lundi 30 janvier 2012

Un Signe des Temps (2)

Les plus belles histoires commencent toujours par des naufrages. Jack London
Avertissement au lecteur
: parce qu’il constitue la suite du précédent billet, ce texte ci-dessous n’est compréhensible qu’en référence à ce dernier et dans sa continuité.

Dans le billet précédent nous faisions part des coïncidences troublantes ayant entourées le naufrage du Costa Concordia, vendredi 13 Janvier. Première coïncidence : ce naufrage s’effectue au moment même où l’agence Standard & Poor’s dégrade la note de neuf pays européens alors que le nom Concordia symbolise l’harmonie entre les nations européennes exprimée par la devise de l’Union européenne
In varietate concordia, traduite en français par « Unie dans la diversité ».

Seconde coïncidence : le Costa Concordia a servi de décor au dernier film de Jean-Luc Godard qui y mettait en scène et en images la disparition programmée de la civilisation européenne. A ces deux coïncidences s’en ajoute une troisième, plus personnelle : le 14 Décembre, nous illustrions le premier de nos billets consacrés à La fin de l’ère économique par un montage qui symbolisait la crise financière par un naufrage.

Nous tenterons dans ce billet comme nous l’avons fait dans le précédent d’apporter des éléments de réponse à la question suivante : de quoi le naufrage du Costa Concordia est-il et le nom et le signe ?

Pour une chronosophie

Le réseau de coïncidences significatives évoqué dans notre dernier billet nous conduit à réfléchir sur le statut que nous donnons aujourd’hui au temps en général et à l’évènement en particulier. Pour les anciens, la temporalité était vécue sur le mode affectif et intuitif d’une durée subjective et non, comme pour nous autres modernes, sur le mode intellectuel d’une mesure abstraite et objective. Dans ce contexte traditionnel, l’évènement apparaît aux anciens comme un signe à travers lequel se manifeste le Kosmos, c'est-à-dire l’ordre multidimensionnel, organique et harmonique, auquel ils participent intuitivement et dans lequel ils se sentent intégrés.

Ce n’est que depuis peu à l’échelle de l’histoire humaine que nous avons perdus cette faculté de percevoir les évènements comme autant de signes porteurs de sens. Fondée sur l’émergence d’une pensée abstraite, d’une épistémologie distinctive et d’une logique formelle, la modernité sépare le sujet de ses objets d’attention pour mieux observer, mesurer et analyser ceux-ci dans le but de les utiliser. Dans le contexte utilitaire de la modernité où le temps est devenu une ressource à exploiter - « le temps c’est de l’argent » - l’évènement n’est plus un signe à interpréter mais un objet à analyser.

Comme l’écrit Merleau-Ponty : « La science manipule les choses mais renonce à les habiter. » Notre culture de domination abstraite ne nous permet plus d’habiter ni l’espace, ni le temps en participant subjectivement à ce vaste réseau de signes à travers lequel la subjectivité humaine correspond de manière harmonieuse et symbolique avec son milieu d’évolution.
Nous vivons sous l’emprise du chronomètre qui impose à nos vies un rythme mécanique, déconnecté de cette durée concrète et subjective qui nous relie aux rythmes et aux cycles évolutifs des milieux humains, naturels et spirituels où nous évoluons. Penseur de l’intuition et de l’évolution créatrice, Bergson a analysé avec maestria la différence existant entre l’expérience subjective de la durée et la mesure mécanique d’une temporalité abstraite.

Tout est écrit

Résister à la dictature utilitaire de la chronométrie, c’est retrouver une « chronosophie », cette sagesse du temps, fondée sur l’expérience intime de la durée, qui voit dans l’évènement le signe de la destinée humaine. Si celui qui habite la durée développe avec l’évènement une relation familière, c’est qu’il participe intuitivement à la dynamique dont cet évènement est la manifestation. Quel que soit le mot qu’on utilise – coïncidence, synchronicité, correspondance, conjonction – on parle toujours du même lien organique qui existe entre la subjectivité et son milieu.

Un lien organique qui heurte notre raison fondée sur la séparation abstraite entre l’homme et le monde. Et pourtant il n’y a rien d’extraordinaire à percevoir ces signes des temps qui constituaient l’évidence partagée des sociétés traditionnelles. Ce qui, par contre, est extraordinaire, c’est que nous ayons perdu cette qualité de perception – intuitive, poétique et symbolique – qui permet de lire tous les jours le livre de notre vie pour un extraire un sens qui nous permet d’avancer et d’évoluer.

Tout est écrit – les anciens l’ont assez dit - mais dans le contexte d’une culture abstraite peu nombreux sont ceux dont l’intuition et l’attention se conjuguent pour décrypter cette écriture symbolique à travers laquelle s'exprime la dynamique secrète qui guide les destinées humaines. Nous nommons hasard notre aveuglement et notre surdité nous l’appelons tout simplement absurdité.
Nous admirons chez les créateurs ces qualités de perception et de vision que l’on refuse à l’homme ordinaire, ou plutôt nous avons délégué aux créateurs le monopole des facultés intuitives que nous possédons tous mais qui nous sont déniées par la culture abstraite de la modernité.

Une dialogue poétique

Rien n’arrive au hasard pour celui qui est connecté à la dynamique d’une conscience collective que certains, comme Henri Corbin, nomment l’Imaginal. Cet homme connecté est d’abord averti par des intuitions, des sensations, des pressentiments, des inspirations. Souvenons-nous que, selon Rilke : " Le futur est en nous bien avant qu'il n'arrive". En mettant naturellement en relation ces évènements intérieurs avec les évènements extérieurs, l’homme connecté perçoit autour de lui des phénomènes qui correspondent à ses intuitions.

Un dialogue poétique s’établit alors entre les dimensions de l’intériorité et de l’extériorité qui apparaissent comme deux faces d’une même réalité, correspondant dans un langage symbolique auquel la sensibilité s’initie peu à peu. Parce qu'il perçoit l'évènement comme l’épiphanie d’un contexte global, l'homme connecté l'interprète et lui donne un sens qui transcende les apparences.

Chacun de nous peut en faire l’expérience : sans que nous sachions très bien comment l’accueillir, le mystère frappe parfois à notre porte à travers un faisceau de coïncidences qui apparaissent comme les émissaires d’une réalité mystérieuse que nous pressentons mais à laquelle nous ne savons pas comment accéder. Difficile de mettre des mots sur des pressentiments comme il est difficile de traduire la fulgurance, l’immédiateté et la profondeur d’une intuition dans le langage réflexif et conceptuel de l’explication.

Entre la dimension immédiate de l’intuition et celle des médiations intellectuelles, il devient alors nécessaire d’établir le pont de l’interprétation, ce que le langage savant nomme l’herméneutique en référence à Hermès, messager des dieux. Interpréter c’est décoder ce langage des signes à travers lequel s’adresse à nous une réalité mystérieuse dont la seule chose que nous puissions en dire c’est qu’elle excède toujours les limites de notre entendement.

La fin d’un monde

Pour illustrer le billet du 14 Décembre consacré à La fin de l’ère économique, j’avais choisi un montage trouvé sur Google Images. Sous le titre La fin d’un monde, on y voit un paquebot faire naufrage et des canots de sauvetage s’en éloigner avec comme légende : Crise financière. Comment en est-on arrivé là et quelles leçons en tirer. La coïncidence entre le naufrage du Costa Concordia et la dégradation de neuf pays européens renvoie de manière spectaculaire à cette analogie entre naufrage et crise financière.

Il s’agissait dans notre esprit de donner à voir, à travers la figure du naufrage, l’effondrement d’un système global qui correspond simultanément à la fin de l’ère économique et à l’avènement d’un nouveau modèle. Les lecteurs réguliers du Journal Intégral auront d’ailleurs sans doute remarqués que, dans la série de billets intitulée Bonne Crise et consacrée à la crise comme opportunité d’évolution, le billet du vendredi 13 janvier – jour du naufrage – intitulé De la chenille au papillon évoquait le processus de métamorphose au cœur du développement des hommes et des sociétés alors que le suivant, daté du 19 Janvier, intitulé Apocalypse Now était consacré au processus de destruction créatrice qui permet cette métamorphose et qui est figuré par l’Apocalypse dans la tradition chrétienne.

Si, par un effet de miroir métaphorique, les catastrophes maritimes renvoient à l’état de nos sociétés, le naufrage du Titanic annonçait le passage à l’ère économique comme celui du Concordia annonce aujourd’hui le passage à une ère nouvelle que le Journal Intégral cherche à esquisser. Le naufrage du Costa Concordia serait alors le nom d'une destruction créatrice nécessaire à toute métamorphose.

De la Concorde à la Discorde

L’effondrement d’un temple est toujours un signe de la fin du dieu qu’il honorait. Ses promoteurs ont voulu faire du Concordia un temple du divertissement, symbole de l’hédonisme marchand. Le naufrage du Concordia illustre la dégradation, le déclin et la dégénérescence d’une civilisation européenne qui, sous l’emprise d’une idéologie néo-libérale, dénie les finalités humaines et spirituelles au profit des moyens économiques et financiers.

