vendredi 5 juillet 2013

Les Trois Yeux ... (2) Une Ecologie de l'Esprit


Il n'y a pas de chemin vers la conscience unifiée car elle est toujours présente. Cette conscience n'est pas un état différent, c'est la vraie nature de tous les états. Ken Wilber 


Ce billet constitue la suite du précédent qu'il est préférable d'avoir lu pour mieux aborder celui-ci… 

O Joie ! O Félicité ! Que soient bénies les éditions Almora ! Que le front de ces éditeurs inspirés soit ceint d’une couronne d’olivier et qu’une pluie de pétales de roses les enveloppe de leur parfum subtil. Bénis soient-ils car ils viennent de rééditer Les Trois Yeux de la Connaissance de Ken Wilber dans lequel, face à l’hégémonie du matérialisme scientifique, l’auteur prône une écologie de l’esprit inspirée par un pluralisme épistémologique et méthodologique. 

Non, écrit-il, la complexité mystérieuse, dynamique et multidimensionnelle du réel n’est pas réductible à un champ unidimensionnel composé de phénomènes observables, mesurables et reproductibles, obéissant à des lois mécaniques. Contre ce réductionnisme mortifère, Wilber affirme une pluralité de points de vue et de méthodes en utilisant la métaphore des Trois Yeux de la Connaissance que sont, selon, Saint Bonaventure, l’œil de chair, l’œil de raison et l’œil de contemplation 

Reconnaître une spécificité et une légitimité à chacun de ces trois grands domaines de connaissance, c’est affirmer une diversité cognitive et culturelle qui est à l’esprit ce que la biodiversité est à la vie. Comme la biodiversité renvoie à la multiplicité des expressions de la vie et des formes de son développement, la diversité cognitive renvoie à la multiplicité des expressions de l’esprit et de ses modes de connaissance. 

A l’heure où la mondialisation économique tend à uniformiser les cultures, les savoirs et les modes de vie sous le rouleau compresseur d’une pensée unique, la préservation de cette diversité cognitive rend nécessaire la mobilisation autour d'une véritable écologie de l’esprit. 

La Noodiversité 

A partir du mot grec Noos signifiant l’esprit, Teilhard de Chardin a crée le concept de Noosphère pour désigner la sphère de la pensée humaine comme troisième phase de développement de la Terre, après la géosphère qui est la sphère de la matière inanimée et la biosphère, celle de la vie biologique. 

Comme il n’existe pas de biosphère sans biodiversité, il ne peut exister de noosphère sans une diversité cognitive et culturelle qui manifeste la multiplicité des expressions de l’esprit et de la connaissance. Car la conscience humaine se nourrit et se développe grâce à la confrontation, la complémentarité et l’intégration de perspectives et d’interprétations différentes. La noodiversité renvoie à la diversité cognitive et culturelle comme complément et supplément à la biodiversité.

Comme l’écologie lutte pour la préservation de la biodiversité, une écologie de l’esprit doit lutter pour la préservation de ces écosystèmes intellectuels, symboliques et spirituels que sont les diverses cultures, sagesses et traditions du monde entier. Celles-ci sont les dépositaires d’une multiplicité de perceptions et de conceptions, de visions du monde et d’inspirations qui font la richesse de l’esprit humain et la diversité de ses expressions. La reconnaissance d’une diversité culturelle implique celle d’un pluralisme épistémologique comme le refus d'une pensée unique. 

Noosphère

Paléontologue et professeur à l’université de Sienne, Roberto Fondi évoque ainsi ce pluralisme épistémologique: " J’estime que l’avenir réservera surtout deux tâches à ceux qui se sentent particulièrement attirés par les disciplines scientifiques. En premier lieu : libérer la science des « mythes », des préjugés, des exagérations et des extrapolations indues qui pleinement conformes à l’atmosphère de dissolution qui caractérise l’époque actuelle, voudraient l’opposer aux enseignements que nous ont transmis nos ancêtres, en présentant ces derniers comme « privés de fondement scientifique », donc évidemment erronés et « fantaisistes ».

