force des rêves prenait la forme d’une quête intérieure. Tissé d’hédonisme et d’exotisme, de sensualité et de sensations, de colère et de fraternité, d’Orient mythique et de Brésil nonchalant, l’univers poétique de Moustaki a enchanté notre jeunesse en habillant nos états d’âme de ses mélodies sensibles et nos états d’esprit de ses murmures inspirés. Nous ne l’oublierons pas parce qu’à travers cette alchimie singulière
que l’on nomme la grâce, ses chansons sont devenues une partie de
nous-mêmes.
La magie de Moustaki l’enchanteur réside sans doute dans ce lâcher prise "oriental" que certains prennent pour de la langueur alors qu’il est surtout un art de vivre et de vibrer qui sait distinguer l’essentiel de l’accessoire. A la source de toute poésie, cet esprit de vacance se moque avec innocence et insolence de l’esprit de sérieux qui nous enferme dans une vision si limitée de nous-mêmes et de nos existences minuscules que nous perdons aussi bien le gout du bonheur que le sens de la vie.
C’est cet esprit de vacance qui a inspiré Georges Moustaki quand il a mis en musique le poème de Sri Aurobindo intitulé Le But. De l’alliance entre le sage indien et l’artiste grec est née cette chanson intitulée Aphorismes que nous proposons ci-dessous.
Une connexion universelle
J’aimerais tout d’abord raconter par quelle étonnante synchronicité j’ai appris la disparition de Georges Moustaki. Alors que le Club de Budapest fête ses vingt ans, son fondateur Ervin Laszlo sera à l’honneur lors de la prochaine session de l’Université Intégrale du 9 Juin dont le thème est Le nouveau paradigme de la co-évolution. C’est à cette occasion que, le 23 Mai au matin, je rédige un texte sur la connexion universelle qui présentera La Déclaration d’Unité d’Ervin Laszlo dans notre prochain billet.
Voici un extrait du texte que je rédige : « A partir des découvertes en physique quantique, en théorie des systèmes et en sciences de la complexité, Ervin Laszlo a élaboré une vision du monde fondée sur une connexion universelle qui rejoint l’inspiration des traditions millénaires. Alors que les mystiques parlent depuis toujours d’un champ d’information qui relie tout à tout au plus profond de la réalité, les physiciens contemporains évoquent un vide quantique qui serait le logiciel de l’univers contenant toute l’in-formation.
Dans cette perspective, les consciences comme les objets seraient en rapport direct et instantané avec toutes les autres. Liés entre eux à un niveau profond, ils participeraient d’un tout organique et cohérent. La séparation serait une illusion et l’identité une convention dont il faut se libérer pour participer à la dynamique évolutive qui anime cette totalité organique. Pour faire face aux défis du futur, il devient donc urgent de développer une conscience planétaire fondée sur cette connexion universelle alors que les découvertes scientifiques remettent en question nos perceptions habituelles et nos modes de pensée limités. »
Une étonnante synchronicité
Une fois ce texte écrit, je lis sur mon blog un nouveau commentaire de Marko concernant un billet intitulé Rencontre avec un Homme Remarquable où l’on peut écouter le long entretien entre Satprem, disciple de Sri Aurobindo, et Jacques Chancel dans Radioscopie, la célèbre émission de France-Inter. Ce billet fait partie d’une série intitulé Le But où le poème éponyme de Sri Aurobindo est l’occasion de nous sensibiliser à l’œuvre du visionnaire indien qui fût l’un des grands pionniers d’une approche intégrale et évolutionnaire de l’être humain.
Le second billet de cette série est consacré à Georges Moustaki et à sa chanson Aphorismes où il met en musique le poème de Sri Aurobindo. Dans ce billet j’exprime la décision, prise à l’unanimité de moi-même, de faire de cette chanson l’hymne officiel du Journal Intégral et je propose trois vidéos de chansons que j'aime : Le temps de vivre, En Méditerranée et Il était un jardin.
Après la lecture du commentaire, par association d’idées, je pense donc à l'ami Georges en me disant que n’avons plus de nouvelles de lui et que, connaissant son état de santé, ce silence n’indique rien de bon. En poursuivant le fil de mes pensées, je me dis qu’à sa mort je lui consacrerai un texte qui lui rend hommage et je me mets même à imaginer le début de ce billet en me plongeant intérieurement dans l’atmosphère de ces chansons.
Je quitte ensuite mon blog pour surfer sur la toile afin de prendre des nouvelles du monde. En parcourant un article, je tombe sur ce titre : Georges Moustaki, la mort d’un grand artiste ! Imaginez mon trouble… Je viens de faire sans doute l’expérience de cette connexion universelle évoquée par Ervin Laszlo. Quelques minutes avant d’avoir connaissance de son décès, j’imaginais déjà la rédaction d’un billet en hommage à Moustaki : l’information était dans l’air et je m’y étais connecté.