Comme il est étrange de constater que le jour où le Concordia s’échoue est aussi celui où la concorde européenne qu’il symbolisait se voit mise à mal par la dégradation de la note des pays du Sud et le maintien de celles des pays du Nord. Si le temps de la concorde est celui où les individus comme les nations sont réunis par un idéal commun qui transcende leur individualité, le temps de la discorde est celui où les intérêts égoïstes des individus prime sur l’intérêt général et où les nations se replient sur elles-mêmes dans une forme de nationalisme régressif.

Dans Timon d’Athènes, Shakespeare montre à quel point la discorde est le fruit de l’avidité. Parlant de l’or, il écrit ceci : « Allons, métal maudit, putain commune à toute l'humanité, toi qui mets la discorde parmi la foule des nations... »

Abstraction et Navigation

Il existe une analogie évidente entre abstraction et navigation : naviguer c’est abstraire son corps de la pesanteur terrestre comme raisonner c’est abstraire mentalement un élément d’une totalité. L’abstraction intellectuelle consiste à isoler et à fragmenter des éléments qui sont naturellement unis afin de les objectiver. Selon le Gaffiot le mot abstraction a pour origine le mot latin abstraho signifiant tirer, traîner loin de, séparer de, détacher de, éloigner de... Le préfixe latin ab- indique l’éloignement et la séparation. Parce qu’elle est un processus d’abstraction, la navigation peut devenir une métaphore du mental.

Quand le mental est connecté à une intuition créatrice, l’intelligence intuitive opère une médiation entre terre et ciel, souvent figurée par la navigation, qui fait dire à Aristote : « Il y a les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer ». Ce qui explique pourquoi nombre de récits initiatiques comme celui des Argonautes en quête de la Toison d’Or ont un navire pour décor.

Si le mental est déconnecté de l’intuition créatrice, on rentre dans une vision purement instrumentale qu’Einstein a parfaitement résumée : " Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel son fidèle serviteur. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don". Tous les marqueurs de notre modernité finissante – l’individualisme, l’utilitarisme, le réductionnisme, le néo-scientisme – sont le fruit d’une rationalité instrumentale qui n’est plus équilibrée et compensée par une intuition holiste, cette boussole qui donne à des connaissances fragmentées ce sens global qui est aussi celui de l’évolution humaine.

Sans cette boussole nous avons vu se développer une science sans conscience, une conscience sans vision et une économie sans humanité qui ont enfanté un individu abstrait, vivant en apesanteur, sans tradition, sans appartenance et sans transcendance. Cet Homo oeconomicus à la dérive n’a pour destin qu’une disparition annoncée.

L'humanité est en train de couler

Temple de la marchandise et de la technologie, le Concordia est le symbole même de cette modernité moribonde et désenchantée qui vit sous l’emprise d’une abstraction coupée de toute intuition supérieure. Son naufrage renvoie de manière métaphorique à la destruction programmée d’une civilisation devenue totalement insensée.

« L’humanité est en train de couler. Elle a de l’eau par-dessus la ligne de flottaison. Elle est trop lourde, elle se démembre, sa quille éclate : « ô que j’aille à la mer ! », tel le « bateau ivre » d’Arthur Rimbaud. Elle ne veut rien voir ni rien savoir du désastre qui se prépare. L’équipage et ses passagers ne se préoccupent que de charger encore l’embarcation parce qu’ils imaginent que le bonheur est dans le"toujours plus"».
C’est par ses mots que le naturaliste Yves Paccalet décrit le naufrage de notre civilisation dans un ouvrage au titre polémique L’humanité disparaîtra, bon débarras ! qui a obtenu le prix du pamphlet 2006. Des propos qui font écho à ceux d’Edgar Morin : « Nous n’avons pas encore compris que nous allons vers la catastrophe et nous avançons à toute allure comme des somnambules. » (terraeco)

Dans ce même entretien, Edgar Morin ajoute : « La catastrophe est probable, mais il y a l’improbabilité. J’entends par « probable », que pour nous observateurs, dans le temps où nous sommes et dans les lieux où nous sommes, avec les meilleures informations disponibles, nous voyons que le cours des choses nous emmène à toute vitesse vers les catastrophes. Or, nous savons que c’est toujours l’improbable qui a surgi et qui a « fait » la transformation. Bouddha était improbable, Jésus était improbable, Mahomet, la science moderne avec Descartes, Pierre Gassendi, Francis Bacon ou Galilée était improbables, le socialisme avec Marx ou Proudhon était improbable, le capitalisme était improbable au Moyen-Age…

Aujourd’hui existent des forces de résistance qui sont dispersées, qui sont nichées dans la société civile et qui ne se connaissent pas les unes les autres. Mais je crois au jour où ces forces se rassembleront, en faisceaux. Tout commence par une déviance, qui se transforme en tendance, qui devient une force historique
. »

Un nouveau monde

On peut effectivement penser que le naufrage de notre civilisation à travers une crise systémique est un processus de destruction créatrice qui annonce l’émergence d’un modèle novateur correspondant au nouveau cycle évolutif abordé par l’humanité. Le 8 Avril 2011, dans un billet intitulé Le Printemps du Nouveau Monde, nous écrivions ceci :

" C'est le printemps !... Une saison durant laquelle auront lieu, telle une floraison inespérée, une série d’évènements et de rencontres qui, toutes, visent à une refondation du lien social sur la base d’une vision à la fois éthique, culturelle, spirituelle. Regardez, écoutez, sentez : dans le mystère des aurores, un nouveau monde est en train d’éclore...

Un regard superficiel verrait dans cette efflorescence printanière un pur hasard ou une simple coïncidence. Un regard plus profond percevrait cette synchronicité comme l’expression systémique d’un nouvel air du temps qui pourrait s’exprimer de la manière suivante : on ne pourra remettre l’homme au cœur de nos sociétés défigurées par l’individualisme et l’utilitarisme, le machinisme et le productivisme, sans retrouver au cœur de notre humanité les dimensions fondamentales du sens, de l’éthique et de la solidarité.
»

Un peu plus d’un mois après ce billet débutait à Madrid, le 15 Mai, le mouvement des indignés, évoqué ici, qui initiait un vaste mouvement planétaire de contestation et de résistance citoyenne touchant notamment la Grèce, l'Italie, le Chili, Israël puis New York, avec le mouvement Occupy Wall Street. Le 15 Octobre, dans plus de 860 villes de 78 pays, des citoyens répondaient à l'appel des "indignés" espagnols à manifester, pacifiquement, avec pour mot d’ordre : "United for a Global Change" ("Tous ensemble pour un changement global").

L’île mystérieuse

Encore une coïncidence, me direz-vous. Je vous répondrai par cette phrase de Joseph de Maistre : « Ne croyez pas que je sois prophète, je suis tout simplement un homme qui tire les conséquences naturelles des faits qu’il voit». Ce que nous voyons ce sont mille et un signes des temps qui annoncent à la fois la fin de l’ère économique et le début d’un nouveau monde que nous évoquions en ces termes dans ce même billet du 8 Avril :

« Une intuition encore plus profonde distinguerait dans ce nouvel air du temps l’émergence d’une nouvelle « vision du monde » annoncée depuis plusieurs décennies par nombre de penseurs inspirés. Fondé sur les notions de relation et d'évolution, un paradigme intégral est amené à dépasser – tout en l’incluant – l’ancien paradigme réductionniste de la modernité fondé sur la distinction et l’abstraction. Ce nouveau paradigme intégral prend en compte aussi bien les qualités subjectives et intersubjectives propres à la sensibilité et à l'être que l’objectivité quantifiable propre au savoir et à l'avoir.»

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » écrivait Valéry. Après le naufrage de la modernité dans une crise systémique, les générations montantes vont devoir imaginer une autre civilisation fondée sur une nouvelle « vision du monde ». A l’ère économique fondée sur la centralité des valeurs marchandes doit succéder une ère « éthonomique » fondée sur les valeurs qualitatives de l’éthique, c'est-à-dire du vivre-ensemble et de la convivialité. Pour Jack London, les plus belles histoires commencent toujours par des naufrages. A nous d’explorer ce nouveau monde comme une île mystérieuse qui apparaît devant nous suite au naufrage de la modernité dont le drame du Costa Concordia est la métaphore annoncée.

mercredi 25 janvier 2012

Un Signe des Temps (1)

Ce monde est un vaste naufrage : sauve qui peut ! Voltaire

Première coïncidence : vendredi 13 Janvier, alors que l’agence Standard & Poor’s annonçait la dégradation de la note de neuf pays européens, le Costa Concordia faisait naufrage au large de la Toscane. Ce paquebot de croisière avait été nommé Concordia parce que ce nom « symbolisait la paix et l’harmonie entre les nations européennes ». In varietate concordia est la devise de l’Union européenne traduite en français par « Unie dans la diversité ».

Seconde coïncidence : le Costa Concordia a servi de décor au dernier film de Jean-Luc Godard qui y mettait en scène et en images la disparition programmée de la civilisation européenne. Ces coïncidences ont été observées et analysées sur la toile par un certain nombre de journalistes et de blogueurs qui y sont allés chacun de leur interprétation.

A ces deux coïncidences s’en ajoute une troisième, plus personnelle : le 14 Décembre, j’illustrais le premier des billets consacrés à La fin de l’ère économique par
le montage ci-dessus, trouvé sur Google Images, qui symbolisait la crise financière par un naufrage !...