En second lieu : approfondir constamment la connaissance des cosmologies traditionnelles, non certes dans l’idée d’y trouver quelque chose qui nous servirait aujourd’hui, mais seulement pour y puiser des orientations méthodologiques liées à la perception de la réalité comme Kosmos, comme un tout ordonné dans lequel le sensible et le suprasensible, le quantitatif et le qualitatif, les phénomènes et les idées forment une unité harmonieuse et cohérente : perception qu’il faut toujours avoir en mémoire dans toute forme de vraie connaissance". (La révolution organiciste

La transition culturelle 

La domination hégémonique d’une techno-science sans conscience tend à éradiquer la noodiversité au profit d’une vision réductrice et unidimensionnelle de l’être humain et de la connaissance. Ce réductionnisme dominant représente autant un danger pour l’espèce humaine que l’est la disparition programmée de la biodiversité naturelle. Les deux sont d’ailleurs intimement liés dans la mesure où cette pensée unique et technocratique est fondée sur le déni de la participation sensible de l'être humain à son milieu d’évolution

C’est une ineptie de penser la nécessaire transition écologique, énergétique et économique, sans que celle-ci soit accompagnée d’une transition culturelle placée sous le signe d’une écologie de l’esprit. Mais il est vrai qu'il est plus facile d'apprendre le tri sélectif des ordures que de comprendre et d'accompagner la dynamique d'une évolution culturelle qui nécessite de remettre en question des modes de vie et de pensée devenus totalement inadaptés. Seule une évolution de notre vision du monde est à même d’inspirer la création de modèles novateurs et de motiver les comportements qu’impliquent la transition écologique.

Au cœur de cette transition culturelle : l’émergence d’un nouveau paradigme fondée sur la co-évolution de l’homme et de son milieu. Un milieu multidimensionnel qui à la fois naturel et technique, social et économique, culturel et spirituel. Ce nouveau modèle implique donc une vision globale et un pluralisme épistémologique qui fondent une véritable écologie de l’esprit. Après avoir été longtemps portée par une avant-garde créatrice, cette écologie de l’esprit doit devenir le mot d’ordre d’une mobilisation politique qui refonde l’écologie et la redimensionne en un sens à la fois plus radical, plus profond et plus global. 

Une charte de la noodiversité 


Dans la perspective d’une écologie de l’esprit, on peut lire Les Trois Yeux de la Connaissance de Ken Wilber comme un manuel de lutte contre la pensée unique et un ouvrage de formation au pluralisme épistémologique. « Nous avons vu, écrit Wilber, que l'un des principaux obstacles à l'émergence d'un paradigme vraiment complet et transcendantal était lié à l'attitude des penseurs qui s'efforcent de se fonder sur un — et un seul — mode de connaissance accessible à l'âme — une démarche que nous avons qualifiée d'erreur catégorielle. Il semble désormais établi que le spectre entier de l'être — la vision du monde globale — se dérobera tant que le spectre de connaissance total ne sera pas pris en considération. » 

Le texte de Wilber pourrait inspirer une charte de la noodiversité : " Tous les hommes et toutes les femmes possèdent un œil de chair, un œil de raison et un œil de contemplation; chaque œil a ses propres objets de connaissance (sensoriels, mentaux et transcendantaux); un œil supérieur ne peut être réduit à — ni expliqué par — un œil inférieur; chaque œil est valable et utile dans son propre champ, mais commet une erreur dès qu'il essaie d'appréhender complètement des domaines supérieurs ou inférieurs…  

Dans ce contexte, un paradigme transcendantal et véritablement complet doit s'inspirer non seulement de l'œil de chair et de l'œil de raison, mais encore de l'œil de contemplation. Ceci implique qu'un paradigme nouveau et transcendantal — pour autant qu'il existe jamais — se trouverait dans une position des plus favorables, du fait qu'il serait en mesure de recourir aux — et d'intégrer les — trois yeux — grossier, subtil et causal…

Dans l'ensemble, la science empirico-analytique appartient à l'œil de chair, la philosophie et la psychologie phénoménologiques à l'œil de raison et la religion/méditation à l'œil de contemplation. Ainsi, un paradigme nouveau et transcendantal constituerait-il, dans l'idéal et en définitive, une synthèse et une intégration de l'empirisme, du rationalisme et du transcendantalisme." 

