L’histoire humaine n’est qu’un effort incessant d’invention et la perpétuelle évolution est une perpétuelle création. Jean Jaurès
A travers le déni collectif auquel elle a donné lieu, la campagne présidentielle qui s’achève en France aura montré l’impuissance et démontré l’impasse d’un modèle agonisant. Une société interconnectée, en mouvement permanent, composée de citoyens éduqués et informés, sensibles à l’éthique et à la justice sociale, ne peut et ne veut plus se reconnaître dans le langage, la pensée et les solutions des « élites » au pouvoir.
Un gouffre s’installe entre celles-ci et le peuple qui, de manière plus ou moins consciente, perçoit le modèle dominant comme tout à fait inadapté au saut évolutif et créatif indispensable pour relever les défis d’une crise systémique. Annoncé depuis des décennies par nombre de penseurs visionnaires, un changement de paradigme est au cœur d’une « transition culturelle » qui doit trans-former ce modèle dominant.
En marge des institutions, un profond courant de régénération composé de « créatifs culturels » crée les bases à la fois théoriques et pratiques de cette transition Fondé sur le rationalisme abstrait, l’ancien paradigme doit se métamorphoser pour permettre l’intégration de la raison et de l’intuition au sein d’une intelligence connective, à la fois intuitive sur le plan personnel et collective sur le plan social.
Parce qu’elle conditionne la transformation socio-économique comme la transition écologique - c'est-à-dire, en fin de compte, la survie de l’espèce - la transition culturelle surgit donc au cœur du débat en ce début du vingt et unième siècle, comme la question sociale s’est imposée à la fin du dix-neuvième siècle et la question écologique durant la seconde partie du vingtième siècle.
Un gouffre s’installe entre celles-ci et le peuple qui, de manière plus ou moins consciente, perçoit le modèle dominant comme tout à fait inadapté au saut évolutif et créatif indispensable pour relever les défis d’une crise systémique. Annoncé depuis des décennies par nombre de penseurs visionnaires, un changement de paradigme est au cœur d’une « transition culturelle » qui doit trans-former ce modèle dominant.
En marge des institutions, un profond courant de régénération composé de « créatifs culturels » crée les bases à la fois théoriques et pratiques de cette transition Fondé sur le rationalisme abstrait, l’ancien paradigme doit se métamorphoser pour permettre l’intégration de la raison et de l’intuition au sein d’une intelligence connective, à la fois intuitive sur le plan personnel et collective sur le plan social.
Parce qu’elle conditionne la transformation socio-économique comme la transition écologique - c'est-à-dire, en fin de compte, la survie de l’espèce - la transition culturelle surgit donc au cœur du débat en ce début du vingt et unième siècle, comme la question sociale s’est imposée à la fin du dix-neuvième siècle et la question écologique durant la seconde partie du vingtième siècle.
Le Grand Déni
Les campagnes électorales sont des rendez-vous au cours desquels se cristallise, s’exprime et se révèle cette conscience collective qu’est une nation. Elles sont l’occasion de mieux comprendre les dynamiques qui animent cette conscience collective en décryptant les évènements, les signes et les formes à travers lesquels se manifestent ces forces évolutives ou régressives.
Les observateurs français et étrangers sont unanimes : la campagne présidentielle de 2012 a été fondée toute entière sur le déni des crises - économiques et financières, écologiques, et sociales, morales et culturelles - auxquels nous sommes confrontés collectivement. Tout se passe comme si la France était une île déconnectée des enjeux planétaires et chaque français une entité autonome, indépendante de tout appartenance collective.
Dans Le Monde, Dominique Simonnet analyse ainsi cet autisme hexagonal : « Alors que la mondialisation bouleverse tous les secteurs d'activité, que les révolutions du Moyen-Orient interpellent nos démocraties, que les défis environnementaux majeurs réclament une sagesse internationale (jusque-là introuvable), on fait en France comme si on vivait entre soi, derrière la ligne Maginot de nos vieilles certitudes. Rien d'étonnant que, dans ce contexte, les considérations écologiques, globales, soient aussi négligées que les enjeux de politique étrangère ».