Par peur de tout ce qui dépasse les limites de sa compréhension, notre rationalité moderne - abstraite et réductionniste - rejette du côté du hasard ou de la superstition, des coïncidences qui peuvent s’avérer fort significatives dès lors qu’on ose sortir de « l’épistémologiquement correct » en explorant des formes supérieures de rationalité qui sont celles d’une intelligence intuitive. Ce que nous essaierons de faire dans ce billet et le suivant en tentant d’apporter des éléments de réponse à la question suivante : de quoi le naufrage du Costa Concordia est-il et le nom et le signe ?

Naufrages

Dans un billet daté du 14 Janvier et intitulé Naufrages, Emmanuel Mousset, professeur de philosophie, fait un parallèle historique intéressant entre le naufrage du Concordia et celui du Titanic qui s’est déroulé en Avril 1912, il y a cent ans :

« ... Le jour où l'économie française se voit dégradée, un bateau de croisière s'échoue, bascule dans la mer, provoque des scènes de panique que les témoins assimilent à celles du film de James Cameron. Pourtant, les deux naufrages sont incomparables : le Titanic s'est fracassé contre un iceberg, a plongé dans les eaux froides de l'océan, a fait plus d'un millier de victimes. C'est l'écart entre le drame et la tragédie.

Je persiste néanmoins à chercher des enseignements dans la métaphore. Ces bateaux gigantesques, Costa Concordia et Titanic, nous fascinent parce qu'ils symbolisent nos sociétés, en sont des reproductions à petite échelle. Quand on y réfléchit, on repère les différences et les similitudes. Le Titanic représente un monde aristocratique de luxe et d'élégance qui domine le haut du navire, le bas étant occupé par le peuple, essentiellement des immigrants pour le Nouveau Monde (Cameron le montre bien). C'est une société de classes très tranchées, séparées.

Le Costa Concordia est massivement emprunté par les classes moyennes, non plus dans une traversée de prestige ou de nécessité comme les passagers du Titanic mais de repos et de distraction, à l'image de la société des loisirs : ce sont des touristes, ce que n'étaient pas les pauvres ni les riches du Titanic...
Le naufrage du paquebot italien a fait des victimes mais n'a pas englouti toute une population, à la différence du Titanic. Comment ne pas songer que la disparition de celui-ci, en 1912, annonçait à sa façon, entrait là aussi mystérieusement en correspondance avec un événement qui allait sacrifier des millions d'individus et détruire la vieille civilisation aristocratique dominant l'Europe depuis plusieurs siècles, la première guerre mondiale
. »

Un temple du divertissement

Paraphrasant une formule de Patrick Viveret, on peut dire que le naufrage du Titanic annonce le passage d’une vieille civilisation aristocratique où ce qui a vraiment de la valeur n’a pas de prix à une nouvelle où ce qui n’a pas de prix n’a plus vraiment de valeur. Dans cette nouvelle société où l’argent est devenu roi et où l’économie est devenue le modèle d’interprétation dominant, les relations humaines sont médiatisées par des marchandises puis, le marketing aidant, par l’image de ces marchandises véhiculée par la publicité. D’où l’émergence d’une « société du spectacle » destinée à mettre en scène l’imaginaire hédoniste de la consommation.

Avec ses cinq restaurants, ses treize bars, ses quatre piscines, ses thermes, son bain turc, son casino, ses discothèques, son simulateur de Grand Prix, sa salle de jeu vidéo et son cinéma 4D doté de vingt et un fauteuils à effets spéciaux, le Concordia a été imaginé par ces promoteurs comme un véritable « Temple du Divertissement ». Il est le parfait symbole de cet imaginaire hédoniste mis en scène par la société du spectacle qui construit des décors de rêve comme autant de temples où l’homo oeconomicus célèbre dans des rituels consuméristes la religion de l’économie.

Une religion qui dicte ses dogmes, son imaginaire et ses comportements à un individu abstrait et unidimensionnel qui s’identifie totalement à ce rôle d’agent économique : celui de producteur et de consommateur. Le Concordia apparaît dès lors comme la quintessence de cet hédonisme marchand décrit ainsi par Raoul Vaneigem : « L’hédonisme a été l’idéologie du plaisir consommable. Le passé en réservait la primeur aux maîtres de la production. La classe laborieuse l’a annexé à ses acquis sociaux lorsque la nécessité de consommer lui en a accordé le privilège... L’hédonisme est le produit d’une économie, la jouissance est l’effet d’une création. »

La société du spectacle rend les individus étrangers à eux-mêmes en nourissant leur imaginaire par les industries du divertissement. Nombre de rescapés diront que, durant le naufrage, ils avaient l’impression de revivre une scène du film Titanic dont les images se bousculaient dans leur tête. Mise en abyme : My heart will go on, la chanson du film Titanic interprétée par Céline Dion, était diffusée dans le restaurant du Costa Concordia au moment où le paquebot s'est échoué.

S’il mime la grandeur de ce que furent les grands paquebots de croisière au début du vingtième siècle, le Concordia n’en possède ni l’âme, ni le charme, hanté qu’il est par cette vision cynique et mercantile qui fonde la société du spectacle dont il est une figure emblématique.

Une métaphore prophétique

Jean-Luc Godard est un visionnaire iconoclaste qui, en révolutionnant le cinéma, a modifié notre manière de voir le monde. S’il a choisi le Costa Concordia comme décor de son dernier film c’est pour la dimension emblématique que représentait ce temple du divertissement. Godard y met en scène et en image la fin d’une civilisation européenne oublieuse de son histoire et sacrifiant aux cultes hédonistes de la religion économique. Guillaume Loison parle avec justesse de métaphore prophétique à propos du film Godard :

« Depuis “A bout de souffle” en 1960, Godard a toujours été visionnaire. Cinquante ans après son flair ne se dément pas. Sorti en 2010 et présenté au festival de Cannes dans une bienveillance pas si fracassante médiatiquement, sa dernière œuvre, “Film socialisme” prend depuis quelques jours une ampleur spectaculaire. Car la première heure de ce collage poétique dont lui seul a le secret enregistre une croisière en Méditerrané sur le paquebot…Costa Concordia, celui-là même qui a fait naufrage près d’une rive de Toscane, samedi dernier.

Destin funeste d’un bâtiment dont JLG circonscrivait le petit cirque d’aliénation touristique comme une vision possible de l’enfer et plus précisément d’une Europe libérale en proie à la dégénérescence. La métaphore prophétique ne s’arrête pas là : alors que le monde découvre, entre horreur et consternation, les images du géant des mers disparaissant à petits bouillons, déferlait depuis la veille sur le net la nouvelle du retrait du triple A de la France par l’agence de notation Standard and Poor’s. Une sorte de bonus tragico-prophétique au film de maître Godard
. » (Télé Obs)

L’article du Monde qui décrit ces coïncidences est intitulé Quand Jean-Luc Godard filmait la fin du monde sur le Costa Concordia : « Ceux qui ont vu Film Socialisme, le dernier film de Jean-Luc Godard, présenté à Cannes en 2010 dans la sélection Un certain regard, savaient que le Costa Concordia voguait calmement vers une fin molle et meurtrière. Le paquebot échoué vendredi en Méditerranée, sur un récif de Toscane, y figurait en bonne place, en forme de "limbes décadentes où les touristes errent indolemment dans des intérieurs chics" selon les mots du Guardian. » (17/01/12)

Cet article faisait référence notamment à la critique de ce film par Jean-Luc Douin paru dans Le Monde du 18 mai 2010 : « La première partie du film se déroule sur un paquebot en croisière sur la Méditerranée. On y guinche comme sur un volcan. Souvenirs amers, diagnostics désenchantés, constat d'une solitude. Haine de l'argent qui "a été inventé pour que les hommes se parlent sans se regarder dans les yeux". Désespoir de constater qu'"aujourd'hui, les salauds sont sincères"».

Le futur est en nous bien avant qu’il n’arrive

Les créateurs participent intuitivement à la force de l’imaginaire collectif qu’ils traduisent en formes esthétiques et cognitives annonçant toujours l’avènement des temps nouveaux avant qu’ils ne s’objectivent en évènements. Dans ses Lettres à un jeune poète, Rainer Maria Rilke écrit : " Le futur est en nous bien avant qu'il n'arrive." Cet aphorisme s’applique parfaitement ici à Jean-Luc Godard.

Qu’on ne s’étonne donc pas que les artistes soient de visionnaires, parfois des prophètes, qui du fait de leur connexion particulière à la dynamique de l’imaginaire collectif captent avant tout le monde ce qui va arriver. Rappelons-nous les mots inspirés par Rimbaud à Roger Gilbert-Lecomte, un des poètes du Grand Jeu que nous avons évoqué ici : « Je ne reconnaîtrai jamais le droit d’écrire ou de peindre qu’à des voyants. »

Habitué qu’il est à exprimer ses intuitions en créant un langage formel, l’artiste développe une sensibilité visionnaire qui lui permet de traverser les formes apparentes pour en saisir intuitivement et immédiatement l’essence et le devenir. C’est ainsi que Godard fait du Concordia le signifiant d’une civilisation en voie de disparition.

Rien de plus normal alors que ce signifiant en vienne à exprimer tout son sens dans un naufrage où il manifeste ainsi, de manière tragique, une essence spectaculaire qui lui a été fatale : toutes lumières allumées et à grand renfort de sirènes, le Costa Concordia effectuait une parade surnommée « l’inchino » - littéralement la révérence - devant l’île du Giglio, avant de chavirer après avoir heurté un rocher situé à environ 300 mètres de la côte !..

