mardi 27 novembre 2012

L'éducation à l'ère des créateurs


L'entreprise scolaire n'a-t-elle pas obéi jusqu'à ce jour à une préoccupation dominante : améliorer les technniques de dressage afin que l'animal soit rentable. Raoul Vaneigem


Alors que l’ère moderne qui s’achève fut celle d’un individualisme abstrait fondé sur une rationalité instrumentale et utilitaire, l’ère des créateurs dans laquelle nous entrons est celle d’un processus d'individuation fondé sur une « intelligence connective », à la fois sensible, intuitive et collective.

Conscient de cette mutation fondamentale, de multiples initiatives voient le jour dans le domaine de l’éducation. Elles sont inspirées par un nouvel esprit pédagogique qui refonde l’éducation en l’inscrivant dans un projet de civilisation porté par une vision intégrale, à la fois systémique et évolutive. Ces nouvelles formes d’éducation sont indexées sur la participation sensible de la subjectivité au mouvement créateur - évolutif et intégratif - de la vie/esprit.

Les réformes "pseudo-réalistes" ne sont que des stratégies dilatoires et cosmétiques destinées à perpétuer l'agonie d'un modèle périmé, d'ores et déjà condamné par la mutation des mentalités à l’ère de l’information. Seule une véritable radicalité – celle qui ose aller à la racine des problèmes pour les résoudre et les dépasser – permet d’imaginer un projet de civilisation et des formes d’éducation capables de manifester le nouvel esprit du temps.

Un projet de civilisation

L’éducation est le miroir à travers lequel une civilisation se reconnaît, s’affirme et se pérennise en transmettant ses valeurs et sa vision du monde. Cette transmission est formation, au sens littéral, c'est-à-dire mise en forme des consciences selon une vision du monde et une culture correspondant à un stade évolutif donné. Les formes prises par l’éducation expriment toujours la force d’une conscience collective inspirée par l’esprit du temps. Observer ces formes et les analyser c’est reconstituer fidèlement l’univers mental et les représentations culturelles qui fondent une société.

Dans une société postmoderne comme la nôtre, fondée sur le primat utilitariste de l’économie, rien d’étonnant donc que l’éducation soit passée de la formation des citoyens sur le modèle de l’humanisme au formatage des producteurs/consommateurs sur le modèle dominant de l’Homo Oeconomicus. Mais quand ce modèle dominant, devenu saturé, est incapable de répondre aux défis vitaux du futur, il se désintègre et s’effondre, entraînant dans sa chute toutes les institutions qui l’incarnaient. L’obsolescence du paradigme abstrait de la modernité est à l’origine d’une crise systémique qui concerne tous les aspects, individuel et collectifs, de la nature et de l’activité humaine.

La crise de l’éducation apparaît dès lors comme un des aspects les plus spectaculaires et les plus symptomatiques de cette crise de civilisation. Vouloir réformer l’éducation sans comprendre qu’elle est partie intégrante d’un projet de civilisation, c’est commettre la même erreur que ces médecins qui cherchent à soigner les symptômes physiques sans tenir compte du déséquilibre global dont ils sont l’expression.

Une crise éducative


Dans un article du Monde intitulé La crise éducative, symptôme et creuset de la crise sociétale, Anne Fremaux décrit le sentiment d’abandon d’une jeunesse désespérée, privée de sens : « En plaçant "l'élève" et non plus le "savoir" au centre des préoccupations éducatives, les artisans des réformes pédagogistes avaient cru résoudre le problème en jouant sur les mots, comme si la question n'était que sémantique. L'élève ou plutôt "l'apprenant" n'a jamais été aussi pris en considération formellement et pourtant, jamais il ne s'est senti aussi factuellement abandonné.

Les "décideurs", en faisant primer l'économique sur toute autre valeur, en laissant la laideur (publicité, bétonnage, cités…) s'installer dans les villes et les campagnes, en laissant les enfants grandir devant des écrans de verre où violence, médiocrité, cynisme et pornographie se font concurrence, ont contribué à accentuer cet état de déréliction et de désolation morale que connaît actuellement la jeunesse.

Que peuvent espérer nos jeunes d'une société dont le rêve se confond avec celui d'une marchandisation totale des corps et des esprits, dont le seul projet est la reconduction infinie des besoins matériels et où l'instrumentalisation économique des connaissances conduit à l'évacuation de la littérature, de l'histoire, des langues anciennes et de la poésie ? Quels espoirs, quels rêves donnons-nous à cette jeunesse qui ne se reconnaît pas dans le monde que nous construisons à coups de croissance, de PIB, de visées exclusivement quantitatives ? Comme le disait un slogan de Mai-68 "on ne tombe pas amoureux d'un taux de croissance"…

Un monde désorienté

Hannah Arendt
Hannah Arendt, dans un texte célèbre – La Crise de la culture, qui n'a pas perdu de sa vigueur –, s'interroge sur ce que la crise de l'éducation révèle de notre société. Loin d'être un symptôme isolé, local, elle traduit la désorientation d'un monde tourné exclusivement vers des buts marchands, des valeurs individualistes (au détriment du collectif), vers le faire-savoir plutôt que vers le savoir...

Les enfants ont parfaitement compris le dogme utilitaire qui régit notre société. En témoignent un tag dans une école primaire qui énonce ainsi sa rage : "On s'en fout de votre école, on veut des thunes" ou encore le leitmotiv, prétendument critique, inlassablement opposé aux professeurs de philosophie : "La philosophie, on s'en fiche, ça ne sert à rien ! "»...

Il faut rappeler que le marché à lui seul ne constitue pas un projet de société. Il est même le lieu où prennent naissance les inégalités qui perdureront tout au long de l'existence sociale ; il est par essence le lieu même de l'aliénation opposée au projet émancipateur de l'école.

L'école, aujourd'hui, est sommée de s'adapter au marché, de créer de futurs agents "opérationnels". Nous aurions plutôt envie, à l'heure d'une crise écologique sans précédent, de l'inviter à renouer avec la beauté, la gratuité d'un savoir qui permettrait véritablement de s'orienter dans le monde, ce qu'autrefois on appelait les "Humanités". Au risque, sinon, de devoir nous demander à l'instar de Pierre Rhabi, non seulement quelle terre nous allons laisser à nos enfants, mais aussi "quels enfants nous allons laisser à cette terre"... (Le Monde.fr - 05.04.10)

Les valeurs d'une société vivante

Dans un ouvrage paru en mars dernier et intitulé Lettre à mes enfants et aux enfants du monde à venir, Raoul Vaneigem prolonge et approfondit la réflexion d’Anne Fremaux : « La question «Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?» mérite davantage que les roulements de tambour de l'indignation. Il y a quelque inconséquence à promouvoir l'angélisme des bonnes intentions sans prémunir contre les monstres de la violence ordinaire, qui n'en feront qu'une bouchée.

Beaucoup vitupèrent la barbarie et l'absurdité dominantes à défaut de jeter les bases d'une société enfin affranchie des rapports marchands et du totalitarisme financier. Alors qu'une civilisation, alliant développement technologique et sous-développement humain, agonise dans la boue et le sang, de nouvelles valeurs se font jour et se substituent aux anciennes.

