mardi 30 juillet 2013

Table des Matières (11) Un Nouveau Stade de l’Esprit Humain


Lorsqu’une œuvre semble en avance sur son époque, c’est simplement que son époque est en retard sur elle. Jean Cocteau 


Chaque billet du Journal Intégral est la pièce d’un puzzle qui dessine, entre intuitions créatrices et réflexions critiques, la vision intégrale d’un homme réunifié dans un Kosmos réenchanté. Les résumés des articles présentés dans cette Table des Matières permettront aux lecteurs de reconstituer ce puzzle en allant se référer à telle ou telle pièce afin de mieux comprendre et intégrer les autres. 


1. Demandez le programme !... 2. Une philosophie du Tout. 3. La Petite Princesse. 4. Evolutions. 5. Evolutions (fin). 6. Post-Matérialisme. 7. Penser la nouvelle civilisation.

Table des Matières 2011 


Un nouveau stade de l’esprit humain  
Table des Matières (11) du 19/05/11 au 22/07/11 



Dans une conférence de 1932, le poète Roger-Gilbert Lecomte, animateur de la revue Le Grand Jeu écrit : « L'édification d'un nouvel ordre social ou économique ne doit pas faire perdre de vue l'importance de l'édification parallèle d'une nouvelle culture, d'un nouveau stade de l'esprit humain ». 

A travers leur quête d’un « nouveau stade de l’esprit humain » fondé sur la synthèse de la raison et de l’intuition, les protagonistes du Grand Jeu annonçaient les mouvements d’avant-gardes du vingtième siècle dont Roger-Gilbert Lecomte avait théorisé le rôle visionnaire : « Au dessus de l'époque même, bien que coexistant avec elle, certains esprits font déjà partie de l'époque suivante, celle qui n'est pas encore mais devient.» 

Il existe aujourd’hui un déphasage profond entre les « élites » au pouvoir et les générations montantes inspirées par de nouvelles formes de pensée et de sensibilité qui correspondent à ce nouveau stade de l’esprit humain annoncé dès les années vingt par les poètes du Grand Jeu. 


Dans ce billet, nous analysons le processus de "décivilisation" qui touche les sociétés occidentales et annonce - telle une mort initiatique - le passage vers un nouveau stade évolutif. Ce processus de décivilisation est la conséquence d'une démesure qui advient quand le désir humain n'est plus canalisé par une référence éthique ou métaphysique. Dans nos sociétés de consommation, le désir est déconnecté de toute intention transcendante qui pourrait le transfigurer, comme la pulsion l'est du désir qui fait accéder l’humain à la fonction symbolique. 

Un certain nombre d’auteurs ont analysé les liens systémiques entre ces trois régimes de domination que sont l’idéologie néo-libérale sur le plan économique, l’oligarchie sur le plan politique et la perversion sur le plan psychique. En déniant l’altérité fondatrice au profit d’un fantasme de toute puissance infantile, l’hubris contemporaine pervertit aussi bien l’économie psychique au cœur de la subjectivité que les méditations culturelles et politiques au cœur de l’organisation socio-économique. 


En écrivant, début Avril, deux billets intitulés Le Printemps du nouveau Monde, j’anticipais le mouvement des Indignés qui toucha à partir de l’Espagne, de nombreux pays. Ce mouvement s'inspire d’une culture participative propre aux réseaux sociaux dont elle est issue. La « société fluide » de l’information et de l’interconnexion est à l’origine de cette culture participative qui fonde un nouveau lien social à partir de l’intersubjectivité et de l’intelligence collective. 

Le mouvement des Indignés refuse le pouvoir abstrait des hiérarchies pyramidales. C'est à « l'intelligence connective » de promouvoir une organisation qui évolue sans cesse pour s'adapter à un contexte en perpétuel transformation. Cette démocratie participative équilibre les nécessaires médiations politiques par l’élaboration collective et créatrice au sein d’un réseau intersubjectif. Paradoxalement, les technologies de l'interconnexion font surgir tout naturellement une relation intersubjective et un ethos communautaire qui furent au cœur des sociétés traditionnelles. 


Traduit en dix sept langues, Grâce et courage, sous-titré Spiritualité et guérison dans la vie et la mort de Treya Killam Wilber, est le livre par lequel Ken Wilber s’est fait connaître du grand public américain et une des meilleures introductions à sa pensée. Il y présente ses recherches dans le contexte d’un récit émouvant, celui de l’histoire d’amour vécue avec sa femme Treya, depuis leur rencontre jusqu’à la mort de celle-ci, cinq ans plus tard, des suites d’un cancer du sein qui fut détecté un mois seulement avant leur mariage. 

L’auteur définit ainsi son projet : « Entretissées à la narration, se trouvent des explications sur les grandes traditions de sagesse (du christianisme, à l’hindouisme au bouddhisme), sur la nature de la méditation, sur la relation entre psychothérapie et spiritualité, et sur la nature de la santé et de la guérison. En effet, l’objet principal de ce livre est de fournir une introduction accessible à ces questions précisément. » 

Dans une excellente recension, La Lettre du Crocodile écrit à propos de Grâce et Courage : « Il n’est pas possible de saisir toutes les dimensions de l’œuvre philosophique immense de Ken Wilber en faisant l’impasse sur ce livre saisissant, sur la manière dont l’un et l’autre, comme individus et comme couple, ont su franchir les frontières pour atteindre les rives de l’esprit infini. » 


Dans cet extrait de Grâce et courage, Ken Wilber lit à sa femme Treya, souffrant d’un cancer du sein, l'exercice du Témoin qui peut se révéler très utile pour tous ceux qui, noyés dans le flux dissolvant du quotidien, cherchent à retrouver l'essentiel en répondant à la question : "Qui suis-je ?