Pensée concrète

On peut comprendre que de telles réflexions puissent choquer la mentalité moderne, pétrie d’abstraction, qui cherche toujours à réduire la dimension visionnaire et prophétique à une coïncidence hasardeuse pour mieux se débarrasser du trouble qu'elle suscite et du mystère qu'elle instaure.

Instrumentale et réductionniste, la pensée abstraite est fondée sur la séparation entre le sujet et ses objets d’attention. C’est pourquoi elle dénie tous les phénomènes qui viennent remettre en question cette séparation abstraite en révélant la continuité organique, poétique et symbolique, entre la sensibilité humaine et son milieu d’évolution.

La vision intégrale s’érige contre cette hégémonie de la pensée abstraite puisqu’elle associe l’épistémologie rationnelle de la modernité et l’épistémologie relationnelle de la tradition. Fondée sur les relations entre la sensibilité et son milieu d’évolution, la pensée concrète de la tradition s’exprime à travers une vision poétique, parfois prophétique, capable de saisir les multiples signes à travers lesquels correspondent l’homme et le monde.

Lucian Blaga traduit bien la pensée traditionnelle comme la poésie immémoriale en écrivant : "Le monde sensible est un complexe de signes pour dire la réalité mystérieuse". Pour la pensée concrète de la tradition où tout phénomène exprime le contexte global dont il est la manifestation, les évènements apparaissent comme autant de signes des temps qui font écho et miroirs aux dynamiques profondes de la conscience collective. C’est dans cet esprit que, dans le prochain billet, nous chercherons à décrypter ce signe des temps que représente le naufrage du Concordia.

jeudi 19 janvier 2012

Bonne Crise (4) Apocalypse Now

J’appelle apocalypse l’accouchement du nouveau dans le corps douloureux de l’ancien. Jean-Yves Leloup
Nos trois précédents billets ont été l’occasion de mieux comprendre comment les situations de crise peuvent devenir autant d’occasions de grandir en nous libérant des limitations du passé. Dans nos sociétés modernes, la crise est cette initiation sauvage qui permet l’émergence d’une singularité créatrice hors des déterminismes sociaux ou culturels.
Dans les temps cosmodernes que nous abordons, la crise apparaît comme un expression de l'évolution créatrice au coeur de la vie/esprit. Gramsci, le révolutionnaire italien, avait l’habitude de dire : « La crise, c'est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître ». Parler de crise c’est donc, en référence à la maïeutique socratique, parler d’un « accouchement », une des traductions possibles du mot « apocalypse » comme nous l’apprend Jean-Yves Leloup dans sa traduction et ses commentaires de l’Apocalypse de Saint Jean qui vient de paraître :

« J’appelle « apocalypse » l’accouchement du « nouveau » (une tout autre conscience, un tout autre amour) dans le corps douloureux de l’ancien... la venue au jour, toujours bouleversante, de l’Autre que nous sommes. »

Une expérience de révélation

Dans le contexte angoissant d’une crise globale à laquelle s’ajoute des fantasmes de fin du monde pour Décembre 2012, les marchands de peur brandissent l’Apocalypse comme une marque destinée à alimenter une psychose collective, avec pour effet le repli frileux sur les conservatismes, les intégrismes et les sectarismes de tous poils. Pour J.Y Leloup, l’Apocalypse a une toute autre fonction :

« Son rôle n’est pas de nourrir nos phobies, ni même d’éveiller une peur ou une angoisse qui face à la situation pourrait s’éprouver comme salutaire ; c’est davantage la révélation d’une issue, l’exercice d’une lucidité non désespérée. Certains diront que tous ces avertissements sont des préparations efficaces à un « accouchement » (traduction également possible du mot « apocalypse ») : anticiper la douleur permet de mieux l’affronter ; apprendre la détente, le lâcher-prise au coeur de l’expérience déchirante permet de la traverser, si ce n’est « sans douleur », moins douloureusement ».

Le mot apocalypse a pour origine étymologique le grec apokalypsis - l’action de découvrir - et renvoie au verbe apokalypto signifiant dévoiler. La traduction latine d’apokalypsis est revelatio qui a donné le mot révélation en français. L’apocalypse est avant tout une révélation née d’un dévoilement. Cette étymologie exprime bien la dynamique apocalyptique de l’évolution : le dévoilement d’un ordre supérieur est toujours accompagné d’une trans-formation de l’ordre ancien.

Nous ne sommes rien, soyons tout

L’Apocalypse renvoie à l’expérience fondamentale d’un effondrement qui nous prive de nos références et de nos identifications habituelles. Si elle permet de retrouver le sens de l’essentiel qui nous fonde, nous anime et nous guide, cette désidentification participe d’un processus de destruction créatrice : il devient possible de se reconstruire dans un niveau supérieur correspondant à une nouvelle étape de notre développement.

Pour J.Y Leloup : « Plutôt que de faire de l'Apocalypse l'annonce d'une destruction nihiliste, il est possible de lire à travers sa symbolique si riche la « révélation » de l'ultime Réalité : tout s'effondre, sauf la Vie... La découverte de notre néant n’est une catastrophe que pour celui qui y résiste. Pour celui qui l’accepte et y reconnaît son identité la plus profonde (non sum), c’est l’occasion (kairos) de rencontrer l’Autre qui contient et féconde cet abîme (Ego sum)».

Figure emblématique de toute crise, l’Apocalypse permet le dévoilement de ce qui est à travers la révélation de ce que nous ne sommes pas. L’Internationale chantait le Grand Soir : « Nous ne sommes rien, soyons tout ». Paraphrasons ce chant révolutionnaire pour en faire un hymne évolutionnaire qui célèbre la Grande Aurore de l’Apocalypse : « Tout nous est donné dès lors que nous ne sommes plus rien».

Une métanoïa

Expérience de révélation, l’Apocalypse suscite un changement de perspective, une véritable conversion du regard – une métanoïa – qui permet de « découvrir notre pensée « philosophale », noùs poetikos, intellectus agens, intelligence et imagination créatrice qui « voit » la lumière et transforme toutes choses dans et à partir de celle-ci. »

Mais nous ne sommes pas obligés de vivre une expérience de crise pour connaître cette révélation intérieure au cours de laquelle, telle une larve, l’ego se transfigure en développant les ailes d’une vision philosophale. Dans une chronique intitulée Naître Rien, Denis Marquet, que nous avons présenté ici, écrit ceci : « Les épreuves extérieures ne sont nécessaires que pour celui qui refuse de s’éprouver lui-même. A l’inverse, sans peur, en toute confiance dans l’abandon aimant, la traversée du rien est naissance joyeuse au Vivant que l’on est.

Si j’ose ne plus me prendre pour ce moi, récit des autres engrammé dans le moindre de mes réflexes de vie qui me fige en un être défini, alors de naître rien, je m’ouvre au surgissement toujours renouvelé de ma vérité vivante. Sans idée préconçue de moi, chacune de mes paroles, chacun de mes gestes me découvre à moi-même d’une manière inattendue. Et je me connais alors, non comme une identité, mais comme le lieu d’un surgissement inspiré qui féconde le monde. Pour cela il s’agit de cesser de faire, de vouloir et de paraître pour commencer à vivre. Intensément.
»
Dans l'extrait ci-dessous, Jean-Yves Leloup explique ce qu'il entend par Apocalypse.


L’Apocalypse de Jean. Jean-Yves Leloup

Apocalypse now. Quand on parle aujourd’hui d’apocalypse on pense à un certain nombre d’événements ou de menaces qui sont déjà arrivés, ou qui vont arriver « bientôt » : menaces terroristes, économiques, financières, sociales, écologiques et même cosmiques ! – déluges, éruption de volcans, tempêtes solaires, inversion magnétique des pôles terrestres, choc avec d’autres planètes ou astéroïdes, explosion d’étoiles, etc.

Sans pousser si loin les guerres sont hélas bien réelles, tout comme l’épuisement des ressources de la planète, les épidémies liées aux virus, les séismes, les tsunamis, sans parler tout simplement de la corruption au niveau éthique, politique, financier. Bref, on assiste à une dégradation accélérée de différents plans de notre réalité, ce qui fait dire à certains, pas seulement à des médiums suspects ou d’authentiques prophètes, mais aussi à des scientifiques rigoureux, tels Hubert Reeves, Albert Jacquard ou Jean-Marie Pelt, que la « fin est proche et inéluctable » et que nous traversons « une crise que notre planète et notre humanité n’ont jamais connue auparavant. »

Du coup, le lien entre les événements actuels et le texte de l’Apocalypse de Jean paraît presque évident - en jouant parfois consciemment avec les mots (tchernobyl en russe veut dire « absinthe », nom de l’étoile mentionnée au verset 8, II). On ne manquera pas également de proposer des dates pour cette « fin » ou cette « mort annoncée ».

La fin du monde a déjà été annoncée de nombreuses fois au cours de notre histoire... Face à ces différentes morts annoncées par des religieux, des scientifiques et un certain nombre d’individus prétendant avoir reçu une « révélation », on peut réagir de façon différente : par la fascination ou le mépris, par la peur, l’angoisse ou la phobie.