J'ai été sensible à ce souffle nouveau qui stimule - non seulement chez mes enfants et mes petits-enfants, mais aussi chez un nombre croissant de jeunes gens - une volonté d'instaurer de véritables valeurs humaines (solidarité, créativité, générosité, savoir, réinvention de l'amour, alliance avec la nature, attrait festif de la vie), en rupture avec les valeurs patriarcales (autorité, sacrifice, travail, culpabilité, servilité, clientélisme, contention et défoulement des émotions), essentiellement axées sur la prédation, l'argent, le pouvoir et cette séparation d'avec soi d'où procèdent la peur, la haine et le mépris de l'autre.

À l'abri des médias qui font métier de l'ignorer, une société vivante se construit clandestinement sous la barbarie et les ruines du Vieux Monde. Il n'est pas inutile de montrer de quelle façon elle se manifeste et comment elle progressera ».

Au croisement de deux civilisations


Inspiré par le modèle abstrait de l’Homo Oeconomicus, l’ère moderne - celle des producteurs qui se sont mués en prédateurs - est en train de s’achever sous la forme d’une funeste agonie dont nous voyons quotidiennement les manifestations morbides. Cette agonie est synchrone avec la naissance d’une ère nouvelle que Vaneigem nomme L’ère des créateurs, celle de l’homme réconcilié avec la vie qui l’anime et de la vie inspirée par une sensibilité qui la guide

« Nous sommes dans le monde et en nous-mêmes au croisement de deux civilisations. L’une achève de se ruiner en stérilisant l’univers sous son ombre glacée, l’autre découvre aux premières lueurs d’une vie qui renaît l’homme nouveau, sensible, vivant et créateur, frêle rameau d’une évolution où l’homme économique n’est plus désormais qu’une branche morte. » (Nous qui désirons sans fin)

Témoin libertaire des mutations sociales, Raoul Vaneigem est l’auteur du fameux Traité de Savoir Vivre à l’usage des jeunes générations - livre emblématique de la révolte étudiante de Mai 68 - ainsi que de l’Avertissement aux écoliers et lycéens (1995). Dans nombre de ces écrits, Vaneigem décrit avec le lyrisme visionnaire qui est le sien les formes novatrices que devrait prendre l’éducation à l’ère des créateurs en fustigeant l’archaïsme d’un modèle éducatif qui fut celui d’une société patriarcale jadis toute puissante.

« Le monde a changé davantage en trente ans qu'en trois mille. Jamais - en Europe de l'ouest tout au moins - la sensibilité des enfants n'a autant divergé des vieux réflexes prédateurs qui firent de l'animal humain la plus féroce et la plus destructrice des espèces terrestres. Pourtant, l'intelligence demeure fossilisée, comme impuissante à percevoir la mutation qui s'opère sous nos yeux.

Une mutation comparable à l'invention de l'outil, qui produisit jadis le travail d'exploitation de la nature et engendra une société composée de maîtres et d'esclaves. Une mutation où se révèle la véritable spécificité humaine: non la production d'une survie inféodée aux impératifs d'une économie lucrative, mais la création d'un milieu favorable à une vie plus intense et plus riche. Notre système éducatif s'enorgueillit à raison d'avoir répondu avec efficacité aux exigences d'une société patriarcale jadis toute puissante; à ce détail près qu'une telle gloire est à la fois répugnante et révolue. » (Avertissement aux écoliers et lycéens)

Une intelligence sensible et créatrice

C’est une profonde ineptie que de vouloir refonder l’éducation sans inscrire cette intention dans une refondation globale, animée par un projet de civilisation. La création de nouvelles formes pédagogiques doit participer d’une vision globale qui suscite, de manière synchrone et systémique, l’invention de nouvelles formes culturelles et sociales, épistémologiques et cognitives, psychiques et anthropologiques.

Les formes pédagogiques correspondant à l'ère des créateurs doivent permettre le développement d’une intelligence sensible, intuitive et collective grâce à laquelle la subjectivité participe au mouvement créateur de la vie/esprit. L’éducation consiste ainsi, selon Vaneigem, à « Accorder chez l’enfant une priorité absolue à l’intelligence sensible, à une approche où le vivant se dévoile comme mouvement de création... Je ne suppose pas d'autre projet éducatif que celui de se créer dans l'amour et la connaissance du vivant... Nous ne voulons plus d'une école où l'on apprend à survivre en désapprenant à vivre... Épingler un papillon n'est pas la meilleure façon de faire connaissance avec lui. Celui qui transforme le vivant en chose morte, sous quelque prétexte que ce soit, démontre seulement que son savoir ne lui a même pas servi à devenir humain.  »

Si nous voulons que l’école retrouve sa dimension émancipatrice, elle doit devenir intégrale en associant, au sein d’une intelligence sensible, l’approche abstraite de la raison critique et l’approche organique de la subjectivité créatrice. Cette intelligence sensible permet de se libérer du terrorisme intellectuel qui prend la sensibilité en otage en la neutralisant à travers "cette abstraction, dont l'étymologie - abstrahere, tirer hors de - dit assez l'exil de soi, la séparation d'avec la vie."

Une diversité cognitive


Vanegeim dénonce les pratiques éducatives héritées du patriarcat qui castrent l’enfant de son élan vital et de sa subjectivité créatrice pour l’enfermer dans un univers abstrait et désincarné afin d’en faire un simple rouage de la machine économique. Il dresse un constat lucide et effrayant de ces techniques de dressage dont le but est de réduire la spontanéité créatrice de l’enfant à un formalisme intellectuel totalement déconnecté d’une subjectivité vivante, inventive et joyeuse :

« Ne permettez plus que les hommes politiques stigmatisent l'insupportable violence faite aux individus alors qu'ils la suscitent sciemment, dès l'enfance, vulgarisant, au nom de la rentabilité, un élevage concentrationnaire où, parqués de vingt-cinq à trente par classe, les écoliers se trouvent crétinisés par les principes de compétition et de concurrence, soumis aux lois de la prédation, initiés au fétichisme de l'argent, confits dans la peur de l'échec, infestés par l'arrivisme, livrés à des fonctionnaires amers et mal payés, moins enclins à nourrir la curiosité des jeunes générations qu'à se venger sur elle de leurs infortunes. » (Pour l'abolition de la société marchande pour une société vivante)

A l’ère des créateurs, l’éducation n'uniformise plus les consciences pour les conformer à un modèle socio-économique. Elle met en avant la diversité cognitive née de la reconnaissance des intelligences multiples pour permettre aux jeunes d’affirmer, de développer et d’exprimer leurs qualités personnelles : « Il n'y a pas d'enfants stupides, il n'y a que des éducations imbéciles. Forcer l'écolier à se hisser au sommet du panier contribue au progrès laborieux de la rage et de la ruse animales mais sûrement pas au développement d'une intelligence créatrice et humaine.

