dimanche 25 décembre 2011

La Fin de l'ère économique (3) Une Idéologie Totalitaire

Photo du film « Le Père Noël est une ordure »
La croissance infinie dans un monde fini, c’est comme le Père Noël : à l’âge de raison, on finit par ne plus y croire.
La crise systémique que nous vivons est celle d'une civilisation arrivée à la fin d’un cycle qui annonce un nouveau stade évolutif. L’émergence de ce nouveau modèle nécessite de déconstruire l’ancien, ce que nous nous efforçons de faire dans cette série de textes intitulée La Fin de l’ère économique.

Dans le premier billet nous avons analysé l’histoire d’une modernité marquée par la phase ascendante de « l’ère démocratique » et par la phase décadente de « l’ère économique » ainsi nommée parce que l’économie a pris une place centrale dans les représentations collectives jusqu’à devenir le modèle d’interprétation dominant au sein des sociétés occidentales.

Dans le second billet intitulé La religion de l'économie, nous avons cherché à comprendre comment la pensée utilitariste et l’imaginaire narcissique, au cœur de l’ère économique, sont à l’origine d’une nouvelle forme de religion adaptée aux temps sans religion.

Dans ce troisième billet, nous analyserons comment cette religion de l’économie s’est transformée durant les dernières décennies, en idéologie totalitaire sous l’influence d’un néo-libéralisme imposant un modèle hégémonique à la fois délirant et déshumanisant Pour suivre la logique de cette réflexion, mieux vaut avoir lu les deux billets précédents avant d’entamer la lecture de celui-ci.

Une violence symbolique

De tous temps, les classes dominantes exercent leur pouvoir par une violence symbolique qui impose leur vision en transmettant aux dominés une représentation du monde qui justifie leur aliénation et les empêche de s’émanciper. Comme les tenants du pouvoir religieux ont instrumentalisé la libération spirituelle en l’identifiant à un dogme dont ils sont les interprètes exclusifs, les tenant du pouvoir économique ont instrumentalisé la pensée libérale des Lumières pour en faire une idéologie au service de leurs intérêts.

Le terme « économie » désigne à la fois les échanges concrets au sein d’une société et une représentation de ces échanges au sein d’une théorie abstraite. De cette ambivalence sémantique naît la confusion à l’origine d’une violence symbolique : les échanges concrets – à la fois symboliques, sociaux et marchands – sont réduits à un modèle abstrait qui ne prend en compte que les échanges marchands, conformément aux intérêts de la classe dominante. L'économiste Karl Polanyi qualifie de sophisme économiciste l'erreur qui consiste à "poser une équivalence entre l'économie humaine en général et sa forme marchande."

De cette confusion logique naît une représentation idéologique des individus, de la société et du monde qui permet aux classes possédantes d’établir et de maintenir leur emprise sur les consciences. Pour Serge Latouche, la religion de l’économie « se révèle alors la plus prodigieuse construction symbolique inventée par le génie humain pour justifier la souffrance qu’une partie de l’humanité inflige à l’autre » (« Le Veau d’or est vainqueur de Dieu. Essai sur la religion de l’économie ». Revue du MAUSS N°27)

Comme le clergé et la noblesse ont instrumentalisé la quête de transcendance portée par le message évangélique en utilisant la religion pour asseoir leurs privilèges, la bourgeoise a instrumentalisé la quête de prospérité porté par le message économique en utilisant un discours pseudo scientifique pour promouvoir son mercantilisme.

Nous l’avons vu dans le précédent billet : loin de décrire des lois naturelles, transhistoriques, la pseudo « science économique » est, en fait, une construction sociale et culturelle, historiquement datée, à travers laquelle la bourgeoise a pu imposer sa vision mercantile des rapports sociaux en déniant tout ce qui, dans les relations humaines, est irréductible à l’échange marchand.

There is no Alternative

Ce réductionnisme économique est à l’origine de l’économisme, voire de l’économicisme, une idéologie totalitaire fort bien résumée par cette célèbre formule de Margaret Thatcher : « There is no alternative ». Cet économisme a inspiré un néo-libéralisme qui est l’extension de la norme marchande et du modèle de l’Homo oeconomicus à l’ensemble de la société et à toutes les sphères de l’activité.

Cette volonté de voir la complexité et la diversité du réel à travers une grille unique d’interprétation est une expression typique de l’intégrisme. Là où les cultures traditionnelles peuvent connaître l’intégrisme religieux, les cultures modernes développent une nouvelle forme - économique - d’intégrisme qui considère comme hérétique toute approche sensible, humaine et qualitative, qui tenterait d’échapper à ce réductionnisme économique.

L’intégrisme économique livre son combat contre les hérésies humanistes, culturelles et spirituelles à travers des stratégies de déni, de marginalisation ou de diabolisation. A l'ère de l'information, l'inquisition change de méthode : chargés de la propagande, les médias au service de l’idéologie dominante mettent les hérétiques à l’index et au pilori médiatique, stigmatisant comme irrationnelle et fantaisiste toute alternative qui remet en question les codes de l’économisme.

Le dernier totalitarisme en date

Cet intégrisme néo-libéral est tout sauf nouveau et libéral. Fondée sur la loi de la jungle, il est archaïque. Affirmant l’emprise de la valeur marchande sur la valeur humaine et le lien social, il est totalitaire. Nombreux sont les auteurs qui tels Dany-Robert Dufour, l’auteur du Divin Marché, considèrent le néolibéralisme comme une nouvelle forme de totalitarisme. Son dernier ouvrage L’individu qui vient... Après le libéralisme est présenté ainsi en quatrième de couverture :

« Après avoir surmonté en un siècle différents séismes dévastateurs - le nazisme et le stalinisme au premier rang -, la civilisation occidentale est aujourd'hui emportée par le néolibéralisme. Entraînant avec elle le reste du monde. Il en résulte une crise générale d'une nature inédite : politique, économique, écologique, morale. subjective, esthétique, intellectuelle... Une nouvelle impasse ? Il n'y a là nulle fatalité. En philosophe, mais dans un langage accessible à tous, Dany-Robert Dufour s'interroge sur les moyens de résister au dernier totalitarisme en date. »

Le totalitarisme, comme la violence symbolique qui l’accompagne, ne sont jamais gratuits. A l’extension de l’idéologie néolibérale à toutes les sphères de la société correspond à une explosion des inégalités : en 1970 les cent patrons américains les mieux payés gagnait 40 fois le salaires de leurs ouvriers de base, aujourd’hui ils gagnent 1000 fois plus qu’eux !...

Une société de marché

En tant que construction idéologique, l’économisme a pour rôle de justifier et de rationaliser avidité mercantile et jouissance égoïste en imposant une dérégulation éthique, une régression psychique comme une désaffiliation culturelle. L’idée de marché comme régulation automatique des échanges au sein de la société introduit ainsi un nouveau modèle fonctionnel des rapports sociaux qui rend caduque le modèle traditionnel fondé sur l’appartenance à une intersubjectivité culturelle qui réfère à un ordre symbolique.

Le marché est ce modèle abstrait qui reconfigure les rapports sociaux en les réduisant à ceux d’individus économiques déterminés par le calcul égoïste de leurs intérêts. L’économisme dominant transforme l’organisation sociale pour en faire une société de marché décrite ainsi par Marcel Gauchet :

« Ce n’est pas du marché comme institution de l’économie à l’intérieur de la société dont il est question, en la circonstance, mais véritablement d’une société de marché. Comment se représenter la forme des relations susceptibles de s’établir entre des agents tous indépendants les uns des autres tous fondés à poursuivre à leur guise la maximisation de leurs avantages, en l’absence d’une composition impérative au nom de l’intérêt de tous ? Tel est le problème posé, problème auquel seule la figure d’un processus d’ajustement automatique [le marché] est capable de répondre. » (La religion dans la démocratie)

Dans le précédent billet nous faisions part d’un article du grand théologien Harvey Cox - The Market as God - où celui-ci, établissant une analogie entre religion et marché, constatait que dans les représentations collectives, le divin marché est omnipotent, omniscient, omniprésent et auto-réalisateur. Nous notions que toutes ces qualités - omnipotence, omniscience, omniprésence et auto-réalisation – représentait le parfait tableau clinique d’un délire mégalomaniaque inspiré à l’Homo oeconomicus par ses fantasmes infantiles. Bien loin d’être un processus naturel, le Marché est une figure fantasmatique crée par l’imaginaire utilitaire et infantile de l’Homo oeconomicus.