Pour mieux comprendre les bases de cette écologie de l’esprit, nous proposerons ci-dessous un extrait du premier chapitre intitulé Œil pour œil où Wilber précise les fonctions dévolues à chacun des « trois yeux de la connaissance » et l’erreur catégorielle qui réside de la confusion entre ces trois domaines. 


Œil pour œil par Ken Wilber 


L’œil de chair 

Pour élargir les intuitions de Saint Bonaventure, nous, modernes, pourrions dire que l'œil de chairle cogitatio, la lumen interius/exterius — participe du monde de l'expérience sensorielle commune, qu'il crée en partie et qu'il révèle en partie. C'est le «domaine grossier», celui de l'espace, du temps et de la matière. C'est le domaine partagé par tous ceux qui possèdent un œil de chair semblable. 

Ainsi, les humains partagent-ils, dans une certaine mesure, ce domaine avec d'autres animaux supérieurs (en particulier les mammifères), parce que les yeux de chair sont identiques chez tous. Si un être humain tend un morceau de viande à un chien, celui-ci réagira à la situation — ce qui ne sera pas le cas d'un minéral ou d'un végétal. (La viande n'existe pas pour l'organisme auquel fait défaut le mode de connaissance et de perception concerné : l'œil de chair.

Dans le domaine grossier, un objet n'est jamais A et non-A; il est soit A soit non-A. Une pierre n'est jamais un arbre; un arbre n'est jamais une montagne, une pierre n'est pas une autre pierre, etc. C'est l'intelligence sensorimotrice fondamentale — la constance objective — l'œil de chair. C'est l'œil empirique, l'œil de l'expérience sensorielle. Je tiens à préciser d'emblée que j'emploie le terme «empirique» dans son sens philosophique : susceptible d'être décelé par les cinq sens humains ou leurs extensions. 

Quand des empiristes tels que Locke en arrivent à la conclusion que toute connaissance est expérimentale, ils sous-entendent que toute connaissance dans le mental passe au préalable par les cinq sens. Quand les bouddhistes disent que la «méditation est expérimentale», ils n'emploient pas cette expression dans le même sens que Locke. Pour eux le terme «expérience» qualifie quelque chose qui est «directement conscient, sans entremise de formes ou de symboles»… 

L'œil de raison 

L'œil de raison, ou de façon plus générale, l'œil du mental la meditatio, la lumen interiusparticipe du monde des idées, des images, de la logique et des concepts. C'est le domaine subtil (ou pour être plus précis, la partie inférieure du subtil, la seule que j'évoquerai ici). La pensée moderne a tendance à ne dépendre que de l'œil empirique, l'œil de chair, à tel point qu'il est important de se souvenir que l'œil mental ne peut être réduit à l'œil de chair. Le champ mental comprend mais transcende le champ sensoriel. L'œil du mental, quoique n'excluant pas l'œil de chair, s'élève bien au-dessus de lui. 

Par l'imagination, il est capable de se représenter des objets sensoriels qui ne sont pas présents physiquement, et donc de transcender l'emprisonnement de la chair dans le monde exclusivement contemporain. Par la logique, il peut agir intérieurement sur des objets sensorimoteurs, et ainsi transcender les séquences motrices réelles. Par la volonté, il peut retarder les décharges instinctives et impulsives de la chair et donc transcender les aspects simplement animaux et sub-humains de l'organisme. 

S'il est vrai que l'œil de raison dépende de l'œil de chair pour une partie importante de son information, il est également exact que tout le savoir mental n'émane pas exclusivement du savoir sensoriel, pas plus qu'il ne concerne uniquement des objets du plan charnel. Notre connaissance n'est pas entièrement empirique et sensorielle. 