 « "Lis-moi l’exercice du Témoin dans No Boudary, s’il te plaît", me demanda Treya sur les coups de 18h. Il s’agissait d’un livre que j’avais écrit plusieurs années auparavant ; l’exercice du Témoin était un condensé de différentes méthodes que les grands mystiques du monde entier ont utilisé pour dépasser le corps et l’esprit et trouver en leur place le Témoin. J’avais adapté cette version-là de Roberto Assagioli, fondateur de la psychosynthèse, mais c’est une technique classique d’auto-investigation : l’investigation promordiale autour de la question : « Qui-suis-je ? » - rendu célèbre, peut-être, par Sri Ramana Maharshi. » 

"J’ai un corps, mais je ne suis pas mon corps. Je peux voir et sentir mon corps, et ce qui peut être vu et senti n’est pas Cela-qui-voit. Mon corps peut être fatigué ou excité, malade ou sain, lourd ou léger, anxieux ou bien calme, mais cela n’a rien à voir avec mon être intérieur, avec le Témoin. J’ai un corps, mais je ne suis pas mon corps….


Quelques citations de Jean Cocteau, poète visionnaire, et une vidéo sur celui-ci. 

L'avenir n'appartient à personne. Il n'y a pas de précurseurs, il n'existe que des retardataires. J.C 

Les critiques jugent les œuvres et ne savent pas qu’ils sont jugés par elles. J.C 



Sous formes d’aphorismes ou de fragments, ces incitations sont des citations inspirées à l’auteur par l’esprit du temps pour l’inciter, avec ses lecteurs, à la méditation, à la réflexion... et à l’action. 

Le visible s’organise autour de l’invisible comme le corps autour du souffle qui l’anime... 

Qui parle de supplément d’âme ? Comme si l’âme était un supplément dans le menu de nos vies !... Alors que notre corps est le complément d’objet direct de ce Verbe qui nous fonde et nous constitue. 

Deux types d'écrivains. Celui qui cherche à avoir le dernier mot et celui qui participe poétiquement à la vibration première. Le premier est cet homme de lettre qui obtient les prix littéraires. Le second est cet homme de l'être au service de l'Esprit. 


A l'Aube des Temps de l'Aube 
Quand la Source écoutait la Source 
Quand l'Œil regardait l'Œil 
Quand la Science Intérieure s'incarnait dans le silence
Quand l'Air était encore habité par la promesse du Souffle
Quand l'Unité donnait son nom à tout, Autre part n'existait pas encore… 


Nous avons consacré deux billets à la traduction française du livre de Frank Visser : Ken Wilber, la pensée comme passion, édité en Novembre 2009 par les éditions Almora (ici et ). Dans l’avant-propos écrit pour cet ouvrage, Ken Wilber rend compte de manière vivante, parfois avec humour et poésie, de l’esprit qui guide sa quête et anime son travail. 

« Le terme intégral signifie complet, inclusif, n'écartant pas, embrassant. Les approches intégrales dans n'importe quel domaine s'efforcent d'être exactement cela : elles incluent autant de perspectives, de modèles, et de méthodologies que possible dans une vue cohérente du sujet. D'une certaine façon, les approches intégrales sont des "méta-paradigmes" ou des manières de réunir un nombre de paradigmes séparés déjà existants en un réseau d'approches mutuellement enrichissantes..» 



De plus en plus de pédagogues sont conscients du fait que le profond malaise de l’institution scolaire n’est qu’un des éléments d’une crise de civilisation qui est cause et conséquence d'un changement de paradigme. Les formes instituées de la pédagogie ne correspondent plus à l’évolution de la société, de la connaissance et des élèves. 

C’est pourquoi, prenant acte de l’obsolescence et de la désuétude de cette pédagogie institutionnelle comme des souffrances et du malaise qu’elle génère, un courant instituant invente des formes pédagogiques inspirées par la dynamique d’une régénération culturelle. De même que, pour définir leurs avancées épistémologiques, Gaston Bachelard parlait du « nouvel esprit scientifique » et Gilbert Durand du « nouvel esprit anthropologique», il faudrait parler d’un « nouvel esprit pédagogique » qui irrigue toutes ces initiatives novatrices. 

Inspiré de ce nouvel esprit pédagogique, René Barbier pose les prémisses d’une éducation transversale : « L’éducation transversale est une approche de la complexité d’un rapport aux savoirs, aux savoir-faire et aux savoir-être, qui n’excluerait plus les dimensions spirituelles, méditatives de l’être humain, tout en acceptant le regard des disciplines scientifiques comme des réflexions philosophiques et artistiques. » 


Parmi les initiatives inspirées par le « Nouvel esprit pédagogique » figurent les activités du CiretCentre International de Recherches et Etudes Transdisciplinaires – qui regroupe des chercheurs autour du thème de la transdisciplinarité. Dans un article de la revue du Ciret, Jean Biès esquissait avec culture, sensibilité et profondeur, les bases d’une éducation transdisciplinaire fondée une anthropologie ternaire prenant en compte l’être humain dans sa totalité corps/âme/esprit. 

« L'éducation transdisciplinaire est, au sein de l'Ecole et de l'Université, la réhabilitation adaptée d'une anthropologie tripartite, d'une écologie spirituelle, d'une psychologie-psychosophie, d'une métaphysique universelle, et de leurs applications pratiques respectives. L'anthropologie ternaire envisage l'être humain dans sa totalité de "corps" - physique et mental -, d' "âme" et d'"esprit". C'est elle que l'éducation qui nous intéresse reprend à son compte, en ne se contentant pas de réduire l'hypertrophie cérébrale, mais en rendant aux plans corporels, psychique et pneumatique leur dignité perdue. Elle est de nature holistique… 

L'éducation transdisciplinaire abat les cloisons entre les frontières du savoir, et, selon l'heureuse formule de Basarab Nicolescu, en pratique la "transgression jubilatoire". Elle tend à l'acquisition d'une transculture rapprochant les domaines littéraires et scientifiques sous l'égide de ces intelligences complètes que furent Pascal, alliant esprits de finesse et de géométrie, Goethe menant de front poèmes et expériences chimiques, ou Bachelard explorant l'imaginaire sans se départir de la rationalité, pour créer le "nouvel esprit scientifique". » 


S’interrogeant sur ce que devrait être une éducation correspondant aux mutations du monde moderne, la Commission internationale sur l éducation pour le vingt et unième siècle rattachée à l'UNESCO et présidée par Jacques Delors, a défini les quatre piliers de l’éducation : apprendre à connaître, apprendre à faire, apprendre à vivre ensemble et apprendre à être

Dans un article intitulé Vers une éducation transdisciplinaire, Basarab Nicolescu relie ces quatre types d’éducation sous le signe de la transdisciplinarité : « Une éducation viable ne peut être qu'une éducation intégrale de l'homme, selon la formulation si juste du poète René Daumal. Une éducation qui s'adresse à la totalité ouverte de l'être humain et non pas à une seule de ses composantes. 