Le culte de la croissance

Dans cet imaginaire, la structure des sociétés modernes est définie par le Marché comme système auto-régulé. La croissance économique apparaît dès lors comme l’énergie dynamique qui anime cette structure et lui permet de se développer dans le temps. Le couple marché/croissance est donc indivisible et irréductible : à la structure synchronique de l’un correspond la dynamique diachronique de l’autre. C’est bien pourquoi à la religion du Marché corresponde le culte de la Croissance.

Il faudrait un livre entier pour expliquer le lent processus d’objectivation par lequel les sociétés occidentales ont projeté l’idée de croissance - au cœur même de l’évolution biologique et du développement psycho-spirituel - dans la forme objective de l’économie, et comment, de cette projection, est née cette nouvelle religion fondée sur la confusion entre croissance psycho-spirituelle et croissance économique.

Le processus d’abstraction propre à la raison instrumentale fonde la science moderne et constitue le cœur du logiciel moderne. Ce processus consiste à séparer - de manière abstraite - le sujet sensible et son objet d’attention afin d’observer, d’analyser et de mesurer ce dernier. Cette objectivation nie la sensibilité et réduit à une forme abstraite la force concrète qui anime la subjectivité. Dans cette logique, la croissance économique apparaît comme la forme abstraite à travers laquelle la raison instrumentale réduit la croissance concrète de la vie et de l’esprit.

Décroissance matérielle et développement spirituel

A travers les multiples crises auxquelles elles sont confrontées, les jeunes générations ont appris à décrypter les ravages d’une raison instrumentale qui produit une science sans conscience et une conscience sans inspiration. Aussi prennent-elles progressivement leur distance avec le culte de la croissance en adhérant aux valeurs post-matérialistes portées notamment par le mouvement de la décroissance et par une simplicité volontaire qui décolonisent un imaginaire aliéné par la religion de l’économie.

Le culte de la croissance comme la religion du marché apparaissent comme autant de croyances propres à l’imaginaire utilitariste. Décoloniser cet imaginaire c’est refuser la réduction de l’être humain au mythe de l’Homo oeconomicus et celle de la société à la fiction d’un marché auto-régulé. C’est aussi affirmer le développement humain comme valeur fondatrice du nouveau stade évolutif.

Il ne s’agit pas de stigmatiser l’idée de croissance qui est au cœur de la vie et de l’humain mais de remettre en question le processus d’abstraction qui vise à identifier le développement humain à une croissance économique fondée sur un productivisme prédateur des ressources naturelles et un consumérisme prédateur des ressources de la psyché.

Là où la croissance psycho-spirituelle est fondée sur un processus d’individuation créatrice, l’idée d’une croissance économique infinie dans un monde aux ressources limitées est fondée sur un individualisme régressif qui s’alimente des fantasmes de toute puissance infantile.

L’intégrisme néolibéral

La décolonisation de l’imaginaire utilitariste passe par la remise en cause des indicateurs qui, au prétexte de mesurer la croissance n’indiquent que des quantités de flux marchands en restant muets sur leur qualité et leur répartition. Cette illusion quantophénique, au cœur de l’imaginaire utilitariste, est ainsi dénoncée par Patrick Viveret, auteur du rapport Reconsidérer la richesse :

« Le PIB traduit une analyse de la réalité à travers un prisme particulier, exclusivement quantitatif, économique et dénué de considérations qualitative ou citoyenne, comme le niveau de santé, d'éducation ou d'engagement associatif, le degré de violence, l'intensité des inégalités socio-économiques ou encore la qualité de la pratique démocratique
Fondés sur la réduction de la totalité à une partie, les intégrismes développent toujours une pensée totalitaire qui cherchent à imposer cette partie en la faisant prendre pour le tout, et ce, à travers une violence symbolique et/ou réelle. L’intégrisme religieux, pré moderne, réduit ainsi l'expérience spirituelle à un dogme formel qui constitue un modèle d'interprétation exclusif. Cet intégrisme religieux est véhiculé par un délire d’élection qui exclut et diabolise tous ceux qui n’appartiennent pas à la communauté des élus.
Fondé sur la réduction de l'économie humaine à sa forme marchande, l’intégrisme économique propre à la modernité est, quant à lui, véhiculé par une pensée totalitaire qui impose son délire mégalomane fondé sur l’omnipotence du Marché. La quantophrénie qui sous-tend le culte de la croissance est un des nombreux symptômes de ce délire : l’abstraction du chiffre vise à remplacer une réalité dont la complexité et la transformation continue nous échappe.

Quand, selon Eric Schmidt, PDG de Google, le monde produit aujourd'hui autant de données en deux jours qu'entre l'aube de la civilisation et 2003, il devient absolument impossible de penser aujourd’hui comme hier. L’expérience vécue dans ce nouveau monde immatériel s’éloigne peu à peu de celle que nous partagions avant, quand notre village planétaire aujourd’hui interconnecté ressemblait encore à un vaste monde aux horizons mystérieux

L’intégrisme économique est cette forme de psychose qui s’empare de la conscience collective quand celle-ci s’avère impuissante à interpréter l’expérience inédite, mouvante et fluide comme l’océan, qui est la nôtre au sein des sociétés de l’information. A l’ère d’une interconnexion généralisée au sein d’un monde immatériel, l’évolution du contexte technologique et de nos conditions de vie rend totalement obsolètes les anciens modèles que nous utilisions naguère sur la terre ferme d’un monde matériel aux frontières délimitées et définies par les concepts avec lesquels nous l’appréhendions.

Tout réinventer

Inspiré par la dynamique de l’évolution, un autre modèle doit advenir dont nous voyons les prémisses se manifester aujourd’hui à travers des milliers d’initiatives qui inventent, chacune à leur manière, de nouvelles formes culturelles et sociales, politiques et économiques. Parmi les nombreux observateurs qui scrutent l’émergence de ces nouvelles formes, trois grands résistants - Claude Alphandéry, Stéphane Essel, Edgar Morin – écrivent dans Le Monde :

« A l'heure d'une crise systémique sans précédent, le pseudo-réalisme est une imposture. Ce qui est fantaisiste, c'est de penser que nous pouvons continuer comme avant. Ce qui est vraiment réaliste, c'est de vouloir tout réinventer. Politique, économie, éducation, temps de vie, villes, agriculture : une multitude d'alternatives concrètes, réussies et répliquables constituent d'ores et déjà l'amorce d'une transformation profonde de la société. »

Tout réinventer aujourd’hui c’est retrouver une vision de la totalité qui nous libère d’un modèle abstrait imposant une pensée fragmentaire, une sensibilité désenchantée et une organisation socio-économique inhumaine. Au moment où l’humanité aborde un nouveau stade de son développement, les convulsion de l’ère économique annonce une ère nouvelle : celle des créateurs inspirés par la dynamique de l’évolution.


Ressources documentaires sur la religion de l’économie.

Netographie

Deux textes intéressants de Serge Carfantan concernant l'idéologie économique sur cet excellent site qu’est Philosophie et Spiritualité : La Pensée économique. Croissance, décroissance et développement.

