samedi 30 juillet 2011

Le But (2) Quand nous avons dépassé les savoirs...

Au hasard de mes pérégrinations sur la toile, j’ai retrouvé une chanson de Georges Moustaki qui a pour titre Aphorismes et dont j’ai décidé, à l’unanimité, de faire l’hymne officiel du Journal Intégral !... Dans cette chanson, Georges Moustaki met en musique une partie du poème de Sri Aurobindo intitulé Le But que nous avions proposé ici en totalité.

Avec des mots simples sur une musique méditative, cette chanson exprime, selon moi, l’essence d’une vision évolutionniste au cœur de la pensée intégrale. Dans cette perspective dynamique, l’être humain évolue du savoir à la connaissance en dépassant la raison, il évolue des velléités au pouvoir en dépassant l’effort, de la jouissance à la béatitude en dépassant le désir, de l’individualisation à la personne réelle en dépassant le moi, de l’humanité à l’Homme en dépassant l’animal.



Aphorismes. Musique de Georges Moustaki. Paroles de Sri Aurobindo.
 

Quand nous avons dépassé les savoirs
Alors nous avons la connaissance
La raison fût une aide
La raison est l'entrave
 

Quand nous avons dépassé les velléités
Alors nous avons le pouvoir
L'effort fût une aide
L'effort est l'entrave
 

Quand nous avons dépassé les jouissances
Alors nous avons la béatitude
Le désir fût une aide
Le désir est l'entrave
 

Quand nous avons dépassé l'individualisation
Alors nous sommes des personnes réelles
Le moi fût une aide
Le moi est l'entrave
 

Quand nous dépasserons l'humanité
Alors nous serons l'homme
L'animal fût une aide
L'animal est l'entrave 


Le temps de la vacance

Aphorismes est cette porte musicale qui nous permet de retrouver Georges Moustaki et son univers poétique tissé de rêves et de révoltes, d’hédonisme et de sensualité, d’Orient mythique et de Brésil nonchalant. Comme si, après une longue absence, nous étions ravis de retrouver un vieil ami qui a enchanté notre jeunesse en habillant nos états d’âme de ses mélodies sensibles et nos états d’esprit de ses paroles inspirées.

Un ami qui nous accompagné de loin en loin, tout au long de notre vie, en éveillant dans notre cœur un paysage de source loin des tracas du quotidien. Peu de chanteurs ont réussi comme lui à évoquer ce lâcher prise "oriental" que certains prennent pour de la langueur alors qu’il est surtout un art de vivre et de vibrer qui permet de distinguer l’essentiel de l’accessoire.

On demande toujours des nouvelles de sa santé à un vieil ami que l’on avait eu peu perdu de vue. Celles de Jo, qui vient d’avoir 77 ans, ne sont pas très bonnes. Souffrant des bronches, il a du annuler tous ses concerts en 2009 pour «une durée indéterminée», en raison d'un état de santé «incompatible avec son travail».

Pendant qu’il prend soin de sa santé, écoutons donc les chansons de Moustaki durant ce temps des vacances qui convient si bien à son univers. La vacance, c’est un état d’âme et d’esprit, une forme de sagesse née d’un vide intérieur qui permet d’être à l’écoute de la vie et de percevoir sa plénitude à travers le flux des sensations, des émotions et des inspirations. Ce temps de la vacance est celui où l’on prend Le temps de Vivre, En méditerranée, en se rappelant qu’hier encore, Il y avait un jardin qu’on appelait la terre...



mardi 26 juillet 2011

Une Pensée Post-Philosophique

Plus je fais la révolution, plus j'ai envie de faire l'amour. Plus je fais l'amour, plus j'ai envie de faire la révolution. (Slogan de Mai 68)
Une contre histoire de la Philosophie
Bien que je sois - et parce que je suis - en parfait désaccord avec sa vision matérialiste, j’aime écouter, chaque été, les conférences de Michel Onfray diffusées cette année du 25 Juillet au 26 août à 19h sur France Culture. Ces conférences s’inscrivent dans une « contre histoire » de la philosophie qui vise à contester l’historiographie officielle, celle d’une philosophie idéaliste et abstraite, d’inspiration platonicienne et chrétienne, pour proposer une contre histoire qui serait celle d’un courant matérialiste et hédoniste qui va de Démocrite et Epicure jusqu’à Nietzsche et Camus en passant notamment par les encyclopédistes du dix-huitième et le socialisme libertaire du dix-neuvième siècle.
Fondée sur une réelle culture philosophique, comme sur des préjugés tout aussi réels, cette démarche permet effectivement d’éclairer des courants occultés par la philosophie officielle tout en déconstruisant l’idéologie qui la sous-tend et en déboulonnant au passage quelques idoles. La déconstruction du Mythe Freudien, l’année dernière, fût délicieusement iconoclaste et joyeusement argumentée. Se référer à l'ouvrage salutaire qu'Onfray consacre à ce sujet : Le crépuscule d'une idole. La neuvième année de cette contre histoire de la philosophie est consacrée aux hérétiques freudiens et au courant freudo-marxiste représenté par Otto Gross, Wilhelm Reich et Erich Fromm. On trouvera ici les synopsis de toutes les conférences.

Dans une toute autre perspective que le matérialisme militant – et parfois militaire – d’Onfray, il est intéressant d’établir une généalogie culturelle entre la dissidence freudienne et - via l’Ecole de Francfort dont Erich Fromm fût une figure emblématique - le vaste mouvement contre-culturel des années soixante. Mais là où d’aucuns considèrent ce mouvement comme une simple contestation politique et social, il nous apparaît, de manière plus profonde, comme un courant de régénération culturelle fondée sur l’émergence d’un nouveau paradigme.

La Dialectique de la Raison

Dans « La Dialectique de la Raison », Theodor Adorno et Max Horkheimer deux autres grandes figures de l’école de Francfort décrivent la lutte entre deux modes de pensée hérités des Lumières : « Depuis le dix-huitième siècle, la pensée occidentale s'est trouvée confrontée à un choix contradictoire entre deux façons de raisonner, deux positions, deux écoles différentes. La première préconise de libérer l'esprit humain du carcan mental dans lequel il s'est lui-même emprisonné, dans l'espoir de parvenir aux valeurs intrinsèques de l'ordre, aux fins dernières, au but ultime de la vie. C'est le côté critique des Lumières : la raison consacrée à la libération, à la transcendance.

Sur le rivage opposé de cette dialectique, on trouve la deuxième école, qui propose une domination de la nature. Cette dernière position, devenue la branche la plus active de l'héritage des Lumières, présuppose une désacralisation du monde, une réduction quantitative et mécaniste de l'univers en une masse informe d'objets hétéroclites. La raison devient un simple instrument au service des moyens et non des fins. Cette façon de voir conduit à l'aliénation spirituelle de l'homme, à sa coupure d'avec la nature, puis à l'industrialisation et à la mercantilisation du monde vivant. Toute l'histoire de la science ainsi que toutes les autres dimensions de la vie intellectuelle depuis le dix-huitième siècle sont empreintes de cette dialectique
».
La contre-culture des années soixante naît de la contestation d’une culture de domination fondée sur la rationalité instrumentale à quoi elle oppose un autre usage de la raison comme moyen au service d’une libération et d’une transcendance. Il s’agit dès lors de retrouver la dynamique évolutive de la vie et de l’esprit créateur en se libérant de l’emprise d’une abstraction technique et d'une exploitation économique qui aliènent l’individu.
Et c’est justement ce qu’exprimait le courant freudo-marxiste : la nécessité de libérer en soi le flux créateur du désir et de la vie aliéné par un mode de production capitaliste et par la reproduction idéologique d’une culture de domination. Cette libération individuelle nourrissant, en retour, la volonté de transformation sociale, économique et politique. Cette interaction entre les sphères individuelles et sociales est joliment exprimé par le célèbre slogan de Mai 68 : "Plus je fais l'amour, plus j'ai envie de faire la révolution et plus je fais la révolution, plus j'ai envie de faire l'amour".

« La vie prime sur l’économie »

Raoul Vaneigem
, un des principaux inspirateurs du mouvement situationniste au coeur de la pensée contestataire, écrit ceci : « La vie prime sur l’économie. Telle est la pratique individuelle et collective d’où naîtra la véritable internationale du genre humain... L’intelligence sensible dissout la carapace caractérielle où les désirs s’emprisonnaient, comme dans la foule et l’abstraction concentrationnaire, l’individu concret » (Nous qui désirons sans fin).
Le mouvement contestataire des années soixante comme le courant freudo-marxiste ne peuvent se comprendre l'un et l'autre que dans l’étroite interaction entre les diverses formes de libération : psychique et sociale, culturelle et spirituelle, politique et économique. Le caractère multidimensionel de cette libération nécessite et annonce une nouvelle forme de pensée, intégrative, et non plus fragmentée.
Médecin psychosomaticien et analyste reichien, Gérard Guasch est auteur de deux livre sur Reich : "Reich, énergie vitale et psychothérapie" et "Wilhelm Reich, biographie d'une passion". Dans un article sur Reich intitulé Un psychanalyste en quête de l’énergie vitale, il écrit ceci : « Un homme aura trouvé en Occident le pendant de l’énergie vitale découverte depuis des millénaires en Orient. Le nom de cet homme : Wilhelm Reich. Le nom de cette énergie : orgone. Reich fera de la pleine circulation de cette énergie dans l’organisme, au travers de l’épanouissement de l’énergie sexuelle, le fondement de sa thérapie...
L’énergie d’orgone n’existe pas ! C’est par cette affirmation péremptoire qu’un juge américain conclut, en 1954, l’arrêt de justice qui va entraîner la destruction par le feu de la majeure partie des livres et articles scientifiques de Wilhelm Reich et, quelques années plus tard, son incarcération dans un pénitencier fédéral où il mourra. Et pourtant… Disciple dissident de Freud, médecin psychiatre et psychanalyste, passionné de biologie, de biophysique et d'astronomie, sexologue, sociologue et militant politique, Wilhelm Reich (1897-1957), tient une place particulière dans l'histoire de la psychanalyse et des sciences de la vie. C'est que, loin de rester assis derrière son divan à pratiquer "l’art de l’attente infinie", il s'engage très tôt dans une quête passionnée de l’énergie.
»