L'éducation actuelle privilégie l'intelligence de l'homme, par rapport à sa sensibilité et à son corps, ce qui a été certainement nécessaire à une époque donnée, pour permettre l'explosion du savoir. Mais cette préférence, si elle continue, va nous entraîner dans la logique folle de l'efficacité pour l'efficacité qui ne peut aboutir qu'à notre autodestruction. » 



Le nouvel esprit épistémologique s’émancipe du réductionnisme dominant pour inventer de nouvelles formes de connaissance fondées sur l’intégration entre raison distinctive et intuition sensible. La Pensée Complexe d’Edgar Morin, la Transdisciplinarité de Basarab Nicolescu, la Raison Sensible de Michel Maffesoli, l’Approche transversale de René Barbier ou la Vision intégrale de Ken Wilber sont autant variations inspirées par une épistémologie intégrative qui allie, à partir d’une « raison ouverte », les ressources cognitives de l’implication subjective et celles de l’explication rationnelle. 

La Charte de la transdisciplinarité énonce certains des principes animant ce « nouveau stade de l’esprit humain » qui s'exprime et se décline à travers les sphères culturelles, épistémologiques et pédagogiques. Rédigée par Lima de Freitas, Edgar Morin et Basarab Nicolescu, la charte de la transdisciplinarité a été adoptée au Premier Congrès Mondial de la Transdisciplinarité au Portugal, du 2 au 6 novembre 1994. 

 Article 1 : Toute tentative de réduire l'être humain à une définition et de le dissoudre dans des structures formelles, quelles qu'elles soient, est incompatible avec la vision transdisciplinaire.

Article 2 : La reconnaissance de l'existence de différents niveaux de réalité, régis par des logiques différentes, est inhérente à l'attitude transdisciplinaire. Toute tentative de réduire la réalité à un seul niveau régi par une seule logique ne se situe pas dans le champ de la transdisciplinarité.

mardi 23 juillet 2013

Aphorismes. Sri Aurobindo chanté par Moustaki


Aphorismes. Paroles de Sri Aurobindo. 
Musique et chant de Georges Moustaki

 

Quand nous avons dépassé les savoirs
Alors nous avons la connaissance
La raison fût une aide
La raison est l'entrave

Quand nous avons dépassé les velléités
Alors nous avons le pouvoir
L'effort fût une aide
L'effort est l'entrave

Quand nous avons dépassé les jouissances
Alors nous avons la béatitude
Le désir fût une aide
Le désir est l'entrave

Quand nous avons dépassé l'individualisation
Alors nous sommes des personnes réelles
Le moi fût une aide
Le moi est l'entrave

Quand nous dépasserons l'humanité
Alors nous serons l'Homme
L'animal fût une aide
L'animal est l'entrave


A lire sur le Journal Intégral

Moustaki l’enchanteur

vendredi 12 juillet 2013

Les Trois Yeux... (3) La Confusion Pré/Trans


Le problème n'est pas de faire entrer dans votre esprit des pensées nouvelles et innovantes, il est d'en faire sortir les vieilles. Dee Hock

Racines, Tronc et Branches :  Pré-personnel, Personnel et Transpersonnel

Ce billet constitue la suite des deux précédents qu’il vaut mieux avoir lu pour aborder celui-ci.

Dans Les trois yeux de la connaissance, Ken Wilber analyse les implications philosophiques et épistémologiques de l’anthropologie évolutionnaire issue de sa découverte du "Spectre de la Conscience". Contre l’emprise du scientisme dominant et son réductionnisme mortifère, il pose les bases d’une écologie de l’esprit en affirmant un pluralisme épistémologique et une diversité cognitive à travers la métaphore des Trois Yeux de la Connaissance. 

Wilber diagnostique deux principaux obstacles à l’émergence d’un nouveau paradigme. Le premier a été évoqué dans les deux billets précédents. C’est "l’erreur catégorielle" fondée sur la confusion entre les trois grands domaines de connaissance – sensoriel, mental et spirituel – symbolisés par l’œil de chair, l’œil de raison et l’œil de contemplation. 

Le second obstacle est explicité dans un article devenu célèbre - "The Pre/Trans Fallacy" - traduit dans cet ouvrage par La Confusion Pré/Trans. Wilber a défini le « Spectre de la Conscience » comme un processus dynamique de développement qui commence dans les états archaïques pré-personnels, continue avec l’émergence d’une individualité singulière pour aboutir à des états transpersonnels 

A partir de ce modèle, Ken Wilber pointe l’erreur de nombreux auteurs qui confondent les domaines du pré-personnel et ceux du transpersonnel au prétexte qu’ils n’appartiennent ni les uns ni les autres au domaine de prédilection de la connaissance occidentale qui est celui de l’individu rationnel. La confusion Pré-Trans est une erreur de raisonnement et de perception qui a perverti nombre de réflexions théoriques, notamment dans le domaine des sciences humaines.

Mais cette erreur a aussi beaucoup de conséquences pratiques dans la vie sociale, culturelle et politique où le surgissement de la nouveauté, perçu comme une transgression par la pensée dominante, est jugé par celle-ci comme une régression vis-à-vis des normes établies. La compréhension de la confusion Pré/Trans est un apport essentiel à la connaissance du développement humain et de l’évolution culturelle mais aussi à l’émergence d’un modèle intégral permettant d’éviter cette erreur. 

Qu’est-ce que la Confusion Pré/Trans ? 


Pour mieux comprendre la nature de la Confusion Pré/Trans, donnons la parole à Wilber dans la présentation de son célèbre essai : « Il y a un obstacle à l'émergence d'une vision du monde complète et celui-ci est sans conteste le plus fascinant de tous. Cet obstacle, cette confusion, a corrompu, sous ses formes diverses, les travaux des psychologues de Freud à Jung, des philosophes de Bergson à Nietzsche, des sociologues de Lévy-Bruhl à Auguste Comte. 