Dites-vous que nul n'est comparable ni réductible à qui que ce soit, à quoi que ce soit. Chacun possède ses qualités propres, il lui incombe seulement de les affiner pour le seul plaisir de se sentir en accord avec ce qui vit. Que l'on cesse donc d'exclure du champ éducatif l'enfant qui s'intéresse plus aux rêves et aux hamsters qu'à l'histoire de l'Empire romain. Pour qui refuse de se laisser programmer par les logiciels de la vente promotionnelle, tous les chemins mènent vers soi et à la création. » (Avertissement aux écoliers et lycéens)

De l’éducation à l’initiation

Le développement des qualités personnelles est la voie d’une individuation qui dépasse les limites de l’individualisme abstrait en faisant advenir une « intelligence connective » – à la fois sensible, intuitive et collective – correspondant à nos sociétés interconnectées. Ce passage de l’individualisme à l’individuation correspond à celui de l’éducation à l’initiation dans lequel Michel Maffesoli voit la mutation de la modernité à une post-modernité : « Qu’est-ce que l’initiation ? L’initiation, à la différence de l’éducation, ne postule pas qu’il n’y ait rien dans l’esprit de celui qui est en face de moi, de l’auditeur. On postule qu’il y a quelque chose et que je vais accompagner; en quelque sorte faire ressortir le trésor de cette personne qui est en face de moi, alors que l’éducation considère qu’il y a un vide que je dois remplir ». (Sens Public)

A l’ère des créateurs, l’éducation doit favoriser et accompagner ce processus d’individuation par lequel chacun peut développer son originalité créatrice à travers des stades évolutifs successifs pour la mettre au service de la collectivité. Pour Raoul Vaneigem : « C'est une oeuvre de longue haleine que d'enseigner l'indépendance, de la soutenir par une affection dispensée sans réserve, d'ôter la peur de soi et de promouvoir en chacun cette créativité qui est la vraie richesse humaine. La mutation de civilisation à laquelle nous assistons, a plongé dans le désarroi une multitude de gens si accoutumés d'être assistés, guidés, gouvernés, qu'ils ne conçoivent d'autre changement d'existence que le choix d'autres jougs.» (Rien n'est sacré, tout peut se dire)

L’éducation se mue en initiation quand, en nous affranchissant des illusions et des peurs, des limitations et des abstractions, elle renoue les liens organiques de la subjectivité avec le mouvement évolutif et intégratif de la vie/esprit. Quand elle retourne aux sources créatrices de son inspiration, la conscience invente des voies nouvelles en se libèrant des passions tristes qui nourrissent la servitude volontaire. Ces voies sont l’expression d’une dynamique évolutive à laquelle la sensibilité participe intuitivement quand elle a été initiée, canalisée, affinée et développée par une éducation intégrale.

Ressources

A lire ici dans le Journal Intégral, la série de quatre billets consacrée à l'oeuvre de Vaneigem et à  L'ère des Créateurs.

A lire aussi la série de cinq billets conscacrée à l'"éducation intégrale":

Education intégrale (1) La poésie sera la science du futur

Education intégrale (2) Epistémologie et pédagogie

Education intégrale (3) (4) (5) Le Nouvel esprit pédagogique

lundi 19 novembre 2012

Eduquer au XXI ème Siècle (3) Petite Poucette (fin)


Il n'y a pas d'enfants stupides, il n'y a que des éducations imbéciles. Raoul Vaneigem


Nous proposons ci-dessous la seconde partie du texte de la conférence de Michel Serres sur l’éducation au XXI ème siècle présentée dans le billet précédent avec la première partie. Intitulée Petite Poucette, Les nouveaux défis de l’éducation, cette conférence, prononcée lors d’une séance réunissant le 1er Mars 2011 les divers académies sous la coupole de l’Institut de France,  est à l’origine du dernier livre du philosophe : Petite Poucette.

Une génération mutante

Dans la première partie de cette conférence, Michel Serres fait le constat et l’inventaire des transformations fondamentales qui se sont produites depuis les années soixante-dix, faisant émerger une génération mutante qui développe des rapports nouveaux au corps et à la connaissance : « Il ou elle n'a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n'habite plus le même espace. N'ayant plus la même tête que celle de ses parents, il ou elle connaît autrement

Dans la seconde partie, Michel Serres analyse d’autres aspects de cette génération mutante : une dimension foncièrement individuelle qui s’émancipe des appartenances traditionnelles pour tisser de nouveaux liens sociaux; la transformation des fonctions cognitives suite à l’immersion des « natifs numériques » dans une société de l’information et de la connexion continue ; enfin la nécessaire invention « d’inimaginables nouveautés » par-delà les réformes institutionnelles qui sont autant d’emplâtres sur des jambes de bois et des « rapetassages qui déchirent encore plus le tissu qu'ils cherchent à consolider. »

En guise de conclusion, Michel Serres se pose la question de savoir pourquoi, selon lui, ces nouveauté ne sont point advenues, en remettant en question les philosophes «  gens qui ont pour métier d'anticiper le savoir et les pratiques à venir, et qui ont, ce me semble, failli à leur tâche. Engagés dans la politique au jour le jour, ils n'entendirent pas venir le contemporain. »

D'inimaginables nouveautés


Nous sommes profondément d’accord avec Michel Serres sur le constat d'une mutation dont il fait l’inventaire et qui a été observé par d'autres penseurs comme Edgar Morin par exemple. Parce que cette mutation est à l’origine de nouvelles formes de pensée, d’épistémologie et de sensibilité, elle implique la nécessité absolue d’inventer des nouvelles formes d'éducation et de pédagogie.

Mais là où nous ne pouvons plus suivre Michel Serres, c’est sur la prétendue absence de visions et d’innovations dans le domaine de l’éducation alors même qu’un florilège de réflexions et d’expérimentation crée dès aujourd’hui l'épistémologie et la pédagogie de demain.  Pour s'en persuader, il n'est qu'à voir la diversité des idées promues et la multiplicité des initiatives menées par les invités de la prochaine journée de l'Université Intégrale qui aura lieu Vendredi 30 Novembre sur le thème Education et Co-évolution.

Avec tout le respect du à cet éminent professeur qu'est Michel Serres, on pourrait lui répondre que d’« inimaginables nouveautés » sont toujours imaginées grâce à des visionnaires inspirés qui suivent leur intuition créatrice, et ce malgré le déni ou les vocifération des gardiens du temple institutionnel dont le rôle est la reproduction ad nauseum du paradigme dominant.

Inspirées par la dynamique de l'évolution culturelle, ces "inimaginables nouveautés" émergent toujours des marges qui restent invisibles et impensables aux regards institutionnels de l'establishment. Car ces nouveautés ne peuvent être imaginées que par ceux qui, profondément connectés à la dynamique évolutive de la vie-esprit, déconstruisent l'ancien paradigme en voie d'effondrement tout en inventant des formes qui expriment le nouvel esprit du temps.

