vendredi 29 novembre 2013

Effondrement et Refondation (2) Réagir à l'Effondrement


Ce qui doit tomber, il ne faut pas le retenir. Il faut encore le pousser. Nietzsche


Dans notre précédent billet, nous évoquions les réflexions de plusieurs auteurs sur le scénario d’un effondrement de notre civilisation qui devient de plus en plus crédible. Dans ce billet, nous analyserons le spectre des diverses réactions face à la perspective de cet effondrement : le déni, le catastrophisme, le survivalisme, la transition et la mutation.

La perspective de cet effondrement peut être niée par aveuglement et par inertie, elle peut être envisagée de manière catastrophique ou mener à une régression survivaliste vers la loi de la jungle. Mais elle peut aussi être mise en relation avec la dynamique d’une refondation dans la mesure où l’émergence de formes novatrices est souvent synchrone avec la destruction des formes devenues inadaptées. 

Selon un spectre qui va du déni inertiel à la mutation évolutionnaire, les diverses réactions au processus de l’effondrement sont de plus en plus complexes et inclusives. L’analyse de ce spectre permet donc à chacun de mieux situer sa position en envisageant par là-même, le chemin qui lui reste à parcourir sur la voie d’une authentique résilience face à un processus de destruction d’ores et déjà à l’œuvre aussi bien dans la nature que dans la culture. 

Réagir à l’effondrement 

Si l’on en croit les analyses de plusieurs auteurs dont nous nous sommes fait l’écho dans notre dernier billet, si on perçoit les signes des temps envoyés par une conscience collective profondément troublée, l’effondrement de notre civilisation est à l’ordre du jour et au désordre de nuits hantées par les cauchemars apocalyptiques. Nous évoquerons ci-dessous le spectre des réactions qui se font jour face à une telle perspective. 

Le déni. La plus commune des réactions est sans doute le déni. Pour une majorité de gens, nous trouverons dans le progrès technologique les réponses aux nombreux défis écologiques, énergétiques, démographiques, économiques, politiques et même culturels que l’humanité doit relever à l’aube de ce nouveau millénaire. L’erreur grossière qui fonde cette attitude consiste à penser que l’on peut résoudre la complexité d’une crise systémique avec le mode de pensée qui l’a générée. Nous ne reviendrons pas ici sur cette forme d'aveuglement que nous avons déjà analysé à plusieurs reprises car elle est le principal obstacle au saut créatif et conceptuel rendu nécessaire par la crise évolutive que nous vivons.

A l’origine de ce déni : une profonde inertie qui implique la peur de changer et l'impossibilité de se remettre en question. Cette inertie est alimentée par une vision de l’être humain comme entité fixe dont l'identité abstraite est incapable de transformation. Le déni collectif engendre une politique de l'autruche qui consiste à se voiler la face sur les risques d'effondrement en dénigrant tous ceux qui ont la lucidité de les constater et la volonté d'y réagir.

Le catastrophisme. Parmi ceux qui perçoivent cet effondrement comme inéluctable, il en est qui, prisonniers d’une vision catastrophiste, s’abandonnent au désespoir en baissant les bras, résignés par avance à subir un sort qu’ils attendent de manière fataliste. Les médias au service de l’oligarchie savent exploiter le catastrophisme ambiant en instrumentalisant les peurs collectives au service d’intérêts politiques, idéologiques ou économiques. 

En nourrissant les passions tristes et les délires apocalyptiques, la peur empêche de penser, fait le lit d’un conformisme et d’une résignation qui bloquent toute émergence créatrice susceptible de remettre en question un modèle qui est à la fois dominant et agonisant. C’est une règle d’or de la stratégie politique : rien de tel que la peur et le sentiment d’insécurité qu’elle génère pour servir d'armes aux gardiens du désordre établi. La remise en question de nos certitudes crée une insécurité culturelle à l’origine des replis identitaires qui désignent des boucs-émissaires à sacrifier sur l’autel d'un mal être collectif. La peur est au cœur de toutes les logiques paranoïaques qui associent processus de victimisation et stratégie de diabolisation.

Le survivalisme. Contrairement aux catastrophistes qui attendent l’effondrement de manière résignée, les survivalistes s’y préparent de manière active et réactive, en s’entraînant minutieusement aux techniques de survie, en construisant des abris où ils amassent vivres, armes et biens de première nécessité pour faire face à toute éventualité.

Dans l’état d’esprit à la Rambo qui préside au survivalisme, seuls les plus forts et les mieux préparés survivront à l’effondrement, incarnant ainsi une loi de la jungle assez proche de l’idéologie néo-libérale que les survivals incarnent dans toute sa brutalité. S’il est tout à fait sain et raisonnable de se préparer moralement et matériellement à un scénario d’effondrement, l’idéologie survivaliste le fait à partir d’une logique paranoïaque qui s'alimente souvent de théories conspirationnistes. Incapables de supporter la complexité du réel et de la comprendre, les conspirationnistes réduisent celui-ci à leur point de vue délirant en considérant l'effondrement comme la conséquence d'un complot programmé et orchestré par un groupe occulte qu'il faut combattre et dont il faut se protéger.

Dans le journal La Décroissance, Anne Josnin, enseignante en philosophie, dresse un portrait critique de cette idéologie survivaliste: « Les survivals sont ces dinosaures, derniers avatars de notre société de la Raison, possessive et ordonnatrice, qui mourront asphyxiés dans leurs murs blindés et exosquelettes, tandis que c’est ce qu’il y a de nu et de vulnérable dans notre monde qui se trouve un chemin imprévu à travers les décombres, ces êtres qui auront développé cette attention au réel et cette capacité de l’épouser là, maintenant, à saisir la main tendue, d’où qu’elle vienne, et à la lâcher ensuite pour avancer chacun en liberté et en mouvement, mais non en indifférence. » (La Décroissance N°91 7/8 2012) 


La Transition

Là où le survivaliste limite son action à lui-même et à son clan en se protégeant des autres, quitte à le faire les armes à la main, le transitionneur, partisan d’une solution communautaire, cherche à développer une résilience locale face à l’effondrement annoncé. La revue Mouvements a consacré un dossier au courant de la transition sous le titre : Transition, une utopie concrète ? L’éditorial présente le mouvement de la transition de manière synthétique. :

« On assiste ces dernières années un peu partout sur la planète à une multiplication d’initiatives et d’expérimentations citoyennes qui se revendiquent de la « transition », le terme faisant même aujourd’hui l’objet d’un recyclage sur un plan plus institutionnel. Le Manuel de la transition de Rob Hopkins, un agronome adepte de la permaculture, publié en France 2010, a donné une certaine visibilité à ces initiatives. S’appuyant sur l’expérience de Totnes au Royaume-Uni, ville de naissance du mouvement des Villes en transition (Transition Towns), l’ouvrage a rapidement commencé à circuler dans les milieux militants, au point de devenir une référence, sans pour autant être élevé au rang de bible absolue. 


Ceux qui se reconnaissent dans le mot d’ordre de « transition », tel que défini par Rob Hopkins, affirment s’inscrire dans un type d’engagement dont le pivot est le passage à l’action sur fond de réenchantement et de réappropriation de l’existence. Les « transitionneurs » font le choix de faire bouger les organisations et institutions existantes sans prendre pied dans ces dernières. Luc Semal définit le Mouvement de la transition « comme un mouvement fondamentalement optimiste et constructif qui suggère que face aux chocs globaux annoncés (climatiques, énergétiques et économiques), les communautés locales reconstruisent en urgence leur résilience locale. Pour cela elles doivent prioritairement relocaliser une part de leur production alimentaire et énergétique.