De Reich au Tao
Sensibilisés par Wilhem Reich à la dimension libératrice de l’énergie vitale, nombre d’individus vont poursuivre leur quête d’une vie concrète et sensible, niée par une culture de domination abstraite, en s’intéressant aux traditions énergétiques de l’orient, notamment le Taoïsme et le Tantrisme ainsi qu’au Chamanisme des peuples premiers. Gérard Guash est un représentant emblématique de ce trajet qui conduit de Reich au Tao. Ce spécialiste de Reich pratique l’acupuncture et diverses thérapeutiques énergétiques d’origine ou d’inspiration chinoise, tout en animant Le Tao du Cœur, un cercle d'études dédié à la découverte de la pensée et de l'art de vivre taoïste.
Gérard Guash vient d’ailleurs d’écrire un ouvrage intitulé Vivre l’énergie du Tao, tradition et pratiques présenté ainsi par l’éditeur : « Ce livre nous invite à une découverte intime de la voie du Tao. Après une exposition des origines du taoïsme, de ses mythes fondateurs et de ses grandes figures, Gérard Guasch nous montre en quoi cette voie, compatible avec n'importe quelle croyance, peut nous intéresser pour activer et réactiver notre énergie, et ce qu'elle peut apporter à notre vie de chaque jour. Les pratiques simples que l'auteur propose - exercices de respiration, de concentration et de méditation - et dont certaines ont trois mille ans d'existence, ont une efficacité démontrée pour harmoniser corps, coeur et esprit. »
Si nous évoquons ici l’itinéraire de Gérard Guasch à titre d'exemple, c’est qu’il nous paraît emblématique d’une généalogie culturelle qui existe entre le courant freudo-marxiste, la contre-culture contestataire et la quête d’un nouveau paradigme qui redécouvre les traditions holistes de l’orient. Profondément dynamique, la vision énergétique des traditions orientales s’appuie sur une épistémologie sensible, relationnelle et holiste, qui remet en question le réductionnisme occidental, son abstraction ainsi que l’idéologie scientiste qui en est le vecteur.
Une conscience éveillée
La rencontre entre l’épistémologie rationnelle et réductionniste de la modernité, d'une part, et de l'autre, l'épistémologie relationnelle et holiste des traditions donnera naissance à une « vision intégrale » fondée sur une épistémologie intégrative associant les ressources intuitives de la subjectivité et celles, explicatives, de la rationalité. Les lecteurs intéressés par cette généalogie culturelle peuvent se référer, entre autres, aux billets suivants : Grandeur et décadence de la modernité, Le cœur et la raison, L’ère des créateurs (2), une généalogie culturelle.
Que les vacances ne nous empêchent donc pas de réfléchir !... Même et surtout si cette réflexion va à contre-courant aussi bien de l’histoire que de la contre histoire de la philosophie. Ce n’est pas parce que l’on refuse de souscrire à la philosophie dominante que l’on est obligé de se reconnaître dans le néo-scientisme hédoniste et matérialiste qui inspire la contre histoire de la philosophie.
Car cet idéalisme et ce matérialisme apparaissent en fait comme les deux faces à la fois contradictoires et complémentaires d’un même dualisme à quoi la conscience humaine n’est pas réductible. Une conscience éveillée, c'est-à-dire poétique et non-duelle, n’oppose pas transcendance et immanence mais perçoit le monde matériel de la manifestation comme l’expression immanente et évolutive d’un Esprit transcendant. Car, après tout, la sagesse la plus profonde n’est-elle pas celle qui est capable d'interpréter la finitude existentielle comme l’épiphanie sensible et créatrice de l’Esprit infini ?
« Asphilosophie »
Trop souvent, aujourd’hui, le terme de philosophie désigne, par anti-phrase, l’ennemie désignée de la sagesse, réduite à la figure d’un infantilisme sectaire, et destituée au profit d’une abstraction intellectuelle qui absolutise la rationalité. On pourrait utiliser le terme d’ « asphilosophie » pour désigner cette lente asphyxie de l’intuition créatrice par l’abstraction formelle, menant tout droit à ce formalisme intellectuel qui est la mort même de toute pensée.
Un formalisme qui s'exprime à travers la domination académique de la philosophie analytique promue par les héritiers de Wittgentstein. Ce même Wittgenstein dont Deleuze parle dans son Abécédaire en le traitant, avec ses épigones, "d'assassins de la philosophie" et d'un "système de terreur" : " C'est la pauvreté instaurée en grandeur... Il n y' a pas de mot pour décrire ce danger-là".
Par-delà cet académisme mortifère, ce qui est en question c’est la philosophie elle-même, conçue comme une discipline scolaire qui fait abstraction du contexte - concret et sensible, existentiel et évolutif - où se développe la conscience, réduisant la pensée à un formalisme vide et impuissant à donner du sens, à interpréter notre expérience et à "faire société". L’heure n’est plus où l'on peut encore s’identifier à une histoire idéaliste ou à une contre histoire matérialiste de la philosophie. L'urgence est de retrouver la sagesse concrète et existentielle où s’origine la tradition philosophique pour l’actualiser et la développer dans le contexte post-moderne d’une société en mutation constante et en complexité croissante.
Cette sagesse concrète initie un nouveau cycle, celui d'une pensée interdimensionnelle et post-philosophique, expression d’une diversité cognitive qui intègre la réflexion conceptuelle à l’ensemble des dimensions humaines : corporelles, émotionnelles, créatrices, énergétiques, spirituelles. Parce qu’elle participe intimement aux divers contextes où évolue l’humain, cette pensée interdimensionnelle peut en saisir, de manière à la fois intuitive et analytique, toute la complexité. Et cela est plus que jamais nécessaire dans la société de l’information et de l’interconnexion où nous évoluons.

vendredi 22 juillet 2011

Charte de la Transdisciplinarité



Il devient indispensable que l'humanité formule un nouveau mode de pensée si elle veut survivre et atteindre un plan plus élevé. Albert Einstein

Consacrés au Nouvel Esprit Pédagogique, nos trois derniers billets faisaient notamment référence aux réflexions de René Barbier, Jean Biès et Basarab Nicolescu, qui tous trois, participent aux activités du Ciret, le Centre International de Recherches Transdisciplinaires. Inscrites dans une transdisciplinarité qui est « ouverture de toutes les disciplines à ce qui les traverse et les dépasse », rénovations pédagogiques et épistémologiques vont de pair. Elles participent de ce nouveau stade de l'esprit humain évoqué aussi bien par les poètes du Grand Jeu que par un savant comme Albert Eistein.

Une culture se définit par la façon dont une collectivité humaine entre en relation avec son milieu d’évolution en se le représentant à travers la connaissance. L’épistémologie étudie justement la façon dont nous faisons connaissance avec notre milieu. Les modes de connaissance se transforment au fil du temps en fonction des diverses visions du monde correspondant à chaque stade d’une évolution culturelle qui est cause et conséquence d’une évolution épistémologique.

Notre civilisation technocratique a développé une épistémologie abstraite et réductionniste fondée sur l’objectivation et l’analyse, la formalisation mathématique et la fragmentation disciplinaire. C’est une façon particulière d’envisager la connaissance. Il y en a eu d’autres avant elle et il y en aura d’autres après. N'en doutons pas : viendra un temps, pas si lointain, où nos descendants envisageront nos sciences actuelles - et l'épistémologie qui les sous-tend - avec la distance qu'un esprit rationnel entretient aujourd'hui avec les mythes religieux.

Le Nouvel Esprit Epistémologique

Si cette épistémologie technocratique a fait son temps, celui de la modernité triomphante, les crises auxquelles nous sommes confrontées sont autant de signes qui attestent qu’elle est aujourd’hui dépassée à l’heure où émerge une « société fluide » de l’information et de l’interconnexion. Une société qui privilégie le flux et la relation dont les propriétés dynamiques, associatives et organiques échappent à l’abstraction et à l’objectivation.

Dans ce contexte, un nouvel esprit épistémologique en voie d’émergence cherche à s’émanciper du réductionnisme dominant pour inventer des formes de connaissance fondées sur l’intégration entre raison distinctive et intuition sensible. Chacune à son niveau, la Pensée Complexe d’Edgar Morin, la Transdisciplinarité de Basarab Nicolescu, la Raison Sensible de Michel Maffesoli, l'Approche transversale de René Barbier ou la Vision intégrale de Ken Wilber sont autant de variations inspirées par une épistémologie intégrative qui allie, à partir d’une « raison ouverte », les ressources cognitives de l’implication subjective et celles de l’explication rationnelle.