Petite Poucette. Les nouveaux défis de l’éducation. Michel Serres. (Seconde partie)

L'individu


Mieux encore, les voilà devenus tous deux des individus. Inventé par saint Paul, au début de notre ère, l'individu vient de naître ces jours-ci. De jadis jusqu'à naguère, nous vivions d'appartenances : français, catholiques, juifs, protestants, athées, gascons ou picards, femmes ou mâles, indigents ou fortunés… nous appartenions à des régions, des religions, des cultures, rurales ou urbaines, des équipes, des communes, un sexe, un patois, la Patrie. Par voyages, images, Toile et guerres abominables, ces collectifs ont à peu près tous explosé.

Ceux qui restent s'effilochent. L'individu ne sait plus vivre en couple, il divorce ; ne sait plus se tenir en classe, il bouge et bavarde ; ne prie plus en paroisse ; l'été dernier, nos footballeurs n'ont pas su faire équipe ; nos politiques savent-ils encore construire un parti plausible ou un gouvernement stable ? On dit partout mortes les idéologies ; ce sont les appartenances qu'elles recrutaient qui s'évanouissent.

Ce nouveau-né individu, voilà plutôt une bonne nouvelle. A balancer les inconvénients de ce que l'on appelle égoïsme par rapport aux crimes commis par et pour la libido d'appartenance – des centaines de millions de morts –, j'aime d'amour ces jeunes gens.

Cela dit, reste à inventer de nouveaux liens. En témoigne le recrutement de Facebook, quasi équipotent à la population du monde. Comme un atome sans valence, Petite Poucette est toute nue. Nous, adultes, n'avons inventé aucun lien social nouveau. L'entreprise généralisée du soupçon et de la critique contribua plutôt à les détruire.

Rarissimes dans l'histoire, ces transformations, que j'appelle hominescentes, créent, au milieu de notre temps et de nos groupes, une crevasse si large et si évidente que peu de regards l'ont mesurée à sa taille, comparable à celles visibles au néolithique, à l'aurore de la science grecque, au début de l'ère chrétienne, à la fin du Moyen Age et à la Renaissance.

Sur la lèvre aval de cette faille, voici des jeunes gens auxquels nous prétendons dispenser de l'enseignement, au sein de cadres datant d'un âge qu'ils ne reconnaissent plus : bâtiments, cours de récréation, salles de classes, amphithéâtres, campus, bibliothèques, laboratoires, savoirs même… cadres datant, dis-je, d'un âge et adaptés à une ère où les hommes et le monde étaient ce qu'ils ne sont plus.

Que transmettre ? Le savoir !


Trois questions, par exemple : Que transmettre ? A qui le transmettre ? Comment le transmettre ?

Jadis et naguère, le savoir avait pour support le corps du savant, aède ou griot. Une bibliothèque vivante… voilà le corps enseignant du pédagogue. Peu à peu, le savoir s'objectiva : d'abord dans des rouleaux, sur des vélins ou parchemins, support d'écriture ; puis, dès la Renaissance, dans les livres de papier, supports d'imprimerie ; enfin, aujourd'hui, sur la toile, support de messages et d'information.

L'évolution historique du couple support-message est une bonne variable de la fonction d'enseignement. Du coup, la pédagogie changea au moins trois fois : avec l'écriture, les Grecs inventèrent la Paideia; à la suite de l'imprimerie, les traités de pédagogie pullulèrent. Aujourd'hui ?

Je répète. Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout le savoir est accessible à tous. Comment le transmettre ? Voilà, c'est fait. Avec l'accès aux personnes, par le téléphone cellulaire, avec l'accès en tous lieux, par le GPS, l'accès au savoir est désormais ouvert. D'une certaine manière, il est toujours et partout déjà transmis.

Objectivé, certes, mais, de plus, distribué. Non concentré. Nous vivions dans un espace métrique, dis-je, référé à des centres, à des concentrations. Une école, une classe, un campus, un amphi, voilà des concentrations de personnes, étudiants et professeurs, de livres en bibliothèques, d'instruments dans les laboratoires… ce savoir, ces références, ces textes, ces dictionnaires… les voilà distribués partout et, en particulier, chez vous – même les observatoires ! mieux, en tous les lieux où vous vous déplacez ; de là étant, vous pouvez toucher vos collègues, vos élèves, où qu'ils passent ; ils vous répondent aisément.

L'ancien espace des concentrations – celui-là même où je parle et où vous m'écoutez, que faisons-nous ici ? – se dilue, se répand ; nous vivons, je viens de le dire, dans un espace de voisinages immédiats, mais, de plus, distributif. Je pourrais vous parler de chez moi ou d'ailleurs, et vous m'entendriez ailleurs ou chez vous, que faisons-nous donc ici ?

Ne dites surtout pas que l'élève manque des fonctions cognitives qui permettent d'assimiler le savoir ainsi distribué, puisque, justement, ces fonctions se transforment avec le support et par lui. Par l'écriture et l'imprimerie, la mémoire, par exemple, muta au point que Montaigne voulut une tête bien faite plutôt qu'une tête bien pleine.


Cette tête vient de muter encore une fois. De même donc que la pédagogie fut inventée (paideia) par les Grecs, au moment de l'invention et de la propagation de l'écriture ; de même qu'elle se transforma quand émergea l'imprimerie, à la Renaissance ; de même, la pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies. Et, je le répète, elles ne sont qu'une variable quelconque parmi la dizaine ou la vingtaine que j'ai citée ou pourrais énumérer.

Ce changement si décisif de l'enseignement – changement répercuté sur l'espace entier de la société mondiale et l'ensemble de ses institutions désuètes, changement qui ne touche pas, et de loin, l'enseignement seulement, mais aussi le travail, les entreprises, la santé, le droit et la politique, bref, l'ensemble de nos institutions – nous sentons en avoir un besoin urgent, mais nous en sommes encore loin.

Probablement, parce que ceux qui traînent, dans la transition entre les derniers états, n'ont pas encore pris leur retraite, alors qu'ils diligentent les réformes, selon des modèles depuis longtemps effacés. Enseignant pendant un demi-siècle sous à peu près toutes les latitudes du monde, où cette crevasse s'ouvre aussi largement que dans mon propre pays, j'ai subi, j'ai souffert ces réformes-là comme des emplâtres sur des jambes de bois, des rapetassages ; or les emplâtres endommagent le tibia, même artificiel : les rapetassages déchirent encore plus le tissu qu'ils cherchent à consolider.

Oui, depuis quelques décennies je vois que nous vivons une période comparable à l'aurore de la Paideia, après que les Grecs apprirent à écrire et démontrer ; semblable à la Renaissance qui vit naître l'impression et le règne du livre apparaître ; période incomparable pourtant, puisqu'en même temps que ces techniques mutent, le corps se métamorphose, changent la naissance et la mort, la souffrance et la guérison, les métiers, l'espace, l'habitat, l'être-au-monde.

Envoi


Face à ces mutations, sans doute convient-il d'inventer d'inimaginables nouveautés, hors les cadres désuets qui formatent encore nos conduites, nos médias, nos projets adaptés à la société du spectacle. Je vois nos institutions luire d'un éclat semblable à celui des constellations dont les astronomes nous apprirent qu'elles étaient mortes depuis longtemps déjà.