La religion de la « société de marché » François Gauthier. Revue du Mauss permanente. Paru à l'origine dans Entropia N°5

Karl Polianyi Le sophisme économiciste
A lire dans Le Journal Intégral :
- Une Vision Intégrale de la Monnaie (1) et (2)
- Une économie des profondeurs (1) et (2)
- Les Monnaies Libres. Un paradigme post-capitaliste (1) (2) (3)

La revue du MAUSS Permanente constitue le prolongement sur la toile de La Revue du MAUSS semestrielle.

Bibliographie

La revue du MAUSS Mouvement Anti-Utilitariste en Science Sociales.

Entropia Revue théorique et politique consacrée à la décroisance.
Serge Latouche : « Le Veau d’or est vainqueur de Dieu. Essai sur la religion de l’économie » La revue du MAUSS No 27 : « De l’anti-utilitarisme. Anniversaire, bilan et controverses » 2006.

Dany-Robert Dufour : Le Divin Marché. La Cité Perverse

Alain Caillé : Critique de la Raison utilitaire

Jean-Claude Michéa : L’Empire du moindre mal

mardi 20 décembre 2011

La Fin de l'ère économique (2) La Religion de l'économie

La religion est le lieu où un peuple se donne la définition de ce qu’il tient pour le Vrai. Hegel
Le même constat est fait par tant d’observateurs si différents qu’il s’apparente à un nouveau consensus : la crise systémique que nous vivons est celle d'une civilisation arrivée en fin de cycle. L'ère économique correspond à cette fin de cycle au cours de laquelle l’économie a pris une place centrale dans les représentations collectives jusqu’à devenir le modèle d’interprétation dominant au sein des sociétés occidentales.

A cette fin de cycle, correspond le début d'une ère nouvelle où émergent des formes culturelles et sociales, politiques et économiques, inspirées par un nouveau paradigme et adaptées au prochain stade évolutif. La création de ces formes novatrices passe par la déconstruction du modèle dominant qui a fait de l’économie la religion des temps modernes.

Les penseurs du siècle des Lumières nous ont montré le chemin : seule une pensée hérétique est capable de se libérer des dogmes dépassés pour inventer une autre manière d’être au monde inspirée par l’esprit du temps. C’est ce que nous nous efforçons de faire dans ce billet qui constitue la suite du précédent. Pour comprendre la logique de cette réflexion, mieux vaut donc avoir lu le billet précédent avant d’entamer la lecture de celui-ci.

Une "économie des profondeurs"

A l’occasion de la treizième journée de l’Université Intégrale dont le thème était « Nouvelles valeurs, nouvelles richesses, nouvelles mesures, nouvelles monnaies », nous avons consacré deux billets à Une Vision Intégrale de la Monnaie dans lequel nous évoquions les travaux des chercheurs en « économie des profondeurs » qui appliquent à l’économie une perspective transdisciplinaire et intégrale.

De ces travaux, il ressort que le rapport à l’économie et à la monnaie évolue en fonction des grandes « visions du monde » propres à chaque stade évolutif. Ainsi, dans des sociétés traditionnelles fondées sur une intuition holiste, la monnaie exprime un lien social et réfère à un ordre symbolique qui fonde les collectivités humaines.

Cette monnaie qui était le support d’un lien communautaire devient, à l’époque moderne, un instrument financier utilisé par l’individu au service de ses intérêts. C’est ainsi que la monnaie a peu à peu perdu sa fonction symbolique pour devenir le signe abstrait d’une fonctionnalité instrumentale propre à l’utilitarisme moderne.

Bulle narcissique


Au cœur de l’idéologie économique, la pensée utilitariste nie les dynamiques collectives au profit d’un individu abstrait dont le calcul égoïste vise la maximisation de ses intérêts. Ce même réductionnisme concerne la psyché individuelle. Les sciences humaines nous l’ont appris : le désir est le moteur de l’individuation parce qu’il rend nécessaire une élaboration symbolique qui, en ouvrant sur l’altérité, permet à l’individu de sortir de lui-même. Fondée sur une consommation compulsive, l'économie moderne nie la force d'élaboration symbolique du désir au profit d’une jouissance pulsionnelle et immédiate, centrée de manière narcissique sur soi-même.

Ce déni du processus évolutif propre à l’individuation conduit à une forme d’individualisme régressif fondée sur la toute puissance du narcissisme infantile. En mesurant la « réussite individuelle », l’argent, devenu la valeur centrale de nos sociétés modernes, renvoie à l’imaginaire individualiste et narcissique qui les fonde. La centralité de l’argent dans nos sociétés ne fait qu’exprimer celle du narcissisme dans l’économie psychique de l’homme moderne.

Bien plus que sa supposée efficacité économique, ce qui crée le pouvoir de l’argent, c’est sa fonction psychique de réassurance narcissique. Désaffilié et désocialisé, l’individu économique est en quête d’identité. L’argent devient le miroir dans lequel il contemple cette image idéalisée que lui inspirent ses fantasmes infantiles d’omnipotence et d’omniscience, d’immortalité et d’auto-création. Comme Narcisse est fasciné pas son reflet dans l’eau, l’Homo oeconomicus est ainsi possédé par l’argent bien plus qu’il ne le possède.

Fétichisme et Possession

Ce n’est d’ailleurs par pour rien que les analyses de Marx sur le fétichisme de la marchandise assimilent le capitalisme à un envoûtement et que la philosophe Isabelle Stengers parle, quant à elle, de Sorcellerie Capitaliste. Devenu un fétiche, c'est à dire le support magique des fantasmes infantiles, la marchandise aliène l’individu avec d’autant plus de force que, prisonnier de sa bulle narcissique, il ne possède aucun horizon symbolique pour s’en libérer.

D’où la dépression généralisée qui s’empare des sociétés où la consommation compulsive cherche à compenser un manque existentiel et une solitude qu’aucun biens matériels ne parvient à combler.

L’économie moderne c’est, au fond, l’énergie narcissique qui prend la forme d’un imaginaire utilitariste.
C’est d’ailleurs parce qu’elle est enracinée dans cette puissance fantasmatique que l’économie est devenue la nouvelle religion des temps sans religion car, comme l’écrivait Voltaire : « lorsqu’il s’agit d’argent tout le monde est de la même religion ». Avec ses clercs et ses dogmes, ses rituels, ses saints et ses livres sacrés, l’économie est donc ce dogme chargé de donner du sens à un monde devenu insensé et une cohérence à une société d’individus atomisés.

Le Divin Marché

Le Dieu de cette religion c’est le Marché
, dont la main invisible fixe la valeur des choses et des personnes selon les lois transcendantes de l’offre et de la demande ; le fils de ce Dieu est l’Individu, entité abstraite qui cache mal l’égoïsme calculateur et le narcissisme infantile de « l’homo oeconomicus » ; quant au St Esprit, c’est l’Argent, cet équivalent universel réduisant à une valeur marchande les valeurs qualitatives qui fonde les rapports humains.

Dans Le Divin Marché le philosophe Dany-Robert Dufour énonce les " dix commandements " de cette religion économique, vecteur d’une révolution culturelle néolibérale qui bouleverse nos représentations, fonde de nouveau rapports sociaux et formate la psyché individuelle. François Gauthier, quant à lui, fait référence à la réflexion du grand théologien Harvey Cox qui, dans un article intitulé « The Market as God » établit une analogie frappante entre économie et religion :

« Il n’y a qu’à lire les pages économiques des grands quotidiens du monde, écrit Cox, pour se convaincre que s’y construit un « grand récit sur le sens profond de l’Histoire », le tout avec mythe d’origine (la Révolution industrielle notamment), récits de rédemption, doctrine du salut par la libéralisation des marchés, prêtres (banquiers et économistes), pratiques de divination (bourse, spéculation, traders), liturgies (les cotes boursières aux infos), théophanies (miracles économiques), calendrier des saints (Bill Gates…), divinité du Marché à la Main Invisible, théologies anthropomorphiques (les marchés sont nerveux, jubilants, soulagés…), rituels (les annonces trimestrielles de la Réserve fédérale américaine), etc. Le Marché, écrit Cox, est devenu une Valeur, la Valeur des valeurs. Le divin Marché est omnipotent, omniscient, omniprésent et auto-réalisateur. Voilà à gros traits en quoi consiste pour lui la religion du marché. » « La religion de la « société de marché » »

Omnipotence, omniscience, omniprésence et auto-réalisation, tels sont les symptômes permettant de diagnostiquer sans risque d'erreur un délire mégalomaniaque inspiré à l'Homo oeconomicus par ses fantasmes infantiles et dont le Marché est la figuration symbolique.
Un dogme "scientifique"
Toute religion possède ses dogmes et ceux de l’économie ont épousé l’idéologie de l’époque en se présentant comme une science censée décrire les lois naturelles et immuables de l’offre et de la demande. Cette « science économique » utilise un biais épistémologique qui consiste à appliquer aux faits sociaux une méthodologie réductionniste et analytique destinée à observer et mesurer les faits matériels.