On le retrouve aussi bien derrière la vision du monde mythologique et romantique que derrière la vision rationnelle et scientifique; aussi bien dans les tentatives actuelles visant à prôner le mysticisme que dans celles visant à le dénoncer. Je suis convaincu que tant que cet obstacle n'aura pas été levé, tant que cette confusion n'aura pas été dissipée, nous serons dans l'incapacité d'élaborer une vision du monde qui soit vraiment complète. 

J'ai baptisé cet obstacle la « confusion pré/trans »… Il est relativement simple de formuler l'essence de la confusion pré/trans. Nous commençons tout simplement par supposer que les êtres humains ont en réalité accès à trois domaines généraux d'être et de connaissance — le sensoriel, le mental et le spirituel. La terminologie variera selon les préférences : subconscient, conscient et surconscient, ou prérationnel, rationnel et transrationnel, ou prépersonnel, personnel et transpersonnel. 

La difficulté est liée à un fait assez simple : le prérationnel et le transrationnel sont non-rationnels, chacun à leur manière, en conséquence ils paraissent relativement semblables, voire identiques, au regard du profane. Cette confusion — entre « pré » et « trans » a deux conséquences possibles : les domaines transrationnels sont réduits au niveau pré-personnel, ou les domaines prérationnels sont élevés à une gloire transrationnelle. Dans un cas comme dans l'autre, la vision du monde est tronquée, une moitié du monde réel (le « pré » ou le « trans ») étant victime d'une profonde erreur de traitement et de compréhension. » 

Une phénoménologie dynamique 

Wilber évoque le contexte culturel et les références intellectuelles qui ont nourri sa réflexion : « Le concept de la confusion pré/trans — « cpt » en abrégé — est issu tout à la fois de la philosophie du développement, dont l'un des plus éminents représentants en Occident est sans conteste Hegel, et en Orient, Aurobindo; et de la psychologie du développement, Baldwin et Piaget, en Occident, le yoga kundalini en Orient. 

Cette vision évolutive générale s'appuie sur le postulat que, dans le monde de maya, tous les objets existent dans le temps; le monde du temps étant celui du flux, tous les objets se situant dans ce monde sont en changement permanent; le changement implique une certaine différence d'un état à un autre, c'est-à-dire, un certain développement; tous les objets de ce monde ne peuvent donc être considérés que comme des objets ayant connu un certain développement. Ce dernier peut être progressif, régressif ou stationnaire, mais il n'est jamais totalement absent. 

Bref, tous les phénomènes se développent, donc une phénoménologie authentique est toujours évolutive, dynamique — ce fut, par exemple, l'essence de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel. Selon cette conception, tout phénomène donné existe dans, et en tant que flux de développement, et un des meilleurs moyens d'appréhender la nature du phénomène consiste à retrouver la trame de son développement — retracer son historique, établir son évolution, découvrir son contexte non seulement dans l'espace mais encore dans le temps. 

Un monde en développement 

Modèle AQAL de Wilber. Doc Second Tiers

Si on s'emploie à considérer le monde dans son ensemble en termes d'évolution, il nous apparaîtra lui-même comme évoluant dans une direction définie, c'est-à-dire, vers des niveaux toujours plus élevés d'organisation structurale, vers un holisme, une intégration, une attention, une conscience toujours plus grands.

Il suffit d'envisager l'évolution qu'a connu le monde à ce jour — de la matière aux êtres humains en passant par les végétaux, les animaux inférieurs et les mammifères — pour s'apercevoir qu'elle se caractérise par une croissance prononcée vers une complexité et une attention sans cesse croissantes. 

Maints philosophes et psychologues ont conclu, au vu de cette tendance évolutive, non seulement que le meilleur moyen de connaître un phénomène consiste à étudier son évolution, mais encore que celle-ci vise au noumène. Songeons à la conception évolutive vers le point oméga de Teilhard de Chardin, à la pulsion évolutive vers le supra-mental d'Aurobindo, mais aussi aux concepts de philosophes occidentaux tels que Aristote et Hegel… 

Auto-actualisation de l’Esprit

Hegel
Ainsi, l'histoire (l'évolution) était-elle pour Hegel, comme pour la philosophie éternelle en général, le processus d'auto-actualisation de l'Esprit. Il est significatif que Hegel ait affirmé que ce processus évolutif se déroulait en trois phases principales. Il commence avec la nature, le domaine le plus bas — celui de la matière, des sensations et des perceptions corporelles élémentaires. C'est le domaine que nous qualifierons de prépersonnel ou de subconscient. 

Hegel parle souvent de la nature subconsciente (c'est-à-dire du domaine prépersonnel) comme d'une « chute » (Abfall) — mais il ne faut pas en déduire que la nature soit opposée à l'Esprit ni qu'elle en soit séparée. La nature est plutôt « l'Esprit assoupi », ou « Dieu dans son autre-té (otherness) ». Soyons plus spécifique : la nature est « l'Esprit auto-aliéné » ou la forme la plus basse de l'Esprit dans son retour vers l'Esprit. 

Dans la deuxième phase du retour de l'Esprit vers l'Esprit, ou du processus de renversement de l'auto-aliénation, le développement évolue de la nature (prépersonnel) à ce que Hegel a nommé la phase consciente. C'est la phase de conscience de soi ou de conscience mentale typique – le domaine que nous qualifierons de personnel, de mental, de conscient. Enfin, toujours selon Hegel, l'évolution culmine dans l'Absolu, ou dans la découverte de l'Esprit en tant qu'Esprit par l'Esprit, un stade/niveau que nous baptiserons transpersonnel ou surconscient. 

Trois phases évolutives 

Résumons la séquence globale du développement : de la nature à la divinité via l'humanité, du subconscient au surconscient via le conscient, du prépersonnel au transpersonnel via le personnel. Nous retrouvons exactement les trois mêmes phases majeures chez Berdiaev et Aurobindo — quant à Baldwin, il n'en est guère éloigné avec sa notion de prélogique, logique et hyperlogique. Quoi qu'il en soit, cette conception se fonde sur une tradition extrêmement large. 

Revenons maintenant au processus global d'évolution, ou de croissance et de développement en général, car c'est ici qu'intervient la cpt. Puisque le développement évolue du prépersonnel ou transpersonnel en passant par le personnel, et puisque le prépersonnel et le transpersonnel sont, chacun à leur façon, non-personnels, alors le profane aura tendance à croire que le prépersonnel et le transpersonnel sont semblables voire identiques. 