Face à un futur qui sera très probablement sans pétrole, les transitionneurs recourent à la notion de « résilience » en l’appliquant aux villes pour engager une transition voulue, espérée, fêtée et non subie. Cette notion, toujours selon Semal, « désigne la capacité d’un écosystème à encaisser un choc sans s’effondrer et à se réorganiser en se réinventant pour le surmonter. » (Mouvements n° 75, Mars 2013)

Être le changement

Au-delà d’un mouvement spécifique bien identifié, le terme de transition en est progressivement venu à désigner une transformation de l’organisation socio-économique et de l’infrastructure technologique pour qu'elles puissent encaisser et surmonter le choc systémique né d’un processus d’effondrement. Une illustration parmi d’autres de ce courant : le Collectif pour une Transition Citoyenne est, en France, un rassemblement de douze organisations qui vise à être à la fois le catalyseur, le moteur et l’accompagnateur d’un changement porté par la société civile. Le projet de ce collectif est ainsi décrit dans une déclaration commune :

« Face à une crise systémique (écologique, économique, sociale,...) chaque jour plus profonde, un mouvement est en marche qui, partout, réinvente nos façons de produire, d’échanger, d’habiter, de nous nourrir, de nous déplacer, d’éduquer nos enfants. Des centaines de milliers de personnes construisent des alternatives au modèle actuel qui déstructure le tissu social, financiarise tous les aspects de nos vies, pille les ressources naturelles et encourage un consumérisme et une croissance matérielle forcenés… 


Nous, organisations qui œuvrons, chacune dans notre domaine, à cette transition écologique sociale et humaine, croyons qu’il est temps d’amplifier ce mouvement et de lui donner la puissance nécessaire à un profond changement de société… Plus que jamais nous croyons indispensable « d’être ce changement que nous voulons pour le monde », individuellement et collectivement. De préférer dans nos vies une forme de sobriété heureuse à l’ébriété consumériste. La coopération à la compétition. L’altruisme à l’égoïsme. N'attendons pas le changement. Prenons notre avenir en main, maintenant. Ces initiatives pionnières, ont fait leurs preuves. Si nous le voulons, elles pourront construire en quelques décennies, une société radicalement nouvelle, partout sur la planète. » 

Une culture de Transition 

La résilience socio-économique doit s’accompagner d’une autre forme de résilience - culturelle - dans la mesure où un changement profond du mode de vie ne peut être pérenne sans l’adhésion à un autre mode de pensée inspiré par une nouvelle « vision du monde ». Ce que, de toute évidence, les marxistes n’avaient pas compris : prisonniers d’une vision économique, ils voulaient rendre les gens heureux malgré eux, en identifiant le bonheur au confort matériel, sans envisager la mutation des mentalités correspondant à une révolution socio-politique et impliquant celle-ci. 

Les transitionneurs sont les vecteurs d’une créativité sociale, politique et culturelle qui ne peut se reconnaître ni dans les formes institutionnelles du passé, ni dans les idéologies abstraites et l’imaginaire prométhéen de la modernité, ni dans la rigidité des organisations hiérarchiques. Selon la revue Mouvements : « Les transistionneurs agissent en direction d’une nouvelle culture, d’une nouvelle civilité, face à un ordre dominant qui engendre au contraire de plus en plus la violence et le chaos… C’est en formant des coalitions temporaires ou durables, définies avant tout par des objectifs et des résultats concrets précis que les personnes parviennent à « réenchanter la vie », c’est-à-dire placer la nouveauté, la surprise, l’inédit, l’imprévu au cœur de leurs pratiques quotidiennes. » 

On retrouve dans le mouvement de la transition nombre de références, d’idées et de comportement véhiculés par les mouvements protestataires comme les Indignés, les Anonymous, Occupy Wall Street ou le Printemps érable au Québec. Face aux organisations pyramidales qui sont le reflet d'une conception abstraite de l'être humain fondée sur la domination d'un environnement naturel et humain, ces mouvements revendiquent une forme d’organisation « holodimale » fondée sur le développement d'une intelligence connective, à la fois sensible et rationnelle, intuitive et collective. 

Vecteurs de nouvelles formes culturelles et sociales, tous ces mouvements ne peuvent être compris si on cherche à les interpréter à travers les catégories habituelles de la culture dominante dont ils cherchent justement à s'émanciper. Il ne s’agit pas pour eux de prendre le pouvoir mais de se déprendre des réflexes d’emprise et de fascination générés par celui-ci, pour explorer de manière collective les voie d’une utopie concrète, ici et maintenant. 


Une résilience culturelle

Née d’une attitude à la fois créative et réactive, l’utopie concrète portée par le mouvement de la transition a été qualifié d’« OPNI » - objet politique non identifié – tant il remet en question les critères de jugement et d’analyse des observateurs sociaux. Sans doute parce qu’en partant du pratique et du concret, il témoigne à la fois de la fin des idéologies abstraites et d’un désir concomitant de réenchantement fondé sur la participation sensible de l’individu à son milieu naturel, social et culturel. 

Difficile effectivement pour un observateur chaussé de ses vieilles lunettes intellectuelles de rendre compte d’un mouvement animé par la dynamique d’une évolution qui conduit celui-ci inéluctablement vers un nouveau paradigme. Ce modèle émergent est le vecteur d’une résilience culturelle face à un processus d’effondrement qui est le produit d’une vision spécialisée, technocratique et à court terme.

Inspirées par une vision globale, systémique et à long terme, les avant-gardes élaborent depuis une quarantaine d'années ce nouveau modèle pour élargir notre focale en mettant en perspective le développement humain et la dynamique de l’évolution. Face au risque d'effondrement, l’heure est venue d’apprendre à penser sur de larges échelles de temps et d’espace, d'une manière à la fois profonde et concrète. Fondé sur la co-évolution entre l’homme et son milieu, ce modèle émergent inspire une anthropologie évolutionnaire, une épistémologie intégrative et une poétique de civilisation dont nous cherchons à rendre compte semaine après semaine dans Le Journal Intégral. Nous renvoyons à la lecture de celui-ci, à celle des autres blogs et des ouvrages consacrés à ce modèle émergent pour explorer la profondeur de sa vision et la diversité de ses expressions. 

Dans La nouvelle Avant-Garde, vers un changement de culture, Michel Saloff-Coste évoque la dynamique de la résilience culturelle : « A mesure que la crise s’amplifie, on voit apparaître aussi des réflexions de plus en plus hétérodoxes, ambitieuses et créatives. Comme dans les grandes évolutions et transformations humaines du passé, la transition que nous vivons s’élabore d’abord à travers la critique épistémologique des cadres de référence du passé. Face à des équations apparemment impossibles à résoudre et à des catastrophes apparemment irrémédiables, les solutions ne peuvent être trouvées qu’en changeant d’échiquier et en questionnant nos a priori. De nouvelles approches philosophique, artistiques et scientifiques sont en train d’émerger et de se préciser.» 

Une résilience individuelle 

Le paradigme émergent est le vecteur d’une résilience culturelle et spirituelle qui est la condition sine qua non de toute résilience socio-économique. Quand il prend conscience de cela, le transitionneur fait un saut créatif et qualitatif qui lui permet de passer d’une culture de transition à une transition culturelle vers un nouveau stade évolutif. Le transitionneur qui pensait encore, en partie, dans les termes socio-économiques de l’ancien paradigme, se transforme en évolutionnaire c’est-à-dire en acteur conscient et participant de la dynamique de l'évolution.

La résilience culturelle n’a de sens que si elle est endossée et relayée par chaque individu qui chemine sur la voie d’une résilience individuelle ainsi décrite par Mona Chollet : « La source des dysfonctionnements de la société est en nous, à travers la conception que nous nous faisons de notre identité, de notre place dans le monde, des relations que nous entretenons avec les autres, avec notre environnement. Ce n’est pas l’engagement politique qui nous permettra de déjouer l’idéologie de la séparation, d’assainir nos relations avec ce qui nous entoure, et d’éprouver notre implication fondamentale dans le monde et dans la communauté humaine. » (La Tyrannie de la réalité

Ce processus de résilience individuelle nécessite, à un moment, de redécouvrir le chemin d’une spiritualité vivante et créatrice qui dépasse les limites de l’ego - c’est-à-dire la conscience de séparation - pour accéder à une intuition holiste, une pensée systémique et une sensibilité poétique. Bien loin de tout dogmatisme religieux, l'expérience spirituelle permet d'être profondément impliqué dans la vie de son milieu, ce qui a pour effet de remettre en question les normes dominantes et les modes de vie aliénants issus de la culture capitaliste dans laquelle nous baignons.