Comme l’écrit Paul Jorion, économiste et anthropologue : « Le problème essentiel de la science économique est qu'elle s'est laissée enfermer dans le cadre de la psychologie naissante de la fin du XIXe siècle, psychologie volontariste où les individus sont maîtres de leurs décisions et à même d'être parfaitement rationnels sur la base d'une information parfaite elle aussi....

Le cadre de la science économique défini comme la maximisation de l'utilité de l'Homo oeconomicus, assorti d'un principe d'individualisme méthodologique qui tient que les interactions ne débouchent sur aucun effet collectif, ladite science se trouve sur une voie de garage, et aucune ouverture d'esprit ne peut la sauver.
»

Un des plus grands épistémologues modernes, Karl Popper, confirme ce diagnostique : « Le développement de l'économie réelle n'a rien à voir avec la science économique. Bien qu'on les enseigne comme s'il s'agissait de mathématiques, les théories économiques n'ont jamais eu la moindre utilité pratique. »

Individualisme méthodologique


Il n’est qu’à voir l’impuissance des économistes à anticiper la crise des subprimes en 2008 pour saisir la pertinence de cette pseudo-science dont l’épistémologie réductionniste et l’individualisme méthodologique ne peuvent rendre compte des dynamiques évolutives et qualitatives qui animent les sociétés humaines. Sous l’abstraction du discours économique se cache le déni de l’intersubjectivité culturel et des communautés concrètes au profit d’une conception utilitariste et individualiste de l’être humain.

Pour la pensée utilitariste qui fonde la « science économique », il n’existe ni groupe, ni société, seulement des individus animés par leurs intérêts égoïstes. Ce calculateur égoïste qu’est l’Homo oeconomicus devient le modèle explicatif de toute action humaine.

L’individualisme méthodologique qui fonde la « science économique » est la transposition aux phénomènes sociaux d’une épistémologie abstraite et analytique décalquée des sciences exactes. Comme celles-ci dénient le mouvement évolutif de la vie en réduisant une totalité à la somme de ses composants, celui-là réduit la dynamique des sociétés humaine aux intérêts des « individus égoïstes » qui la compose.

Or, et c’est d’autant plus vrai dans le domaine des sociétés humaines, une totalité vivante n’est jamais réductible à la somme de ses composants : elle est animée par une dynamique évolutive qui fait émerger des stades de complexité et d’intégration croissants qu’aucune visée réductionniste ne saurait observer et, encore moins, mesurer. Il faut pour cela développer des méthodes de participation qui relève non plus de l’explication et de l’objectivation mais d’une interprétation exigeant l’implication de la subjectivité dans son objet d’étude.

Un modèle mécaniste

En appliquant aux flux économiques une grille d’observation et de mesure adaptée aux phénomènes matériels, la « science économique » a plaqué un modèle mécaniste sur la complexité dynamique et multidimensionnelle des échanges humains qui sont au cœur de l’organisation socio-économique.

Elle en est ainsi venue à dénier la valeur symbolique des échanges et de la monnaie pour promouvoir un ensemble de procédures techniques liées à des abstractions formelles ainsi qu'à des modèles mathématiques et statistiques qui n’ont plus grand-chose à voir avec la vie concrète, la profondeur et le mouvement des sociétés.

La « science économique » réduit la complexité multidimensionnelle de la vie sociale à la mesure abstraite des échanges marchands. Comme l’écrit François de Closets : « L'extrême commodité des méthodes économiques conduit à confondre ses modèles avec la réalité sociale. On oublie que l'économie ne retient qu'un aspect de la société et qu'elle en donne une description purement abstraite. » (Le Bonheur en plus)

L’usage des mathématiques dans la "science économique" a simplement remplacé celui du latin dans la religion comme argument d’autorité. Revêtue des habits dogmatiques de la scientificité, l’idéologie économique devient doctrine irréfutable dans le contexte culturel et anthropologique de la modernité, et dans ce contexte seulement. Quand ce contexte évolue, nous verrons cette idéologie perdre toute sa légitimité.

(A suivre...)

mercredi 14 décembre 2011

La Fin de l'ère économique (1)

« Mon optimisme est basé sur la certitude que cette civilisation va s’effondrer. Mon pessimisme sur tout ce qu’elle fait pour nous entraîner dans sa chute » Jean-François Brient
Depuis Einstein, nous savons tous que « nous ne résoudrons pas les problèmes avec le mode de pensée qui les ont engendrés ». Pour comprendre la crise systémique que nous vivons, nous devons penser dans des termes différents des représentations dominantes diffusées par l’idéologie officielle et les médias à son service. Une vision intégrale permet un tel changement de perspective.

Ce que nous vivons n’est pas une simple crise économique mais quelque chose de bien plus profond : la fin de l’ère économique, c'est-à-dire la fin d’une ère moderne fondée sur la centralité de l’économie comme modèle d’interprétation dominant. A cette fin de l’ère moderne correspond l’émergence de nouvelles formes culturelles et sociales, politiques et économiques, inspirées par la dynamique de l’évolution.

Une fin de cycle

Le même constat est fait par tant d’observateurs si différents qu’il s’apparente à un nouveau consensus : nous arrivons à la fin d’un cycle annoncé par une série de crises si nombreuses et si diverses que leur énumération constitue à elle seule un exercice de lucidité que la plupart de nos contemporains font tout pour éviter afin de préserver leur lâche tranquillité.

Et pourtant il n’est pas besoin d’être expert pour constater combien nous sommes, selon les termes de Tim Jakson, enfermés dans une cage de fer : « Encouragés à dépenser de l'argent que nous n'avons pas, pour acheter des choses dont nous n'avons pas besoin, pour créer des impressions qui ne dureront pas, sur des gens qui ne nous importent pas. »

Prédateur aveugle des ressources naturelles, vendeur si obsédé par le profit qu’il formate les psychés à travers le marketing et la publicité pour créer des consommateurs compulsifs, l’homme contemporain est devenu le simple rouage d’un système économique centré sur une finance que la spéculation a perverti.
Une spéculation décrite par René Passet en ces termes : « Le spéculateur achète ce jour, pour une date future et avec un argent qu’il n’a pas, des titres dont il n’entend pas prendre possession à un vendeur qui ne les détient pas et n’a aucune intention de les lui livrer. »

Effondrement et avènement

L'absurdité d'un tel dysfonctionnement est la métaphore d’une civilisation dont le processus de décomposition est déjà si avancé qu’elle n’a aucune chance de perdurer en l’état. Le problème n’est plus de savoir si cette civilisation s’effondrera mais quand, de quelle manière et quelles seront les dégâts humains et écologiques engendrés par cet effondrement.