La Charte de la transdisciplinarité, que l’on peut lire sur le site du Ciret, énonce certains des principes animant ce « nouveau stade de l’esprit humain » qui s'exprime et se décline à travers les sphères culturelles, épistémologiques et pédagogiques. Rédigée par Lima de Freitas, Edgar Morin et Basarab Nicolescu, la charte de la transdisciplinarité a été adoptée au Premier Congrès Mondial de la Trandisciplinarité, Convento da Arrábida, au Portugal, du 2 au 6 novembre 1994.


Charte de la Transdisciplinarité

Préambule

Considérant que la prolifération actuelle des disciplines académiques et non-académiques conduit à une croissance exponentielle du savoir, ce qui rend impossible tout regard global de l'être humain,

Considérant que seule une intelligence qui rend compte de la dimension planétaire des conflits actuels pourra faire face à la complexité de notre monde et au défi contemporain d'autodestruction matérielle et spirituelle de notre espèce,

Considérant que la vie est lourdement menacée par une technoscience triomphante, n'obéissant qu'à la logique effrayante de l'efficacité pour l'efficacité,

Considérant que la rupture contemporaine entre un savoir de plus en plus accumulatif et un être intérieur de plus en plus appauvri mène à une montée d'un nouvel obscurantisme, dont les conséquences sur le plan individuel et social sont incalculables,

Considérant que la croissance des savoirs, sans précédent dans l'histoire, accroît l'inégalité entre ceux qui les possèdent et ceux qui en sont dépourvus, engendrant ainsi des inégalités croissantes au sein des peuples et entre les nations sur notre planète,

Considérant en même temps que tous les défis énoncés ont leur contrepartie d'espérance et que la croissance extraordinaire des savoirs peut conduire, à long terme, à une mutation comparable au passage des hominiens à l'espèce humaine,

Considérant ce qui précède, les participants au Premier Congrès Mondial de Transdisciplinarité (Convento da Arrábida, Portugal, 2-7 novembre 1994) adoptent la présente Charte comprise comme un ensemble de principes fondamentaux de la communauté des esprits transdisciplinaires, constituant un contrat moral que tout signataire de cette Charte fait avec soi- même, en dehors de toute contrainte juridique et institutionnelle.

Article 1 : Toute tentative de réduire l'être humain à une définition et de le dissoudre dans des structures formelles, quelles qu'elles soient, est incompatible avec la vision transdisciplinaire.

Article 2 : La reconnaissance de l'existence de différents niveaux de réalité, régis par des logiques différentes, est inhérente à l'attitude transdisciplinaire. Toute tentative de réduire la réalité à un seul niveau régi par une seule logique ne se situe pas dans le champ de la transdisciplinarité.

Article 3 : La transdisciplinarité est complémentaire de l'approche disciplinaire ; elle fait émerger de la confrontation des disciplines de nouvelles données qui les articulent entre elles ; et elle nous offre une nouvelle vision de la nature et de la réalité. La transdisciplinarité ne recherche pas la maîtrise de plusieurs disciplines, mais l'ouverture de toutes les disciplines à ce qui les traverse et les dépasse.

Article 4 : La clef de voûte de la transdisciplinarité réside dans l'unification sémantique et opérative des acceptions à travers et au delà des disciplines. Elle présuppose une rationalité ouverte, par un nouveau regard sur la relativité des notions de "définition" et d'"objectivité". Le formalisme excessif, la rigidité des définitions et l'absolutisation de l'objectivité comportant l'exclusion du sujet conduisent à l'appauvrissement.

Article 5 : La vision transdisciplinaire est résolument ouverte dans la mesure où elle dépasse le domaine des sciences exactes par leur dialogue et leur réconciliation non seulement avec les sciences humaines mais aussi avec l'art, la littérature, la poésie et l'expérience intérieure.

Article 6 : Par rapport à l'interdisciplinarité et à la multidisciplinarité, la transdisciplinarité est multiréférentielle et multidimensionnelle. Tout en tenant compte des conceptions du temps et de l'histoire, la transdisciplinarité n'exclut pas l'existence d'un horizon transhistorique.

Article 7 : La transdisciplinarité ne constitue ni une nouvelle religion, ni une nouvelle philosophie, ni une nouvelle métaphysique, ni une science des sciences.

Article 8 : La dignité de l'être humain est aussi d'ordre cosmique et planétaire. L'apparition de l'être humain sur la Terre est une des étapes de l'histoire de l'Univers. La reconnaissance de la Terre comme patrie est un des impératifs de la transdisciplinarité. Tout être humain a droit à une nationalité, mais, au titre d'habitant de la Terre, il est en même temps un être transnational. La reconnaissance par le droit international de la double appartenance - à une nation et à la Terre - constitue un des buts de la recherche transdisciplinaire.

Article 9 : La transdisciplinarité conduit à une attitude ouverte à l'égard des mythes et des religions et de ceux qui les respectent dans un esprit transdisciplinaire.

Article 10 : Il n'y a pas un lieu culturel privilégié d'ou l'on puisse juger les autres cultures. La démarche transdisciplinaire est elle-même transculturelle.

Article 11 : Une éducation authentique ne peut privilégier l'abstraction dans la connaissance. Elle doit enseigner à contextualiser, concrétiser et globaliser. L'éducation transdisciplinaire réévalue le rôle de l'intuition, de l'imaginaire, de la sensibilité et du corps dans la transmission des connaissances.

Article 12 : L'élaboration d'une économie transdisciplinaire est fondée sur le postulat que l'économie doit être au service de l'être humain et non l'inverse.

Article 13 : L'éthique transdisciplinaire récuse toute attitude qui refuse le dialogue et la discussion, quelle que soit son origine - d'ordre idéologique, scientiste, religieux, économique, politique, philosophique. Le savoir partagé devrait mener à une compréhension partagée fondée sur le respect absolu des altérités unies par la vie commune sur une seule et même Terre.

Article 14 : Rigueur, ouverture et tolérance sont les caractéristiques fondamentales de l'attitude et de la vision transdisciplinaires. La rigueur dans l'argumentation qui prend en compte toutes les données est le garde-fou à l'égard des dérives possibles. L'ouverture comporte l'acceptation de l'inconnu, de l'inattendu et de l'imprévisible. La tolérance est la reconnaissance du droit aux idées et vérités contraires aux nôtres.

Article final : La présente Charte de la Transdisciplinarité est adoptée par les participants au Premier Congrès Mondial de Transdisciplinarité, ne se réclamant d'aucune autre autorité que celle de leur oeuvre et de leur activité.

Selon les procédures qui seront définies en accord avec les esprits transdisciplinaires de tous les pays, la Charte est ouverte à la signature de tout être humain intéressé par les mesures progressives d'ordre national, international et transnational pour l'application de ses articles dans la vie.

Convento da Arrábida, le 6 novembre 1994.

mardi 19 juillet 2011

Education intégrale (5) Le Nouvel Esprit Pédagogique (fin)



Apprendre à devenir humain est la seule radicalité. Raoul Vaneigem

Basarab Nicolescu est un physicien français d’origine roumaine, fondateur et animateur du Ciret Centre International de Recherches et Etudes Transdisciplinaires – dont nous avons évoqué les travaux dans le premier et le second billet consacré au « Nouvel Esprit Pédagogique ». Nous reviendrons, ailleurs, sur l’originalité et la nécessité de cette transdisciplinarité qui est « ouverture de toutes les disciplines à ce qui les traverse et les dépasse » et qui, en cela même, est cousine d’une vision intégrale. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est le regard original que permet une telle ouverture épistémologique sur l'éducation.

S’interrogeant sur ce que devrait être une éducation correspondant aux mutations du monde moderne, la "Commission internationale sur l'éducation pour le vingt et unième siècle", rattachée à l'UNESCO et présidée par Jacques Delors, a défini les quatre piliers de l’éducation : apprendre à connaître, apprendre à faire, apprendre à vivre ensemble et apprendre à être. ( L'éducation : un trésor est caché dedans.)

Dans un article intitulé Vers une éducation transdisciplinaire, Basarab Nicolescu relie ces quatre types d’éducation sous le signe de la transdisciplinarité. Selon lui : « Une éducation viable ne peut être qu'une éducation intégrale de l'homme, selon la formulation si juste du poète René Daumal. Une éducation qui s'adresse à la totalité ouverte de l'être humain et non pas à une seule de ses composantes. L'éducation actuelle privilégie l'intelligence de l'homme, par rapport à sa sensibilité et à son corps, ce qui a été certainement nécessaire à une époque donnée, pour permettre l'explosion du savoir. Mais cette préférence, si elle continue, va nous entraîner dans la logique folle de l'efficacité pour l'efficacité qui ne peut aboutir qu'à notre autodestruction. »

Basarab Nicolescu explique de manière synthétique la nécessaire évolution vers une éducation intégrale qui est la cause et la conséquence de ce qu’il appelle une révolution de l'intelligence : « l'émergence d'un nouveau type d'intelligence, fondée sur l'équilibre entre l'intelligence analytique, les sentiments et le corps. C'est seulement ainsi que la société du XXIème siècle pourrait concilier effectivité et affectivité. »


Vers une éducation transdisciplinaire - Basarab Nicolescu

L'avènement d'une culture transdisciplinaire, qui pourra contribuer à l'élimination des tensions qui menacent la vie sur notre planète, est impossible sans un nouveau type d'éducation qui prenne en compte toutes les dimensions de l'être humain.