Fondamentalement, l’expérience spirituelle – quelque soit le visage qu’elle revêt – permet de relativiser le mental en ne le considérant plus comme un absolu qui impose sa loi abstraite, séparatrice et mécanique, au service de la volonté d’appropriation d'un ego identifié à ses possessions. La profondeur de l’expérience spirituelle remet le mental à sa place qui est celle d’une étape dans le développement de l'être humain et un outil au service de celui-ci.

Et c'est pourquoi la résilience sera spirituelle ou ne sera pas : toute tentative de transition qui ne prendrait pas en compte la dimension spirituelle de l'être humain et la diversité de ses expressions serait incomplète dans la mesure où elle reconduit le réductionnisme économique, l'hégémonie intellectuelle et le déni de l'intériorité qui sont au cœur de l'ancien paradigme en train de s'effondrer.

Une conscience évolutionnaire 

Ce qui distingue le transitionneur de l’évolutionnaire c’est, à travers le dépassement des limites de l’ego et du mental, l’accession à un nouveau stade de conscience à partir duquel il se sent associé à la dynamique créatrice et intégrative de l’évolution. C’est ainsi qu’il développe le sens d’une responsabilité non seulement envers sa communauté et l’espèce humaine mais aussi envers la planète et la vie, perçues comme éléments d’une totalité multidimensionnelle dont il est partie prenante et apprenante.

Fondé sur l’interdépendance systémique entre transformation personnelle, culturelle et spirituelle, socio-économique et technologique, le point de vue évolutionnaire inclut et transcende celui du transitionneur. Là où ce dernier est encore centré sur la résilience socio-économique, l’évolutionnaire est en quête d’une transition intégrale qui associe les divers aspects extérieurs et intérieurs, individuels et collectifs de la transition. 

La perspective de l’effondrement témoigne de l’impérieuse nécessité de cette transition intégrale où la mutation culturelle véhiculée par une conscience évolutionnaire détermine une transformation de l'organisation politique et socio-économique initiée d'ores et déjà par les transitionneurs. 

vendredi 22 novembre 2013

Effondrement et Refondation (1)


Là où croît le péril, croit ce qui sauve. Hölderlin 


Une question hante nos sociétés "développées" : comment se fait-il qu’avertis depuis plus de quarante ans du risque systémique que fait courir notre mode de vie destructeur à notre milieu naturel, aux générations futures et même, selon certains, à la survie de l’espèce humaine, nous continuions à avancer dans la même impasse, droit dans le mur et tous feux allumés, en répétant le mantra halluciné d’une croissance infinie sur une planète aux ressources limitées ? 

Divers auteurs ont tenté de répondre à cette question à travers des études comparatives sur l’effondrement des sociétés au cours de l’histoire. Auteur de L’effondrement des sociétés complexes, Joseph Tainter estime que, limités à une vision locale et à court terme, nous sommes incapables de penser sur de larges échelles de temps et d’espace. 

Dans Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, l'universitaire américain Jared Diamond montre que l'effondrement de beaucoup de civilisations passées fut provoqué par des dommages environnementaux ignorés par les élites au pouvoir qui les ont bien souvent aggravés par des comportements de caste en continuant à protéger leurs privilèges à court terme. 

Envisagée sans catastrophisme, la perspective de l’effondrement témoigne de l’impérieuse nécessité d’une transition globale où le changement d’organisation socio-économique s’accompagne d’une mutation culturelle. Au scénario de plus en plus plausible de l’effondrement doit correspondre l’urgence d’une refondation inspirée par l’émergence d’un nouveau modèle. 

L’effondrement des sociétés complexes 

Le numéro d’Octobre du journal La Décroissance consacre un article passionnant au livre de Joseph Tainter, L’effondrement des sociétés complexes, publié en 1988 en anglais et qui paraît ce mois-ci dans sa traduction française. Pierre Thiesset résume ainsi cet ouvrage : « L’auteur, historien et anthropologue, y analyse la chute de sociétés passées et plus particulièrement de l’Empire romain, des Mayas et de la civilisation du Chaco. Il montre que les sociétés s’effondrent quand, surdéveloppées, elles ne peuvent maintenir leur niveau de complexité (la division du travail, le pouvoir central, les infrastructures techniques, les échanges, le nombre d’habitants, etc…). L’explication réside pour lui dans la loi des rendements décroissants : passé un seuil, les investissements nécessaires à la quête de puissance procurent moins de bénéfices. La simple stabilisation d’une organisation sociale complexe demande un flot permanent d’énergie qui vient à se tarir.» 

Dans l’entretien accordé à La Décroissance, Joseph Tainter précise sa pensée : « Nous pouvons voir dans les crises financières en Europe et aux Etats-Unis que nous avons atteint les rendements décroissants, car notre capacité à résoudre les problèmes financiers passe par l’endettement croissant des Etats. Alors que le pétrole devient de plus en plus cher, et qu’il est plus dur à trouver et d’acquérir de nouvelles sources, nous avons plus de difficultés à payer davantage de complexité.

Après avoir épuisé l’énergie bon marché et la dette abordable, nous perdons notre capacité à résoudre nos problèmes. C’est précisément le processus qui a entraîné l’effondrement d’anciennes sociétés… L’effondrement est la simplification rapide d’une société. Ainsi, après l’effondrement romain, l’Europe occidentale est entrée dans le haut Moyen Age, période pendant laquelle les sociétés étaient largement simplifiées… 

Il est primordial de comprendre que les humains n’ont pas évolué jusqu’à avoir la capacité de réfléchir sur de larges échelles, de temps et d’espace. Dans notre histoire en tant qu’espèce, il n’y a jamais eu de sélection naturelle fondée sur cette aptitude. Puisque nous n’avons pas progressé pour penser globalement en termes de temps ou d’espace, la plupart des gens n’y réfléchissent pas. L’échelle à laquelle nous sommes capables de penser est locale et fondée sur le court terme… 

Nous pensons que notre manière actuelle de vivre est normale, bien qu’elle soit en fait une aberration dans l’histoire humaine. Puisque nous n’avons pas évolué jusqu’à être des penseurs du long-terme, nous ne sommes pas bon pour anticiper le futur à long terme, ni à le planifier… Mais la soutenabilité requiert précisément l’opposé, la capacité de penser rationnellement, à une large échelle. »

L’homme : un animal suicidaire ? 

Malgré quelques divergences, l’analyse de Joseph Tainter fait écho à celle de l'universitaire américain Jared Diamond, auteur d’Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. Ce professeur de géographie à l'UCLA (Los Angeles) est aussi un biologiste réputé qui utilise la méthode comparative pour comprendre l'effondrement de sociétés. La plupart du temps celui-ci a pour origine des problèmes environnementaux ayant déclenché en chaîne des pénuries, des famines, puis des guerres. 