En d'autres termes, il fera une confusion entre les dimensions prépersonnelle et transpersonnelle — et nous voici au coeur de la cpt. Cette confusion revêt deux formes majeures : la réduction du transpersonnel au prépersonnel et l'élévation du prépersonnel au transpersonnel."

Wilber, Freud et Jung 

Freud, Wilber, Jung. Doc Carnet Philosophique

Habituée à penser en termes d’objectivité statique et d’oppositions abstraites, la rationalité moderne a du mal à se représenter le flux dynamique et la continuité évolutive propre au développement humain. Ceci explique pourquoi la confusion Pré/Trans a généré de nombreuses erreurs dans le domaine des sciences humaines, que ce soit en psychologie, en sociologie ou en anthropologie mais aussi dans les domaines de la spiritualité, de la politique ou de la médecine, par exemple. 

Wilber illustre les deux variantes de la confusion Pré/Trans en se référant aux œuvres de Freud et de Jung, le premier ayant réduit les inspirations transpersonnelles à des émotions archaïques alors que le second élève des états fusionnels infantiles à un statut transcendant. 

« Freud avait une notion correcte du ça prépersonnel et du moi personnel, mais il réduisit toutes les expériences spirituelles et transpersonnelles au niveau prépersonnel. Les intuitions transtemporelles sont expliquées comme étant des pulsions prétemporelles du ça; le samâdhi transsujet/objet est considéré comme une régression vers un narcissisme présujet/objet; l'union transpersonnelle est interprétée comme une fusion prépersonnelle… [Cette vue ]n'est pas bien entendu propre à Freud. Elle caractérise l'orthodoxie occidentale classique — de Piaget à Sullivan en passant par Adler et Arieti. 

J'ai le sentiment que Jung se situe à l'extrême opposé. Il avait une notion correcte et très claire de la dimension transpersonnelle ou spirituelle, mais il la fondait et la confondait souvent avec les structures prépersonnelles. Pour Jung, il n'est que deux domaines majeurs : le personnel et le collectif — et il a donc tendance, comme Assagioli lui-même l'a fait remarquer, à obscurcir les différences importantes et profondes existant entre l'inconscient collectif inférieur et l'inconscient collectif supérieur; soit entre le collectif prépersonnel et le collectif transpersonnel. Ainsi, Jung se retrouve-t-il parfois amené non seulement à glorifier des formes de pensée mythiques infantiles, mais encore à faire subir un traitement régressif à l'Esprit. » 

Un effet horizon

En analysant les manifestations de la confusion Pré/Trans dans plusieurs domaines des sciences humaines, Wilber pose un nouveau regard sur divers phénomènes sociaux, culturels ou spirituels. L’intérêt de ces analyses réside dans le fait que, loin d’être une erreur théorique qui plane de manière abstraite dans le domaine des idées, la confusion Pré/Trans a de nombreuses répercussions pratiques dans la vie quotidienne. 

Jacques Ferber est l’auteur d’un texte intitulé L’approche intégrale et l’erreur pré/trans à lire sur son site Développement Intégral. Pour lui, l’erreur Pré/Trans « consiste à confondre le dépassement d’un stade avec ce qui se passe avant ce stade, c’est à dire à confondre le pré-X avec le trans-X où X est une caractéristique donnée qui apparaît avec un stade particulier. Trans-X signifie qui apparait après X et qui en même temps inclut X comme un élément… Toute la notion de développement passe par cette idée d’évolution et de passage à une phase suivante qui transcende et inclut la phase précédente… 

Nombre de personnes ne voyant pas le dépassement de X confondent son dépassement et ce qui se passe avant, puisque tous les deux ne sont pas X…. C’est une forme d’effet horizon: le pré-X ne comprend pas X et le rejette parce qu’il le considère comme non pertinent, en fait parce qu’il se situe dans une perspective évolutionniste, au-delà de son mode de pensée » 

Au cœur de l’évolution culturelle 


La confusion Pré/Trans ainsi analysée par Jacques Ferber explique la dialectique d’une évolution culturelle fondée sur la lutte entre les gardiens de la pensée dominante et des avant-gardes qui sont les vecteurs d’un saut créatif vers un nouveau stade évolutif. Si, à un stade évolutif donné, la pensée dominante est incapable de percevoir les courants novateurs qui font avancer la culture comme la société c'est parce qu’elle projette sur eux sa propre grille d’interprétation en les jugeant avec des références que ces pionniers sont justement en train de dépasser. 

Si les institutions sont aveugles à l’émergence du nouveau, dans quelque domaine que ce soit, c’est qu’elles le réduisent toujours à de l’ancien. De fait, elles rejettent les mouvements novateurs qui se situent – dans une perspective développementale – au-delà de leurs modes de pensée. Connaître l’erreur Pré/Trans c’est mieux comprendre pourquoi les avant-gardes novatrices sont toujours envisagées comme des mouvements régressifs, subversifs et même dangereux par les gardiens de la pensée dominante qui n’auront de cesse de les stigmatiser et de les marginaliser à travers des stratégies de diabolisation. 

Au fil de l’actualité, nous aurons l’occasion de revenir sur de nombreux exemples où la confusion Pré/Trans se manifeste à travers les tensions entre les tenants du modèle dominant et les courants créateurs inspirés par une nouvelle vision du monde, et ce dans des domaines aussi variés que la culture, la politique, la spiritualité, les sciences humaines ou la médecine. Ce faisant, nous n'aurons dévoilé qu'une des deux parties du tableau entier. Car si les conservateurs perçoivent la nouveauté en termes de régression, les réactionnaires, eux, idéalisent le passé en faisant de la pensée mythique et des sociétés organiques pré-modernes les modèles de référence.

Qu’ils soient nationalistes ou ethnocentrés, intégristes ou traditionalistes, ces courants réactionnaires sont adeptes d'un retour en arrière, à un stade précédent la modernité. Ce faisant, ils sont pris au piège de la confusion Pré/Trans dans sa seconde version, celle qui élève les stades fusionnels et mythiques pré-modernes à un statut de développement supérieur. Nous aurons l’occasion aussi de revenir au fil de l’actualité sur ce versant de la confusion Pré/Trans qui  conduit les individus en quête de références à des impasses dans la mesure où leur modèle rétrograde n'est plus du tout adapté au stade actuel de l'évolution culturelle.
 