Les différentes tensions - économiques, culturelles, spirituelles - sont inévitablement perpétuées et approfondies par un système d'éducation fondé sur les valeurs d'un autre siècle, en décalage accéléré avec les mutations contemporaines. La guerre plus ou moins larvaire, des économies, des cultures et des civilisations ne cesse pas de conduire ici et là à la guerre chaude. Au fond, toute notre vie individuelle et sociale est structurée par l'éducation. L'éducation se trouve au centre de notre devenir. L'avenir est structuré par l'éducation qui est dispensée dans le présent, ici et maintenant.

La prise de conscience d'un système d'éducation en décalage avec les mutations du monde moderne s'est traduite par de nombreux colloques, rapports et études. Le rapport le plus récent et le plus exhaustif a été élaboré par la "Commission internationale sur l'éducation pour le vingt et unième siècle", rattachée à l'UNESCO et présidée par Jacques Delors. Le rapport Delors met avec force l'accent sur les quatre piliers d'un nouveau type d'éducation : apprendre à connaître, apprendre à faire, apprendre à vivre ensemble et apprendre à être.

Dans ce contexte, l'approche transdisciplinaire peut avoir une contribution importante dans l'avènement de ce nouveau type d'éducation.

Apprendre à connaître

Apprendre à connaître signifie tout d'abord l'apprentissage des méthodes qui nous aident à distinguer ce qui est réel de ce qui est illusoire et avoir ainsi un accès intelligent aux fabuleux savoirs de notre époque. Dans ce contexte l'esprit scientifique, un des plus hauts acquis de l'aventure humaine, est indispensable. L'initiation précoce à la science est salutaire car elle donne accès, dès le début de la vie humaine, à l'inépuisable richesse de l'esprit scientifique, fondé sur le questionnement, sur le refus de toute réponse pré-fabriquée et de toute certitude en contradiction avec les faits.

Mais l'esprit scientifique ne veut nullement dire l'augmentation inconsidérée de l'enseignement des matières scientifiques et la construction d'un monde intérieur fondée sur l'abstraction et la formalisation. Un tel excès, hélas courant, ne pourrait conduire qu'à l'exact opposé de l'esprit scientifique : les réponses toutes faites d'autrefois seraient remplacées par d'autres réponses toutes faites (cette fois-ci avec une sorte de brillance "scientifique") et, en fin de compte, un dogmatisme serait remplacé par un autre.

Ce n'est pas l'assimilation d'une énorme masse de connaissances scientifiques qui donne accès à l'esprit scientifique, mais la qualité de ce qui est enseigné. Et "qualité" veut dire ici faire pénétrer l'enfant, l'adolescent ou l'adulte au coeur même de la démarche scientifique qui est le questionnement permanent en relation avec la résistance des faits, des images, des représentations, des formalisations.

Apprendre à connaître veut dire aussi être capable d'établir des passerelles - des passerelles entre les différents savoirs, entre ces savoirs et leurs significations pour notre vie de tous les jours ; entre ces savoirs et significations et nos capacités intérieures. Cette démarche transdisciplinaire sera le complément indispensable de la démarche disciplinaire, car elle mènera à un être sans cesse re-lié, capable de s'adapter aux exigences changeantes de la vie professionnelle et doté d'une flexibilité restant toujours orientée vers l'actualisation de ses potentialités intérieures.

Apprendre à faire

Apprendre à faire signifie, certes, l'acquisition d'un métier et des connaissances et pratiques qui lui sont associées. L'acquisition d'un métier passe nécessairement par une spécialisation. On ne peut faire une opération à coeur ouvert si on n'a pas appris la chirurgie ; on ne peut résoudre une équation de troisième degré si on n'a pas appris les mathématiques ; on ne peut être metteur en scène sans connaître les techniques théâtrales. Mais, dans notre monde en ébullition, dont le séisme informatique est annonciateur d'autres séismes à venir, se figer toute la vie dans un seul et même métier peut être dangereux, car cela risque de conduire au chômage, à l'exclusion, à la souffrance désintégrante de l'être.

La spécialisation excessive et précoce est à bannir dans un monde en rapide changement. Si on veut vraiment concilier l'exigence de la compétition et le souci de l'égalité des chances de tous les êtres humains, tout métier dans l'avenir devrait être un véritable métier à tisser, un métier qui serait relié, à l'intérieur de l'être humain, aux fils qui le relient à d'autres métiers. Il ne s'agit pas, bien entendu, d'acquérir plusieurs métiers à la fois mais de bâtir intérieurement un noyau flexible qui donnerait rapidement accès à un autre métier.

Là aussi, la démarche transdisciplinaire peut être précieuse. En fin de compte, "apprendre à faire" est un apprentissage de la créativité. "Faire" signifie aussi faire du nouveau, créer, mettre à jour ses potentialités créatives. C'est cet aspect du "faire" qui est le contraire de l'ennui ressenti, hélas, par tant d'êtres humains qui sont obligés, pour subvenir à leurs besoins, d'exercer un métier en non-conformité avec leurs prédispositions intérieures.

"L'égalité des chances" veut dire aussi la réalisation de potentialités créatives différentes d'un être à l'autre. "La compétition" peut vouloir dire aussi l'harmonie des activités créatrices au sein d'une seule et même collectivité. L'ennui, source de violence, de conflit, de désarroi, de démission morale et sociale peut être remplacé par la joie de la réalisation personnelle, quelle que soit la place où cette réalisation s'effectue, car cette place ne peut être qu'unique pour chaque personne à un moment donné.

Bâtir une véritable personne veut dire aussi lui assurer les conditions de réalisation maximale de ses potentialités créatrices. La hiérarchie sociale, si souvent arbitraire et artificielle, pourrait être ainsi remplacée par la coopération des niveaux structurés en fonction de la créativité personnelle. Ces niveaux seront des niveaux d'être plutôt que des niveaux imposés par une compétition qui ne prend nullement en compte l'homme intérieur. L'approche transdisciplinaire est fondée sur l'équilibre entre l'homme extérieur et l'homme intérieur. Sans cet équilibre, "faire" ne signifie rien d'autre que "subir".

Apprendre à vivre ensemble

Apprendre à vivre ensemble signifie, certes, tout d'abord le respect des normes qui régissent les rapports entre les êtres composant une collectivité. Mais ces normes doivent être vraiment comprises, admises intérieurement par chaque être et non pas subies en tant que contraintes extérieures. "Vivre ensemble" ne veut pas dire simplement tolérer l'autre dans ses différences d'opinion, de couleur de peau et de croyances ; se plier aux exigences des puissants ; naviguer entre les méandres d'innombrables conflits ; séparer définitivement sa vie intérieure de sa vie extérieure ; faire semblant d'écouter l'autre tout en restant convaincu de la justesse absolue de ses propres positions. Sinon, "vivre ensemble" se transforme inéluctablement dans son contraire : lutter les uns contre les autres.

L'attitude transculturelle, transreligieuse, transpolitique et transnationale peut être apprise. Elle est innée, dans la mesure où dans chaque être il y a un noyau sacré, intangible. Mais si cette attitude innée n'est que potentielle, elle peut rester pour toujours non-actualisée, absente dans la vie et dans l'action. Pour que les normes d'une collectivité soient respectées elles doivent être validées par l'expérience intérieure de chaque être. Il y a là un aspect capital de l'évolution transdisciplinaire de l'éducation : se reconnaître soi-même dans le visage de l'Autre.

Il s'agit d'un apprentissage permanent, qui doit commencer dans la plus tendre enfance et continuer tout au long de la vie. L'attitude transculturelle, transreligieuse, transpolitique et transnationale nous permettra ainsi de mieux approfondir notre propre culture, de mieux défendre nos intérêts nationaux, de mieux respecter nos propres convictions religieuses ou politiques. L'unité ouverte et la pluralité complexe, comme dans tous les autres domaines de la Nature et de la connaissance, ne sont pas antagonistes.

Apprendre à être

Apprendre à être apparaît, au prime abord, comme une énigme insondable. Nous savons exister mais comment apprendre à être ? Nous pouvons commencer par apprendre ce que le mot "exister" veut dire, pour nous : découvrir nos conditionnements, découvrir l'harmonie ou la dysharmonie entre notre vie individuelle et sociale, sonder les fondations de nos convictions pour découvrir ce qui se trouve au-dessous. Dans le bâtiment, le stade de la fouille précède celui des fondations. Pour fonder l'être il faut d'abord procéder aux fouilles de nos certitudes, de nos croyances, de nos conditionnements. Questionner, questionner toujours : ici aussi, l'esprit scientifique nous est un guide précieux. Cela s'apprend aussi bien par les enseignants que par les enseignés.

"Apprendre à être" est aussi un apprentissage permanent où l'enseignant informe l'enseigné autant que l'enseigné informe l'enseignant. La construction d'une personne passe inévitablement par une dimension trans-personnelle. Le non-respect de cet accord nécessaire explique, en grande partie, une des tensions fondamentales de notre époque, celle entre le matériel et le spirituel. La survie de notre espèce dépend, dans une large mesure, de l'élimination de cette tension, par une conciliation vécue, à un autre niveau d'expérience que celui de tous les jours, entre ces deux contradictoires apparemment antagonistes. "Apprendre à être" c'est aussi apprendre à connaître et respecter ce qui relie le Sujet et l'Objet. L'autre est un objet pour moi si je ne fais pas cet apprentissage, qui m'enseigne que, et l'autre et moi, nous bâtissons ensemble le Sujet relié à l'Objet.