De telles expériences de synchronicité nous familiarisent avec la présence subtile d’un champ d’information transcendant l’espace-temps, auquel sont connectées simultanément toutes les consciences. Mais la culture intellectuelle de la modernité a transformé la plupart des contemporains en analphabètes de l’intuition. Retrouver ce don et le développer, c’est permettre à la contraction du mental de lâcher prise pour permettre une prise de conscience au-delà des apparences, là où vibre un champ d’énergie et d’information irréductible au monde formel.
La magie du monde
Edith Piaf et Georges Moustaki |
Connecté à cette source mystérieuse, Georges Moustaki était un de ces canaux à travers lequel filtre un peu de la magie du monde. L’ouverture d’esprit à des perceptions plus profondes est le propre des visionnaires, des inventeurs et des créateurs dont les antennes particulières captent l’esprit du temps et le traduisent de façon singulière.
De son vrai nom Giuseppe Mustacchi, Georges Moustaki est né le 3 mai 1934 à Alexandrie, de parents juifs grecs immigrés en Égypte. Ce citoyen du monde, cosmopolite et polyglotte, disait : « Je suis juif par le baptême, français par la langue, égyptien par la naissance, grec par les papiers, arabe par l'art de vivre ». Il s'installe à Paris en 1951 et y a fait une rencontre déterminante, celle de Georges Brassens qui l'intronise dans les nuits de Saint-Germain-des-Prés. C'est en son hommage qu'il a adopté le prénom Georges.
Il écrit quelque 300 chansons pour les plus grands interprètes, Piaf, Montand, Barbara, Gréco, Reggiani, avant de les chanter lui-même avec succès. Ses chansons les plus célèbres restent "Milord" (1958), écrite pour Édith Piaf et traduite dans le monde entier, puis "Le métèque" (1969) dont le refrain a fait le tour de la planète.
Plusieurs autres sont devenues des classiques, comme celles interprétées en 1966 par Reggiani, "Sarah", "Ma liberté", "Ma solitude", "Votre fille a vingt ans", mais aussi "La dame brune" (Barbara, 1968), ou encore "Joseph", "La marche de Sacco et Vanzetti".
George Moustaki est donc décédé jeudi 23 Mai à l'âge de 79 ans, des suites d’un emphysème, pulmonaire, une maladie respiratoire incurable. En février dernier, sous oxygénation artificielle, il avait confié dans une ultime interview à Nice Matin s'être installé à Nice pour fuir la pollution et le froid de sa chère île Saint-Louis, à Paris, où il s'était installé il y a plus de 40 ans.
Un art de vivre
Ce serait une profonde erreur que de réduire la vie de Moustaki à sa biographie officielle concoctée par les marchands de musique comme de l’enfermer dans la figure stéréotypé du chanteur. Il se confie ainsi dans un entretien à l’Express : « Grâce à Miller, je me suis rendu compte que l'écriture était une sorte de thérapie joyeuse. Faire sortir de soi toute sa vie intérieure est salutaire. Alors, oui, je chante depuis trente-cinq ans. Je fais partie de la mémoire et pourtant je n'appartiens à aucune mouvance. En fait, je ne me considère pas comme un chanteur. A la fin de mon existence, je dirai juste que j'ai chanté aussi. »
Le véritable art de Moustaki était, avant tout, un art de vivre. C’est pourquoi il revendiquait aussi bien le droit à la paresse pour célébrer la joie de vivre que le droit aux caresses où l’amour s’épanouit. Amant nomade, grand seigneur et bohème nonchalant, il puisait dans la profondeur des émotions et des sensations des éclats d’intensité pour rendre au monde, sous la forme aérienne de ses chansons, le plaisir que celui-ci lui procurait.
Barbe et cheveux longs, non-violence et liberté sexuelle, révolte contre la servitude volontaire, Moustaki le métèque est devenu malgré lui une figure emblématique de cet esprit de Mai 68 décrit par le sociologue Jean-Pierre Le Goff comme « libération d’une parole multiforme et sauvage, contestation tous azimuts de l’autorité et des pouvoirs en place dans un climat de fête et de temps arrêté, où l’imaginaire et l’illusion que tout est possible sont présents ». (Ragemag)
Toujours selon Le Goff, ce mouvement « a fait apparaître la jeunesse comme nouvel acteur social, ainsi que des aspirations nouvelles à l'autonomie et à la participation. Il a produit des effets salutaires contre les rigidités et les pesanteurs de l'époque, dans le rapport entre la société et l'Etat comme dans les rapports sociaux » (Le Monde) Parce qu’on ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance et que, suivant les slogans de l’époque, on perd sa vie à la gagner, Moustaki est devenu le porte voix d’une génération de l’après-guerre qui ne se reconnaît plus dans le miroir sacrificiel tendu par le vieux monde.