Dans un article du Monde intitulé L'homme, cet animal suicidaire peint par Jared Diamond, Frédéric Joignot résume ainsi la réflexion de celui-ci : « Diamond a dégagé de ses études des "collapsus" (du latin lapsus, "la chute") "cinq facteurs décisifs", qu'il dit retrouver dans chaque effondrement, et parle d'un "processus d'autodestruction la plupart du temps inconscient". Quels sont ces facteurs ? Un : les hommes infligent des dommages irréparables à leur environnement, épuisant des ressources essentielles à leur survie. Deux : un changement climatique perturbe l'équilibre écologique, qu'il soit d'origine naturelle ou issu des suites des activités humaines (sécheresse, désertification). Trois : la pression militaire et économique de voisins hostiles s'accentue du fait de l'affaiblissement du pays. Quatre : l'alliance diplomatique et commerciale avec des alliés pourvoyant des biens nécessaires et un soutien militaire se désagrège. Cinq : les gouvernements et les élites n'ont pas les moyens intellectuels d’expertiser l'effondrement en cours, ou bien l'aggravent par des comportements de caste, continuant à protéger leurs privilèges à court terme… 

Sommes-nous entrés dans un des scénarios tragiques décrits par Jared Diamond dans Effondrement ? Il nous répond : "L'humanité est engagée dans une course entre deux attelages. L'attelage de la durabilité et celui de l'autodestruction. Aujourd'hui, les chevaux courent à peu près à la même vitesse, et personne ne sait qui va l’emporter. Mais nous saurons bien avant 2061, quand mes enfants auront atteint mon âge, qui est le gagnant." » (Le Monde 27.09.2012) 

Des signaux d’alarme

Dans l’article cité ci-dessus, Frédéric Joignot évoque les débats suscités par le livre de Diamond et notamment celui avec Joseph Tainter sur la responsabilité des élites dans le processus de l’effondrement. Ceux qui s’y intéressent pourront s’y référer. Il ne s’agit pas pour nous d’entrer ici dans le détail de débats qui sont à la fois complexes, spécialisés et polémiques, et pour lesquels nous n’avons pas de qualification particulière. Par contre de tels recherches nous apparaissent comme autant des signaux d’alarme qui rendent visibles l’urgence et la gravité d’une situation que la force des habitudes, l’inertie des mentalités et l’aveuglement des intérêts tendent à nier ou à minimiser. 

Pour Dennis Meadows, l’auteur du fameux rapport du club de Rome intitulé Les limites à la croissance, le scénario de l’effondrement se précise : « En 1972, nous avions élaboré treize scénarios, j’en retiendrais deux : celui de l’effondrement et celui de l’équilibre. Quarante ans plus tard, c’est indéniablement le scénario de l’effondrement qui l’emporte ! Les données nous le montrent, ce n’est pas une vue de l’esprit. » (Libération 15/06/2012) 

En tirant les leçons de ce fameux rapport, René Dumont, premier candidat aux élections présidentielles, proclamait dès 1974 : « Si nous maintenons le taux d’expansion actuelle de la population et de la production industrielle jusqu’au siècle prochain, ce dernier ne se terminera pas sans l’effondrement total de notre civilisation ». Après quarante ans, il semble que les données recueillies par les scientifiques lui donnent malheureusement raison. 

Toujours membre, à plus de 80 ans, du département de biologie de l'université, Paul Ehrlich a été élu à la plus vénérable académies des sciences : la Royal Society de Londres. La longue tribune qu’il a rédigée à cette occasion a pour titre : " Un effondrement de la civilisation globale peut-il être évité ? " Selon Stéphane Foucart qui évoque cet évènement dans un article du Monde : « Cette interrogation, qui ne soulevait guère, jusqu'à récemment, que des haussements d'épaules, est désormais de plus en plus sérieusement considérée par la communauté scientifique. » 

Dans ce texte Paul Ehrlich écrit ceci : « A peu près toutes les civilisations passées ont subi un effondrement, c'est-à-dire une perte de complexité politique et socio-économique, généralement accompagnée d'un déclin drastique de la démographie… Mais, aujourd'hui, pour la première fois, une civilisation humaine globale - la société technologique, de plus en plus interconnectée, dans laquelle nous sommes tous embarqués à un degré ou à un autre - est menacée d'effondrement par un ensemble de problèmes environnementaux » (Notre civilisation pourrait-elle s'effondrer ? Personne ne veut y croire

Un effondrement existentiel

Une perspective intégrale ne peut limiter son approche de l’effondrement à ses aspects manifestes, à la fois écologiques et socio-économiques. Elle doit les mettre en rapport avec l’effondrement anthropologique et culturel dont elles sont le reflet. Toutes ces dimensions, intérieures et extérieurs, font système comme l’exprime Mona Chollet : « Il existe un lien étroit entre la préservation de la nature et celle de l’imaginaire : ce qui détruit le cosmos du dehors détruit le cosmos du dedans. » (La Tyrannie de la réalité). 

En imposant de manière hégémonique une pensée utilitaire et technocratique, la rationalité abstraite de la modernité a induit une perte de la sensibilité et du sens qui conduit à l’effondrement de la conscience à travers une spirale infernale décrite par Baudoin de Bodinat : « La domination produit les hommes dont elle a besoin, c’est-à-dire qui aient besoin d’elle » (La vie sur Terre) 

Dans la lignée de Jacques Ellul, Jean-Marc Mandosio analyse le processus d’effondrement de la conscience humaine aliénée à un univers technologique et marchand dont elle est devenue totalement dépendante : « Ceux qui attendent que la société industrielle s’effondre autour d’eux risquent bien davantage d’avoir à subir leur propre effondrement, car cet effondrement, qui est déjà presque achevé, n’est pas celui du "système technicien", mais de la conscience humaine et des conditions objectives qui la rendent possible… Ceux qui annoncent, pour s'en réjouir ou pour s'en effrayer, un effondrement à venir de la civilisation se trompent : il a commencé depuis longtemps, et il n'est pas excessif de dire que nous nous trouvons aujourd'hui après l'effondrement…» (Après l’effondrement) 


Si le diagnostic d’un effondrement existentiel et culturel nous paraît recevable - chaque jour qui passe nous en fournit les preuves - il ne doit pas nourrir la résignation mais, bien au contraire, pointer l’opportunité d’une refondation. Sur les champs de ruines poussent les fleurs du renouveau. C’est en tout cas l’analyse de Jean-Claude Besson-Girard dans un article de la revue Entropia intitulé L’effondrement, et après ? Jamais l’homme en tant qu’espèce n’a rencontré une conjoncture semblable où tant de situations critiques s’additionnent et s’entrechoquent... Au lieu du mot « crise », utiliser le mot « effondrement » pour nommer ce qui se passe actuellement offre l’avantage, non seulement d’être plus proche du réel, mais aussi de libérer l’imaginaire tout en évacuant l’obsession économique... Il nous invite à l’invention d’un autre récit anthropologique qui ne soit plus basé sur la violence faite à la nature et sur la négation du différent de soi. Il ouvre sur un possible désirable et essentiel qui redonne sens à l’existence humaine ». 

Un bouleversement culturel radical 

J.C Besson-Girard a le mérite de pointer du doigt la synchronicité qui pourrait exister entre l’effondrement d’un modèle devenu totalement inadapté et l’émergence d’une nouvelle vision du monde et de l’être humain. Car il existe un lien organique entre d'une part le processus de destruction qui se manifeste à travers l’effondrement et, d'autre part, le processus de création à travers lequel l’émergence de formes novatrices initie une refondation. Effondrement et refondation sont l’avers et le revers d’un même mouvement dialectique, celui de la dynamique de l’évolution.

En son sens étymologique, l’Apocalypse n’est rien d’autre que ce processus de destruction créatrice qui articule la révélation du nouveau et la désintégration de l’ancien. Selon Satprem : « Nous avons parfois l’impression, dans l’histoire, que les périodes d’épreuve et de destruction précèdent la naissance d’un monde nouveau, mais c’est peut-être une erreur, peut-être est-ce parce que la semence nouvelle est déjà née que les forces de subversion (ou de déblayage) vont s’acharner. » 

Ceux qui, enfermés dans une démarche intellectuelle et superficielle, sont incapables de percevoir cette relation organique destruction/création - c’est-à-dire effondrement/refondation - alimentent une vision partielle et nihiliste qu’il faut dépasser au nom d’une approche plus complexe et plus profonde. La réflexion sur l’effondrement doit s’accompagner d’une prospective de refondation inspirée par la dynamique de l’évolution culturelle. 