De nombreuses études l’ont mesuré : tétanisés par la peur face à une mondialisation qui rend leur vision du monde obsolète, les français vivent une dépression qui tend à les recroqueviller sur leurs intérêts égoïstes, catégoriels et corporatistes. « N'oublions pas que la France est l'un des pays qui a le plus de difficultés à entrer de plain pied dans la globalisation » analyse Pascal Perrineau, directeur du CEVIPOF, le Centre de recherches politiques de Sciences Po Paris.
Ce que les sciences humaines objectivent et mesurent, l’intuition de l’artiste le ressent et l’exprime à la manière dont l'écrivain et chanteur Yves Simon dresse un portait saisissant de cette France dépressive : « Les Français ne se sont jamais sentis aussi seuls, divisés, isolés face à l'adversité, ils ne s'aiment pas, ont peur de l'autre, de l’avenir, ne croient plus en un destin estimable ni encore moins en leur pays. Dans une France dépressive, certains, au faîte du désespoir, se suicident sur leur lieu de travail. Le comble, ce peuple ardent, auteur des plus nobles avancées sociales et d'une Révolution, se retrouve aux dernières places des nations du monde qui espèrent en elles ». (Le Monde)
Une réalité virtuelle
Viande hallal, permis de conduire, cannabis, horaires des piscines : tout fût bon pour éviter de parler des problèmes qui fâchent c'est-à-dire ceux qui permettent d’évoluer si on les considère comme des défis en osant leur faire face. Faute de pouvoir changer la réalité ou de s’y adapter, on s’en invente alors une autre, virtuelle, fondée sur une prétendue exception française qui n’est rien d’autre que le masque d’une dépression hexagonale. Les psychiatres le savent : le déni accompagne toujours une forme d’hallucination qui le renforce et le justifie. Ce qui est vrai des individus l’est aussi des sociétés.
Comme l’écrit F.O Giesbert dans Le Point : « C'est l'une des première leçons, proprement hallucinante, de cette campagne électorale : les Français ne demandent pas aux candidats ce qu'ils peuvent faire pour sortir le pays du fossé dans lequel il est tombé. Au contraire, ils leur posent à peu près tous la même question : "Que pouvez-vous faire pour moi ?" Outre que leur attente révèle une perte totale d'esprit collectif, elle montre aussi que notre pays a perdu le sens des réalités. Qu'il ne croit plus guère en lui-même, désintéressé qu'il est de son destin. Qu'il vit désormais dans un monde virtuel ».
Cette forme d’hallucination collective vise à compenser une absence totale de vision et de réflexion prospective. Pour François Fressoz du Monde : C'est la campagne des petits maux et des petits mots. Il y en aura pour tout le monde et c'est tant mieux tant flotte sur la campagne un parfum de désenchantement. Mais tous les efforts faits n'enlèveront rien au fait que cette campagne pêche par défaut de vision et absence de mobilisation collective. Il y a la crise mais pas de dynamique électorale pour la surmonter. C'est la campagne de l'impuissance politique ».
Rien ne sera plus comme avant
Et pourtant des voix s’élèvent - à droite comme à gauche de l’échiquier politique - pour sortir le pays de ce déni collectif en affirmant la nécessité d’inventer un modèle correspondant au monde radicalement nouveau dans lequel nous entrons. Selon Michel Rocard « Le capitalisme est entré dans une crise profonde, aucun retour à la normal n'est envisageable, rien ne sera plus comme avant... Nous sommes partis pour des années de croissance faible et peut-être même de récession. Il faut le dire clairement et essayer de penser un monde qui sera radicalement nouveau... Nous avons oublié d'être radicaux dans nos manières de pensée ». (Le Monde)
Même diagnostic pour Dominique de Villepin : « Je pars d'une analyse simple: la crise n'est pas une parenthèse. Depuis des mois je le répète: rien ne sera plus comme avant. Ce n'est pas à coup d'expédients et de promesses que nous allons nous en sortir. Les défis à relever sont tellement difficiles qu'ils appellent des changements profonds dans nos structures ». (Le Monde)
François Bayrou est sans doute, parmi les candidats, celui qui a parlé avec le plus de vérité de la situation actuelle et de sa gravité. Résultat : il a plongé dans les profondeurs des sondages d’opinion. Tous ces lanceurs d’alerte prêchent dans le désert du déni. Mais, aussi lucides soient-ils, ces membres de l’élite institutionnelle s’inscrivent toujours dans la même logique et le même niveau de conscience que le système qu’ils cherchent à réformer. C’est une erreur.