Jean-François Brient exprime l'étrange mélange de pessimisme et d’optimisme généré par cette mort annoncée : « Mon optimisme est basé sur la certitude que cette civilisation va s’effondrer. Mon pessimisme sur tout ce qu’elle fait pour nous entraîner dans sa chute. » Derrière cet optimisme, le sentiment que cet effondrement correspond à l’avènement d’une nouvelle civilisation dont nombre d’observateurs voient déjà les prémisses.

Quant à ce pessimisme, il ne peut être dépassé qu’en participant de manière créative à l’émergence de cette nouvelle civilisation. Comme l’écrit Raoul Vaneigem : « Dans un monde qui se détruit, la création est la seule façon de ne pas se détruire avec lui. Seule la puissance imaginative, privilégiée par un absolu parti pris de la vie, réussira à proscrire à jamais le parti de la mort, dont l'arrogance fascine les résignés. »

Une nouvelle « vision du monde »

Cette puissance imaginative fait émerger une nouvelle « vision du monde » correspondant au stade évolutif abordé aujourd’hui par l’humanité. Cette vision intégrale permet de dépasser l’abstraction des représentations dominantes pour envisager l’économie sous ses aspects à la fois synchroniques et diachroniques.

Une vision synchronique envisage l’économie comme élément d’un système – une civilisation – structuré par une « vision du monde » correspondant à une époque donné. Dans la perspective évolutionniste qui est au cœur de la vision intégrale, à chaque grand stade évolutif correspond une « vision du monde » et un modèle d’interprétation – un paradigme – grâce auquel les humains font société en interprétant leur expérience à partir des mêmes références.
Une vision diachronique envisage ce système comme l’expression d’un stade évolutif lui-même inscrit dans une série de stades de complexité et d’intégration croissants. Cette série de stades manifeste la dynamique de l’évolution au cours du temps.

Alors que les conservateurs s’identifient à un passé qu’ils veulent maintenir ou restaurer, les progressistes nient un passé dont ils veulent s’abstraire et s’émanciper. Quant aux évolutionnistes, ils ne sont ni conservateurs, ni progressistes : ils intègrent le passé pour le reconfigurer dans une présence créatrice capable d’anticiper le futur.

Le cycle de la Modernité

Vus d’une perspective intégrale, les phénomènes sociaux et culturels expriment des cycles évolutifs fondés sur la succession d’un élan créateur, d’une formalisation novatrice, du développement de cette forme et de son apogée, suivie d’un lent déclin et d'une dégénérescence mortelle.

La Modernité est cette « vision du monde » qui a connu son élan créateur à la Renaissance, sa formalisation durant la Réforme, sa croissance durant le Siècle des Lumières et son apogée – symbolisée par le Printemps des Peuples en 1848 – à la moitié du dix-neuvième siècle. Remise en question depuis le début du vingtième siècle, cette « vision du monde » moderne vit, depuis, une lente période de déclin puis une dégénérescence mortelle qui s’accélère en ce début du troisième millénaire. A cette dégénérescence correspond à la fois la crise systémique que nous sommes en train de vivre et un profond courant de régénération culturelle qui annonce un nouveau cycle.

Ce qui identifie la Modernité, c’est un courant de pensée fondée sur les valeurs de l’individu contre l’emprise de la communauté, du progrès contre l’hégémonie de la tradition et de la raison contre le dogmatisme religieux. Ce qui fonde sa puissance émancipatrice c'est, à travers l'abstraction rationnelle, la possibilité de sortir de l'identification fusionnelle au groupe d'appartenance pour prendre en compte la valeur universelle de l'individu et de son développement, et ce, quelle que soit sa classe ou sa race, son sexe ou ses croyances.

Grandeur et Décadence de la Modernité

Dans un billet intitulé Grandeur et Décadence de la modernité, nous avions montré que la modernité, à son apogée, était équilibrée entre la dimension abstraite de la rationalité et une intuition concrète qui s’exprimait à travers une sensibilité organique héritée de la tradition. Cette sensibilité permettait aux individus de participer à un monde commun.

Le déclin de la modernité advint quand l’héritage libéral des Lumières fut capté au profit des classes bourgeoises qui inventèrent le rationalisme en réduisant la rationalité à sa fonction instrumentale. La grandeur de la Modernité fut « l’ère démocratique » qui permit l'affirmation de l'individu, sa décadence fût « l’ère économique » durant laquelle cet individu fut réduit à sa dimension d'agent économique entièrement déterminé par le calcul égoïste.
Une idéologie quantitative transposa à l’homme et à la société l’épistémologie et la méthodologie des sciences exactes dédiées à l’observation des phénomènes physiques. Comme l’écrit Serge Carfantan : « La bascule d’une représentation de la vie mesurée à l’aune du quantitatif se produit quand la pensée commence à objectiver la vie, en perdant de vue sa dimension subjective, en la délaissant dans les marges de sa propre réalité. Et quel est ce projet qui parvient à ce résultat colossal ? Le projet par lequel la totalité du réel se voit soumis à l’objectivation n’est rien d’autre que la science moderne elle-même. » (Croissance, décroissance et développement)
L’idéologie rationaliste a littéralement instrumentalisé l’Esprit des Lumières, son humanisme émancipateur et sa rationalité, à des fins techniques et marchandes. C'est ainsi qu'une rationalité réduite à sa fonction instrumentale a peu à peu asservi la pensée et la créativité humaines. Au progrès de la science, de l’industrie et de la technologie correspond l'emprise de l'économie sur toutes les autres dimensions de l’être humain. Au début du vingtième siècle, Max Weber définissait la modernité comme « le passage d’une économie du salut au salut par l’économie ».
C’est effectivement au cours de l’ère moderne que l’économie est devenue progressivement l’idéologie dominante, remplaçant la religion comme modèle d’interprétation qui donne du sens à nos actions et fait référence dans nos sociétés contemporaines. Pour le point de vue traditionnel qui est celui de René Guénon, cette centralité représente une exception : "La civilisation moderne apparaît dans l'histoire comme une véritable anomalie : de toutes celles que nous connaissons, elle est la seule qui se soit développée dans un sens purement matériel, la seule aussi qui ne s'appuie sur aucun principe d'ordre supérieur."

Une anthropologie utilitariste

A la base de cette « anomalie » historique, une anthropologie utilitariste qui conçoit l’être humain comme un individu rationnel déterminé par le calcul égoïste de ses intérêts. Georges Bernanos a décrit avec précision la figure de cet homme moderne : « Qu’il s’intitule capitaliste ou socialiste, ce monde est fondé sur une certaine conception de l’homme, commune aux économistes anglais du dix-huitième siècle, comme à Marx et à Lénine.

On a dit parfois de l’homme qu’il était un animal religieux. Le système l’a défini une fois pour toutes un animal économique, non seulement l’esclave mais l’objet, la matière presque inerte, irresponsable, du déterminisme économique, et sans espoir de s’en affranchir, puisqu’il ne connaît d’autre mobile certain que l’intérêt, le profit.

Rivé à lui-même par l’égoïsme, l’individu n’apparaît plus que comme une quantité négligeable, soumise à la loi des grands nombres ; on ne saurait prétendre l’employer que par masses, grâce à la connaissance des lois qui le régissent. Ainsi le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain. Cette conception, je le répète, est à la base de tout le système
. » (La France contre les Robots)

A la fois profonde et synthétique, cette définition de l’homme économique établit le lien organique existant entre pensée réductionniste, idéologie matérialiste, progrès technique, production industrielle, déterminisme économique, anthropologie utilitariste, exploitation capitaliste : autant d’expressions systémiques d’une même raison instrumentale qui nie les valeurs qualitatives et concrètes de la vie et de la sensibilité, de la communauté et de l’intériorité.