Selon Arnaud Desjardins : « Aucune mesure, aucune tentative d'intervention demeurant à l'intérieur des paradigmes scientifiques et politiques actuels, n'évitera la grande implosion. Le salut ne peut venir que d'un bouleversement culturel radical, totalement imprévu pour l'instant, mais qui commence à germer dans les mentalités d'innombrables hommes et femmes, emportés par le courant général dans une direction où ils ne veulent plus aller, et même dans l'esprit de certains hauts responsables et décideurs. La gravité de la situation actuelle n'est ni économique, ni financière, ni politique, elle est spirituelle. Elle concerne l'idée même que nous nous faisons de l'Homme... » (Regards sages sur un monde fou

Des liens qui libèrent 
 

Semaine après semaine, Le Journal Intégral est le témoin de ce bouleversement culturel qui se manifeste à travers l’émergence d’une nouvelle vision du monde dont rend compte notamment La Nouvelle Avant Garde, vers un changement de culture, ouvrage collectif dirigé par Carine Dartiguepeyrou. A partir de ce nouveau modèle, fondé sur la co-évolution entre l'homme et son milieu, la perspective de l’effondrement apparaît comme une limite à la progression exponentielle d’une techno-science sans conscience et d’une marchandisation inhumaine 

Selon Jacques Généreux, l’enjeu de civilisation aujourd’hui « n’est plus de libérer l’individu des liens sociaux et de la transcendance qui lui barraient autrefois le chemin de l’autonomie. Il est de dépasser le mythe moderne de l’individu autonome qui barre la route à la construction d’une vraie liberté. Il est de remplacer un laisser-faire qui aliène par des liens qui libèrent ». Homo Œconomicus, individu abstrait et aliéné de la modernité, doit donc laisser place à Homo Conexus qui réunit en lui les deux dimensions - intérieure et extérieure - d’un même cosmos en participant de manière sensible et organique à la vie et à l’évolution d’un milieu qui est à la fois naturel et social, culturel et spirituel.

Albert Einstein disait de notre époque qu’elle se caractérise par la perfection des moyens et la confusion des fins. Être acteur du changement culturel aujourd'hui, c'est redéfinir les finalités spirituelles pour mettre à leur service les moyens économiques et technologiques. Et c’est bien pour cela que St Exupéry écrivait : « Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme. » 

Le Chemin du Milieu

Retrouver le sens de la mesure, c’est opérer une véritable conversion, un saut créatif et conceptuel, une authentique métanoïa qui remet à l’endroit le rapport - inversé à notre époque post-moderne - entre les finalités humaines et les moyens pour y parvenir. Quand l’Esprit retrouve sa souveraineté au cœur de l’homme, celui-ci retrouve sa place au cœur de la société en mettant la technique à la sienne : celle d’un moyen au service du développement humain. Et non l’inverse !...

Les liens qui libèrent l’homme sont autant de limites – naturelles, sociales, éthiques, spirituelles – à un pouvoir technologique et à une croissance économique qui, se voulant illimitées, conduisent à l’effondrement. Entre les imprécations des technophobes et le délire des technolâtres, il faut suivre le chemin du Milieu, celui parcouru par l'être humain quand il participe intimement à un milieu multidimensionnel qui le transcende. C'est cette participation, et elle seule, qui permet de canaliser la puissance technologique en lui indiquant une direction et en la bordant par des limites qui emprêchent toute démesure et tout débordement.

Pour faire face aux défis de l’effondrement, une transition globale doit donc associer transformation socio-économique et mutation culturelle à travers ce que Mike Dertouzos nomme la Quatrième Révolution : « Les trois premières révolutions socio-économiques ont été fondées sur des objets : la charrue pour l'agriculture, le moteur pour l'industrie et l'ordinateur pour l'information. Peut-être le temps est-il venu pour une quatrième révolution, dirigée non plus vers des objets mais vers la compréhension de la plus précieuse ressource sur Terre : nous-mêmes. »

Ressources

La Quatrième Révolution

vendredi 15 novembre 2013

Incitations (4) Eros et Ego


Ce que l'Eros ouvre à l'être, c'est la dissolution de l'ego dans quelque chose qui le dépasse. Christiane Singer


Sous formes d’aphorismes ou de fragments, ces incitations sont des citations inspirées à l’auteur par l’esprit du temps pour l’inciter, avec ses lecteurs, à la méditation, à la réflexion... et à l’action. 

Dans Eros, il y a Oser. 

Oser la métamorphose du désir en extase et de l’extase en inspiration.

Oser sortir de soi – de ses limitations et de ses identifications – pour participer à Eros, le souffle créateur qui anime le Kosmos. 

Oser l’innocence du Visionnaire qui perçoit le monde comme une apparence où se manifeste la dimension secrète et sacrée à laquelle seule l’intuition peut donner accès. 

Eros et Ego sont deux forces à la fois contradictoires et complémentaires qui animent l’être humain. L’une est le véhicule de l’intensité créatrice et l’autre celui de l’intérêt égoïste. 

Pour conjurer sa finitude, Ego cherche à produire et à se reproduire. Pour célébrer l'infini, Eros inspire la création et la récréation. Ego est marchand quand Eros est poète.

Eros est la force créatrice de la vision qui dévoile les apparences. L'érotisme est la trace de ce feu sacré dans la chair : la nudité s'y dévoile comme une épiphanie de l'âme.

La force d’Eros doit transfigurer celle d'Ego sous peine de réduire l’inspiration créatrice à la procréation. 

Quand elle devient sacrée, la sexualité est au corps ce que la méditation est à l’esprit : l’abandon à un élan infini. 

La femme est interprète de l’amour qui transmue la sensation en sensualité, la sensualité en sensibilité, la sensibilité en subtilité et la subtilité en élan de sublimation spirituelle. 

Eros, ce lieu commun où la plénitude se manifeste dans l’évidence d'une communion.

Pour se donner, il faut d’abord s’appartenir puis s’abandonner. 

L’amour est un transport en commun vers la mystérieuse destination de l’Esprit. 


La sensualité est un plat qui se mange chaud. 

Eros ne pense pas la Totalité, il y participe de manière joyeuse et amoureuse, vivante et désintéressée, poétique et créatrice. 

Eros est enfant de poème qui joue sa vie en interprétant la force évolutive et créatrice du Kosmos. Animé d’une joyeuse férocité, il démasque les impostures et les importants comme autant d’obstacles au grand Je dont il est l’acteur visionnaire et l’agent engagé. 

Quand il perd l’inspiration, Eros se transforme en Ego à travers un coup d’état d’esprit qui substitue à la souveraineté de l’intuition globale, la tyrannie de la distinction mentale. 

Le Poète est enfant d’Eros qui participe à l’élan créateur de l’Esprit. Le Savant est enfant d’Ego qui cherche à expliquer le monde pour se l’approprier.

"Je pense donc je suis" dit Ego, fier et dominateur, maître et possesseur de la nature.  "Je suis donc je pense" lui répond Eros pour qui la présence d'Esprit inspire, précède et détermine les représentations conceptuelles. 

Quand Eros prie pour s'approcher de l'infini, Ego, lui, s'approprie pour s'éloigner de la finitude.

Expliquer (ex-plicare) c’est déplier les plis d'une complexité inhérente à tout phénomène. Une fois cet espace déployé, le mental l’observe et le mesure pour en saisir les propriétés, au sens littéral.  

Là où finit le temps de l’explication commence celui, infini, de l’interprétation. 

L’interprétation est ce processus d’implication qui met en relation le pli d'une subjectivité avec la complexité dont elle procède. 

La Poésie est art mystérieux de l’irréductible. Un langage des signes à travers lequel s’exprime la Totalité. 

Poiêsis pour les Grecs signifie « création », du verbe poiein (« faire », « créer »). Bien avant d’être celui qui écrit, le Poète est celui qui crée : dénommer c'est dévoiler. 

Toute Poésie est initiatique : le phénomène lui apparaît comme l’épiphanie d’un mystère et ce mystère comme l’épiphanie d’une révélation où la partie s’intègre à la Totalité dont elle procède. 


Ce n’est pas le langage poétique qui emprunte à la sphère du religieux mais celle-ci qui a colonisé l’universalité de l’expérience poétique pour en faire une doctrine totalisante, souvent totalitaire. 

La Poésie est connaissance immédiate - mystique et mimétique - qui s’effectue par l'identification de la conscience à son objet. 

