vendredi 23 août 2013

L'Esprit de Vacance (6) La Cigale et la Fourmi 2.0


Il ne s’agit pas de préparer un avenir meilleur mais de vivre autrement le présent. François Partant 


Cela fait quelques mois qu’une idée me trottait dans la tête : adapter et transformer La Cigale et la Fourmi, cette fable de La Fontaine qui donne aux enfants, dès leur plus jeune âge, une leçon de cynisme fondée sur une vision égoïste de la nature humaine. On se souvient de sa morale (qui est d’ailleurs tout sauf morale) : « Vous chantiez ? J’en suis fort aise et bien dansez maintenant ». Ce qui, traduit en langage moins littéraire, signifie : « Allez vous faire foutre, vous pouvez crever !... » Cet hymne à l’indifférence pourrait être celui du néo-libéralisme dominant. 

Inspiré par l’esprit du temps qui est celui de la « sortie de l’économie » évoquée dans notre dernier billet, il m’apparaissait évident qu’une nouvelle version de cette fable devait être écrite. J’imaginais donc que, suite à une catastrophe – incendie, tremblement de terre, défaillance d’une centrale atomique, krash économique, effondrement écologique – les réserves faites par la Fourmi avaient été détruites et qu’elle restait seule pour affronter l’adversité. Et ce, alors même qu’au cours des fêtes auxquelles elle avait participé, la Cigale avait constitué un réseau d’amis fidèles qui partageraient leurs ressources en cas de coups durs.

Pris par d’autres travaux d’écriture, je n’ai pas eu le temps d’écrire ce texte et de formuler cette inspiration. Venant de terminer le précédent billet sur l’Esprit de Vacance, je surfais sur la toile en atterrissant « par hasard » sur le blog de Jean-François Noubel. J’y découvrais, enthousiaste, une nouvelle version de la fable de La Fontaine intitulé La cigale et la fourmi 2.0 qui reprend à son compte le texte de La Fontaine en y ajoutant une suite inspirée par l’Esprit de Vacance. Les "grands esprits" se rencontrent donc, et ce d’autant plus qu’ils participent d’une même intuition collective. 

La Cigale et les Fourmis 

Esope
Esope est l’auteur de la première version de cette fable écrite au sixième siècle avant J.C Si cette fable a parcouru plus de deux millénaires sans perdre son actualité, c’est qu’elle met en scène la confrontation entre deux tendances fondamentales de l’être humain. La Fourmi c’est l’expression d’une rationalité prévoyante qui sacrifie, de manière laborieuse, la jouissance de l’instant présent à la thésaurisation en vue d’aléas futurs quand la Cigale est la voix enchantée de l’hédonisme convivial qui s’exprime dans l'ici et maintenant de la fête et de l'instant créateur.

En chacun de nous une Fourmi et une Cigale cohabitent, parfois difficilement. Selon les époques, la culture d’un temps privilégie l’une ou l’autre. On peut penser qu’au temps d’Esope, la morale de la fable intitulée alors La cigale et les fourmis soulignait les vertus collectives d’une certaine prévoyance qui n’était pas au centre des préoccupations des cultures pré-économiques : 

« C’était en hiver ; leur grain étant mouillé, les fourmis le faisaient sécher. Une cigale qui avait faim leur demanda de quoi manger. Les fourmis lui dirent : « Pourquoi, pendant l’été, n’amassais-tu pas, toi aussi, des provisions ? – Je n’en avais pas le temps, répondit la cigale : je chantais mélodieusement. » Les fourmis lui rirent au nez : "Eh bien ! dirent-elles, si tu chantais en été, danse en hiver." Cette fable montre qu’en toute affaire il faut se garder de la négligence, si l’on veut éviter le chagrin et le danger. » 

Le salut par l’économie

Jean de la Fontaine
Il en est autrement dans le contexte culturel du règne de Louis XIV où Jean de la Fontaine écrit ses fables et où elles paraissent pour la première fois en 1668. Le collectif des fourmis prévoyantes imaginé par Esope a disparu, remplacé par un seul individu. Ce remplacement de l’intérêt général par l’intérêt individuel pourrait évoquer la montée de l’individualisme occidental et préfigurer l’Homo Œconomicus, cet homme de la modernité animé par le seul calcul rationnel de ses intérêts égoïstes. 

Il ne s’agit plus simplement de souligner les vertus d’une prévoyance collective mais de montrer que cette prévoyance s’exerce au nom de l’intérêt individuel en stigmatisant les comportements hédonistes, supposés asociaux et amoraux, qui vont à l’encontre de celui-ci. On peut y lire la préfiguration d’une mentalité économique dont l’émergence commence avec le développement du commerce à la Renaissance et correspond à celui de l’esprit moderne fondé sur la trinité : raison, progrès, individu. 

Dans la version de La Fontaine, on perçoit en filigrane ce que le sociologue allemand Max Weber nommait « le passage d’une économie du salut au salut par l’économie ». L’idéologie religieuse du salut incarnée par la notion de sacrifice est progressivement remplacée par celle de l’économie incarnée par la valeur travail qui, l'une et l'autre, ont selon Frédéric Santos « l’excellente propriété de promettre que les souffrances d’aujourd’hui sont toujours la libération de demain : en ce sens, elles constituent le socle métaphysique indispensable des sociétés capitalistes »

La fourmi esclavagiste

De par sa dimension laborieuse observée par les entomologistes, La Fourmi est devenue la métaphore de l’individu travailleur et prévoyant. Mais ces mêmes entomologistes ont aussi observé que cette dimension laborieuse peut conduire la fourmi à des comportements esclavagistes

Dans un article intitulé Des Fourmis et des hommes, Bertrand Rouziès-Léonardi évoque le comportement des Protomognathus americanus, vulgairement appelé fourmi esclavagiste : « L’unique occupation de Protomognathus consiste à razzier les fourmilières voisines de la sienne afin d’y dégoter les pupes (équivalent chez les diptères des nymphes des lépidoptères) les plus prometteuses. Cette hyperspécialisation lui vaut d’être considéré par certains entomologistes évolutionnistes comme une espèce condamnée. 