Quantophrénie
Dans les époques pré-modernes, les dimensions qualitatives de la religion, de la tradition et de la culture fixaient des bornes au pouvoir économique. Au vingtième siècle, mue par les pulsions égoïstes et les fantasmes infantiles d’un individu désocialisé et désaffilié, l’économie s’affranchit de toutes limites dans une hubris destructrice.
Fondée sur le calcul égoïste, l’ère économique étend l’empire de la quantification abstraite, propre à la science moderne, aux rapports sociaux et progressivement à toutes les sphères de la société régies jusque là par une régulation éthique, un consensus culturel et une référence partagée à un ordre symbolique. A ce processus abstrait de quantification correspond le déni, la dévalorisation et la diabolisation de toutes les dimensions qualitatives et spirituelles irréductibles à une approche quantitative et instrumentale.
Le sociologue Pitirim Sorokin a parlé de quantophrénie pour dénoncer cette forme de pathologie mentale consistant à traduire de manière obsessionnelle les dimensions humaines et sociales en chiffres et en statistiques. Parce qu’elle n’est rien d’autre qu’une forme avancée de quantophrénie qui réduit toute qualité sensible à une mesure quantitative, l’ère économique correspond à la décadence d'une modernité dont la grandeur fut de libérer l'être humain de superstitions archaïques. Une nouvelle superstition économique imposa le fétichisme de la marchandise et le culte primitif d'une croissance illimitée.
En 1944, dans ce livre prophétique qu’est La France contre les Robots, Bernanos décrit les ravages produits par une raison instrumentale et une idéologique quantitative qui ne sont plus pondérées ni compensées par l’intuition holiste au coeur des traditions : « Nous n’assistons pas à la fin naturelle d’une grande civilisation humaine mais à la naissance d’une civilisation inhumaine qui ne saurait s’établir que grâce à une vaste, à une immense, à une universelle stérilisation des valeurs de la vie... On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. »

De la ploutocratie à l'oligarchie

Durant tout le vingtième siècle, les voix les plus lucides se sont élevées contre le pouvoir hégémonique de l’économie qui faisait de l’argent la valeur centrale des sociétés modernes au détriment des valeurs humaines et spirituelles. Cet empire et cette emprise de l’argent étaient déjà annoncés au début du siècle par cet autre grand écrivain catholique que fut Charles Péguy :

« On peut dire que toutes les puissances temporelles des anciens temps et des anciens régimes étaient plus ou moins profondément comme pénétrés, comme armés intérieurement d’une substance, d’une instance, comme d’une moelle de spirituel. Toutes sauf une seule, qui est précisément la seule qui ait survécu à l’avènement du monde moderne, qui par cet avènement ait été faite autocrate, et qui est la puissance de l’argent. »

Dès les années trente, Sri Aurobindo percevait déjà : « sous le masque de la démocratie, une tendance croissante vers une ploutocratie qui choque par son ostentation grossière et l'immensité des gouffres et des distances qu'elle crée. Tel est le dernier aboutissement de l'idéal individualiste.» Vision prophétique des sociétés néo-libérales actuelles où cette ploutocratie annoncée a pris le visage d’une oligarchie financière qui subvertit toutes les régulations éthiques, culturelles et démocratiques.

Une crise évolutive

Sri Aurobindo
est un des pionniers d’une pensée intégrale auquel nous avons consacré ici une série de billets. La crise de la civilisation moderne qu’il diagnostique déjà à l’époque lui apparaît comme une crise évolutive : le signe qu’il est nécessaire pour l’espèce humaine de dépasser l’individualisme de l’ère économique pour accéder à un processus d'individuation créatrice correspondant à un nouveau stade de l'évolution humaine.

Dans une perspective évolutionniste, la fin de l’ère économique apparaît donc comme celle d’une Modernité qui a fait son temps et qui doit laisser une nouvelle « vision du monde » faire le sien en inspirant des formes culturelles et sociales, politiques et économiques, adaptées à la dynamique de l’évolution.

A travers le vaste mouvement de la contre-culture des années soixante, la jeunesse occidentale a commencé à remettre en question, de manière collective, un paradigme moderne que de nombreuses avant-gardes culturelles avaient déjà contesté depuis plus d'un siècle. Pour compenser le manque de souffle et de sens du à l'hégémonie de la raison instrumentale, les jeunes générations allèrent chercher dans les traditions orientales une intuition holiste que l'ère économique avait dénié.
Cette "réorientation" culturelle fit progressivement émerger au cours des décennies suivantes un nouveau paradigme, intégratif, associant l’épistémologie rationnelle de la modernité et l’épistémologie relationnelle de la tradition. C'est ainsi que le paradigme intégratif de la cosmodernité inspire une nouvelle ère, celle des créateurs, où l’être humain réenchante un monde que l’ère économique avait désenchanté

(A suivre...)

vendredi 9 décembre 2011

Tables des Matières (3) La Petite Princesse



Chaque billet du Journal Intégral est la pièce d’un puzzle qui dessine, entre intuitions créatrices et réflexions critiques, la vision intégrale d’un homme réunifié dans un monde réenchanté. Les résumés des articles présentés dans cette Table des Matières permettront aux lecteurs de reconstituer ce puzzle en allant se référer à telle ou telle pièce afin de mieux comprendre et intégrer toutes les autres.