La séparation du sujet et de l'objet est une illusion pratique. Le sujet et l'objet apparaissent comme deux moments complémentaires et contradictoires d'un même trajet spirituel.

Il faut être fou ou rationaliste – le rationalisme est un délire assez récent – pour ne pas voir dans la participation mystique et poétique un mode de connaissance qui précède, approfondit et complète la rationalité scientifique. Là où celle-ci opère par la séparation, celle-là opère par la relation. 

La connaissance n’est pas plus réductible à la science que l’Esprit ne peut l’être à sa manifestation. 

Matérialisme scientifique : un pléonasme. Il n’est de science que de la matière comme il n’est de connaissance qu’inspirée. Connaître c’est naître à l’esprit. 

L’art et la poésie sont les noms que l’on donne à la Mystique dans un monde anesthésié qui ne la reconnaît pas. Aujourd’hui cette Mystique est matérialiste et immanente. Hantée par la grandeur, elle célèbre la décadence comme un hommage du vice à la vertu.

Notre époque a remplacé la participation mystique par l’admiration narcissique. Le narcissisme n’est pas l’amour de soi mais la fascination pour une image idéalisée qui compense une haine secrète de soi. 

Quelle que soit sa forme - religieuse, économique ou politique - le totalitarisme cherche à utiliser et à détourner au service d’intérêts particuliers la participation de la subjectivité à une totalité qui la transcende. 

Peu au fait des questions concernant l’esprit, les polices modernes de la pensée confondent la profondeur libératrice de l’éveil spirituel et de l’expérience mystique avec un dogmatisme religieux, conformiste et aliénant. Ce faisant, elles remplacent le totalitarisme religieux par un autre, laïc et objectif : celui de la techno-science. 

En usurpant le rôle central de la participation poétique, l’explication prosaïque devient totalitaire. C’est ainsi que raison et science se transforment en scientisme et rationalisme, idéologies dominantes d’un monde abstrait devenu insensé. 

Réconcilier en soi l’Eros du poète et l’Ego du savant. La vision intérieure du premier participe à l’organisation et à l’évolution du Kosmos. Elle doit inspirer et maîtriser le regard extérieur du second qui tend à dominer le monde en l’expliquant. 

En participant à l’intériorité du monde, l'intuition nous libère des prétentions de l’intelligence à le dominer. 


Là où la science tend à réduire l’inconnu au connaissable, le Poète voit le connu comme le signe d'un mystère qui le transcende. 

L’interprète n’est pas un penseur mais un passeur. 

Si l’interprétation est un art de la relation qui se manifeste par l'expression, la pensée est une technique de distinction qui se traduit par l'explication.

La philosophie devrait être ce fil de sagesse tendu entre l’explication du savant et l’interprétation du Poète. 

L’expression c’est la partie qui exprime le tout, l’explication c’est le tout séparé en parties. 

Un monde où la raison domine l’intuition est un monde amnésique du mystère qui le fonde.

L’explication intellectuelle remplace l’implication poétique de la sensibilité par l'application technique de la raison instrumentale et l’exploitation économique de la raison utilitaire. 

Le petit Je de l’ego est une construction mentale et individuelle. Le grand Je d’Eros est une intuition globale et partagée.

Eros est ce nomade qui habite la raison comme une maison où il est l'invité des créateurs.

En transfigurant la raison, la puissance créatrice d'Eros met la distinction mentale au service d'une harmonie globale. 

Si l’Ego construit un monde à sa mesure, c’est pour se l’approprier à travers un processus d’explication et d’exploitation. C’est pourquoi la rationalité moderne est à la fois instrumentale et utilitaire, c'est-à-dire technique et économique. 

L’égo voit dans le cogito le reflet spectral et fascinant de sa propre illusion. Eros lui répond en écho dans une transe inspirée "Je pense donc je ne suis pas. Je danse donc je vis. Je vis donc je dépense mon énergie au service de l'Esprit." 

Ecoutez Eros chanter au milieu des siens : "Nous sommes donc je pense." Nous en grec c'est l'Esprit. En tant que pronom personnel, Nous désigne cette intersubjectivité culturelle dans laquelle l'Esprit s'incarne concrètement en formant une communauté.

Le principe de notre civilisation est celui d’une instrumentalisation qui substitue les fins aux moyens, l’intuition à la raison et l’interprétation à l’explication. 

L'Eros est symbolique et l'Ego diabolique. Le premier est l'esprit de relation et le second, l'esprit divisé..  Comprenne qui pourra !... 

Fils d'Eros, ne cherche pas à comprendre la Poésie mais à l'interpréter, comme le musicien interprète une partition.

vendredi 8 novembre 2013

Incitations (3) Tout est son Contraire


Il y a un autre monde mais il est dans celui-ci. Paul Eluard 


L’incitation est le langage mystérieux et vibrant de l’Intention créatrice. Sous formes d’aphorismes, de maximes ou de fragments, ces incitations sont des citations inspirées à l’auteur par l’esprit du temps pour l’inciter, avec ses lecteurs, à la méditation, à la réflexion... et à l’action. 

Voici venus les temps étranges où les émiettés de l’intérieur, les naufragés du dernier cri, voudraient faire de leur néant la norme à imposer à l’infini. 

L’aphorisme doit être une épreuve initiatique. Une formule secrète qui transcende le mental pour parler directement à l’intuition. 

Parce que le poète en sait bien plus que vous ne l’imaginez, il en dit bien moins qu’il n’en sait. Ses mots se contentent d’évoquer le mystère afin d’éveiller votre imaginaire. 

L’initiation consiste à tisser, au fil du temps, le profil invisible de l’éternité. 

Le Mystère est irréductible. Une totalité à laquelle nous participons et dont nous ne percevons qu’une infime partie. 

L’être humain est ce pont entre l’infime et l’infini. Un rien du Tout. 

Tout est son contraire. 
 
Derrière les contraires, l'intuition créatrice perçoit les pôles complémentaires d'une synthèse à révéler.

La contradiction est le produit de la logique, cette illusion d’optique qui permet de s’adapter au monde des apparences. Là où règne la transparence, la logique s'efface au profit du symbolique où s'exprime l’unité irréductible de l’homme et du monde au sein de l'Esprit.

La seule pensée qui ait aujourd’hui un sens historique est une critique de la pensée critique qui permet de dépasser l'analyse pour renouer avec le sens synthétique de la totalité. 

Le drame des français, c’est qu’ils sont trop intelligents pour être inspirés. L'intuition créatrice nécessite pour s'exprimer une part déraisonnable de naïveté, d’enthousiasme et de spontanéité. Des qualités qui ont du mal à résister à la pression du cynisme et de la spécialisation propres à l’intellectualisme dominant au pays de l'abstraction. 

L’homme intégral met la pensée critique au service de l’intuition créatrice. 


Chaque vie est l’indice d’un mystère résolu par l’évolution. 

L’Ailleurs est Ici. L’Eternité est Maintenant.

Science sans conscience, c’est attention sans intuition. 

Reconnaître, accueillir et écouter le prophète qui vibre en soi : il est la voix mystérieuse d’une totalité à interpréter. 

Civilisation à bout de souffle cherche air inspiré pour se régénérer. 

Pour faire émerger le nouveau, il faut toujours changer de niveau. 

La clarté des apparences éblouit les imbéciles et les rend aveugles. 

Dans la mathématique du ressentiment, le rejet de l’autre est toujours proportionnel à la haine de soi. 

Ne pas craindre la fin de l’humanité. Elle est déjà advenue. Regardez tout autour de vous : avez-vous vu un être humain ? 

La tyrannie de la quantité fabrique un monde inqualifiable. 

Enfants des ruines, nous avons un destin d’architecte. 

Il ne s’agit pas d’expliquer le mystère mais d’y participer. 

Il faut être revenu de Tout pour aller vers Soi. 

C’est à la fin que se dévoile l’origine. 

Le style c’est l’âme. 

Perdre le sens de la totalité, c’est tout perdre. 