Les Trois Yeux de la Connaissance. Table des Matières 

Préface 

1.Oeil pour œil 

Les trois yeux de l’âme. La naissance de la science. La science nouvelle. Kant et l’au-delà. Le nouveau scientisme. La nature du scientisme. La contradiction du scientisme. Mais la vérification est-elle possible ? Science et religion. 

2. Le problème de la preuve 

Données et connaissance. La signification d’ « expérience » et d’ « empirisme ». Les procédures de vérification. Investigation empirico-analytique. Investigation empirico-analytique. Investigation mentalo-phénoménologique. Quelques exemples en psychologie. L’investigation transcendantale. La preuve de l’existence de Dieu. Mais peut-on parler de science ? Théorie et hypothèse. Mais alors qu’entendons-nous par « science » ? Quelques exemples. Que dire des mesures dans le cadre des sciences nouvelles ? Résumé et conclusion : les sciences « Geist ». 

3. Une carte mandala de la conscience

La nature du développement. Les domaines inférieurs. Les domaines intermédiaires. Les domaines supérieurs. Les domaines ultimes. 

4. Développement, méditation et inconscient 

La forme du développement. Les types de l’inconscient. Méditation et l’inconscient. 

5. Physique, mysticisme et le nouveau paradigme holographique 

Introduction. La philosophie éternelle. Physique et mysticisme. L’ordre implicite. Mental et mécanique quantique. Le cerveau holographique. Conclusions et évaluations. 

6. Réflexions sur le paradigme du nouvel âge — une interview 

7. La confusion pré/trans 

La nature générale de la confusion pré/trans. Exemples de CPT dans les théories psychologiques. CPT dans les théories psychologiques. CPT en sociologie et en anthropologie. Transcendance, refoulement et régression. La matrice primaire. Freud, Eros et Thanatos. Un raffinement. Un mot de mise engarde. 

8. Légitimité, authenticité et autorité dans les nouvelles religions 

Une approche structuralo-développementale. La confusion pré/trans. Légitimité versus authenticité. Les critères. Autorité. Quelques exemples concrets. Un modèle conformatif. Le groupe non problématique. 

9. Structure, phase et moi 

Introduction. Les structures fondamentales de la conscience. Quelques aspects de transition associés aux structures fondamentales. Le système du moi. Les phases du moi. Les phases du moi de la conscience. Discussion. 

10. L'état de conscience ultime 

Un sans second 

Ressources

A lire sur le site Philosophie et Spiritualité, un article complet sur la confusion Pré/Trans intitulé Prépersonnel et Transpersonnel

L'approche intégrale et l'erreur pré/trans Article de Jacques Ferber sur son site Développement Intégral 

vendredi 5 juillet 2013

Les Trois Yeux ... (2) Une Ecologie de l'Esprit


Il n'y a pas de chemin vers la conscience unifiée car elle est toujours présente. Cette conscience n'est pas un état différent, c'est la vraie nature de tous les états. Ken Wilber 


Ce billet constitue la suite du précédent qu'il est préférable d'avoir lu pour mieux aborder celui-ci… 

O Joie ! O Félicité ! Que soient bénies les éditions Almora ! Que le front de ces éditeurs inspirés soit ceint d’une couronne d’olivier et qu’une pluie de pétales de roses les enveloppe de leur parfum subtil. Bénis soient-ils car ils viennent de rééditer Les Trois Yeux de la Connaissance de Ken Wilber dans lequel, face à l’hégémonie du matérialisme scientifique, l’auteur prône une écologie de l’esprit inspirée par un pluralisme épistémologique et méthodologique. 

Non, écrit-il, la complexité mystérieuse, dynamique et multidimensionnelle du réel n’est pas réductible à un champ unidimensionnel composé de phénomènes observables, mesurables et reproductibles, obéissant à des lois mécaniques. Contre ce réductionnisme mortifère, Wilber affirme une pluralité de points de vue et de méthodes en utilisant la métaphore des Trois Yeux de la Connaissance que sont, selon, Saint Bonaventure, l’œil de chair, l’œil de raison et l’œil de contemplation 

Reconnaître une spécificité et une légitimité à chacun de ces trois grands domaines de connaissance, c’est affirmer une diversité cognitive et culturelle qui est à l’esprit ce que la biodiversité est à la vie. Comme la biodiversité renvoie à la multiplicité des expressions de la vie et des formes de son développement, la diversité cognitive renvoie à la multiplicité des expressions de l’esprit et de ses modes de connaissance. 

A l’heure où la mondialisation économique tend à uniformiser les cultures, les savoirs et les modes de vie sous le rouleau compresseur d’une pensée unique, la préservation de cette diversité cognitive rend nécessaire la mobilisation autour d'une véritable écologie de l’esprit. 

La Noodiversité 

A partir du mot grec Noos signifiant l’esprit, Teilhard de Chardin a crée le concept de Noosphère pour désigner la sphère de la pensée humaine comme troisième phase de développement de la Terre, après la géosphère qui est la sphère de la matière inanimée et la biosphère, celle de la vie biologique. 

Comme il n’existe pas de biosphère sans biodiversité, il ne peut exister de noosphère sans une diversité cognitive et culturelle qui manifeste la multiplicité des expressions de l’esprit et de la connaissance. Car la conscience humaine se nourrit et se développe grâce à la confrontation, la complémentarité et l’intégration de perspectives et d’interprétations différentes. La noodiversité renvoie à la diversité cognitive et culturelle comme complément et supplément à la biodiversité.

Comme l’écologie lutte pour la préservation de la biodiversité, une écologie de l’esprit doit lutter pour la préservation de ces écosystèmes intellectuels, symboliques et spirituels que sont les diverses cultures, sagesses et traditions du monde entier. Celles-ci sont les dépositaires d’une multiplicité de perceptions et de conceptions, de visions du monde et d’inspirations qui font la richesse de l’esprit humain et la diversité de ses expressions. La reconnaissance d’une diversité culturelle implique celle d’un pluralisme épistémologique comme le refus d'une pensée unique. 