La peur peut être utile : elle nous avertit d’un danger, d’une menace venant de l’extérieur, et nous invite, si ce n’est à la fuite, à la prudence ou au combat. L’angoisse aussi peut être utile, qui nous avertit d’un danger, d’une menace venant cette fois de l’intérieur : angoisse en présence de l’inconnu, de l’inconscient, où s’originent nos propres pulsions, possessives, agressives ou destructrices, elle nous invite ainsi à davantage de conscience et à une possible transformation ou mutation de nos instincts les plus obscurs.

Les phobies, elles, ne servent à rien : menaces intérieures projetées à l’extérieur qui s’ajoutent aux menaces réelles, elles paralysent, inhibent l’action et sont source de maladies psychiques plus ou moins graves. La paranoïa généralisée, « mondialisée » et développée par les médias face au réchauffement climatique, au terrorisme et devant certains virus, en est le symptôme.

Telle n’est pas la fonction d’une apocalypse, et particulièrement de l’Apocalypse de Saint Jean. Son rôle n’est pas de nourrir nos phobies, ni même d’éveiller une peur ou une angoisse qui face à la situation pourrait s’éprouver comme salutaire ; c’est davantage la révélation d’une issue, l’exercice d’une lucidité non désespérée. Certains diront que tous ces avertissements sont des préparations efficaces à un « accouchement » (traduction également possible du mot « apocalypse ») : anticiper la douleur permet de mieux l’affronter ; apprendre la détente, le lâcher-prise au coeur de l’expérience déchirante permet de la traverser, si ce n’est « sans douleur », moins douloureusement.

La révélation de ce qui arrive, de ce qui vient, peut être vu sous différentes lumières, et c’est à un regard ni résigné ni effrayé devant les événements que nous invite l’Apocalypse de Jean. Ne voir et ne prédire que des catastrophes ne mérite pas le nom d’« Apocalypse », c’est une révélation tronquée : l’affirmation de la nuit sans l’affirmation de l’aurore. Cela nous enferme dans les déterminismes de « ce qui est » sans nous ouvrir à ses possibles.

Il y a deux révélations dans le livre de l’Apocalypse : celle du diabolique et celle du symbolique. Révélation du dia-bolos, de « ce qui se jette entre (dia) », de « ce qui divise », déchire, détruit, épuise, consomme et consume. Révélation de ce qui oppose les hommes entre eux, les sépare de l’univers et de son Origine. À côté de cette révélation, il y a une révélation du symbolon, « ce qui tient les deux », « ce qui est fait (bla) avec (sym) » : la dualité ensemble, archétype de la synthèse.

Certains médias sont les témoins d’une vision « diabolique » des événements, ils insistent sur les guerres, catastrophes, menaces écologiques ou autres, ce qui n’est qu’une partie de la réalité. Ils ne témoignent que rarement d’une vision symbolique des événements, de la sagesse que découvre l’homme à partir de ses épreuves, de l’amour inconditionnel, désintéressé qui peut naître au moment même où il perd tout ; c’est pourtant un trésor que nul ne peut lui arracher : la pierre précieuse ou philosophale.

On parle peu de cette nouvelle conscience, au-delà des attractions et des répulsions de la conscience ordinaire qui se révèle parfois dans les circonstances les plus tragiques. Au-delà des témoignages sensoriels, audio-visuels de la réalité ; au-delà de la pensée philosophique qui analyse, commente, amplifie, réfléchit ces données objectives, les complique parfois, il s’agit de découvrir notre pensée « philosophale », noùs poetikos, intellectus agens, intelligence et imagination créatrice qui « voit » la lumière et transforme toutes choses dans et à partir de celle-ci.

L’Apocalypse est une vision philosophale du Réel, elle situe les événements du monde dans la lumière de Dieu et dans la lumière de l’Agneau, vision à la fois de justice et de miséricorde comme peut l’être tout regard d’amour vrai. J’appellerai donc « Apocalypse » l’avènement ou l’événement de la lumière dans la chair effondrée de notre histoire (personnelle, collective, cosmique) ou encore l’avènement ou l’événement du Sujet (Je suis) dans la chair effondrée de notre ego (personnel, collectif, cosmique) ; j’appelle « apocalypse » l’accouchement du « nouveau » (une tout autre conscience, un tout autre amour) dans le corps douloureux de l’ancien, la chair effondrée de nos mémoires.

La venue au jour, toujours bouleversante, de l’Autre que nous sommes, Celui que notre désir appelle, Celui dont la Présence nous fait peur : « l’Être qui est ce qu’Il est » dont notre imagination ou notre angoisse fait un abîme, un abîme qui nous dissout et nous engouffre plutôt qu’un abîme de bonté qui nous sauve et nous absout.

La question à affronter, c’est ce que notre imagination fait de notre abîme ou de notre néant : le lieu de manifestation de la vie (consciente, aimante, libre) qui se donne ? Ou bien le lieu où rien n’est donné, où tout est englouti, le lieu de résorption de toute vie (consciente, aimante, libre) ? Faisons-nous de l’Apocalypse une révélation de la Réalité (et de la vérité, qui est notre adéquation ou assentiment à ce Réel manifesté) ? Ou faisons-nous de l’Apocalypse une catastrophe, une destruction définitive de ce que nous prenions pour la réalité ?

Perte de nos illusions absolument absurde puisque aucun sens, aucune vie véritable, aucun sujet n’en émerge. Il s’agit toujours d’une révélation, d’une mise à nu de ce qui était caché sous le voile des évidences, mais révélation de l’abîme et non de « l’Être qui est et qui fait être tout ce qui est » à partir de ce « rien ». La découverte de notre néant n’est une catastrophe que pour celui qui y résiste. Pour celui qui l’accepte et y reconnaît son identité la plus profonde (non sum), c’est l’occasion (kairos) de rencontrer l’Autre qui contient et féconde cet abîme (Ego sum).

Faut-il résoudre une énigme par une autre énigme ? Un songe par un autre songe ? Une apocalypse par une autre apocalypse ? Ne pas introduire dans les profondeurs de la nuit les langages du jour : seul l’inconscient comprend l’inconscient, les explications conscientes et rationnelles le trahissent plus qu’elles ne le traduisent. De même qu’on n’est délivré d’un amour que par un plus grand amour, on ne découvre l’interprétation d’un rêve que dans un rêve plus profond.

Avant de parler de l’Apocalypse de Jean, faut-il alors parler de l’Apocalypse de Job ? Ces deux hommes, en effet, vivent un même effondrement, l’un d’une façon personnelle, l’autre plus collective, l’un comme l’autre endurent l’écroulement ou la disparition de ce qu’ils ont de plus cher, de ce qui les édifiaient physiquement, psychiquement et socialement, et c’est au coeur de cet effondrement qu’ils font l’expérience du Réel, de l’Autre inassimilable, de la lumière qui les fondent.

L’Apocalypse de Job comme l’Apocalypse de Jean sont l’effondrement de Dieu comme idole, comme idée, comme « objet », de l’intellect ou de la dévotion. C’est l’effondrement de tous les noms qu’on peut lui donner : le Juste, le Bon (le Bonheur), le Bien, l’Étant. . . Aucun ne peut le nommer, même pas celui d’Être (l’Être de l’Étant) ou d’Essence. Et si l’amour et la miséricorde sont toujours des noms, il faut encore aller au-delà. Peut-on le signifier autrement que par un silence, quatre consonnes imprononçables (YHWH) ou un point d’interrogation ? Le nommer l’Innommable, n’est-ce pas encore le nommer ?

Ni la théologie négative ni la théologie positive ne résistent à une vraie apocalypse qui rend l’homme incapable de penser et donc de nommer ce qui le déborde de toute part. « Je ne te connaissais que par ouï-dire, maintenant mes yeux t’ont vu. Je retourne à mes cendres (ou à ma poussière) » (Jb 42, 5-6), c’est-à-dire à ma légèreté, à mon non-être, car seuls ma vacuité ou mon silence peuvent te comprendre. Ainsi Jean est-il « le nez dans la poussière » (cette fois, ce n’est plus celle du Thabor, mais celle de Patmos) tandis que s’élabore en lui une « phénoménologie de l’Esprit ».

L’Apocalypse de Jean. Jean-Yves Leloup. Editions Albin Michel

A lire ici le texte ci-dessus dans son intégralité dans les Bonnes Feuilles du site Clés.

vendredi 13 janvier 2012

Bonne Crise (3) De la Chenille au Papillon

La crise est cette chrysalide où la larve de l'ego se métamorphose en conscience inspirée.
Les initiations traditionnelles permettaient à ceux qui les vivaient de participer à une intersubjectivité communautaire structurée par un ordre symbolique. Durant la modernité, les crises jouent le rôle d’une initiation sauvage dans la mesure où elles remettent en question l’individu pour faire émerger une singularité créatrice.

Dans la période cosmoderne où nous entrons, la vie elle-même est conçue comme un processus de développement continu qui se manifeste à travers une série de stades évolutifs de plus en plus complexes et intégrés. Ainsi la dynamique évolutive qui anime la vie humaine fait de celle-ci une longue initiation rythmée par une série de mort et de renaissance.

Destruction créatrice

Les penseurs du développement nous ont montré que pour passer d’un stade évolutif au suivant, supérieur en complexité, nous devons nous désidentifier progressivement d’un niveau de conscience et d’une vision du monde propre au stade que nous allons quitter. Les différents stades du développement psycho-spirituel permettent ainsi à l’individu de se libérer progressivement de l’égoïsme infantile, des perceptions limitées et des conceptions réductrices pour s’accorder à la puissance créatrice de l’esprit qui nous guide et nous anime.