Une éducation intégrale

Il y a une inter-relation assez évidente entre les quatre piliers du nouveau système d'éducation : comment apprendre à faire en apprenant à connaître, et comment apprendre à être en apprenant à vivre ensemble ? Dans la vision transdisciplinaire, il y a aussi une trans-relation, qui relie les quatre piliers du nouveau système d'éducation et qui a sa source dans notre propre constitution d'êtres humains. Cette trans-relation est comme le toit qui repose sur les quatre piliers du bâtiment. Si un seul des quatre piliers du bâtiment s'écroule, le bâtiment tout entier s'écroule, le toit avec lui. Et s'il n'y a pas de toit, le bâtiment tombe en ruine.

Une éducation viable ne peut être qu'une éducation intégrale de l'homme, selon la formulation si juste du poète René Daumal. Une éducation qui s'adresse à la totalité ouverte de l'être humain et non pas à une seule de ses composantes.

L'éducation actuelle privilégie l'intelligence de l'homme, par rapport à sa sensibilité et à son corps, ce qui a été certainement nécessaire à une époque donnée, pour permettre l'explosion du savoir. Mais cette préférence, si elle continue, va nous entraîner dans la logique folle de l'efficacité pour l'efficacité qui ne peut aboutir qu'à notre autodestruction.

Il ne s'agit pas, bien entendu, de se limiter à augmenter le nombre d'heures prévues pour les activités artistiques ou sportives. Ça serait comme si nous essayions d'obtenir un arbre vivant en juxtaposant des racines, un tronc et une couronne de feuillage. Cette juxtaposition ne conduirait qu'à un faux-semblant d'arbre vivant. L'éducation actuelle ne concerne que la couronne de feuillage. Mais la couronne ne fait pas l'arbre.

Les expériences récentes faites par le Prix Nobel de Physique Leon Lederman avec les enfants des banlieues les plus défavorisées de Chicago, mettent bien en relief le sens de nos propos. Le Professeur Lederman a tout d'abord convaincu quelques enseignants de l'école secondaire de s'initier à de nouvelles méthodes d'apprentissage de la physique fondées sur le jeu, le toucher des différents objets, la discussion entre les élèves pour découvrir la signification des mesures faisant intervenir les différents organes des sens - la vue, le toucher, l'ouïe - tout cela dans une atmosphère de plaisir et de réjouissance.

Autrement dit, tout ce qui est le plus éloigné de l'apprentissage formel des mathématiques et de la physique. Et le miracle a eu lieu : les enfants provenant des familles les plus pauvres, où règnent la violence, le manque de culture et le désintérêt pour les préoccupations habituelles des enfants, ont découvert, par le jeu, les lois abstraites de la physique. Ces mêmes enfants étaient déclarés, un an auparavant, incapables de comprendre toute abstraction. Il est d'ailleurs intéressant de souligner que les plus grandes difficultés de l'opération et, il va sans dire, la majeure partie de son coût, ont été dues à la résistance des enseignants : ils avaient beaucoup de mal à abandonner leurs anciennes méthodes. La formation des formateurs a été plus longue et plus difficile que le travail avec les enfants.

Un nouvel humanisme

L'expérience de Chicago montre bien que l'intelligence assimile beaucoup plus rapidement et beaucoup mieux les savoirs quand ces savoirs sont compris aussi avec le corps et avec le sentiment. Dans un arbre vivant, les racines, le tronc et la couronne de feuillage sont inséparables : c'est à travers eux qu'intervient le mouvement vertical de la sève qui assure la vie de l'arbre. C'est là le prototype de ce que nous avons appelé auparavant la révolution de l'intelligence : l'émergence d'un nouveau type d'intelligence, fondée sur l'équilibre entre l'intelligence analytique, les sentiments et le corps. C'est seulement ainsi que la société du XXIème siècle pourrait concilier effectivité et affectivité...

L'Université est le lieu privilégié d'une formation adaptée aux exigences de notre temps et il est le pivot d'une éducation dirigée en amont vers les enfants et les adolescents et orientée en aval vers les adultes. Dans la perspective transdisciplinaire, il y a une relation directe et incontournable entre paix et transdisciplinarité. La pensée éclatée est incompatible avec la recherche de la paix sur cette terre. L'émergence d'une culture et d'une éducation pour la paix réclame une évolution transdisciplinaire de l'éducation et, tout particulièrement, de l'Université.

La pénétration de la pensée complexe et transdisciplinaire dans les structures, les programmes et le rayonnement de l'Université permettra son évolution vers sa mission quelque peu oubliée aujourd'hui - l'étude de l'universel. L'Université pourra ainsi devenir le lieu privilégié d'apprentissage de l'attitude transculturelle, transreligieuse, transpolitique et transnationale, du dialogue entre l'art et la science, axe de la réunification entre la culture scientifique et la culture artistique. L'Université renouvelée sera le foyer d'un nouveau type d'humanisme.

A lire. Quelques propositions de lectures complémentaires

- L’article ci-dessus Vers une éducation transdisciplinaire peut être lu dans L'universel et le singulier - L'éducation comme dialectique: expériences et recherches, Actes du IXe Colloque International de l'Association Francophone Internationale de Recherche Scientifique en Éducation, AFIRSE, Université Rennes - Haute Bretagne, 2001, p. 7-16, sous la direction de Patrick Boumard et Rose-Marie Bouvet.

- Dans le bulletin N°11 de Juin 97 de Rencontres Disciplinaires, le bulletin du Ciret, on peut lire Évolution transdisciplinaire de l'Université , un projet élaboré par le Centre International de Recherches et d'Études Transdisciplinaires (CIRET) en collaboration avec l'UNESCO. Ce projet a servi de base au Congrès de Locarno qui s’est déroulé du 30 avril au 2 mai 1997 sur le thème : Quelle université pour demain ? Vers une évolution transdisciplinaire de l’université.

- Dans le bulletin N° 9-10 de Février 97 de Rencontres Transdisciplinaires, le bulletin du Ciret, on trouvera une série d’articles constituant autant d’annexes au document de synthèse Ciret/Unesco sur l’évolution transdisciplinaire de l'Université. On peut notamment y lire un article d’Edgar Morin intitulé De la réforme de l’Université.

- Ceux qui s'intéressent aux travaux de Basarab Nicolescu peuvent avoir accès ici à de nombreuses informations concernant ses recherches. Un lien donne la possibilité de lire en ligne deux de ses principaux ouvrages : Théorèmes Poétiques (éd. du Rocher. 1994)) et Nous, la particule et le monde (éd. du Rocher. 2002).

jeudi 14 juillet 2011

Education Intégrale (4) Le Nouvel Esprit Pédagogique (suite)



L’école devrait toujours avoir pour but de donner à ses élèves une personnalité harmonieuse et non de les former en spécialistes. Albert Einstein

Ce billet constitue la suite du précédent sur Le Nouvel Esprit Pédagogique dans lequel nous présentions des initiatives qui toutes s’inscrivent dans un vaste courant de rénovation pédagogique. Parmi ces initiatives figurent les activités du CiretCentre International de Recherches et Etudes Transdisciplinaires – qui regroupe des chercheurs autour du thème de la transdisciplinarité.

En Février 1998, dans le n°12 de Rencontres disciplinaires, le bulletin interactif du CIRET, Jean Biès écrivait un article où il esquissait avec culture, sensibilité et profondeur, les bases d’une éducation transdisciplinaire fondée une anthropologie ternaire prenant en compte l’être humain dans sa totalité corps/âme/esprit.

Né à Bordeaux en 1933, Jean Biès découvre dès 1951 l'enseignement de René Guénon et la pensée traditionnelle à propos desquels il publie plusieurs articles et études. Il consacre sa thèse de doctorat d'État sur les relations entre littérature française et pensée hindoue. Il rencontre Pierre Emmanuel, Lanza del Vasto, séjourne auprès d'Arnaud Desjardins et découvre en 1971 C. G. Jung et l'alchimie. Dans des styles et des genres différents, son oeuvre se propose, en une période particulièrement critique, de fournir des "clés de vie", de rendre une âme à un monde qui l'a perdue, et d'œuvrer à l'urgente préparation de l'avenir par un retour au spirituel.

Nous vous proposons de lire cet article de Jean Biès parce qu'il illustre de manière à la fois inspirée et savante ce nouvel esprit pédagogique qui anime les nouvelles formes - intégrales et transdisciplinaires - de l'éducation.

Éducation transdisciplinaire. Profils et projets. Jean Biès.

L'éducation transdisciplinaire est, au sein de l'Ecole et de l'Université, la réhabilitation adaptée d'une anthropologie tripartite, d'une écologie spirituelle, d'une psychologie-psychosophie, d'une métaphysique universelle, et de leurs applications pratiques respectives.

L'anthropologie ternaire envisage l'être humain dans sa totalité de "corps" - physique et mental -, d' "âme" et d'"esprit". C'est elle que l'éducation qui nous intéresse reprend à son compte, en ne se contentant pas de réduire l'hypertrophie cérébrale, mais en rendant aux plans corporels, psychique et pneumatique leur dignité perdue. Elle est de nature holistique.