Noosphère

Paléontologue et professeur à l’université de Sienne, Roberto Fondi évoque ainsi ce pluralisme épistémologique: " J’estime que l’avenir réservera surtout deux tâches à ceux qui se sentent particulièrement attirés par les disciplines scientifiques. En premier lieu : libérer la science des « mythes », des préjugés, des exagérations et des extrapolations indues qui pleinement conformes à l’atmosphère de dissolution qui caractérise l’époque actuelle, voudraient l’opposer aux enseignements que nous ont transmis nos ancêtres, en présentant ces derniers comme « privés de fondement scientifique », donc évidemment erronés et « fantaisistes ».

En second lieu : approfondir constamment la connaissance des cosmologies traditionnelles, non certes dans l’idée d’y trouver quelque chose qui nous servirait aujourd’hui, mais seulement pour y puiser des orientations méthodologiques liées à la perception de la réalité comme Kosmos, comme un tout ordonné dans lequel le sensible et le suprasensible, le quantitatif et le qualitatif, les phénomènes et les idées forment une unité harmonieuse et cohérente : perception qu’il faut toujours avoir en mémoire dans toute forme de vraie connaissance". (La révolution organiciste

La transition culturelle 

La domination hégémonique d’une techno-science sans conscience tend à éradiquer la noodiversité au profit d’une vision réductrice et unidimensionnelle de l’être humain et de la connaissance. Ce réductionnisme dominant représente autant un danger pour l’espèce humaine que l’est la disparition programmée de la biodiversité naturelle. Les deux sont d’ailleurs intimement liés dans la mesure où cette pensée unique et technocratique est fondée sur le déni de la participation sensible de l'être humain à son milieu d’évolution

C’est une ineptie de penser la nécessaire transition écologique, énergétique et économique, sans que celle-ci soit accompagnée d’une transition culturelle placée sous le signe d’une écologie de l’esprit. Mais il est vrai qu'il est plus facile d'apprendre le tri sélectif des ordures que de comprendre et d'accompagner la dynamique d'une évolution culturelle qui nécessite de remettre en question des modes de vie et de pensée devenus totalement inadaptés. Seule une évolution de notre vision du monde est à même d’inspirer la création de modèles novateurs et de motiver les comportements qu’impliquent la transition écologique.

Au cœur de cette transition culturelle : l’émergence d’un nouveau paradigme fondée sur la co-évolution de l’homme et de son milieu. Un milieu multidimensionnel qui à la fois naturel et technique, social et économique, culturel et spirituel. Ce nouveau modèle implique donc une vision globale et un pluralisme épistémologique qui fondent une véritable écologie de l’esprit. Après avoir été longtemps portée par une avant-garde créatrice, cette écologie de l’esprit doit devenir le mot d’ordre d’une mobilisation politique qui refonde l’écologie et la redimensionne en un sens à la fois plus radical, plus profond et plus global. 

Une charte de la noodiversité 


Dans la perspective d’une écologie de l’esprit, on peut lire Les Trois Yeux de la Connaissance de Ken Wilber comme un manuel de lutte contre la pensée unique et un ouvrage de formation au pluralisme épistémologique. « Nous avons vu, écrit Wilber, que l'un des principaux obstacles à l'émergence d'un paradigme vraiment complet et transcendantal était lié à l'attitude des penseurs qui s'efforcent de se fonder sur un — et un seul — mode de connaissance accessible à l'âme — une démarche que nous avons qualifiée d'erreur catégorielle. Il semble désormais établi que le spectre entier de l'être — la vision du monde globale — se dérobera tant que le spectre de connaissance total ne sera pas pris en considération. » 

Le texte de Wilber pourrait inspirer une charte de la noodiversité : " Tous les hommes et toutes les femmes possèdent un œil de chair, un œil de raison et un œil de contemplation; chaque œil a ses propres objets de connaissance (sensoriels, mentaux et transcendantaux); un œil supérieur ne peut être réduit à — ni expliqué par — un œil inférieur; chaque œil est valable et utile dans son propre champ, mais commet une erreur dès qu'il essaie d'appréhender complètement des domaines supérieurs ou inférieurs…  

Dans ce contexte, un paradigme transcendantal et véritablement complet doit s'inspirer non seulement de l'œil de chair et de l'œil de raison, mais encore de l'œil de contemplation. Ceci implique qu'un paradigme nouveau et transcendantal — pour autant qu'il existe jamais — se trouverait dans une position des plus favorables, du fait qu'il serait en mesure de recourir aux — et d'intégrer les — trois yeux — grossier, subtil et causal…

Dans l'ensemble, la science empirico-analytique appartient à l'œil de chair, la philosophie et la psychologie phénoménologiques à l'œil de raison et la religion/méditation à l'œil de contemplation. Ainsi, un paradigme nouveau et transcendantal constituerait-il, dans l'idéal et en définitive, une synthèse et une intégration de l'empirisme, du rationalisme et du transcendantalisme." 

Pour mieux comprendre les bases de cette écologie de l’esprit, nous proposerons ci-dessous un extrait du premier chapitre intitulé Œil pour œil où Wilber précise les fonctions dévolues à chacun des « trois yeux de la connaissance » et l’erreur catégorielle qui réside de la confusion entre ces trois domaines. 


Œil pour œil par Ken Wilber 


L’œil de chair 

Pour élargir les intuitions de Saint Bonaventure, nous, modernes, pourrions dire que l'œil de chairle cogitatio, la lumen interius/exterius — participe du monde de l'expérience sensorielle commune, qu'il crée en partie et qu'il révèle en partie. C'est le «domaine grossier», celui de l'espace, du temps et de la matière. C'est le domaine partagé par tous ceux qui possèdent un œil de chair semblable. 

Ainsi, les humains partagent-ils, dans une certaine mesure, ce domaine avec d'autres animaux supérieurs (en particulier les mammifères), parce que les yeux de chair sont identiques chez tous. Si un être humain tend un morceau de viande à un chien, celui-ci réagira à la situation — ce qui ne sera pas le cas d'un minéral ou d'un végétal. (La viande n'existe pas pour l'organisme auquel fait défaut le mode de connaissance et de perception concerné : l'œil de chair.