Un changement de conscience
S’ils sont reconnus par le système c’est que le système se reconnaît en eux et s'il se reconnaît en eux c'est qu'ils utilisent ses codes dominants. Ils leur manquent cette profondeur visionnaire qui remet en perspective et en mouvement un système de références et un champ de conscience en le trans-formant dans un niveau plus complexe et intégré.
Or, on sait, notamment depuis Einstein que "Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être résolus au niveau et avec la façon de pensée qui les a engendrés." Et c’est justement ce changement de conscience qui doit être aujourd’hui au cœur de la réflexion politique parce qu’il conditionne toutes les autres dimensions, économiques et sociales, écologiques et géopolitiques.
On parle de transition énergétique pour évoquer l’adaptation de nos sociétés à la fin programmée des énergies fossiles. Il faudra désormais parler de "transition culturelle" pour évoquer le changement de modèle, indispensable pour aborder cette crise systémique comme un défi plutôt que de la fuir dans le déni. Un changement aussi fondamental ne peut être le produit de l’institution dans la mesure où il participe d'une dynamique instituante qui obéit à d’autres codes et d'autres niveaux de conscience, à la fois inimaginables et imperceptibles pour la pensée dominante.
Un modèle alternatif
Il fut un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître où l’écologie politique fut porteuse d’un modèle alternatif en rupture avec la pensée dominante. Inspiré par les valeurs de la contre culture dans les années soixante, l’écologie politique fut, à ses origines, un projet radical et global qui participait à une nouvelle vision du monde fondée sur le refus du productivisme et de l’économisme ainsi que sur la promotion d’un art de vivre en harmonie avec un milieu naturel, social et culturel.
Calomniés et caricaturés des décennies durant, avant d’être reconnus pour leur lucidité, voilà longtemps que les écologistes nous disent avec justesse que rien ne sera plus comme avant : les contraintes climatiques et environnementales rendent indispensable un nouveau modèle de société. Et pourtant, par manque de profondeur et de vision, les Verts n’ont pas su traduire cette promesse des origines : ils voulaient changer le monde et le monde les a transformés parce qu'ils n'ont pas su ou osé mettre la transition culturelle au coeur de leur logiciel.
En privilégiant souvent un point de vue gestionnaire, pseudo-réaliste, au détriment d’une vision globale et radicale, une bureaucratie et une technocratie vertes ont ainsi émergé, prises au piège dans le filet du paradigme dominant, pour servir d’alibi réformiste et de supplément d’âme à un système qui a bien compris qu’il fallait, selon les mots de Lampedusa dans Le Guépard « que tout bouge pour que rien ne bouge ». L’idéologie du développement durable – cet oxymore – a permis de repeindre en vert la cupidité de l’oligarchie capitaliste.
Un aveuglement collectif
C’est malheureusement une constante dans l’histoire que de voir un mouvement politique s’éloigner de son inspiration d’origine et parfois la trahir au profit de calculs électoraux, de tactiques politiciennes et d’ambitions personnelles. Les Verts se sont rendus inaudibles durant cette campagne en caricaturant puis en rejetant Nicolas Hulot, un médiateur populaire dont la réflexion a évolué et s’est complexifiée au contact de divers penseurs visionnaires, héritiers contemporains des pionniers de l’écologie politique.
Loin de la caricature de marionnette médiatique, agent secret des multinationales, à laquel l’ont identifié un majorité des Verts, Hulot sait qu’à une crise systémique, il faut répondre par une pensée globale qui nécessite un véritable saut de conscience. Il l’a souvent dit et écrit en faisant référence à des penseurs comme Edgar Morin, Pierre Rabhi, Patrick Viveret ou Jean-Baptiste de Foucauld, autant de penseurs du nouveau paradigme dont nous avons évoqué les travaux dans Le Journal Intégral.
Mais une telle approche visionnaire, nuancée et inspirée, n’a pas sa place dans les jeux du cirque politicien où l’on préfère les combats de gladiateurs à la profondeur d’une vision et à la longévité d’un engagement. Le rejet de Nicolas Hulot par une majorité des Verts est un symptôme, parmi d’autres, de ce qu’il faut bien nommé un aveuglement collectif. Espérons, sans trop y croire, que l’échec aux présidentielles permettra à l’écologie politique de se refonder autour d’un discours moins gestionnaire et plus visionnaire c'est-à-dire plus conforme à ses origines contre culturelles.