Un développement harmonieux du corps insiste moins sur les exercices musculaires que sur la respiration contrôlée, la maîtrise de soi, la conscience des mouvements exécutés, l'apprentissage du geste en voie de ritualisation. L'assouplissement corporel est en étroite corrélation avec une certaine plasticité aquatique, une souplesse végétale, - celle de la psyché sensible et de l'intelligence déliée. L'activité manuelle n'en est pas séparée, qui façonne la matière à partir de l'initiative personnelle et s'étend aux oeuvres artisanales et artistiques. Elle rend son importance à la main créatrice, combat le préjugé selon lequel, seule la vie intellectuelle mérite considération.

Le corps individuel est lui-même relié au cosmos : l'un et l'autre s'enracinent dans les mêmes éléments, se développent selon les mêmes lois. L'éducation transdisciplinaire fait sienne l'équation : microcosme égale macrocosme. D'où l'importance accordée à une écologie transpolitique et spirituelle.

Ce dont il s'agit ici, c'est d'un autre regard sur une physis redevenue vivante, d'une prise de conscience de sa fragilité menacée et d'une volonté de mesures protectrices, moins issues de décrets que d'un amour rééduqué de la beauté du monde. Les enfants sont d'ailleurs tout naturellement portés à la redécouverte des mirabilia dont abondent la faune et la flore ; leur pouvoir d'émerveillement les rend spontanément sensibles à la sacralité de ces "théophanies" phénoménales qui réenchantent le monde. Il est aisé de souligner les correspondances entre l'infiniment grand et l'infiniment petit par le recours à la macro et à la microphotographie.

Se ressourçant au monde des archétypes, l'écologie transdisciplinaire inscrit à son programme, sans omettre d'y apporter des correctifs et réactualisations nécessaires, les philosophes allemands de la Nature* : Schelling, Novalis, Schlegel ; les sophiologues russes** : Soloviev, Florensky ; les transcendantalistes américains*** : Emerson, Thoreau ; tous ceux qui, disciples ou émules d'un Grégoire de Nysse ou d'un Jakob Boehme, n'adhèrent pas à la conception mécaniste et scientiste de la matière, mais adoptent la vision non-dualiste des différents degrés de matérialité.

* Les Naturphilosophen réinterprètent la Nature à partir des "correspondances" et des "signatures" ; ils voient en elle un Tout vivant, ne la séparent pas de l'Esprit.

** La "sophianité" reconnaît dans la Sagesse divine l'immanence et le féminin ; elle identifie la Terre originelle, l'Energie cosmique et la Mère de Dieu.

*** Issu de l'idéalisme germanique et découvreur de la philosophie hindoue, le transcendantalisme réunit en un tout Dieu, la nature et l'homme.

Esprits de finesse et de géométrie

L'éducation transdisciplinaire abat les cloisons entre les frontières du savoir, et, selon l'heureuse formule de Basarab Nicolescu, en pratique la "transgression jubilatoire". Elle tend à l'acquisition d'une transculture rapprochant les domaines littéraires et scientifiques sous l'égide de ces intelligences complètes que furent Pascal, alliant esprits de finesse et de géométrie, Goethe menant de front poèmes et expériences chimiques, ou Bachelard explorant l'imaginaire sans se départir de la rationalité, pour créer le "nouvel esprit scientifique".

La même perspective vivifie de l'intérieur chaque discipline. Elle ouvre, en linguistique, sur une vue cavalière des racines indo-européennes : autant de clés donnant accès à la cinquantaine de langues qui en sont nées. Elle ne réduit pas l'histoire au déroulement linéaire de l'événementiel ou à sa philosophie économico-sociale, mais s'y veut étude du rôle du sacré non point en tant qu'étape de l'évolution mais, comme l'a bien vu Mircea Eliade, que constante de la conscience. Elle restitue à la botanique et à la zoologie le légendaire et le mythologique dans leur décodage symbolique. Elle élargit la médecine aux thérapies énergétiques dont un Paracelse fut l'initiateur. Elle ajoute à la mathématique quantitative la qualité numérique, telle que l'envisagent le pythagorisme ou le taoïsme, rétablissant par là une pensée systémique où toute réalité est plus que la somme de ses parties.

Elle enrichit la logique binaire : A différent de B, des autres combinatoires possibles, familières à l'Orient, et réactualisées par Lupasco. Tout en distinguant à sa suite le contradictoriel, qui inclut les polarités contraires, et le contradictionnel, qui exclut les polarités opposées, elle ouvre et enseigne l'éventail des divers angles de vue pris comme autant de niveaux de réalité régis selon des logiques différentes, et tels que Husserl les a mis en relief. Elle conjure ainsi les dangers conflictuels, inhérents à l'unilatéral et à l'exclusif, fruits d'un dualisme corrompu, et ouvre sur la tolérance, qui est respect de l'altérité.

Le mental individuel est lui-même relié à l'intelligence divine. Il est le siège de la pensée discursive, du savoir, de l'entendement ; elle l'est de l'intuition et de la connaissance.

Fondée sur le multidimensionnel, l'éducation transdisciplinaire induit forcément un système de formulations tout autre que celui des exposés more geometrico du rationalisme classique. Son énoncé n'est pas étranger au sentiment, au subjectif, à l'imagé, à cette poésie dont Roberto Juarroz dit qu'elle est "une chose sans laquelle l'homme ne peut vivre", et qui fait actuellement défaut à la voie sèche des technocrates.

Ainsi convient-il d'introduire les nouveaux chercheurs à la polysémie des symboles, au figuré et au suggéré débouchant sur le sens, par-delà un littéralisme indigent ; mais aussi au paradoxe, qui n'est insupportable qu'à un rationnel replié sur des catégories définitives ; mais aussi, à l'apophase, qui soustrait au lieu d'ajouter, réduit non point au dérisoire mais au quintessentiel, - libre et vaste espace où ne se dresse plus qu'une forêt de tiers inclus ; mais aussi, et par-delà cataphase et apophase*, au silence régnant au plus secret de sa caverne.

* La voie cataphatique, ou affirmative, énumère les attributs de Dieu à travers ses énergies ; la voie apophatique, ou négative, les élimine successivement pour ne plus garder que l'indicible Essence.

Ce retour à l'herméneutique permet l'amplification, dans le commentaire des poèmes, contes, mythes et textes sacrés ; il n'exclut pas une ambiguïté toute delphique, qui stimule l'inventivité créatrice en la faisant se mouvoir sur plusieurs registres. Si les spécialités et les compartimentages s'efforcent aux définitions, qui enferment et rigidifient, le transdisciplinaire, qui conduit à l'ouvert, se plaît aux in-finitions.

Une sagesse transhumaniste

L'éducation transdisciplinaire englobe également la psychologie. Il devient difficile, en regard du réductionnisme freudien, de faire comme si Jung n'existait pas, en qui alchimie et Yi King se fertilisent mutuellement avant même de rejoindre cette sagesse transhumaniste où l'on cesse de croire parce que l'on sait.

Si la nigredo explore le monde duel des antagonismes et en fait prendre conscience à l'analysant, si l'albedo les ordonne et les concilie, la rubedo les transcendera dans une unité supérieure. Si deux fonctions clament leur antinomie, le travail analytique favorisera l'éclosion d'une troisième fonction transconflictuelle. Si l'homme et la femme s'opposent dans la guerre des prérogatives, l'examen des rêves réglera l'émergence de l'anima et de l'animus. Si, à un premier degré de réalité, le croisement d'un fait externe et d'un état interne relève de l'aléatoire, un autre se nommera, à un niveau plus élevé, coïncidence, voire synchronicité. Chaque fois, le tiers secrètement à l'œuvre dans telle et telle composante en concurrence résorbe le conflit, plaque un accord vibrant de sa perfection.

L'âme individuelle est elle-même reliée à la grande communauté animique. Comme les éléments nourriciers des "homéomères" dont chacun contient tous les autres, chaque être humain détient en soi les diverses composantes de l'humanité.

L'éducation transdisciplinaire ne peut que favoriser la relation et l'interaction fécondante des dualités dans la rencontre de deux sujets en chacun desquels existe quelque chose de l'autre. Le transdisciplinaire se fait ici école de fraternité. Il recourt à Martin Buber, pour qui la rencontre se place au-delà du "Je" et du "Tu", et dont le face-à-face humain préfigure le Face-à-Face humano-divin. Dans la relation vraie, l'expérience de la réciprocité est dans la nature de l'Etre ; elle résout les contraires au sein de cette conciliatio oppositorum qui, pour Nicolas de Cues, est Dieu même. Il peut citer aussi Berdiaev, qui considère que "l'essence de l'amour est de transcender", et que la communion hausse chacun des moi au statut de "personne".

Abîmée de solitude, meurtrie de désindividuation, la jeunesse, spontanément portée à l'être-ensemble, au partage, ne demande pas mieux que cet apprentissage de la communauté, qui n'est ni solipsisme, ni collectivité, mais situation singulière où celui d'en face n'est point un mur mais un miroir. Déjà, une première mise en compréhension entre élève et professeur - lequel enseigne moins avec ce qu'il sait qu'avec ce qu'il est -, prépare à ce genre d'authenticité.

Les grandes traditions spirituelles

L'éducation transdisciplinaire ne saurait bannir de son champ les domaines du sacré, en ceci que le sacré est précisément ce qui relie l'objet et le sujet, la pensée et l'expérience, l'effectif et l'affectif, transgresse les dualités, opère les transmutations.