‘‘De deux choses, l’Unité’’. Tel est le principe ultime de la non-dualité. 

L’expérience de la transcendance est celle de l’infini sans laquelle il est impossible de comprendre le sens de l’incarnation comme expérience de la limite. 

Pour accéder à la plénitude, il faut être capable de faire le Vide en soi. 

L’égo n’est rien d’autre que la peur du Vide, c'est à dire de l'Esprit.

Chaque humain est, littéralement, une explication de la transcendance. 


La poésie est énigmatique. Elle révèle le mystère au cœur des apparences. 

Dans le fini, l'inspiration poétique perçoit la trace secrète de l’infini. 

Là où la raison voit un hasard, l’intuition participe à une épiphanie. 

Si nous sommes tous liés, c’est que chacun d’entre nous est intimement lié au Tout. 

Pour dire les choses simplement, il faut les voir globalement.

La simplexité réside dans la saisie intuitive de la complexité.

L’être humain tend à projeter ses propres limites sur tout ce qui le dépasse. 

Difficile à un français de résister à la compulsion mentale de vouloir tout expliquer. 

Toute explication est impliquée dans un mystère qu’elle ne saura jamais résoudre. 

L’ego est ce camarade de Je qui ramène Tout à lui. 

Un être humain qui s’identifie à son ego ressemble à un corps qui se prend pour son nombril. 

Le nombril est une spirale involutive. 

L’identité est cette illusion spatio-temporelle que l’éveil vient dissoudre. 

La méditation est un message à votre intention. 

Le Yoga : l’art de donner la science à son corps. 

Ressources 

Incitations (1) et (2) Le Souffle de l'Inspiration

vendredi 1 novembre 2013

Table des Matières (13) Un Paradigme Post-Capitaliste


L'économie transforme le monde, mais le transforme seulement en monde de l'économie. Guy Debord


Chaque billet du Journal Intégral est la pièce d’un puzzle qui dessine, entre intuitions créatrices et réflexions critiques, la vision intégrale d’un homme réunifié dans un Kosmos réenchanté. Les résumés des articles présentés dans cette Table des Matières permettront aux lecteurs de reconstituer ce puzzle en allant se référer à telle ou telle pièce afin de mieux comprendre et intégrer les autres. 


1 - Demandez le programme !... 2 - Une philosophie du Tout. 3 - La Petite Princesse. 4 - Evolutions. 5 - Evolutions (fin). 6 - Post-Matérialisme. 7 - Penser la nouvelle civilisation 

Table des Matières 2011



Un paradigme post-capitaliste 
Table des Matières (12) du /07/11 au 02/09/11 


Sortir de l’économie 

Quelques mots d’introduction pour présenter le contexte qui préside à la réflexion sur un paradigme post-capitaliste. Dans La société du Spectacle, Guy Debord écrit : « L'économie transforme le monde, mais le transforme seulement en monde de l'économie. » Effectivement, le monde dans lequel nous vivons est un monde économique c'est-à-dire un monde où l’économie est devenue le modèle d’interprétation dominant dont l’hégémonie disqualifie et diabolise toute autre approche

Fondé sur une rationalité instrumentale et utilitaire, ce monde économique est animé par un processus inhumain qui saccage l’environnement, crée sans cesse de faux-besoins tout en brisant les liens sociaux et culturels afin de les remplacer par les lois du marché qui sont, en fait, celles d’une compétition généralisée où prévaut le combat de chacun contre tous. Face à cette régression profondément mortifère, des réflexions individuelles et des projets collectifs de plus en plus nombreux s’inscrivent dans la perspective d’une sortie de l’économie. 

Dans La Grande Transformation, l'économiste Karl Polanyi évoque le processus de "désencastrement" de l'économie hors de la société qui prend ainsi son autonomie en faisant du marché la forme d'organisation dominante des relations sociales. Sortir de l’économie c’est se libérer d’un monde centré sur l’économie en ré-encastrant celle-ci dans la société comme on ré-encastre la société dans l'ordre symbolique qui régit les relations sociales et culturelles. 

Global, ce projet de civilisation est à la fois social et culturel, politique et spirituel, individuel et collectif. Il consiste à remettre simultanément l’esprit au cœur de la conscience, l’homme au cœur de la société et la société au cœur de l’économie. Parce que toutes ces dimensions – spirituelle, culturelle, politique, économique – sont liées les unes aux autres, elles doivent co-évoluer toutes ensemble dans une perspective intégrale. ( Lire à ce sujet : Se libérer de l'horreur économique)

Une approche intégrale de l’économie 

C’est ce projet qui anime notre réflexion sur une approche intégrale de l’économie comme condition nécessaire et transitoire pour penser la sortie de l’économie. Une approche intégrale de l’économie envisage non seulement l’économie sous tous ses aspects – individuel et collectif, culturel et social, synchronique et diachronique – mais elle décrit aussi les interactions entre ces diverses formes d’économie que sont les économies psychique et symbolique, politique et spirituelle. 

L’ « économie des profondeurs » dont nous évoquons ici quelques travaux est une étape indispensable à ce renversement de perspective permettant de passer d’une société du tout-économique à une vision intégrale de l’être humain qui envisage les divers formes d'économie psychique, symbolique, politique et spirituelle de manière simultanée et systémique.

Inspirée par le nouvel esprit du temps, l’émergence des monnaies libres est un phénomène qui participe du nouveau paradigme post-capitaliste, en train de se construire à travers des milliers d’expérimentations concrètes et novatrices mais aussi dans la tête de chercheurs inspirés et dans un profond silence médiatique. 



Lundi 19 et Mardi 20 septembre 2011 ont eu lieu à Paris la treizième session de l'Université Intégrale sur le thème : « Nouvelles valeurs, nouvelles richesses, nouvelles mesures, nouvelles monnaies ». Alors que nos économies et sociétés sont en pleine transformation et connaissent des ruptures majeures, que les voies de réinvention nous obligent à puiser dans nos inspirations les plus globales (sociales, économiques, écologiques, culturelles, artistiques, spirituelles…), nos indicateurs de richesse principalement dominés par le Produit Intérieur Brut ne semblent pas évoluer et restent figés sur des schémas passés. 

En 2008, soit 6 ans après la parution du Rapport Viveret « Reconsidérer la richesse», le Président de la République Française sollicite des experts français et internationaux qui donneront naissance au « Rapport Stiglitz » sur la mesure des performances économiques et du progrès social. 

Cette démarche n’est pas uniquement française puisqu’au niveau international d’autres indicateurs sont développés comme l’indice du développement humain (Rapport mondial sur le développement humain, 1990), l’indice du bien-être économique développé par Osberg et Sharpe ou plus récemment le Bonheur Intérieur Brut déployé au Bhoutan. Les expériences en matière de nouveaux indicateurs de mesures, de création de monnaies, que cela soit dans des communautés présentielles ou numériques, des territoires ou des réseaux foisonnent. 


Parmi les ouvrages parus récemment, certains analysent l’évolution de la monnaie et de son rôle à travers l’histoire, d’autres proposent des visions novatrices permettant à la société civile de se réapproprier la création monétaire au service du bien commun alors qu’elle est aujourd’hui, trop souvent, au cœur des stratégies spéculatives d’une oligarchie financière. 

A ce travail théorique correspondent des initiatives novatrices : des monnaies alternatives voient le jour comme autant de laboratoires sociaux permettant de vivre et d’expérimenter de nouvelles formes d’économie fondées non plus sur la compétition mais sur la solidarité. A toutes ces réflexions et initiatives, il manque souvent une vision globale permettant d’envisager la monnaie sous tous ses aspects, ceux qui relèvent de la subjectivité individuelle et des comportements personnels comme ceux qui sont liés aux représentations collectives ou aux fonctions économiques et sociales. 

La création de nouveaux modèles économiques et politiques inspirés par une vision intégrale ne peut faire l’impasse sur la monnaie, son rôle à la fois social, symbolique et fiduciaire C’est ainsi que Bernard Lietaer utilise le modèle des Quatre Quadrants de Ken Wilber pour envisager le phénomène monétaire sous ses divers aspects, intérieur et extérieur, individuel et collectif. 