L’Esprit de Vacance
Maxime Leforestier évoque Moustaki comme un homme "à part" qui "ne faisait que ce qui lui faisait plaisir". "Je l'ai connu j'avais 16 ans, c'était un type beau, libre." Pour lui, plus qu'à ses chansons, son "gigantesque succès était du à sa propre personnalité. Les gens ne venaient pas tellement entendre un chanteur, ils venaient voir une philosophie, un mode de vie."
Rendre hommage à Georges Moustaki, c’est, au delà du chanteur, évoquer celui qui, à travers son mode de vie et sa sensibilité, incarnait l’Esprit de Vacance. La vacance ce ne sont pas les vacances, vécues comme une période de l’année dédiée au repos et aux loisirs marchands dans une vie soumise au rythme aliénant du travail et de la consommation.
La vacance est un état d’âme et d’esprit, une forme de sagesse née d’un vide intérieur qui permet d’être à l’écoute de la vie et de percevoir sa plénitude créatrice à travers le flux des sensations, des émotions et des inspirations.
Animées par cet esprit de vacance, les chansons de Moustaki ont cet air de liberté que l’on partage dans des instants de fête où s’expriment les liens sensibles d’une communauté d’âme bien au-delà des eaux glacés du calcul égoïste.
Le meilleur et le pire
Comme Léo Ferré, Georges Moustaki fut, malgré lui, un des prophètes populaires de Mai 68 et de son hédonisme libertaire qui ont conduit au pire de l'individualisme prédateur comme au meilleur de l'individuation créatrice. Le pire c’est l’individualisme promu par l’idéologie néo-libérale et son économisme mortifère. Enfermé dans une bulle narcissique, fasciné par l’image grandiose que lui renvoie la société du spectacle, shooté au consumérisme, l’individu désaffilié de la post-modernité perçoit l'autre comme un instrument au service de sa jouissance et de sa toute puissance fantasmée.
Si on veut éviter le pire de l'individualisme, il faut viser le meilleur de l'individuation c'est-à-dire le développement d'une conscience qui participe au courant créateur et évolutif de la vie/esprit. Cette voie de l'individuation fut celle de Moustaki dont les choix politiques exprimaient un rejet profond de l'idéologie dominante. C'est cette voie qu'il exprima en une phrase dans son dernier entretien à Nice-Matin : " J'ai appris que ce qu'on croit avoir acquis n'est qu'une partie infime de ce qu'il reste à découvrir".
Cette profonde sagesse débouche sur la vision d’un être humain en perpétuelle évolution, celle-là même qu’a chanté Moustaki dans la chanson Aphorismes où il met en musique le poème de Sri Aurobindo intitulé Le But. A travers des mots simples sur une musique méditative, cette chanson exprime l’essence d’une vision évolutionnaire en évoquant une spiritualité concrète fondée sur un mouvement créateur où l’amour passionné de la vie s'accorde, rejoint et nourrit la quête inspirée de l’esprit.
Dans ce mouvement créateur, l’être humain évolue du savoir à la connaissance en dépassant la raison; il évolue des velléités au pouvoir en dépassant l’effort, de la jouissance à la béatitude en dépassant le désir, de l’individualisation à la personne réelle en dépassant le moi, de l’humanité à l’Homme en dépassant l’animal.
En plantant cette chanson et tant d’autres comme autant de graines dans nos cœurs et nos mémoires, l’âme de Moustaki restera toujours vivante en nous à travers cet élan vibrant et puissant qui nous pousse chaque jour à grandir au-delà de nous-mêmes.
Aphorismes. Musique de Georges Moustaki. Paroles de Sri Aurobindo
Quand nous avons dépassé les savoirs
Alors nous avons la connaissance
La raison fût une aide
La raison est l'entrave
Quand nous avons dépassé les velléités
Alors nous avons le pouvoir
L'effort fût une aide
L'effort est l'entrave
Quand nous avons dépassé les jouissances
Alors nous avons la béatitude
Le désir fût une aide
Le désir est l'entrave
Quand nous avons dépassé l'individualisation
Alors nous sommes des personnes réelles
Le moi fût une aide
Le moi est l'entrave
Quand nous dépasserons l'humanité
Alors nous serons l'Homme
L'animal fût une aide