Le point aveugle
Ces constats nous amène à penser que le point aveugle de toutes les réflexions politiques actuelles c’est le nécessaire changement culturel et personnel qui doit inspirer et accompagner transition écologique et transformation socio-économique. La classe politique, gauche et droite confondues, fait comme si on pouvait transformer l’organisation sociale sans faire évoluer en même temps les mentalités. Comme si un nouveau modèle de société pouvait émerger des anciennes formes de pensée et de sensibilité complètement dépassées !... Comme si des branches mortes pouvaient éclore des fleurs éclatantes !...
Or ce qui apparaît évident dans une perspective intégrale c’est que l’organisation sociale est l’expression et le reflet d’une "vision du monde" qui inspire les représentations culturelles. Au fur et à mesure où cette "vision du monde" évolue en complexité à travers des stades successifs, l’organisation sociale se transforme avec elle et rétroagit sur elle en la faisant évoluer. Ce qui freine la transition écologique comme la transformation sociale, ce sont les modèles profondément inadaptés au saut évolutif et créatif indispensable pour relever les défis d’une crise systémique.
La transition culturelle c'est la modification des modèles dominants par la participation des individus comme des sociétés à la dynamique créatrice de l’évolution culturelle. Comme l'écrivait Jean Jaurès, inspiré par son ami Bergson, grand penseur de l'évolution : " L'histoire humaine n'est qu'un effort incessant d'invention et la perpétuelle évolution est un perpétuelle création".
Cette transition est annoncée depuis plus d’un siècle par une série de penseurs et d’avant-gardes visionnaires dont nous avons esquissé à plusieurs reprises la généalogie, notamment ici et là. Modélisée et expérimentée par des pionniers au sein du vaste courant des « créatifs culturels », la transition culturelle c’est la participation à une métanoïa collective évoquée ici.
Une politique intégrale
La transition culturelle, c’est la conversion d’un rationalisme abstrait, fondé sur le déni de l’intuition, à une intelligence intuitive qui associe et intège les ressources de l’intuition et celles de la raison, cette dernière mettant ses capacités formelles et structurales au service des facultés créatrices et visionnaires de l’esprit. Au développement de cette intelligence intuitive sur le plan individuel correspond sur le plan social le développement d’une intelligence collective qui naît de la synergie créatrice entre des individus libérés des limites du mental et des fascinations de l’ego.
La transition culturelle c’est d’abord l’initiation aux modèles permettant de comprendre et de participer à la dynamique créatrice de la vie/esprit qui préside à l’évolution des mentalités individuelles et collectives. C’est ensuite, l’occasion de donner à sa vie un sens plus profond en accédant à des ressources cognitives, créatrices, et spirituelles développées dans toutes les grandes cultures traditionnelles mais ignorées ou caricaturées par la culture intellectuelle et abstraite de notre modernité.
En réaction à l’exploitation capitaliste, la question sociale s’est posée à la fin du dix-neuvième siècle pour s’imposer au cours du vingtième siècle. En réaction à la destruction des ressources naturelles, la question écologique s’est posée au milieu du vingtième siècle pour s’imposer à la fin de celui-ci par l'urgence du changement climatique. Voilà quelques décennies que des pionniers posent la question d’une transition culturelle qui conditionne la transformation socio-économique comme la transition écologique.
Et c'est parce que de la survie de l’espèce dépend en fin de compte de la transition culturelle que, dans les années et dans les décennies qui viennent, elle s'imposera de manière centrale en refondant la pensée politique. Cette refondation correspond à l’émergence d’une « politique intégrale » dont nous nous sommes fait l’écho dans le Journal Intégral, comme nous avons consacré nombre de billets à la dynamique de l’évolution culturelle et aux modèles développés par la théorie intégrale à ce sujet. J’encourage les lecteurs à s’y référer pour mieux en comprendre le sens de cette transition culturelle.
- Dans le même esprit, lire deux passionants billets de Serge Durand sur son blog Foudre évolutive :