Si l’évolution renvoie plutôt à la dynamique du développement et l’initiation à une expérience de transformation, toutes deux réfèrent à une métamorphose qui est le fruit d’une destruction créatrice. Rappelons-nous la parole d’Holderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». Ce qui nous déstabilise est cela même qui nous permet d’avancer. A travers cet avancement, nous nous libérons des nos identifications aux formes dépassées.

La métamorphose de la chenille en papillon a souvent illustré dans les traditions, les mythes ou la littérature, le courant intégratif de la vie/esprit. La chenille meurt pour que puisse advenir le papillon mais ce qui ressemble à une destruction est, en fait, une renaissance dans un niveau de complexité supérieure. Dénommé Aufhebung par Hegel, ce processus d’intégration est à la fois conservation et dépassement.

Un long processus initiatique

Comme l’écrit Patrice Van Eersel à propos de l’évolution : « Toute innovation décisive est totalement imprévisible, mais récapitule et mémorise les processus qui ont conduit jusqu’à elle. » La dynamique évolutive suscite l’émergence de formes novatrices qui naissent de la trans-formation des formes anciennes en de nouvelles, plus complexes et plus intégrées.

Comprendre la marche de l’évolution humaine comme celle d’un long processus initiatique c’est redonner à la vie une dimension sacrée que l’abstraction de notre pensée moderne tend à occulter. C’est pourquoi, selon Denis Marquet : « La réintroduction d’une compréhension initiatique, dans nos vies et dans la conscience collective, est la grande tâche de notre temps ».

Cette compréhension initiatique donne au développement humain un sens, c’est à dire à la fois une signification et une direction, qui lui ont été masqué par une conscience sans vision et une science sans conscience, la seconde transformant l’aveuglement de la première en une approche réductionniste qui ne voit dans la dynamique qualitative et globale de l’évolution qu’une série hasardeuse de mécanismes d’adaptation et de sélection naturelle.

La passion de grandir

Dans un poème intitulé Etapes (Stufen) Hermann Hesse exprime bien la dimension évolutive propre à ce trajet initiatique qu’est la vie :

Toute fleur se fane, toute jeunesse est vaincue
Par la vieillesse ; ainsi chaque étape d’une vie.
Toute sagesse acquise comme toute vertu,
S’épanouit en son temps et ne dure qu’un moment.
A chaque appel de la vie,
Le cœur doit savoir dire adieu et tout recommencer
Pour constituer des liens nouveaux, différents,
S’y engager avec bravoure et sans regret.
Chaque début recèle une magie cachée
Qui vient nous protéger, nous aide à vivre après.
Les espaces successifs doivent se franchir gaiement
Ne pas être chéris comme autant de patries,
L’esprit du monde ne nous enferme ni ne nous lie,
A chaque étape il nous libère, nous faits plus grands.

L’inspiration d’Herman Hesse selon laquelle l’esprit du monde, à chaque étape de notre vie, nous libère pour nous faire « plus grand » rejoint la réflexion fondamentale d’un Pierre Teilhard de Chardin pour qui : « La seule réalité qui soit au monde est la passion de grandir. »

Eloge de la métamorphose

Ce qui est vrai de l’individu l’est aussi des sociétés humaines comme nous l’explique Edgar Morin dans un article intitulé Eloge de la métamorphose où il décrit la synchronicité entre le processus de désintégration qui touche notre civilisation et le processus complémentaire, celui d’une mutation anthropologique qui voit l’émergence de visions novatrices :

« Quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, il se dégrade, se désintègre ou alors il est capable de susciter un meta-système à même de traiter ses problèmes : il se métamorphose. Le système Terre est incapable de s'organiser pour traiter ses problèmes vitaux : périls nucléaires qui s'aggravent avec la dissémination et peut-être la privatisation de l'arme atomique ; dégradation de la biosphère ; économie mondiale sans vraie régulation ; retour des famines ; conflits ethno-politico-religieux tendant à se développer en guerres de civilisation.

L'amplification et l'accélération de tous ces processus peuvent être considérées comme le déchaînement d'un formidable feed-back négatif, processus par lequel se désintègre irrémédiablement un système. Le probable est la désintégration. L'improbable mais possible est la métamorphose.

Qu'est-ce qu'une métamorphose ? Nous en voyons d'innombrables exemples dans le règne animal. La chenille qui s'enferme dans une chrysalide commence alors un processus à la fois d'autodestruction et d'autoreconstruction, selon une organisation et une forme de papillon, autre que la chenille, tout en demeurant le même... L'idée de métamorphose, plus riche que l'idée de révolution, en garde la radicalité transformatrice, mais la lie à la conservation (de la vie, de l'héritage des cultures)...
Aujourd'hui, la cause est sans équivoque, sublime : il s'agit de sauver l'humanité. L'espérance vraie sait qu'elle n'est pas certitude. C'est l'espérance non pas au meilleur des mondes, mais en un monde meilleur. L'origine est devant nous, disait Heidegger. La métamorphose serait effectivement une nouvelle origine. »

Des sociétés chenillardes

Cet éloge de la métamorphose par Edgar Morin renvoie aux propos tenus par René Daumal sur ce qu’il nommait les « sociétés chenillardes » pour désigner une culture et une organisation sociale fondées sur le déni de toute transcendance avec pour conséquence l’impossibilité pour l’être humain de développer son humanité.

René Daumal était un protagoniste du Grand Jeu, ce groupe de poètes qui explorent à la fin des années vingt « un nouveau stade de l’esprit humain » que nous avons évoqué ici. Dans La Grande Beuverie, écrit en 1938, il propose avec beaucoup d’humour et de fantaisie une critique virulente des sociétés occidentales. Il y écrit notamment ceci :

« Mais quoi de plus réconfortant que de constater que nous sommes moins que rien ?

C’est donc qu’en nous retournant nous serons quelque chose.

N’est-ce pas un grand réconfort pour la chenille d’apprendre qu’elle n’est qu’une larve, que son état de tube digestif semi-rampant est temporaire, et qu’après sa réclusion mortuaire dans la nymphe elle renaîtra papillon – et cela, non pas dans un paradis imaginaire inventé par une philosophie chenillarde et consolatrice, mais ici même, dans ce jardin où elle broute laborieusement sa feuille de chou ?

Or, nous sommes chenilles, et notre malheur est que, contre nature, nous nous cramponnons de toutes nos forces à cet état, à nos appétits chenillards, nos passions chenillardes, nos métaphysiques chenillardes, nos sociétés chenillardes.

Seule notre apparence physique extérieure ressemble, pour un observateur atteint de myopie psychique, à celle d’un adulte ; tout le reste est obstinément larvaire.

Eh bien, j’ai de fortes raisons de croire (sans quoi, en effet, il n’y aurait qu’à se suspendre) que l’homme peut atteindre l’état adulte, que quelques-uns y sont parvenus, et qu’ils n’ont pas gardé pour eux seuls les moyens d’y parvenir.

Quoi de plus réconfortant ?
»

Au-delà de l’ego

Si la transformation de la chenille en papillon permet d’illustrer l’évolution de l’individu comme celle des sociétés humaines, elle peut aussi rendre compte du cheminement intérieur qui conduit à l’éveil spirituel.

La chenille c’est l’ego
, c'est-à-dire une conscience larvaire, enfermée dans des limitations mentales et narcissiques, et séparée - par ces limitations mêmes - du Kosmos multidimensionnel en évolution dont la conscience est partie prenante et apprenante. Les "passions chenillardes" sont celles qui nourrissent l’ego : l’accumulation, le pouvoir, la consommation effrénée et la démesure.

Le papillon c’est l’esprit qui, au-delà de l’ego, anime et guide l’être humain à travers tous les stades de son développement. La métamorphose de la chenille en papillon c’est le processus de développement au cours duquel l’individu se libère des limites de l’ego pour s’accorder à son être intérieur - irréductible aux frontières spatio-temporelles - et rentrer ainsi en résonance avec le Kosmos en évolution.

Il semble qu’aujourd’hui, de plus en plus d’individus ne se résignant pas à être le fruit des passions chenillardes, se sentent pousser des ailes qui les conduisent à s’intéresser à d’autres niveaux de perception ainsi qu'à des modes de conscience au-delà de l’ego. Sans doute parce que, placée sous le signe de la métamorphose, l’ère cosmoderne dans laquelle nous entrons doit permettre à chacun de vivre avec intensité cette passion de grandir évoquée par Teilhard de Chardin.

samedi 7 janvier 2012

Bonne Crise (2) Mourir pour Renaître



Tout ce qui n'est pas en train de naître est en train de mourir. Georges Harrison
Toute crise déclenche en nous une réaction ambivalente parce qu’elle représente à la fois un danger pour nos habitudes et une opportunité de transformation. Face aux situations de crise, la stratégie de tous les pouvoirs dont l’intérêt est de ne rien changer consiste à jouer avec la peur que suscite le danger. En inhibant notre réactivité et notre créativité, cette peur tend à occulter le potentiel de développement et de transformation dont ces situations sont porteuses.