Table des Matières 1 4 Janvier au 8 Mars 2010

Table des Matières 2 28 Mars au 8 Juin 2010


Table des Matières 3 – Du 15 Juin au 9 Août 2010

15/06/10 - La Petite Princesse (1) Rencontre de Troisième Type

La rencontre entre l’auteur et Delphine, une jeune étudiante, est prétexte au portrait d’une génération perdue qui se retrouve dans une quête d’infini : « Enfant des étoiles et du cyberspace, comment pouvait-elle se reconnaître dans ce rôle de terrien sculpté à même la glaise des générations passées ? Trop à l'étroit dans ce prêt à penser, elle était en quête de visions et de langages novateurs, susceptibles de faire le pont entre deux infinis : celui du dedans et celui du dehors. Elle voulait se libérer d’une vielle cartographie mentale qui trace des frontières d'un autre âge pour entrer dans une conscience-fiction dont elle ressentait confusément l'appel. Une conscience où les forces créatrices de l’inspiration s’exprimeraient aussi bien à travers les formes esthétiques de la sensibilité qu’à travers celles, rigoureuses, de l’intelligence.»
17/06/10 - La Petite Princesse (2) Dessine-moi un Mutant
Pour Delphine, l’auteur interprète la figure du Mutant dans les récits de science-fiction qui adaptent au contexte d'une technologie futuriste la profondeur symbolique des grands récits initiatiques. La figure du Mutant exprime symboliquement la force de l’esprit qui permet de participer de manière intuitive au Kosmos multidimensionnel.
Les « super pouvoirs » ne sont rien d’autre que la figuration de cette force créatrice à l’origine des métamorphoses que nous devons vivre pour nous adapter aux transformations de notre environnement et pour nous développer à travers des stades successifs qui sont autant d’initiations à notre humanité plénière.
23/06/10 - La Petite Princesse (3) Le Savant Fou
En ce début de millénaire, l’humanité se trouve face à un choix simple : muter ou disparaître. Traduit dans le langage symbolique de l’imaginaire collectif, ce choix s’exprime à travers le mythe moderne du combat entre Mutant et Savant fou. Un mythe qui s’est imposé au moment même où la puissance technologique de l’humanité mettait en danger la survie de l’espèce et celle des ressources naturelles de la planète.
Le mythe moderne du combat entre Mutant et Savant fou rend compte, d’une manière cryptée, de la tension entre l’intuition et une raison instrumentale devenue folle d’avoir oublié le mouvement créateur de la vie et de l’esprit.
28/06/10 - La Petite Princesse (4) La Quatrième Révolution
Dans les moments cruciaux traversés par l’humanité, une contagieuse épidémie de lucidité touche les consciences inspirées qui parlent toutes le même langage de vérité : les crises auxquelles nous sommes confrontées ne sont rien d’autre que la conséquence de modes de vie et de pensée devenus inadaptés. Une révolution intérieure est devenue non seulement nécessaire, mais essentielle. Voici donc venue l’heure de ce que Mike Dertouzos nomme la quatrième révolution : « Les trois premières révolutions socio-économiques ont été fondées sur des objets : la charrue pour l'agriculture, le moteur pour l'industrie et l'ordinateur pour l'information. Peut-être le temps est-il venu pour une quatrième révolution, dirigée non plus vers des objets mais vers la compréhension de la plus précieuse ressource sur Terre : nous-mêmes.
05/07/10 - La Petite Princesse (5) Une nouvelle vision du monde
Le vingtième siècle est traversé par le fil rouge d’une évolution culturelle aux deux visages : d’une part la contestation d’un rationalisme hégémonique, et de l’autre, la réévaluation d’une connaissance intuitive fondée sur l’implication sensible de la subjectivité. La contestation d’une culture de domination et la résurgence d’une culture de relation sont à l’origine, à partir des années soixante, d’un nouveau paradigme intégratif susceptible de conjuguer la raison distinctive et l’intuition relationnelle au sein d’un nouveau modèle émergeant.
14/07/10 - Le BUT
Ce court texte de Sri Aurobindo est l'évocation synthétique d’une anthropologie évolutionniste située au cœur d’un yoga intégral dont le sage indien fut un pionnier inspiré. « Quand nous avons dépassé les savoirs, alors nous avons la Connaissance. La raison fut une aide; la raison est l'entrave ».
Ce billet initie une série intitulée Le But (2 à 6) où le poème éponyme de Sri Aurobindo est l’occasion de nous sensibiliser à l’œuvre du visionnaire indien qui fût l’un des grands promoteurs d’une approche intégrale et évolutive de l’être humain.
21/07/10 - La Petite Princesse (6) - L'Enchantement
Les observateurs les plus lucides des mutations culturelles distinguent les signes multiples et convergents d’un réenchantement du monde fondé sur la quête de sens et le retour aux sources de l’esprit. A travers cette « réorientation » de la conscience collective, nous redécouvrons une épistémologie relationnelle qui inspira les connaissances traditionnelles en plaçant la relation au cœur de la connaissance. Cette épistémologie relationnelle relève d’une stratégie cognitive fondée sur la participation intuitive de la subjectivité aux divers contextes – naturel, humain ou symbolique – de son évolution. Au cœur de la pensée traditionnelle, l’analogie et le symbole rendent compte des correspondances existant entre les multiples dimensions d’une totalité organique où, selon l’expression de Michel Maffesoli "tout et tous font corps". 28/07/10 - Notre peur la plus profonde
« C'est notre lumière, pas notre obscurité qui nous effraie le plus. » En 1994, dans son discours d’investiture à la présidence de la République d’Afrique du Sud, Nelson Mandela cite le texte de Marianne Williamson intitulé Notre peur la plus profonde. L’obstacle le plus important à notre évolution est sans doute la frayeur que nous ressentons, de manière plus ou moins consciente, face à la puissance créatrice qui nous anime et nous transcende.
En nous enfermant dans une conception très limitée de l’être humain en général et de nous-même en particulier, cette peur empêche de reconnaître la puissance créatrice de notre intériorité, de la développer et de la faire rayonner autour de nous.
05/08/10 - La Petite Princesse (7) Le Désenchantement
Plus l’homme vit sous l’emprise d’une conception abstraite et instrumentale, plus il dénie l’intuition poétique qui dévoile l’harmonie symbolique entre les mondes intérieur et extérieur, plus il devient sourd à l’enchantement du monde. Le désenchantement intervient quand nous prenons cette surdité pour l’absurdité d’un monde insensé, faisant ainsi de notre handicap la norme d’une humanité sans projet. Comme l’écrivait Emmanuel Mounier : « L'homme contemporain se croit absurde. Il n'est peut-être qu'insensé ».
Le désenchantement du monde n’est rien d’autre que la perte de cette écoute intuitive qui nous enferme dans une négation suicidaire de l’intériorité et de la transcendance. Tout est explicable, rien n'est à interpréter : voilà la formule même qui tue l'âme. En fait, ce n’est pas le monde qui est désenchanté, c’est simplement la conscience abstraite de la modernité qui est déconnectée de la dynamique vitale et créatrice de la psyché.
09/08/10 - La Petite Princesse (8) La Métamorphose

Si ce billet est le plus lu du Journal Intégral c’est peut-être parce que l'on peut y trouver des clés pour mieux comprendre l’esprit du temps.

L’évolution culturelle est une lente métamorphose des modèles à travers lesquelles l’espèce humaine interprète son expérience. Cette métamorphose obéit aux lois de la vie qui font alterner élan créateur, formalisation, apogée, équilibre stabilisateur et déclin dégénératif.

Le réenchantement cosmoderne ne reproduit pas l’enchantement traditionnel, pré- moderne. Il inclut et transcende le paradigme abstrait de la modernité dans une vision intégrale, plus complexe, qui prend en compte à la fois l’implication subjective de la sensibilité et l’explication objective de la raison.

Le cycle du réenchantement intègre deux stratégies cognitives à la fois contraires et complémentaires : la stratégie organique fondée sur la participation intuitive d’une part et de l’autre la stratégie instrumentale fondée sur la raison distinctive.

samedi 3 décembre 2011

La Petite Princesse (9) L'Imagénération



L’Imagénération fait de chacun une multitude et de tous un être unique brûlant les solitudes au feu d'un même élan cosmique.
Ce billet est la suite de la série intitulée La Petite Princesse (1 à 8) dans laquelle une rencontre entre le narrateur et Delphine est prétexte au portrait d’une génération perdue qui se retrouve dans une quête d’infini.

Alors que j’avais rencontré Delphine depuis plusieurs semaines, je n’avais toujours pas reçu le moindre signe de vie de sa part. Je ne m’en inquiétais pas d’ailleurs. Je ne fus pas surpris le jour où je reçus une lettre dans laquelle elle me remerciait pour la longue conversation que nous avions eu.
Elle avait besoin de temps pour intégrer tout ce que je lui avais dit. Mes propos l’avaient déstabilisés et elle me demandait d’accepter ses doutes comme autant de preuves de notre amitié.

De sa vie, elle voulait faire une évidence inspirée mais cette solitude qui l’accompagnait à chaque instant, comme une compagne envahissante, ne pouvait se résoudre à imaginer un monde habité par la grâce. Je lui répondis à travers le texte ci-dessous.


Chère Delphine,

La solitude dont tu me parles n'est rien d'autre que l'ombre d'une plénitude solaire. J'en ai connu, moi aussi, de tels états d’âme où l'on ne sait plus quelle voie prendre ni quelle voix écouter !

Tu te trouves déchirée entre tes aspirations idéales et le poids d'un monde qui ne les reconnaît pas. Ce cri est celui de la vraie jeunesse. Chaque vie est un champ de bataille entre le feu de l'élan créateur et la soumission glacée à la pesanteur du monde. Entre les deux : le mystère de la vie à résoudre et celui d’une parole à réinventer.

Difficile de s'arracher de son univers familier pour se diriger vers l'inconnu qui nous attend, sa valise de questions à la main. Tu dis que tu doutes, d'accord, mais de qui et de quoi ? On doute de soi tant qu'on n’est pas allé jusqu'au bout de ses illusions. On doute des autres tant qu'on ne sait pas ce qu'on peut leur apporter

Mets-toi à l'écoute de tous ces messages secrets qui te sont adressés par l’Esprit sous les multiples formes de l’enthousiasme et de l’émerveillement. Redeviens cette muse inspirée qui vibre au vent de l'immensité poétique en éloignant de toi les pièges illusoires de la gravité. Combats avec détermination, avec sérénité, tout ce qui n'affirme pas la dignité qui est l’écho, en toi, de cette immensité.