«Selon les sensationnalistes (c'est-à-dire les empiristes), dit Schuon, toute connaissance trouve son origine dans l'expérience sensorielle [l'oeil de chair]. Ils n'hésitent pas à affirmer que le savoir humain ne peut avoir accès à une connaissance suprasensorielle et ils n'ont pas conscience du fait que le suprasensible peut faire l'objet d'une perception véritable et donc d'une expérience concrète [remarquez que Schuon refuse à juste titre d'identifier empirique et expérimental, étant donné qu'il existe des expériences supra-empiriques ou suprasensorielles]. Ces penseurs fondent donc leurs systèmes sur une infirmité intellectuelle, sans être apparemment impressionnés le moins du monde par le fait qu'une multitude d'hommes aussi intelligents qu'eux-mêmes ne partagent pas leurs conceptions.» 

Schumacher a résumé la situation de manière exacte : « En bref, nous ne “voyons” pas uniquement avec nos yeux, mais encore avec une grande partie de notre équipement mental [l'oeil de raison]... La lumière de l'intellect [la lumen interius] nous permet de distinguer des objets qui sont invisibles à nos sens corporels... La vérité des idées ne peut être vue par les sens.» Ainsi, les mathématiques sont-elles une connaissance non empirique ou une connaissance supra-empirique. Elles sont découvertes, éclairées et utilisées par l'œil de la raison, non par l'œil de chair… 

Ainsi, de nombreux philosophes — notamment Whitehead — ont-ils déclaré que la sphère abstraite (ou mentale) est une condition nécessaire et a priori à la manifestation du domaine naturel/sensoriel, et c'est sensiblement ce qu'entendent les traditions orientales quand elles disent que le grossier émerge du subtil (qui lui-même émerge du causal). 

Les mathématiques, la logique — et plus encore, l'imagination, la compréhension conceptuelle, l'intuition psychologique, la créativité — sont des domaines dans le cadre desquels nous voyons avec l'œil de raison des objets qui ne sont pas perceptibles à l'œil de chair. Nous sommes donc en droit d'affirmer que le champ mental inclut mais transcende considérablement le champ sensoriel. 

L'œil de contemplation 


L'œil de contemplation est à l'œil de raison ce que l'œil de raison est à l'œil de chair. De même que la raison transcende la chair, la contemplation transcende la raison. De même que la raison ne peut être réduite à, ni dérivée de la connaissance sensorielle, la contemplation ne peut être réduite à, ni dérivée de, la raison. Si l'oeil de raison est trans-empirique, l'oeil de contemplation est trans-rationnel, trans-logique et trans-mental.

 « La gnose [l'oeil de contemplation, la lumen superius] transcende le domaine mental et a fortiori le domaine des sentiments [le domaine sensoriel]. Cette transcendance résulte de la fonction“ supernaturellement naturelle” de la gnose, c'est-à-dire de la contemplation de l'Immuable, du Moi qui est Réalité, Conscience et Félicité. La quête des philosophes n'a donc rien de commun avec celle des contemplatifs, étant donné que son principe fondamental d'exactitude verbale exhaustive s'oppose à toute finalité libératrice, à toute transcendance de la sphère des mots.» (F. Schuon. Logic and Transcendence). Ken Wilber. Les Trois Yeux de la Connaissance


Un guide d'écologie spirituelle

En précisant, tout au long de son ouvrage, les différences et les spécificités de chaque type de connaissance, en analysant les erreurs catégorielles qui naissent de la confusion entre ces divers « points de vue », Ken Wilber nous libère des limites la pensée unique pour participer à l’émergence du nouveau paradigme. 

Si Les Trois yeux de la connaissance est un livre important, c’est qu’il pose clairement les bases d’un pluralisme épistémologique, au cœur d’une écologie de l’esprit qui doit inspirer les acteurs de la transition culturelle. C’est pourquoi cet ouvrage est un guide d'écologie spirituelle dont la lecture est fortement recommandée pour tous les évolutionnaires qui sont les pionniers de cette transition culturelle.

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