Exemplairement transdisciplinaire, cette phrase de saint Paul : "Il n'y a qu'un Dieu ..., qui est au-dessus de tout, agit à travers tout , vit au-dedans de tout", (Ephésiens, IV, 6) pourrait servir d'exergue à l'exploration des grandes traditions spirituelles. Il s'agit en d'autres termes de considérer en même temps la Transcendance, - l'Absolu, le Sur-Etre, la Vacuité-Plénitude, - lieu sans lieu de tout dépassement ; l'espace intermédiaire, - le plan des archétypes, lieu de conciliation des opposés célestes et terrestres, patrie imaginale du tiers, - et l'immanence, - le plan des éléments encore inorganisés.

Une telle exploration relève les isomorphismes et analogies qui rapprochent entre elles ces traditions et tendent vers la fine pointe de l'Infini où les ultimes convergences se fondent dans l'Unité. Elle se situe à l'antipode des faux syncrétismes dissolvants, et dans l'entier respect de chaque tradition rattachée au fond primordial commun. C'est dire qu'une telle discipline s'ouvre moins à la sociologie des religions qu'à leur métaphysique, et que sa bibliothèque idéale s'honore d'accueillir ces maîtres transdisciplinaires de la non-dualité que sont Denys l'Aréopagite, Maître Eckhart, Ibn Arabî, Shankarâcharya, Tchouang-Tseu, pour ne citer que les plus illustres, comme aussi, parmi les modernes, les guides les plus autorisés de la philosophia perennis : René Guénon, Frithjof Schuon, Henri Corbin, Ananda Coomaraswamy, d'autres encore.

L'esprit individuel est lui-même relié à l'Esprit. Selon une comparaison connue, il est, en tant qu'individualité humaine, comme le reflet sur l'eau par rapport au soleil, qui désigne la Personnalité Transcendante, l'un et l'autre réunis par le rayon lumineux : l'Intellect supérieur, le tiers inclus entre le divin et l'humain. Toute la vocation humaine réside dans le retour au soleil de son reflet. Pas plus que dans les autres domaines, il ne saurait y avoir distorsion entre le spéculatif et l'opératif, entre l'exposé des principes et leur intégration vécue. L'éducation transdisciplinaire ne s'en tient pas à un objet d'expérimentation; elle suscite un expérimentateur, et leur fusion dans la réalisation intérieure.

Elle en fournit les instruments à la fois, la pratique de vertus spirituelles : désintéressement, générosité, attention, rigueur mentale et morale, non-nuisance ; et des exercices d'intériorité : silence, observation de soi, discrimination, présence au présent, méditation, et, dans la voie du Dieu personnel, prière et rituel.

L'éducation transdisciplinaire ne saurait se dispenser d'être école de sagesse.

Le berceau d’une inspiration nouvelle

L'avènement du transdisciplinaire parmi nous ressemble assez à l'apparition avatarique d'une présence insolite, suscitant l'intérêt, la stupeur, l'enthousiasme ou l'effroi. Il est sûr qu'il entraîne un profond bouleversement des consciences et des mentalités, un complet retournement ontologique. Mais n'est-ce pas lorsque change le regard sur le monde que le monde commence à changer ?

Il serait superflu de préciser qu'il ne s'agit pas de remonter nostalgiquement vers un passé aux modes d'interprétation ou d'expression révolus, mais de retrouver les structures de base et les axes de référence auxquels leur permanence permet de traverser sans flétrissure les successives murailles du temps.

Seul, le transdisciplinaire est en mesure d'empêcher par sa vocation à la conciliation et au dépassement l'avènement de nouvelles formes totalitaires d'ordre politique, intellectuel ou religieux, d'encourager l'émergence de l'un dans le divers et du divers dans l'un, de mettre un terme à l'absolutisation de l'objectivité - et de l'objectivation - aux spéculations et fragmentations outrancières, de réévaluer le rôle du corporel, de la sensibilité, de l'imaginaire, de l'intuition, du féminin, et de substituer à une mondialisation par le bas une œcuménicité par le haut.

La béance laissée par le nihilisme peut s'infléchir berceau d'une inspiration nouvelle, concavité germinative où l'opposé devient le différent, le séparé, le relié et les antagonismes, des complémentaires. Les résistances ne manquent ni ne manqueront, dues à la lenteur de l'esprit humain à se remettre en question, à se déshabituer, dues aussi à sa peur de l'inconnu. L'accusation d'utopie sera lancée comme chaque fois qu'il y a maturité du dire et immaturation du faire.

En cet âge crépusculaire peuplé d'ambiguïtés aurorales, le transdisciplinaire, dont on voit déjà les surplombs et les avancées, adviendra à l'heure qui est la sienne.

Patience dans le clair-obscur !

samedi 9 juillet 2011

Education intégrale (3) Le Nouvel Esprit Pédagogique

Nous ne voulons plus d'une école où l'on apprend à survivre en désapprenant à vivre. Raoul Vaneigem

Quand on évoque l’émergence d’une culture intégrale, on ne peut faire l’impasse sur le type d’éducation qui permettrait de la transmettre et de la développer. Aussi la réflexion sur une éducation intégrale fondée sur l’éveil, le développement et l’intégration de la diversité cognitive est-elle centrale pour tous ceux qui sont inspirés par le grand courant de mutation actuel. C’est dans cet esprit que le Journal Intégral a consacré deux billets à l’éducation intégrale : « La poésie sera le science du futur » et Epistémologie et pédagogie ainsi qu'un autre à la pensée de Raoul Vaneigem sur l'intelligence sensible.

Car l’éducation intégrale a pour but le développement d’une intelligence sensible qui naît de l’intégration entre deux formes - rationnelles et relationnelles - d’épistémologie. L'intelligence sensible est la cause et l'effet d'une conscience qui devient intégrale quand les formes abstraites – logiques, distinctives et conceptuelles – de la réflexion rationnelle s'accordent harmoniquement avec la dynamique créatrice d’une intuition relationnelle et avec les formes concrètes - esthétiques et symboliques - à travers lesquelles cette dernière se manifeste.

Dès lors, il s’agit, suivant la formule de Raoul Vaneigem, d’« accorder chez l’enfant une priorité absolue à l’intelligence sensible, à une approche où le vivant se dévoile comme mouvement de création. » Cette quête d’une éducation intégrale participe d’un vaste mouvement qui est autant celui d’une remise en question des anciens modèles éducatifs que de propositions novatrices inspirées par un « nouvel esprit pédagogique ».

Une vision intégrative, évolutive et transdisciplinaire

Culture, connaissance et transmission forment les trois sommets d’une même triangulation anthropologique. Il existe une étroite corrélation entre l’évolution des formes culturelles qui permettent de « faire société » et l’évolution des formes épistémologiques qui permettent de « faire connaissance ». L’évolution conjointe des formes épistémologiques et culturelles implique celle des formes pédagogiques qui ont pour rôle de les transmettre.

La mutation actuelle des mentalités est donc à la fois culturelle, épistémologique et pédagogique. Elle vise à se libérer des impasses d’une pensée technocratique fondée sur le réductionnisme abstrait et la fragmentation disciplinaire pour inventer les voies nouvelles d’une vision intégrative, évolutive et transdisciplinaire.

De plus en plus de pédagogues sont conscients du fait que le profond malaise de l’institution scolaire n’est qu’un des éléments d’une crise systémique de civilisation qui est cause et conséquence d'un changement de paradigme. Les formes instituées de la pédagogie ne correspondent plus à l’évolution de la société, de la connaissance et des élèves. C’est pourquoi, prenant acte de l’obsolescence et de la désuétude de cette pédagogie institutionnelle comme des souffrances et du malaise qu’elle génère, un courant instituant invente des formes pédagogiques inspirées par la dynamique d’une régénération culturelle et pédagogique.

Une éducation humanisante

De même que, pour définir leurs avancées épistémologiques, Gaston Bachelard parlait du « nouvel esprit scientifique » et Gilbert Durand du « nouvel esprit anthropologique », il faudrait parler d’un « nouvel esprit pédagogique » qui irrigue toutes ces initiatives novatrices.

Animé par François Soulard et Armen Tarpinian, le site « Ecole changer de cap » est exemplaire de ce nouvel esprit pédagogique : « En France comme en beaucoup de pays, des remises en question fécondes et des expériences nouvelles se multiplient dans le champ culturel et éducatif. De nouveaux réseaux et espaces de dialogue se créent dans l’objectif de transformer l’éducation, afin d’accompagner les mutations du vingt et unième siècle et d’entraîner nos sociétés vers de vraies voies d’humanisation. »

Ce site qui propose « d’autres chemins pour l’école » a pour but de « tisser des liens entre les créateurs d’idées et de pratiques nouvelles autour de thèmes liant l’évolution des savoirs, des modes de fonctionnement de l’école et celle de la société. Il vise à former peu à peu un « rond-point systémique » mutualisant des réflexions et des actions provenant de différents acteurs de France, d’Europe et d’ailleurs. Et ainsi de susciter - loin de toute enfermement idéologique - une compréhension et un regard collectifs sur les fondements d’une éducation humanisante. » Nous avons évoqué ici l'ouvrage collectif intitulé "Idées-forces pour le XXI ème siècle" dirigé par Armen Tarpinian avec nombre d'auteurs prestigieux.