Pourquoi ces nouveautés ne sont-elles point advenues ? Je crains d'en accuser les philosophes, dont je suis, gens qui ont pour métier d'anticiper le savoir et les pratiques à venir, et qui ont, ce me semble, failli à leur tâche. Engagés dans la politique au jour le jour, ils n'entendirent pas venir le contemporain. Si j'avais eu à croquer le portrait des adultes, dont je suis, ce profil eût été moins flatteur.

Je voudrais avoir dix-huit ans, l'âge de Petite Poucette et de Petit Poucet, puisque tout est à refaire, puisque tout reste à inventer. Je souhaite que la vie me laisse assez de temps pour y travailler encore, en compagnie de ces Petits, auxquels j'ai voué ma vie, parce que je les ai toujours respectueusement aimés.

Le texte de cette conférence peut être lu ici sur le site de l’Académie Française.

Ressources

Ceux qui s’intéressent aux thématiques développées par  le texte de Michel Serres pourront lire divers billets écrits par votre serviteur dans Le Journal Intégral : Les enfants du futur (1et2) - Une mutation anthropologique - La Petite Princesse (huit textes postés à partir de Juin 2010 sur une proche cousine de Petite Poucette).

mardi 13 novembre 2012

Eduquer au XXI ème Siècle (2) Petite Poucette


 L’éducation n’est, en somme, que l’art de révéler à l’être humain le sens intime qui doit gouverner ses actes, préparer l’emploi de ses énergies et lui communiquer le goût et la force de vivre pleinement.  Henry Bordeaux


A l’occasion de la prochaine session de l’Université Intégrale qui aura lieu à Paris, Vendredi 30 Novembre, autour du thème : éducation et co-évolution, Le Journal Intégral s’interroge sur l’émergence d’une « éducation intégrale » qui devrait être celle du vingt et unième siècle.

Pour nourrir cette réflexion, nous ferons appel au philosophe Michel Serres qui,  lors  d’une séance consacrée aux « nouveaux défis de l'éducation » réunissant le 1er Mars 2011 les divers académies sous la coupole de l'Institut de France, a prononcé un discours remarqué et remarquable sur l’éducation au vingt et unième siècle.

Selon Michel Serres, si l'éducation est totalement à réinventer c'est que nous vivons depuis plusieurs décennies une mutation culturelle et technologique d’une telle profondeur que nos institutions éducatives luisent "d'un éclat semblable à celui des constellations dont les astronomes nous apprirent qu'elles étaient mortes depuis longtemps déjà..."

Un nouvel humain

Dans ce discours, Michel Serres décrit une mutation anthropologique  qui préside à la naissance d'un nouvel humain : " Sans que nous nous en apercevions, un nouvel humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des années soixante-dix. Il ou elle n'a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n'habite plus le même espace. N'ayant plus la même tête que celle de ses parents, il ou elle connaît autrement...

Rarissimes dans l'histoire, ces transformations, que j'appelle hominescentes, créent, au milieu de notre temps et de nos groupes, une crevasse si large et si évidente que peu de regards l'ont mesurée à sa taille, comparable à celles visibles au néolithique, à l'aurore de la science grecque, au début de l'ère chrétienne, à la fin du Moyen Age et à la Renaissance... Face à ces mutations, sans doute convient-il d'inventer d'inimaginables nouveautés, hors les cadres désuets qui formatent encore nos conduites, nos médias, nos projets adaptés à la société du spectacle ".

Dans notre avant-dernier billet intitulé Peut-on changer ce monde ? nous pointions le fait que nombre d’acteurs de la mutation actuelle ont l’impression de vivre effectivement une « Nouvelle Renaissance ». Comme le mouvement de la Renaissance a posé les bases humanistes de la modernité en s'affrontant à l'obscurantisme religieux, nous observons que cette Nouvelle Renaissance est en train d'inventer ce qui apparaît comme d’ « inimaginables nouveautés » pour les tenants du paradigme abstrait de la modernité.

Ces nouveautés posent les bases d'une autre vision du monde liée à un nouveau modèle anthropologique, évolutionnaire et intégral. L'émergence de cette nouvelle vision du monde est synchrone à celle de nouvelles formes pédagogiques et éducatives qui lui correspond.

Petite Poucette

Le discours de Michel Serres a été très largement diffusé, tout d'abord par la publication, le lendemain dans Le Monde, sous le titre « Eduquer au XXI ème siècle », avant d’être repris sur la toile par de nombreux internautes. Ce texte est à l’origine d’un livre intitulé Petite Poucette ainsi présenté par l’éditeur :

« Le monde a tellement changé que les jeunes doivent tout réinventer. Nos sociétés occidentales ont déjà vécu deux révolutions : le passage de l'oral à l'écrit, puis de l'écrit à l'imprimé. Comme chacune des précédentes, la troisième, tout aussi décisive, s'accompagne de mutations politiques, sociales et cognitives. Ce sont des périodes de crises.

De l'essor des nouvelles technologies, un nouvel humain est né : Michel Serres le baptise «Petite Poucette» - clin d'oeil à la maestria avec laquelle les messages fusent de ses pouces. Petite Poucette va devoir réinventer une manière de vivre ensemble, des institutions, une manière d'être et de connaître...

Débute une nouvelle ère qui verra la victoire de la multitude, anonyme, sur les élites dirigeantes, bien identifiées ; du savoir discuté sur les doctrines enseignées ; d'une société immatérielle librement connectée sur la société du spectacle à sens unique... Ce livre propose à Petite Poucette une collaboration entre générations pour mettre en oeuvre cette utopie, seule réalité possible. »

Dans deux billets intitulés Les Enfants du Futur, nous avions nous-mêmes essayés d'imaginer la jeunesse de ce nouveau monde observé et analysé par Michel Serres. Nous vous proposons ci-dessous le texte de la conférence de Michel Serres prononcé le 1er Mars 2011 sous la coupole de l'Institut de France.

Petite Poucette. Les nouveaux défis de l’éducation. Michel Serres (Première partie)

Michel Serres

Avant d'enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit, au moins faut-il le connaître. Qui se présente, aujourd'hui, à l'école, au collège, au lycée, à l'université ?

Ce nouvel écolier, cette jeune étudiante n'a jamais vu veau, vache, cochon ni couvée. En 1900, la majorité des humains, sur la planète, travaillaient au labour et à la pâture ; en 2011, la France, comme les pays analogues, ne compte plus qu'un pour cent de paysans. Sans doute faut-il voir là une des plus fortes ruptures de l'histoire, depuis le néolithique.

Jadis référée aux pratiques géorgiques, la culture, soudain, changea. Celle ou celui que je vous présente ne vit plus en compagnie des vivants, n'habite plus la même Terre, n'a plus le même rapport au monde. Elle ou il n'admire qu'une nature arcadienne, celle du loisir ou du tourisme.