On peut éviter ce type de manipulation en déconstruisant le mécanisme inconscient qui associe crise, danger, peur et inhibition pour le remplacer par une forme de pensée qui associe crise, opportunité, création et transformation. Voir dans la crise une formidable source de créativité, c’est sortir du piège de la peur qui inhibe toute initiative et enferme dans l’obsession paranoïaque d’un danger suscitant la désignation et la diabolisation de bouc émissaires à sacrifier sur l’autel d’un passé à jamais dépassé.

Accoucher d’une singularité

Dans notre dernier billet, Christiane Singer évoquait le bon usage des crises qui, à défaut de maître, sont encore ce qu’on a encore trouvé de mieux, pour entrer dans l’autre dimension. Nous continuons aujourd’hui cette réflexion avec Denis Marquet dans un texte paru ici dans Clés où il présente la crise comme l’initiation sauvage du civilisé :

« Ne soyons pas nostalgiques : dans les sociétés traditionnelles, l’initiation n’avait pour objectif que de permettre à l’individu de tenir son rôle social dans un contexte de grande coercition. Si la crise est une initiation sauvage, c’est qu’elle répond à une autre ambition humaine : accoucher d’un être unique, irremplaçable, qu’aucun discours social ne peut déterminer - soi-même. »

Accoucher d’une singularité, telle est la fonction traditionnelle de la philosophie depuis la maïeutique socratique, reprise à son compte par Denis Marquet à travers une activité de Philosophe-thérapeute. Cette approche thérapeutique de la philosophie, ignorée en France mais connue aux Etats-Unis, est vecteur d’une profonde transformation dans la mesure où le questionnement juste peut devenir une voie de guérison : « Une simple question, si elle est reçue, peut guérir. »

Ecrivain inspiré, auteur notamment d’un best-seller intitulé Colère et d’un essai remarquable Éléments de philosophie angélique présenté ici par Patrice van Eersel, Denis Marquet n’est décidément pas un philosophe comme les autres. Ceux qui aimeraient mieux connaître cette voix profonde et originale, souvent visionnaire, peuvent se référer sur la toile aux chroniques régulières qu’il écrit pour Clés et à son site.

A la suite de son article sur l’initiation sauvage du civilisé, nous présenterons son activité de Philosophe-thérapeute et nous proposerons les vidéos d’une de ses conférence organisée par l’Université Intégrale le 20 Avril 2010 sur le thème : L’expérience d’un philosophe occidental confronté à la philosophie asiatique.

L’initiation sauvage du civilisé. Denis Marquet

Chez les peuples que l’on disait sauvages existe une dimension que nous avons perdue : l’initiation. Celle-ci est une ritualisation des passages de la vie qui permet à l’individu, accompagné par sa collectivité, de mourir à une forme d’existence périmée pour renaître à une nouvelle.

La mort symbolique instaure une rupture avec l’ordre ancien, laquelle passe par une épreuve impliquant souvent des douleurs physiques et morales. Lors de l’initiation adolescente, le garçon peut être enfermé dans une caverne sombre (symbolisant la matrice) où, tout repère aboli, il devra traverser la faim, la soif, l’angoisse de la mort et de l’inconnu.

Puis, comme une renaissance, il sera ramené à la surface et accueilli cérémoniellement par la communauté des hommes. Au plus intime des cellules est ainsi reçue l’information qu’un temps est révolu et qu’un autre commence.

Nous, « civilisés », avons perdu les initiations. Aussi adultes que nous soyons en apparence, nous vivons donc nécessairement dans un immense chaos psychique : les âges sont mélangés en nous et, les nostalgies primitives n’ayant jamais pu être lâchées, nos vrais désirs sont inextricablement mêlés de pulsions régressives, donc agressives.

Pour rester dans l’exemple du jeune homme (mais les initiations féminines manquent tout autant...), notre époque ne lui propose rien qui lui permette de faire le deuil de la fusion avec la mère, afin de naître à un désir d’homme dirigé vers une femme et non un substitut maternel (le complexe d’Oedipe est une spécificité moderne !). Cet apprentissage devra donc se faire (ou non) au fil des expériences amoureuses, et particulièrement au sein du couple,
dans le conflit et la crise.

Car à la place de l’initiation, nous avons précisément la Crise - cette initiation sauvage du prétendu civilisé. Sauvage, parce qu’elle se pratique sans accompagnement social et dans la solitude. Elle est donc bien plus douloureuse et incertaine. Et aussi parce qu’aucune explicitation n’est donnée de son sens, de sa nécessité et de ses lois. C’est pourquoi
nous manquons souvent la portée initiatique des crises qui se présentent.

Ainsi, la terrible dépression est trop souvent l’objet d’une simple anesthésie médicalisée alors que, d’un point de vue initiatique, elle est précisément
le moment crucial qui assure la transition entre la mort à l’ancien et la naissance au nouveau.

La réintroduction d’une compréhension initiatique, dans nos vies et dans la conscience collective, est donc la grande tâche de notre temps
. Cela passe par une nouvelle écoute de certains mots-clés : entendre la crise en son sens étymologique de moment où se décide le chemin ; et l’épreuve comme le temps où l’on s’éprouve soi-même de manière neuve.

Ne soyons pas nostalgiques : dans les sociétés traditionnelles, l’initiation n’avait pour objectif que de permettre à l’individu de tenir son rôle social dans un contexte de grande coercition.

Si la crise est une initiation sauvage, c’est qu’elle répond à une autre ambition humaine : accoucher d’un être unique, irremplaçable, qu’aucun discours social ne peut déterminer - soi-même. Dans la crise et l’épreuve, pouvons-nous entendre l’appel de notre vérité profonde à toujours plus d’incarnation ?

Qu'est-ce qu'un Philosophe-Thérapeute ?

La pratique de la philosophie, telle que l’entend Denis Marquet, peut nous aider à entendre l’appel de notre vérité profonde. Sur son site, il présente ainsi son activité de Philosophe-thérapeute : « Philosophe-thérapeute… Dans notre pays très cartésien, où l’on aime bien les catégories tranchées, la formule déclenche en général une réaction d’étonnement. Philosophe et thérapeute ? Non, non, philosophe-thérapeute. Avec un tiret ? Comme si c’était… la philosophie elle-même qui pouvait être thérapeutique ? Allons donc… Pendant ce temps, aux Etats-Unis, la profession de « philosophe-praticien » (c’est ainsi qu’on la nomme) existe depuis vingt bonnes années et, déjà, revendique le remboursement des consultations par les compagnies d’assurances ! ...

Il faut le reconnaître, la philosophie, dans l’Occident moderne, est devenue une activité théorique, intellectuelle, mentale, qui n’a plus grand-chose à voir avec un travail sur soi, avec une entreprise de guérison. Dans une culture dont le maître mot est « produire », le philosophe est devenu un producteur. Il fabrique et vend des théories. De plus, la vie des plus grands philosophes modernes ne témoigne pas d’un accomplissement particulier ni d’un travail de guérison. Le plus grand penseur du XXe siècle, Heidegger, fut nazi. La sagesse est bien loin… Alors ? Alors être philosophe-thérapeute, c’est affirmer que si la sagesse est loin de la philosophie, c’est que la philosophie s’est éloignée d’elle-même. Et qu’il est temps de renouer avec une pratique de la philosophie comme recherche de sagesse. Comme démarche de guérison...

Ce que soigne la philosophie, ce sont toutes les souffrances qui viennent de ce manque, le plus cruel qui soit : le manque de sens. On souffre de ne pouvoir donner à sa vie, à la vie, un sens juste et fécond pour soi-même. On souffre parce que le sens que prend sa vie n’exprime pas ce que l’on est, mais bien plutôt une somme de conditionnements psychologiques, socio-économiques, culturels…

La philosophie, à son origine, est une démarche thérapeutique, inventée par Socrate et codifiée par Platon, qui consiste, par un questionnement méthodique, à déjouer le mental, à défaire ses constructions. On laisse ainsi émerger une parole plus profonde, un sens plus profond, le logos, qui exprime l’être que l’on est. Le thérapeute-philosophe est celui, disait Socrate, qui aide l’autre à « accoucher de lui-même » : de sa vérité intérieure et du sens de sa vie...

Le chemin philosophique passe par un travail de « désidentification » : s’autoriser à mettre en question ce que l’on croit être, faire face à l’illusion et s’ouvrir au surgissement du nouveau. Se laisser surprendre par soi-même. Mais pour cela, il est nécessaire d’accepter le questionnement. C’est le principe de la thérapie philosophique : le questionnement juste est une voie de guérison. Une simple question, si elle est reçue, peut guérir...

Le but de la thérapie philosophique, c’est d’accroître sa capacité à donner, à créer, à vivre du sens. Elle est donc indiquée pour toutes les souffrances qui sont le signe d’un manque de sens, d’un manque de sa propre vérité. Si je souffre parce que ma vie n’exprime pas ce que je suis, alors peut-être, la thérapie philosophique pourra-t-elle m’aider. Le sens, c’est ce qui permet à la vie humaine d’être supportable sans illusion. Plus manque le sens, plus grandit le besoin d’illusion. Alors fleurissent les gourous et les marchands de mensonges. La philosophie comme thérapie aide à développer l’aptitude de chaque être humain à créer du sens. En cela, elle correspond à un vrai besoin de notre temps.