Nous avons oublié que la monnaie ne devient un instrument financier que parce qu’elle est avant toute une ressource symbolique qui fonde et irrigue le corps social comme le sang irrigue le corps physique. Dans un ouvrage intitulé Au cœur de la monnaie, Bernard Lietaer développe une analyse de la dimension archétypale de la monnaie qui, selon lui, joue un rôle fondamental dans les fluctuations monétaires. Pour ce faire, il nous convie à un passionnant voyage de vingt huit mille ans - de la préhistoire à Wall Street – qui met en lumière la dimension émotionnelle de la monnaie, liée aux tréfonds de notre psyché individuelle et collective. 

L’approche de la monnaie en termes de circulation énergétique et symbolique renvoie à la dynamique d’un imaginaire collectif à travers lequel s’exprime le caractère organique et créateur de toute société humaine. Parce qu’elle permet de participer de manière sensible à l’imaginaire collectif qui fonde la société, la monnaie est au cœur d’une vision du monde partagée qui s’exprime à travers un projet de civilisation. 

Chaque individu doit pouvoir reconnaître la monnaie comme expression manifeste d’un lien social qui émane d’une intersubjectivité communautaire. La monnaie peut être est un vecteur de ce lien social fondé sur un ordre symbolique sans lequel il n’existe pas de communauté. Reconnaître le rôle symbolique de la monnaie, celui des archétypes, des affects et de l’imaginaire collectif qu’elle véhicule, c’est retrouver le sens d’une communauté de destin fondée à la fois sur un ordre symbolique et un bien commun

 
A la crise profonde de l’hypercapitalisme dont nous sommes les spectateurs bien souvent sidérés, correspond l'émergence de nouvelles formes économiques et sociales. Il existerait actuellement à travers le monde plus de 5.000 monnaies, qualifiées de complémentaires, qui sont autant d’occasions de refonder la dimension économique sur la base d’une éthique communautaire. 

Ces initiatives cherchent à retrouver le rôle fondateur de la monnaie : celui d’un échange et d’une relation sociale qui réfère à l’ordre symbolique sur lequel est fondée toute intersubjectivité. Comme leur nom l’indique, les monnaies complémentaires sont des compléments au système financier géré par les banques et les états comme les médecines complémentaires viennent en complément de la médecine officielle. 

Certains pionniers, comme Jean-François Noubel veulent aller plus loin. En utilisant les technologies de l’information pour créer des « monnaies libres », ce spécialiste en intelligence collective cherche à démocratiser une création monétaire réservée jusque là au pouvoir étatique. C'est en ce sens qu'il participe à l’invention du prochain système monétaire global : une plateforme distribuée permettant à des millions de monnaies libres de circuler à travers les réseaux - Internet et téléphones mobiles. 


Jean-François Noubel
Nous nous sommes fait l’écho des initiatives concernant les « monnaies libres » distribuées à travers les réseaux sociaux par Internet et la téléphonie mobile. De la même façon que le micro-ordinateur a donné leur autonomie informatique à toutes les unités humaines (maisons, entreprises, écoles, institutions...) et que les technologies vertes promettent de leur donner une autonomie énergétique (solaire, éolien, géothermie, etc.), voilà qu’arrivent les monnaies libres (« open money »), censées donner à chacun son autonomie monétaire... chacun pourra bientôt devenir émetteur/récepteur de monnaies - ce qui va métamorphoser l’économie et la société, mais aussi nos vies et nos esprits. 

Les monnaies libres fonctionnent à partir d’un paradigme post-capitaliste. La monnaie n’est pas émise par une source extérieure : elle est l’expression des échanges entre les participants d’un même écosystème. Ce type de fonctionnement renvoie une culture du flux et de l’interconnexion ainsi qu’à une éthique communautaire et une intelligence collective qui émergent des réseaux sociaux. 

Comme le dit Jean-François Noubel : « Finement comprendre la monnaie est une expérience incroyable, quelque chose de l’ordre du film Matrix. On se libère des conditionnements du système, pour le contempler du dehors, dans ses structures fines. La plupart des échanges sont aujourd’hui monétarisés. La monnaie imbibe tout, nos psychés, nos comportements, bien au-delà de ce que nous imaginons. L’ensemble du monde actuel est modelé par la monnaie. Réaliser cela est très secouant. C’est du même ordre que découvrir la rotondité de la terre... » 


Jean François Noubel : « La monnaie du futur émane des agents eux-mêmes. C’est un processus monétaire révolutionnaire, comparable à ce qui s’est passé pour les médias. Revenez vingt ans en arrière, nous avions quelques dizaines de mass-médias, journaux, télés, radios, pour des dizaines de millions de citoyens. Ces médias étaient tous propriété d’États ou de grands groupes. En face, l’individu était isolé, démuni. 

Aujourd’hui, grâce à Internet, nous sommes des millions à avoir des blogs et des sites, qui diffusent toutes sortes d’informations, provenant de millions d’émetteurs. La source n’est plus extérieure à nous. Ce phénomène est en train de bouleverser les flux d’information, la gouvernance et donc la réalité du monde. La monnaie constitue la prochaine étape. Il n’y a plus aucune raison, ni économique, ni idéologique, ni technique, pour que la monnaie continue à émaner d’une source extérieure, prise dans une architecture centralisée et inégalitaire

Désormais, l’infrastructure technique, les connaissances, l’idéologie, tout est prêt pour que chacun puisse créer sa ou ses monnaies. Dans les années qui viennent, vous allez voir apparaître des millions de monnaies, comme vous avez aujourd’hui des millions de médias. Si je vous avais parlé de millions de médias il y a vingt ans, vous m’auriez ri au nez. » 


Loin de l’idéologie dominante qui consiste à réduire l’économie et la monnaie à une dimension purement abstraite et instrumentale, les travaux de chercheurs comme Bernard Lietaer et Patrick Viveret montrent à quel point l’organisation économique et monétaire des sociétés est le reflet des croyances et des émotions collectives. La valeur économique et monétaire renvoie toujours à une intersubjectivité émotionnelle et culturelle fondée sur des valeurs collectives et qualitatives. 

On assiste à l’émergence d’une véritable « économie des profondeurs » qui ne se limite pas à l’observation superficielle des comportements individuels mais qui rend compte des dynamiques collectives et culturelles qui animent en profondeur les sociétés humaines comme les individus.  Cette « économie des profondeurs » met en rapport et en correspondance l’économie psychique, l’économie symbolique et l'économie politique


Patrick Viveret
Dans ce billet, nous proposons les vidéos des conférences de Patrick Viveret, Bernard Lietaer et Michel Saloff-Coste qui se sont déroulées lors de la treizième session de l’Université Intégrale et qui apparaissent comme autant d’illustrations d’une « économie des profondeurs » décrivant les interactions entre les économies psychique, symbolique et monétaire. 

La Résilience face à la Crise Financière. Patrick Viveret analyse les crises financières comme des crises de foi et de confiance vis-à-vis d’un modèle capitaliste dont le rôle historique se termine. Il observe les dynamiques régénératrices qui s’expriment à travers de nombreux phénomènes économiques et monétaires, culturels et spirituels. 

Au Cœur de la Monnaie. Pour Bernard Lietaer, la monnaie représente une projection de l’inconscient collectif des sociétés. Il utilise les concepts de la psychologie collective élaborés par Jung pour interpréter le rôle des archétypes qui structurent cet inconscient collectif à travers des séquences d’émotions et d’actions pouvant être observés à travers le temps et les cultures. 

Redonner une âme à la monnaie c’est, selon Michel Saloff Coste, faire le constat que la valeur monétaire est toujours le reflet des valeurs collectives autour desquelles les êtres humains font société. Une économie intégrale prendra en compte les divers niveaux de l'échange monétaire qui traduisent sur le plan quantitatif les différents types de relations qualitatives que l’être humain entretient avec son milieu.