- Il habite la ville. Ses prédécesseurs immédiats, pour plus de la moitié, hantaient les champs. Mais, devenu sensible à l'environnement, il polluera moins, prudent et respectueux, que nous autres, adultes inconscients et narcisses. Il n'a plus la même vie physique, ni le même monde en nombre, la démographie ayant soudain bondi vers sept milliards d'humains ; il habite un monde plein.

- Son espérance de vie va vers quatre-vingts ans. Le jour de leur mariage, ses arrière-grands-parents s'étaient jurés fidélité pour une décennie à peine. Qu'il et elle envisagent de vivre ensemble, vont-ils jurer de même pour soixante-cinq ans ? Leurs parents héritèrent vers la trentaine, ils attendront la vieillesse pour recevoir ce legs. Ils ne connaissent plus les mêmes âges, ni le même mariage ni la même transmission de biens. Partant pour la guerre, fleur au fusil, leurs parents offraient à la patrie une espérance de vie brève ; y courront-ils, de même, avec, devant eux, la promesse de six décennies ?


- Depuis soixante ans, intervalle unique dans notre histoire, il et elle n'ont jamais connu de guerre, ni bientôt leurs dirigeants ni leurs enseignants. Bénéficiant d ‘une médecine enfin efficace et, en pharmacie, d'antalgiques et d'anesthésiques, ils ont moins souffert, statistiquement parlant, que leurs prédécesseurs. Ont-ils eu faim ?

Or, religieuse ou laïque, toute morale se résumait en des exercices destinés à supporter une douleur inévitable et quotidienne : maladies, famine, cruauté du monde. Ils n'ont plus le même corps ni la même conduite ; aucun adulte ne sut ni ne put leur inspirer une morale adaptée.

- Alors que leurs parents furent conçus à l'aveuglette, leur naissance est programmée. Comme, pour le premier enfant, l'âge moyen de la mère a progressé de dix à quinze ans, les parents d'élèves ont changé de génération. Pour plus de la moitié, ces parents ont divorcé. Ils n'ont plus la même généalogie.

- Alors que leurs prédécesseurs se réunissaient dans des classes ou des amphis homogènes culturellement, ils étudient au sein d'un collectif où se côtoient désormais plusieurs religions, langues, provenances et mœurs. Pour eux et leurs enseignants, le multiculturalisme est de règle.

Pendant combien de temps pourront-ils encore chanter l'ignoble "sang impur" de quelque étranger ? Ils n'ont plus le même monde mondial, ils n'ont plus le même monde humain. Mais autour d'eux, les filles et les fils d'immigrés, venus de pays moins riches, ont vécu des expériences vitales inverses.

Bilan temporaire. Quelle littérature, quelle histoire comprendront-ils, heureux, sans avoir vécu la rusticité, les bêtes domestiques, la moisson d'été, dix conflits, cimetières, blessés, affamés, patrie, drapeau sanglant, monuments aux morts, sans avoir expérimenté dans la souffrance, l'urgence vitale d'une morale ?

VOILÀ POUR LE CORPS ; VOICI POUR LA CONNAISSANCE


- Leurs ancêtres fondaient leur culture sur un horizon temporel de quelques milliers d'années, ornées par l'Antiquité gréco-latine, la Bible juive, quelques tablettes cunéiformes, une préhistoire courte. Milliardaire désormais, leur horizon temporel remonte à la barrière de Planck, passe par l'accrétion de la planète, l'évolution des espèces, une paléo-anthropologie millionnaire. N'habitant plus le même temps, ils vivent une toute autre histoire.

- Ils sont formatés par les médias, diffusés par des adultes qui ont méticuleusement détruit leur faculté d'attention en réduisant la durée des images à sept secondes et le temps des réponses aux questions à quinze secondes, chiffres officiels ; dont le mot le plus répété est "mort" et l'image la plus représentée celle de cadavres. Dès l'âge de douze ans, ces adultes-là les forcèrent à voir plus de vingt mille meurtres.

- Ils sont formatés par la publicité ; comment peut-on leur apprendre que le mot relais, en français s'écrit "- ais", alors qu'il est affiché dans toutes les gares "- ay" ? Comment peut-on leur apprendre le système métrique, quand, le plus bêtement du monde, la SNCF leur fourgue des "s'miles" ?

Nous, adultes, avons doublé notre société du spectacle d'une société pédagogique dont la concurrence écrasante, vaniteusement inculte, éclipse l'école et l'université. Pour le temps d'écoute et de vision, la séduction et l'importance, les médias se sont saisis depuis longtemps de la fonction d'enseignement.

Critiqués, méprisés, vilipendés, puisque pauvres et discrets, même s'ils détiennent le record mondial des prix Nobel récents et des médailles Fields par rapport au nombre de la population, nos enseignants sont devenus les moins entendus de ces instituteurs dominants, riches et bruyants.


Ces enfants habitent donc le virtuel. Les sciences cognitives montrent que l'usage de la toile, lecture ou écriture au pouce des messages, consultation de Wikipedia ou de Facebook, n'excitent pas les mêmes neurones ni les mêmes zones corticales que l'usage du livre, de l'ardoise ou du cahier. Ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois.

Ils ne connaissent ni n'intègrent ni ne synthétisent comme nous, leurs ascendants. Ils n'ont plus la même tête.

- Par téléphone cellulaire, ils accèdent à toutes personnes ; par GPS, en tous lieux ; par la toile, à tout le savoir ; ils hantent donc un espace topologique de voisinages, alors que nous habitions un espace métrique, référé par des distances. Ils n'habitent plus le même espace.

Sans que nous nous en apercevions, un nouvel humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des années soixante-dix. Il ou elle n'a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n'habite plus le même espace. Né sous péridurale et de naissance programmée, ne redoute plus, sous soins palliatifs, la même mort. N'ayant plus la même tête que celle de ses parents, il ou elle connaît autrement.

- Il ou elle écrit autrement. Pour l'observer, avec admiration, envoyer, plus rapidement que je ne saurai jamais le faire de mes doigts gourds, envoyer, dis-je, des SMS avec les deux pouces, je les ai baptisés, avec la plus grande tendresse que puisse exprimer un grand-père, Petite Poucette et Petit Poucet. Voilà leur nom, plus joli que le vieux mot, pseudo-savant, de dactylo.


- Ils ne parlent plus la même langue. Depuis Richelieu, l'Académie française publie, à peu près tous les vingt ans, pour référence, le dictionnaire de la nôtre. Aux siècles précédents, la différence entre deux publications s'établissait autour de quatre à cinq mille mots, chiffres à peu près constants ; entre la précédente et la prochaine, elle sera d'environ trente mille.

A ce rythme, on peut deviner qu'assez vite, nos successeurs pourraient se trouver, demain, aussi séparés de notre langue que nous le sommes, aujourd'hui, de l'ancien français pratiqué par Chrétien de Troyes ou Joinville. Ce gradient donne une indication quasi photographique des changements que je décris. Cette immense différence, qui touche toutes les langues, tient, en partie, à la rupture entre les métiers des années récentes et ceux d'aujourd'hui. Petite Poucette et son ami ne s'évertueront plus aux mêmes travaux. La langue a changé, le labeur a muté.