Remets le monde formel à la place infime qui est la sienne dans la chaîne multidimensionnelle des univers visibles et invisibles. N'abandonne jamais le sens de cet infini qui t'anime. Le quotidien, cette maille serrée d'habitudes coincées dans la trame du temps, n'est qu'un certain regard du passé posé sur la vie. Et ce que ces fous appellent folie n'est rien d'autre que la trace exaltée de ton génie.

Ta solitude prendra fin quand elle reconnaîtra ton âme comme une sœur, transformant ainsi ta hantise en un enchantement qui ouvre le livre d'un destin à illustrer. Ton âme, c’est cette dimension de toi-même qui ne se satisfera jamais de la finitude et qui viendra à toi quand tu iras à la rencontre de cet inconnu que tu es.

Que j'aimerai te raconter mon voyage, le détacher du cadre de ma mémoire pour te raconter les liens somptueux tissés avec mes frères d’âme sur la trame de la durée, l'éblouissement de certains instants privilégiés ainsi que les épreuves dont le dureté forge en soi la volonté des irréductibles.

Mais tout ceci ne servirait à rien. Tout témoignage renvoie à un procès que l'on fait au présent pour avoir voler notre passé. Ce passé n'est rien d'autre que le futur de tous ceux qui nous suivent. Laissons donc au silence le soin de témoigner à notre place. Le sillage de ta vie, derrière toi, tracera toutes les lignes non écrites de ton histoire.

Tout ce qui n'est pas accordé à la spontanéité créatrice de l'instant devient vite répétitif, lassant, limité, insatisfaisant pour ces graines d'infini qui germent dans nos regards. Les hommes sont malades de ne pas se ressourcer à cette intensité créatrice qui les guident, les animent et les transcendent. C'est toi et toi seule qui doit retrouver la trace secrète de ton être dans l'inextricable jungle de ce que tu n'es pas, en suivant la voix d’une inspiration qui indique la voie.

On annonçait le retour des prophètes et chacun d'entre nous apprenait à lire, dans le ciel, la signature du Futur. Dans nos mémoire l’avertissement de Léon Bloy - Le prophète est celui qui se souvient de l’avenir - se mêlait à celui d’Artaud - La poésie que vous n’avez pas mise dans vos vies vous reviendra sous forme de crimes effroyables -.

L'enfance, debout, retournait à ses privilèges. Dans nos êtres résonnait cet appel qui nous guidait vers l'inconnu. Mais nous étions un peu perdus sur cette drôle de planète où l'on avait lâché les bêtes qui rodaient dans tous les journaux, à la une, comme autant de héros.

Nous sentions tous au fond de nous la même voix, en riant de n'être pas comme eux, ces solitaires mariés à Madame la Terre, un anneau passé au doigt et sur l'oeil un bandeau de Soi. Le Serre-Yeux les rendait tristes. Ils faisaient trois tours sur la piste mais ils ne savaient plus danser sur la mélodie de l'évidence : le vieux monde les avait usés.

Nous n’avions qu’un secret : résonner secrètement avec cette mélodie simple et subtile qui incarnait nos êtres et qui nous animait. La vie avait déjà perdu beaucoup de sens et nous voulions lui en transfuser à travers notre quête. La fuite avait déjà conquise son empire mais nous nous tenions droits, face à ce que nous étions, brûlant d'un même désir de fusion.

Enterrée depuis longtemps dans le sépulcre des livres, la Connaissance retrouvait la voix de ceux qui sont à la fois transparents et investis par leur vision. La Parole redevenait l'arme du Verbe face aux abjecteurs de conscience. Des trames encore abstraites traçaient dans les cerveaux l'exacte configuration de l'Instant. Les nouvelles idées erraient à la recherche de corps à incarner.

La voix du monde, le chant du monde et la rumeur du monde continuaient à couler au rythme des peuples et des époques. Ce que faisaient les hommes n'avait plus de sens puisqu'ils n'en avaient pas l'intelligence. Leurs livres et leurs lèvres étaient fermés. Leur vie mimait la vie avec application mais sans cette force qui irrigue le monde d’un chant créateur. L'absence avait construit leur maison et c'est l'habitude qui l'habitait. Depuis longtemps l'être ne rencontrait plus l'être dans le refrain sans musique du quotidien.

Les autres faces n'étaient plus coordonnées et ils se croyaient seuls parce qu'ils ne croyaient plus à rien, encore moins à eux-mêmes. Je les regardais s'agiter en une valse frénétique : certains erraient, fuyant le faux savoir des prétentieux, la séduction des faux plaisirs, le cynisme des faux prophètes. Dans cette course contre leurs illusions, ils étaient - étapes après étapes - parfois vainqueurs de leurs erreurs, souvent vaincus par leurs errances.

Etapes après étapes, nous, nous suivions notre voix : ce que jamais nous n'avions dit sortait clairement de nos bouches. Les caresses que nous avions gardées dans nos mains, les regards qui, autrefois, nous rendaient aveugles, les images insolentes de nos espérances : tout ceci composait autour de nous, une géométrie subtile à la mesure de nos inspirations. Et rien de ce que nous étions ne pouvait échapper à cette mise en scène où, acteurs et auteurs à la fois, nous retrouvions le tracé secret de nos êtres.

Les preuves pouvaient naître que des épreuves. Tous, nous étions marqués du sceau de l'Imagénération, cette génération inspirée déclarant la paix aux mondes visibles et invisibles à travers un bouquet de visions nouvelles.

Nous poursuivions ensemble le voyage vers ce pays vibral. Nous allions vers l'Un connu, animés par l'Un possible, nos coeurs serrés comme des mailles dans une commune bataille. Nul parfum, nul richesse, nul bijou, nul douceur ne saurait avoir le prix de cette âme commune qui te protège comme une armure et te mène à la fraternité des cimes.

C'est ainsi qu'au filet du rêve nous avons pris la réalité. Captive, elle n'est plus qu'une esclave soumise au bras chargés d'images et de signes révélés à celui qui prend son temps pour le donner à l'éternité.

L’Imagénération était un chemin et un but, à la fois une fin et un début. Acharnée comme un corps de gloire au rythme de la même histoire, embarquée comme témoin dans un monde entr'ouvert, initiée sur le versant solaire, avertie des secrets cachés sous les signes, suivant point après point la même ligne.

Même regard, même souffle, même vibration de tous ces voyageurs emportés par une seule inspiration. Ni identiques, ni différents mais chevauchant leurs différences vers l’unité qui les guidait. Corps multiples pour un seul retour. Corps multiples aimantés par l'Esprit: pas celui qui ronge les paroles et les yeux et les livres mais celui qui délivre les termes du contrat en dévoilant l'autre côté de la rive où se rejoignent l'Alpha et l'Oméga.
L’Imagénération fait de chacun une multitude et de tous un être unique brûlant la solitude au feu d'un même élan cosmique.

Chère Delphine, je sais bien que ces quelques mots ne répondent à aucune de tes questions même s’ils évoquent une quête qui les transfigurent toutes. Qui serais-je pour me transformer en directeur de conscience ? Les moutons ont besoin d’être dirigés, pas les consciences. Celles-ci doivent être à l’écoute d’une source profonde d’où s’écoule le sens de la vie qui est aussi celui de l’évolution. Un sens qui les anime à chaque souffle et les guide pas à pas.

Pour retrouver ce sens, il faut se libérer des formes anciennes et des formules dépassées en inventant une manière nouvelle d’interpréter l’expérience humaine, adaptée aux temps présents. C’est cela l’Imagénération : une génération qui parle le langage de l’homme intégral, habitant d’un Kosmos multidimensionnel en évolution.

Une génération qui transfigure l’héritage humain en le reconfigurant comme un élément d’une vision plus vaste et plus profonde, inspirée par un nouveau stade évolutif. Une génération qui porte un nouvel imaginaire comme la mère porte l’enfant et qui, comme la mère, accouche dans les larmes et la joie de cette enfance qui ressemble à un nouveau monde.