A l’université Paris 8, Antoniella Verdiani a mené une recherche de doctorat sur l’éducation intégrale à Auroville. Sur son blog Eduquer à la joie elle faisait récemment référence à la parution au livre de Philippe Filliot, L’éducation au risque du spirituel dont la préface est signée de Michel Maffesoli. Elle y évoquait aussi la parution du livre de Karine Mazevet : L’éducation, une stratégie pour réenchanter la vie. Au sein d'un collectif pour le développement d'une éducation du troisième millénaire, Karine Mazevet travaille activement à communiquer et faire reconnaître la nécessité d'un changement fondamental de nos modèles et systèmes éducatifs. Ces quelques initiatives sont des exemples, parmi tant d’autres, d’un véritable bouillonnement créatif dans le domaine pédagogique.

La Transdisciplinarité

Vecteurs de ce nouvel esprit pédagogique, les chercheurs du CIRET s’intéressent à l’évolution conjointe des formes épistémologiques et pédagogiques. Centre International de Recherches et Etudes Transdisciplinaires, le CIRET regroupe des chercheurs qui développent une épistémologie novatrice fondée sur une transdisciplinarité qui « ne recherche pas la maîtrise de plusieurs disciplines, mais l'ouverture de toutes les disciplines à ce qui les traverse et les dépasse ».

Pour les chercheurs du Ciret "La transdisciplinarité n'est pas concernée par le simple transfert d'un modèle d'une branche de la connaissance à une autre, mais par l'étude des isomorphismes entre les différents domaines de la connaissance. Autrement dit, la transdisciplinarité prend en compte les conséquences d'un flux d'information circulant d'une branche de la connaissance à une autre, permettant l'émergence de l'unité dans la diversité et de la diversité par l'unité. Son objectif est de mettre à nu la nature et les caractéristiques de ce flux d'information et sa tâche prioritaire consiste en l'élaboration d'un nouveau langage, d'une nouvelle logique, de nouveaux concepts pour permettre l'émergence d'un véritable dialogue entre les spécialistes des différentes branches de la connaissance. "

Le Ciret a donc pour but « de créer un lieu privilégié de rencontre et de dialogue entre les spécialistes des différentes sciences et ceux des autres domaines d'activité, en particulier, les spécialistes de l'éducation. » Les lecteurs qui s’intéressent à cette démarche peuvent consulter le site du Ciret où ils pourront lire notamment La charte de la Transdisciplinarité.

Les recherches épistémologiques du Ciret débouchent sur des formulations pédagogiques inspirées par cet esprit transdisciplinaire. La charte de la Transdisciplinarité écrit au sujet de l’éducation « Une éducation authentique ne peut privilégier l'abstraction dans la connaissance. Elle doit enseigner à contextualiser, concrétiser et globaliser. L'éducation transdisciplinaire réévalue le rôle de l'intuition, de l'imaginaire, de la sensibilité et du corps dans la transmission des connaissances. » A partir de cette formulation, on comprendre l’étroite proximité entre les approches intégrales et transdisciplinaire dans le domaine de l’éducation... aussi bien que dans de nombreux autres domaines d’ailleurs.

L’approche transversale

Rencontres Transdisciplinaires, le bulletin interactif du CIRET propose régulièrement d’intéressantes réflexions sur l’évolution de la pédagogie et de l’enseignement signés par des auteurs comme Edgar Morin, Basarab Nicolescu, Jean Biès ou René Barbier.

Ce dernier, chercheur et universitaire, professeur émérite en sciences de l’éducation, a développé une approche spécifique en sciences humaines qui conjugue aussi bien les disciplines variées que le regard philosophique, la sensibilité esthétique et poétique ou le questionnement ontologique issu des cultures du monde. Il a nommé approche transversale, cette perspective à la fois critique et compréhensive, fondé sur l’écoute sensible en sciences de l’homme et de la société.

Dans le numéro 18 du bulletin du Ciret, dont le thème est « Expériences d’éducation transdisciplinaire », René Barbier pose les prémisses d’une « éducation transversale » capable de prendre en compte la question du sens de la vie dans l’enseignement, question posée de plus en plus directement à l’enseignant par les jeunes, élèves et étudiants. Nous proposons ci-dessous quelques extraits de l’article de Réné Barbier intitulé « Vers une éducation transversale » à lire ici en totalité.

Vers une éducation transversale. René Barbier

« Existe-t-il une éducation qui n’hésite plus à répondre aux questions sur le sens de la vie que posent les enfants et les adolescents d’aujourd’hui ? Une telle éducation transversale peut-elle accepter de ne plus répondre par une attitude dogmatique de vérité, mais par un nouveau questionnement typiquement socratique ? S’exprimer, parler n’implique-t-il pas, également, de lire, écrire et méditer ? C’est l’objet de la sagesse transversale contemporaine.

L’éducation transversale est une approche de la complexité d’un rapport aux savoirs, aux savoir-faire et aux savoir-être, qui n’exclurait plus les dimensions spirituelles, méditatives de l’être humain, tout en acceptant le regard des disciplines scientifiques comme des réflexions philosophiques et artistiques. Elle constitue le versant éducatif de l’approche transversale comme écoute sensible en sciences humaines. Elle s’ouvre sur une interrogation vraiment contemporaine au-delà du désenchantement du monde promis par Max Weber et de la fin du religieux pensée par Marcel Gauchet.

Peut-être fallait-il une désoccultation radicale du religieux pour commencer à vivre, authentiquement, sur le plan d’une spiritualité laïque, une sagesse moderne du monde. Loin d’être une conséquence d’une démocratie désabusée et sérielle d’individus sans appartenance ouvrant sur la folie comme le pense Dany-Robert Dufour, l’époque contemporaine inaugurerait, dans ce cas, une chance inouïe pour l’avenir de l’humanité. On verrait se développer une éducation transpersonnelle non dogmatique et enrichie de toutes les sagesses du monde.


Par sagesses du monde j’entends toutes les formes d’intelligibilité et de sensibilité que les êtres humains, au sein des différentes cultures, anciennes et modernes, ont inventées pour symboliser et exprimer, souvent d’une façon mythique et poétique, leurs rapports à la connaissance de l’être-au-monde et à son mystère d’exister.

Le qualificatif de transpersonnelle renvoie à une approche psychologique de plus en plus vive en ce début du XXIe siècle. La psychologie transpersonnelle est une orientation de la psychologie et une voie de connaissance de l’être humain qui intègre à la fois les dimensions spirituelle, émotionnelle, corporelle, cognitive et créatrice. Elle tient compte des grands courants de pensées de la psychologie contemporaine tel que la psychanalyse, la bioénergie et l’approche cognitivo-comportementale. Elle accepte aussi plusieurs pratiques spirituelles tel la méditation et la prière comme autant de chemins permettant à l’être humain de transcender ses limites.

... La psychologie transpersonnelle est une approche intégrative et inclusive qui présente une ouverture suffisante pour considérer toutes les voies utiles à la croissance de l’homme. Ma conception du transpersonnel comme phénomène transversal refuse de se figer dans l’orbite de la pure tradition comme d’un post-modernisme psychédélique de type Nouvel-Age. Elle est proche de la transdisciplinarité de Basarab Nicolescu ou du sens de la complexité d’Edgar Morin et soucieuse de réalisme.

Dans mon approche transversale, je revendique le droit à l’émotion et à l’affectivité, beaucoup plus du côté des émotions-sentiments que des émotions-chocs comme le propose aujourd’hui le philosophe Michel Lacroix dans son livre sur la culture de l’émotion. Elle signifie que le sens doit être construit par rapport à un tiers inclus qui dépasse toute singularité personnelle, quoi qu’il l’intègre totalement.

Le transpersonnel ne se réduit à aucun dogme, aucune religion, aucun rituel mais il les considère tous avec attention bienveillante et vigilance active. Il sait que tout symbole, tout mythe, porte les germes d’une autreté (Krishnamurti), d’un regard, à la fois ancré et dégagé, sur le monde, inexprimable en dernière instance... Mais également le transpersonnel connaît la force de l’illusion possible enracinée dans la croyance. Il sait nommer le faux mystique, l’idéologue de tous les registres, qui traque le savoir critique pour assurer impunément son autorité illégitime.


... Nous avons à notre disposition une richesse incommensurable pour réfléchir et pour méditer silencieusement : les textes venus du fond des âges écrits ou prononcés par des personnes ayant transcendé le règne de l’ego. Contrairement à d’autres époques, nous trouvons dans les librairies, en livres de poche, la quintessence de la sagesse de l’humanité. Paradoxalement, il semble que cette richesse ne passe pas dans nos collèges, nos lycées et nos universités.

La sub-culture adolescente cherche des valeurs et trouve les soirées rave où la musique techno sert répétitivement de rituel de transe. Si la parole devient inexistante, le corps danse frénétiquement au cœur d’une solitude gigantesque et collective. Les jeunes y trouvent leur compte et prétendent comparer leurs réunions extatiques aux rituels africains. Ils oublient simplement que dans les pays de tradition les rituels en question sont portés par une mythologie ancestrale qui soude la communauté depuis des générations...

Nos enfants, eux, sont de plus en plus sans histoire, sans parole et sans espoir. Il ne leur reste que la violence ou l’apathie. Pourrons-nous retrouver le sens de la parole et la transmettre à nos enfants dans cette tragique post-modernité culturelle ? Saurons-nous aller puiser dans ce fond commun mondial de la sagesse humaine, religieuse ou laïque, pour retrouver le fil du sens ?
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