La seconde partie dans le prochain billet...)

mercredi 7 novembre 2012

Eduquer au XXI ème Siècle (1)


« Quand le citoyen écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : quel monde allons-nous laisser à nos enfants, il évite de poser cette autre question réellement inquiétante : à quels enfants allons-nous laisser le monde ? » Jorge Semprun


Dans notre dernier billet, nous présentions le programme de la quinzième session de l’Université Intégrale qui aura lieu à Paris, Vendredi 30 Novembre, autour du thème : éducation et co-évolution. Ce jour-là, des personnalités venues d'horizons différents viendront partager leurs visions et actions novatrices pour accompagner la refondation du système éducatif. 

Pour Le Journal Intégral, cet évènement est l’occasion de s’interroger sur l’émergence au vingt et unième siècle d’une « éducation intégrale » qui participe à la dynamique de l’évolution culturelle. Une évolution qui remet en question les anciens modèles pour faire advenir de nouvelles formes de pensée et de sensibilité... et donc d'éducation.

Une crise systémique de civilisation

A la base de cette  réflexion, le constat largement partagé d’une profonde inadéquation entre, d’une part, l’évolution conjointe de la société et des technologies, de la culture et de la connaissance, et d’autre part, la sclérose des institutions éducatives incapables de s’adapter aux changements de mentalités et des références induits par ces évolutions. Cette inadaptation est patente tant sur le fond épistémologique et le contenu pédagogique que dans les formes institutionnelles. Ce n’est pas d’ailleurs pas un hasard si le Président de la République nouvellement élu a fait de la refondation de l’école une priorité de son action.

De plus en plus de pédagogues sont conscients du fait que le profond malaise des institutions éducatives n’est qu’un des éléments, parmi d’autres, d’une crise systémique de civilisation, à la fois cause et conséquence d'un changement de paradigme. L’éducation n’est ni une île, ni une abstraction. Elle participe d’une vision du monde qu’elle est chargée de transmettre à travers des formes définies correspondant à une époque historique et à un stade évolutif donnés.

En analysant les rapports entre épistémologie et pédagogie, nous avions déjà essayé de monter que l’évolution des visions du monde au cours du temps est synchrone à celle de la connaissance et de la pédagogie. Quand, mue par la dynamique de l’évolution culturelle, une société se transforme, sa vision du monde change aussi : un nouveau paradigme émerge, porté par des minorités créatives qui sont les vecteurs et les acteurs de l’évolution culturelle.

Force instituante et formes instituées

Dans un entretien donné à la revue en ligne Sens Public, Michel Maffesoli - sociologue/penseur inspiré de la post-modernité - analyse, avec sa sagacité habituelle, les rapports de force entre dynamique culturelle et forme institutionnelle. Selon lui, les systèmes et les institutions qui se sclérosent sont condamnés à disparaître afin qu’une culture nouvelle puisse voir le jour :

« Quand Foucault parle des épistmès c’est-à-dire des grandes tendances qui caractérisent l’époque, il montre bien qu’il y avait l’épistémè antique, médiévale, de renaissance, et ensuite, l’épistémè moderne dont il fait l’analyse. Ces époques durent plusieurs siècles, et Foucault montre qu’on assiste actuellement à la fin de l’épistémè moderne et que nous sommes au début de ce qui pourrait être « la postmodernité »

De ce qui, faute de mieux, va être appelé "la postmodernité", parce qu’on n’a pas encore de mot pour décrire ce qui est en gestation... quand on passe d’une époque à une autre, d’une épistémè à une autre épistémè, il y a toujours un moment où l’aspect institué des choses tend à continuer, à exister, même s’il n'y a plus de vraie réalité. C'est la différence en sociologie que je fais entre 'l'institué' et 'l'instituant'... On a des moments où il y a un vrai décalage entre ce qui est mort, mais qui existe, et ce qui est vivant et qui pousse. »

L'approche de Maffesoli comme celle de Foucault est relativiste : elle n'établit pas de lien de continuité entre les diverses épistémès. Dans Les mots et les choses, Foucault qualifie le passage d'une épistémè à l'autre de "discontinuité",  de "mutation", "d'évènement radical", de "rupture". L'approche intégrale est différente : selon elle, chaque  épistémè participe d'une "vision du monde" qui est l’expression ponctuelle d’une dynamique évolutive se manifestant au cours du temps à travers une montée en complexité et en intégration.

La force créatrice et instituante des minorités créatives, vecteur d'une épistémè émergente, doit toujours affronter les résistances de ces formes instituées que sont les institutions, gardiennes vigilantes et dominantes des modes de pensée et de sensibilité liés au passé. Un passé qui se trouve vite dépassé quand les solutions d’hier, devenues aujourd’hui des problèmes, sont totalement inadaptées pour relever les défis du futur.

Un Nouvel esprit pédagogique


Conscient de ce rapport de force entre force instituante et formes instituées, Le Journal Intégral s’est fait l’écho du Nouvel esprit pédagogique que l’on voit émerger dans le domaine de l’éducation à travers nombre de réflexions et d’expériences innovantes. Prenant acte de l’obsolescence et de la désuétude des institutions éducatives comme des souffrances et du malaise qu’elles génèrent, un courant instituant invente aujourd’hui des formes pédagogiques inspirées par la dynamique de l’évolution culturelle.

Le Nouvel esprit pédagogique tend à nous libérer des limitations et des impasses d’une pensée technocratique fondée sur une épistémologie réductionniste et une fragmentation disciplinaire propres au paradigme abstrait de la modernité. C’est ainsi qu’il inspire les voies nouvelles d’une vision intégrative, évolutive et transdisciplinaire fondée sur l’éveil, le développement et l’intégration de la diversité cognitive. 

Comme l’écrit Basarab Nicolescu : «  Une éducation viable ne peut être qu'une éducation intégrale de l'homme, selon la formulation si juste du poète René Daumal. Une éducation qui s'adresse à la totalité ouverte de l'être humain et non pas à une seule de ses composantes. » Cette éducation intégrale a pour but l’émergence et l’expression d’une intelligence sensible qui naît de l’intégration entre deux formes - rationnelles et relationnelles - d’épistémologie.

L'intelligence sensible est la cause et l'effet d'une conscience qui devient intégrale quand les formes abstraites – logiques, distinctives et conceptuelles – de la réflexion rationnelle traduisent et manifestent la dynamique créatrice et évolutive d’une intuition relationnelle. Dès lors, il s’agit, suivant la formule de Raoul Vaneigem, d’« accorder chez l’enfant une priorité absolue à l’intelligence sensible, à une approche où le vivant se dévoile comme mouvement de création. »

Nous ne rentrerons pas ici dans une analyse plus détaillée des rapports entre épistémologie et pédagogie, ni dans celle du Nouvel esprit pédagogique. Nous renvoyons les lecteurs intéressés aux billets précédents qui font référence à des recherches fondamentales menées par des penseurs et des pédagogues visionnaires parmi lesquels Raoul Vaneigem, Edgar Morin, Michel Maffesoli, René Barbier, Jean Biès ou Basarab Nicolescu : La poésie sera la science du futur, Epistémologie et pédagogie, Le Nouvel esprit pédagogique (1) (2) (3).  