L’expérience d’un philosophe occidental confronté à la philosophie asiatique

Le 20 Avril 2010, la huitième journée de l’Université Intégrale avait pour thème : Asie et Occident, vers une culture intégrale ? A cette occasion Denis Marquet a proposé une conférence intitulée L’expérience d’un philosophe occidental confronté à la philosophie asiatique. Il y fait part avec beaucoup de profondeur de la rencontre en lui entre deux traditions de sagesse, occidentale et orientale, de leurs contradictions et de leurs complémentarités. Un beau moment de réflexion.

Denis Marquet - L’expérience d’un philosophe occidental confronté à la philosophie asiatique from UNIVERSITE INTEGRALE on Vimeo.


Denis Marquet (Questions et réponses) - L’expérience d’un philosophe occidental confronté à la philosophie asiatique from UNIVERSITE INTEGRALE on Vimeo.

dimanche 1 janvier 2012

Bonne Crise

Les crises sont vraiment ce qu’on a encore trouvé de mieux, à défaut de maître, pour entrer dans l’autre dimension. Christiane Singer
En guise de vœux pour cette nouvelle année, plutôt que d’égrener de manière rituelle les mêmes sempiternelles formules éculées, je vous propose, chers lecteurs, de sortir des chemins balisés et des habitudes programmées.
Souhaiter Bonne Crise plutôt que Bonne Année c’est, inspirée par l’artiste Ben, une manière un peu provocante de profiter de cette période de Nouvel An pour réfléchir en envisageant autrement le contexte de crise qui est le nôtre actuellement.
Ne plus considérer cette situation simplement de manière évènementielle et superficielle comme le font les médias mais dans toute sa profondeur existentielle et spirituelle. Cette profondeur nous fait percevoir les opportunités de changement et de développement que toute crise récèle et, ce faisant, nous libère de la peur qu'elle suscite pour l'aborder comme une extraordinaire source de créativité.

Le texte inspiré écrit par Christiane Singer sur le bon usage des crises - que nous proposons ci-dessous - peut nous guider dans cette méditation sur ces temps incertains où les anciens repères s’effondrent pour laisser advenir un nouveau monde.

Que cette nouvelle année soit celle d’une métamorphose où, de toutes ces turbulences, émerge une autre forme de conscience animée et inspirée par l’Esprit du temps.

Du Bon Usage des Crises. Christiane Singer


Ne soyons pas si mesquins, et disons du bon usage des crises, catastrophes, drames, naufrages divers. J’ai gagné la certitude que les catastrophes sont là pour nous éviter le pire. Et le pire, comment pourrais-je exprimer ce qu’est le pire ? Le pire, c’est bel et bien d’avoir traversé la vie sans naufrages, d’être resté à la surface des choses, d’avoir dansé au bal des ombres, d’avoir pataugé dans ce marécage des on-dit, des apparences, de n’avoir jamais été précipité dans une autre dimension.

Les crises, dans la société où nous vivons, elles sont vraiment ce qu’on a encore trouvé de mieux, à défaut de maître, quand on n’en a pas à porté de main, pour entrer dans l’autre dimension. Dans notre société, toute l’ambition, toute la concentration est de nous détourner, de détourner notre attention de tout ce qui est important. Un système de fils barbelés, d’interdits pour ne pas avoir accès à notre profondeur.

C’est une immense conspiration, la plus gigantesque conspiration d’une civilisation contre l’âme, contre l’esprit. Dans une société où tout est barré, où les chemins ne sont pas indiqués pour entrer dans la profondeur, il n’y a que la crise pour pouvoir briser ces murs autour de nous.

La crise, qui sert en quelque sorte de bélier pour enfoncer les portes de ces forteresses où nous nous tenons murés, avec tout l’arsenal de notre personnalité, tout ce que nous croyons être.

Récemment sur une autoroute périphérique de Berlin où il y a toujours de terribles embouteillages, un tagueur de génie avait inscrit sur un pont la formule suivante : « Détrompe-toi, tu n’es pas dans un embouteillage, l’embouteillage c’est toi ! ».

Nous sommes tous spécialisés dans l’esquive, dans le détournement, dans le « divertissement » tel que le voyait Pascal. Il n’y a au fond que cette possibilité, subitement, de se dire : « Oui mais tout cela, tout ce qui m’enserre, tout ce qui m’étrangle, mais c’est moi ! ».

Ce serait une erreur de croire que la crise est quelque chose de normal, d’inhérent à la nature humaine. Il y a de nombreuses sociétés, toutes les sociétés traditionnelles, qui ont une tout autre façon d’agir. Un ami anthropologue m’a rapporté ces mots d’un Africain qui lui disait : « Mais non monsieur, nous n’avons pas de crises, nous avons les initiations ». Et les initiations sont la ritualisation de ces passages, c’est-à-dire cette possibilité pour l’homme de passer d’un état d’être naturel, premier, à cet univers agrandi, où l’autre versant des choses est révélé.

Et il s’avère que toutes ces initiations, dans leur incroyable diversité, et inventivité - parfois des rites d’une cruauté qui nous paraît insoutenable - ont tous la même visée : mettre l’initié en contact avec la mort, le faire mourir ; le vieux principe du « meurs et deviens ». Que ce soient les rites des aborigènes australiens qui enterrent les néophytes pendant trois jours sous des feuilles pourries, ou les épreuves auxquelles sont soumis les jeunes Indiens, il n’y a pas un rite pourtant qui soit aussi cruel que l’absence de rite.

Et la vie n’a pas d’autre choix que de nous précipiter ensuite dans une initiation, cette fois sauvage
, qui est faite non plus dans l’encadrement de ceux qui nous aiment, ou qui nous guident, de chamans, ou de prêtres ou d’initiés, mais dans la solitude d’un destin. Ces catastrophes qui ne sont là que pour éviter le pire !

Il peut vraiment paraître très cynique de parler ainsi. J’ai connu cette période où lorsqu’on entend une chose pareille, et que l’on est soi-même plongé dans un désespoir très profond, ces propos paraissent d’un cynisme insupportable.

Et pourtant quand on a commencé à percevoir que la vie est un pèlerinage, quand à une étape de ce pèlerinage on regarde en arrière, on s’aperçoit vraiment que les femmes, les hommes qui nous ont le plus fait souffrir sur cette terre, sont nos maîtres véritables, et que les souffrances, les désespoirs, les maladies, les deuils, ont été vraiment nos sœurs et nos frères sur le chemin.

Je sais que cela peut avoir une coloration insupportable quand on est dans une phase de désespoir, mais c’est tellement fabuleux quand on s’arrête en cours de route, quand on regarde en arrière, et qu’on se dit : « mais oui, c’est vrai ! »...

Nous connaissons dans notre Occident deux voies quand nous sommes dans un état d’étouffement, d’étranglement ; l’une c’est le défoulement, c’est crier, c’est exprimer ce qui était jusqu’alors rentré. Il y a de nombreuses formes de thérapies sur ce modèle et c’est probablement, en son lieu et place, quelque chose de très précieux, pour faire déborder le trop plein. Mais au fond, toute l’industrie audiovisuelle, cinématographique, est fondée sur ce défoulement, cette espèce d’éclatement de toute l’horreur, de tout le désespoir rentré, qui en fait le prolonge et le multiplie à l’infini.

L’autre réponse, c’est le refoulement : avaler des couleuvres, et devenir lentement ce nid de serpents sur deux pattes, avec tout ce que ces vipères et couleuvres avalées ont d’effet destructif sur le corps et l’âme.

Et le troisième modèle qui nous vient d’Extrême-Orient et qu’incarnait Dürckheim : s’asseoir au milieu du désastre, et devenir témoin, réveiller en soi cet allié qui n’est autre que le noyau divin en nous.

J’ai rencontré voilà quatre jours, en faisant une conférence à Vienne, une femme ; et c’est une belle histoire qu’elle m’a racontée qui exprime cela à la perfection. Elle me disait à la perte de son unique enfant, avoir été ravagée de larmes et de désespoir, et un jour, elle s’est placée devant un miroir et a regardé ce visage brûlé de larmes, et elle a dit : « Voilà le visage ravagé d’une femme qui a perdu son enfant unique », et à cet instant, dans cette fissure, cette seconde de non identification, où un être sort d’un millimètre de son désastre et le regarde, s’est engouffrée la grâce.

Dans un instant, dans une espèce de joie indescriptible, elle a su : « Mais nous ne sommes pas séparés », et avec cette certitude, le déferlement d’une joie indescriptible qu’exprimait encore son visage. C’était une femme rayonnante de cette plénitude et de cette présence qu’engendre la traversée du désastre.

Il existe, paraît-il, dans un maelström, un point où rien ne bouge. Se tenir là ! Ou encore, pour prendre une autre image : dans la roue d’un chariot emballé, il y a un point du moyeu qui ne bouge pas. Ce point, trouver ce point. Et si un seul instant, j’ai trouvé ce point, ma vie bascule, parce que la perspective est subitement celle de Job, cette perspective agrandie, de la grande vie derrière la petite vie, l’écroulement des paravents, l’écroulement des représentations, un instant, voir cette perspective agrandie.


Du bon usage des crises est un recueil de conférences prononcées par Christiane Singer lors de divers événements, congrès ou tables rondes. La conférence qui donne son titre à l’ouvrage a été prononcée le 15 juin 1991 à Mirmande à l’occasion du dixième anniversaire du Centre Durkheim dans la Drôme. Nous avons déjà consacré ici un billet à cet ouvrage et à son auteur.