Dans le domaine grossier, un objet n'est jamais A et non-A; il est soit A soit non-A. Une pierre n'est jamais un arbre; un arbre n'est jamais une montagne, une pierre n'est pas une autre pierre, etc. C'est l'intelligence sensorimotrice fondamentale — la constance objective — l'œil de chair. C'est l'œil empirique, l'œil de l'expérience sensorielle. Je tiens à préciser d'emblée que j'emploie le terme «empirique» dans son sens philosophique : susceptible d'être décelé par les cinq sens humains ou leurs extensions. 

Quand des empiristes tels que Locke en arrivent à la conclusion que toute connaissance est expérimentale, ils sous-entendent que toute connaissance dans le mental passe au préalable par les cinq sens. Quand les bouddhistes disent que la «méditation est expérimentale», ils n'emploient pas cette expression dans le même sens que Locke. Pour eux le terme «expérience» qualifie quelque chose qui est «directement conscient, sans entremise de formes ou de symboles»… 

L'œil de raison 

L'œil de raison, ou de façon plus générale, l'œil du mental la meditatio, la lumen interiusparticipe du monde des idées, des images, de la logique et des concepts. C'est le domaine subtil (ou pour être plus précis, la partie inférieure du subtil, la seule que j'évoquerai ici). La pensée moderne a tendance à ne dépendre que de l'œil empirique, l'œil de chair, à tel point qu'il est important de se souvenir que l'œil mental ne peut être réduit à l'œil de chair. Le champ mental comprend mais transcende le champ sensoriel. L'œil du mental, quoique n'excluant pas l'œil de chair, s'élève bien au-dessus de lui. 

Par l'imagination, il est capable de se représenter des objets sensoriels qui ne sont pas présents physiquement, et donc de transcender l'emprisonnement de la chair dans le monde exclusivement contemporain. Par la logique, il peut agir intérieurement sur des objets sensorimoteurs, et ainsi transcender les séquences motrices réelles. Par la volonté, il peut retarder les décharges instinctives et impulsives de la chair et donc transcender les aspects simplement animaux et sub-humains de l'organisme. 

S'il est vrai que l'œil de raison dépende de l'œil de chair pour une partie importante de son information, il est également exact que tout le savoir mental n'émane pas exclusivement du savoir sensoriel, pas plus qu'il ne concerne uniquement des objets du plan charnel. Notre connaissance n'est pas entièrement empirique et sensorielle. 

«Selon les sensationnalistes (c'est-à-dire les empiristes), dit Schuon, toute connaissance trouve son origine dans l'expérience sensorielle [l'oeil de chair]. Ils n'hésitent pas à affirmer que le savoir humain ne peut avoir accès à une connaissance suprasensorielle et ils n'ont pas conscience du fait que le suprasensible peut faire l'objet d'une perception véritable et donc d'une expérience concrète [remarquez que Schuon refuse à juste titre d'identifier empirique et expérimental, étant donné qu'il existe des expériences supra-empiriques ou suprasensorielles]. Ces penseurs fondent donc leurs systèmes sur une infirmité intellectuelle, sans être apparemment impressionnés le moins du monde par le fait qu'une multitude d'hommes aussi intelligents qu'eux-mêmes ne partagent pas leurs conceptions.» 

Schumacher a résumé la situation de manière exacte : « En bref, nous ne “voyons” pas uniquement avec nos yeux, mais encore avec une grande partie de notre équipement mental [l'oeil de raison]... La lumière de l'intellect [la lumen interius] nous permet de distinguer des objets qui sont invisibles à nos sens corporels... La vérité des idées ne peut être vue par les sens.» Ainsi, les mathématiques sont-elles une connaissance non empirique ou une connaissance supra-empirique. Elles sont découvertes, éclairées et utilisées par l'œil de la raison, non par l'œil de chair… 

Ainsi, de nombreux philosophes — notamment Whitehead — ont-ils déclaré que la sphère abstraite (ou mentale) est une condition nécessaire et a priori à la manifestation du domaine naturel/sensoriel, et c'est sensiblement ce qu'entendent les traditions orientales quand elles disent que le grossier émerge du subtil (qui lui-même émerge du causal). 

Les mathématiques, la logique — et plus encore, l'imagination, la compréhension conceptuelle, l'intuition psychologique, la créativité — sont des domaines dans le cadre desquels nous voyons avec l'œil de raison des objets qui ne sont pas perceptibles à l'œil de chair. Nous sommes donc en droit d'affirmer que le champ mental inclut mais transcende considérablement le champ sensoriel. 

L'œil de contemplation 


L'œil de contemplation est à l'œil de raison ce que l'œil de raison est à l'œil de chair. De même que la raison transcende la chair, la contemplation transcende la raison. De même que la raison ne peut être réduite à, ni dérivée de la connaissance sensorielle, la contemplation ne peut être réduite à, ni dérivée de, la raison. Si l'oeil de raison est trans-empirique, l'oeil de contemplation est trans-rationnel, trans-logique et trans-mental.

 « La gnose [l'oeil de contemplation, la lumen superius] transcende le domaine mental et a fortiori le domaine des sentiments [le domaine sensoriel]. Cette transcendance résulte de la fonction“ supernaturellement naturelle” de la gnose, c'est-à-dire de la contemplation de l'Immuable, du Moi qui est Réalité, Conscience et Félicité. La quête des philosophes n'a donc rien de commun avec celle des contemplatifs, étant donné que son principe fondamental d'exactitude verbale exhaustive s'oppose à toute finalité libératrice, à toute transcendance de la sphère des mots.» (F. Schuon. Logic and Transcendence). Ken Wilber. Les Trois Yeux de la Connaissance


Un guide d'écologie spirituelle

En précisant, tout au long de son ouvrage, les différences et les spécificités de chaque type de connaissance, en analysant les erreurs catégorielles qui naissent de la confusion entre ces divers « points de vue », Ken Wilber nous libère des limites la pensée unique pour participer à l’émergence du nouveau paradigme. 

Si Les Trois yeux de la connaissance est un livre important, c’est qu’il pose clairement les bases d’un pluralisme épistémologique, au cœur d’une écologie de l’esprit qui doit inspirer les acteurs de la transition culturelle. C’est pourquoi cet ouvrage est un guide d'écologie spirituelle dont la lecture est fortement recommandée pour tous les évolutionnaires qui sont les pionniers de cette transition culturelle.