« Refondons l’école »


Une des stratégies préférées des institutions pour perdurer malgré leur obsolescence est de faire en sorte que « tout change pour que rien ne change » selon la célèbre formule du Guépard de Lampedusa. Cette stratégie dilatoire consiste à opérer des réformes plus ou moins cosmétiques pour empêcher toute refondation véritable qui passerait par une remise en question fondamentale des conformismes intellectuels et des mimétismes émotionnels, des positions dominantes et des statuts établis.

Selon Machiavel : « Il n’est rien de plus difficile à prendre en main, de plus périlleux à diriger, ou de plus aléatoire, que de s’engager dans la mise en place d’un nouvel ordre des choses, car l’innovation a pour ennemis tous ceux qui ont prospéré dans les conditions passées... ».

Un exemple d’une telle stratégie dilatoire est celui de la grande concertation lancée début Juillet autour du thème « Refondons l’école ». Ce projet a mobilisé plus de 800 membres autour de quatre grandes thématiques : « La réussite scolaire pour tous », « Les élèves au cœur de la refondation », « Un système éducatif juste et efficace », « Des personnels formés et reconnus ». Près de 8.200 internautes ont déposé une contribution sur le site refondonslecole.gouv.fr Cette forte participation a permis d’alimenter la réflexion du comité de pilotage de la concertation qui s’est conclue par la remise d’un rapport au Président de la République, le 9 Octobre.

La lecture de ce rapport laisse hélas à penser que, pour ses auteurs, il s’agit moins de refonder l’école que de la réformer : la refondation implique un changement radical de paradigme alors que la réforme est une adaptation qui s’effectue dans le cadre du paradigme dominant et des institutions qui l’incarnent. Les auteurs de ce rapport proposent des réformes sans doute utiles, voire indispensables dans le cadre d’un paradigme totalement dépassé tout en gardant le silence sur les voies nouvelles ouvertes par l’émergence d’un nouveau paradigme.

Rien d’étonnant à cela si l’on sait que toute refondation authentique exige une créativité et une radicalité qui ne peut se développer qu’en marge des institutions établies et contre leur sclérose. Cette radicalité doit être capable d’aller à la racine de l’éducation moderne – son abstraction, son intellectualisme, son individualisme – pour la déconstruire et proposer un nouveau modèle prenant en compte les ressources cognitives de la subjectivité, déniées voire diabolisées par l’épistémologie abstraite et objective de la modernité. Ce nouveau modèle sera fondé sur l’association et la coordination de toutes les facultés cognitives au sein d’une conscience intégrative en évolution.

Tout réinventer


Nous assistons donc au spectacle tragi-comique d’une institution, consciente de sa profonde dégénérescence, qui se sait condamnée par le mouvement de l’histoire, des sensibilités et des idées, et qui joue à la refondation pour mieux faire perdurer une vision du monde totalement dépassée. Ce spectacle relève d’une imposture analysée ainsi par Edgar Morin, Stéphane Hessel et Claude Alphandéry : « A l'heure d'une crise systémique sans précédent, le pseudo-réalisme est une imposture. Ce qui est fantaisiste, c'est de penser que nous pouvons continuer comme avant. Ce qui est vraiment réaliste, c'est de vouloir tout réinventer. »

En faisant la promotion de réformes plus ou moins cosmétiques, le « pseudo-réalisme » est cette imposture qui a pour fonction essentielle de maintenir le statu quo en rejetant dans le champ improbable de l’utopie ou de la marginalité alternative, voire du sectarisme, des expériences et des pratiques novatrices qui expriment le nouvel esprit du temps. Or comme le dit aussi Michel Serres : dans le domaine de l’éducation « tout est à refaire » et « tout reste à inventer », lui qui voit « nos institutions luire d'un éclat semblable à celui des constellations dont les astronomes nous apprirent qu'elles étaient mortes depuis longtemps déjà. »

Dans une conférence prononcée en 2011, soit bien avant le rapport que nous venons d’évoquer,  le philosophe évoque ceux qui « n’ont pas pris leur retraite alors qu'ils diligentent les réformes, selon des modèles depuis longtemps effacés. Enseignant pendant un demi-siècle sous à peu près toutes les latitudes du monde... j'ai subi, j'ai souffert ces réformes-là comme des emplâtres sur des jambes de bois, des rapetassages ; or les emplâtres endommagent le tibia, même artificiel : les rapetassages déchirent encore plus le tissu qu'ils cherchent à consolider. »

Face aux mutations fondamentales des mentalités comme des technologies, il poursuit : «  sans doute convient-il d'inventer d'inimaginables nouveautés, hors les cadres désuets qui formatent encore nos conduites, nos médias, nos projets adaptés à la société du spectacle. » 

Des rameaux de déviance

Les minorités créattives : des rameaux de déviance...

Les petits esprits se combattent alors que les grands se rencontrent. C’est ainsi qu’en phase avec Michel Serres, un trio de nonagénaires inspirés - Morin, Essel et Alphandéry - dénonce l’imposture du pseudo-réalisme pour mieux attirer l’attention sur les multiples alternatives qui visent, notamment dans le domaine de l’éducation, à inventer de nouvelles formes adaptées à l’esprit du temps : « Politique, économie, éducation, temps de vie, villes, agriculture : une multitude d'alternatives concrètes, réussies et répliquables constituent d'ores et déjà l'amorce d'une transformation profonde de la société. »

Edgar Morin qui a beaucoup réfléchi et écrit sur l’épistémologie comme sur la pédagogie, explique l’importance primordiale des pionniers qui sont autant de « rameaux de déviance » sans lesquels il n’est point de véritable refondation culturelle : «  Camus a dit que « la société sera peut-être sauvée par des petits groupes » et Gide que « le monde ne sera sauvé que par quelques-uns. » À l'époque, en 1945, je pensais que seules les masses pouvaient sauver l'humanité. Aujourd'hui, je trouve d'une grande évidence l'idée que tout commence par des petits groupes. Pour renforcer la compréhension, nous devons aider à former et relier des groupes proposant une éducation à la réforme personnelle.

La question devient donc : comment créer des groupes, des réseaux, des connexions en fonction de cette idée de la réforme personnelle, de l'esprit, des mentalités ? Une fois encore, comme souvent dans l'histoire, il faut commencer par des rameaux de déviance qui se répandent, qui irradient à travers les organisations associatives, sociales, politiques ».

L’Université Intégrale est un de ces « rameaux de déviance » où s’élaborent des pratiques et des réflexions inspirées par une nouvelle vision du monde.  Lors de sa prochaine session,  elle donnera la parole à quelques uns de ces pionniers et ces visionnaires qui, malgré tous les obstacles posés devant eux par le conformisme, inventent des formes pédagogiques et éducatives qui expriment aujourd'hui la dynamique évolutive de la vie/esprit.