À peine écloses, les captives n’ont pas le temps de s’étonner du changement de décor et de regretter la compagnie des leurs. Leurs ravisseuses les mettent aussitôt à la tâche, tâche multiforme qui comprend le service de la reine, l’entretien de sa pouponnière et la sustentation de toute la colonie, car si les raids forment des pillardes habiles, ils les rendent inaptes à toute autre activité, même élémentaire. » (Blog de Paul Jorion)

Protomagnathus Americanus : la fourmi esclavagiste

Du point de vue métaphorique qui est celui de la fable, ce comportement esclavagiste en dit long sur le glissement progressif qui conduit de la prévoyance à l’égoïsme et de l’égoïsme à l’exploitation. Cette dérive mortifère fut celle de la modernité qui commença par l’ère des producteurs, animés par l’idéal du progrès technique au service du développement humain, pour se prolonger par l’ère du productivisme qui inversa ces deux termes en indexant le progrès humain sur la croissance économique. Tout ceci pour se terminer aujourd'hui par l’ère des prédateurs animés par la recherche compulsive et exclusive du profit. (voir L’Esprit de Vacance (3) Changer d’ère

Après la version « traditionnelle » d’Esope et la version annonciatrice de la modernité écrite par La Fontaine, la nouvelle version proposée par Jean-François Noubel annonce la période post-moderne comme passage de l'ère des prédateurs à celle des créateurs, du salut par l’économie au « salut à l’économie », c'est-à-dire à la sortie de l’économie comme système d’interprétation dominant et aliénant..

La cigale et la fourmi 2.0 


La Cigale, ayant chanté
Tout l’été, 
Se trouva fort dépourvue 
Quand la bise fut venue : 
Pas un seul petit morceau 
De mouche ou de vermisseau. 
Elle alla crier famine 
Chez la Fourmi sa voisine, 
La priant de lui prêter 
Quelque grain pour subsister 
Jusqu’à la saison nouvelle. “
Je vous paierai, lui dit-elle, 
Avant l’Oût, foi d’animal, 
Intérêt et principal. ” 
La Fourmi n’est pas prêteuse : 
C’est là son moindre défaut. 
Que faisiez-vous au temps chaud ? 
Dit-elle à cette emprunteuse. 
Nuit et jour à tout venant 
Je chantais, ne vous déplaise.
Vous chantiez ? J’en suis fort aise. 
Eh bien! Dansez maintenant. … 

Inspirée par ce conseil,
La Cigale, 
Heureuse et joyeuse, dansa, 
Puis chanta dans le soleil. 
Sa liesse alentour berça
Insectes et fleurs du maquis. 
Ce bonheur, tous, les conquit. 
Du chant, elle tissait du rêve, 
Et de sa danse, du sourire. 
A notre Cigale ils offrirent
Festin de nectars et sèves. 
La fourmi, docte économe, 
Travaillant comme bête de somme, 
Tomba gravement malade. 
Un jour, on la trouva roide. 
Sans été, ni chant, ni vers, 
Sa vie ne fut qu’un hiver. 

L’égonomie 


Dans notre dernier billet, en décrivant cette horreur économique que constitue l’impasse tragique d’une société de travailleurs sans travail, nous avons évoqué l’émergence nécessaire d’une nouvelle vision du monde. La Cigale et la Fourmi 2.0 illustre à sa façon cette nécessité, mettant en scène et en images, de la manière la plus évidente qui soit, la fin de l'ère économique et l’émergence d’une ère nouvelle, celle des créateurs qui véhiculent les valeurs d'une nouvelle convivialité. 

La Fourmi 2.0 apparaît comme une figure de l’égonomie, celle-ci étant le corrélat intérieur - à la fois individuel et culturel - de l'impérium économique qui se manifeste dans la vie sociale. L’égonomie renvoie aux processus subjectifs et intersubjectifs fondés sur l'identification à l’ego. La "vision du monde" inspirée par l'égonomie repose sur la tension entre ces deux polarités complémentaires de l'ego que sont la peur et l’avidité. Cette tension entre peur et avidité alimente l’activité du mental qui opère une séparation abstraite entre l’égo individuel et son milieu d’évolution. D'où l'illusion égoïque par excellence qui consiste à chercher dans le monde extérieur une complétude et une plénitude qui ne peuvent venir que de l’intérieur.

C’est cette illusion, au cœur de l'égonomie, qui nous conduit à des comportements absurdes et mortifères. En cherchant à l'extérieur de nous-mêmes une plénitude susceptible de remplir une subjectivité à la fois vide et avide, nous devenons prisonniers de la spirale infernale constituée par le travail, la consommation et la croissance. Nous travaillons comme des bêtes de somme pour consommer telles des bêtes ensommeillées afin de nourrir la croissance, cette idole sanguinaire qui n’aura de cesse de nous vampiriser davantage au profit de ces fourmis esclavagistes qui forment l'oligarchie mondialisée.

On ne peut se libérer de l’emprise de l’égonomie que par la reconnaissance d’une dimension de conscience créatrice et spirituelle qui transcende l’égo. Pour ce faire, il est nécessaire de dépasser l’universalisme abstrait des Lumières fondé sur la raison, pour inventer un universalisme concret fondé sur une anthropologie évolutionnaire qui prend en compte aussi bien les stades archaïques où s’enracine la conscience que la dimension spirituelle de l’être humain où elle se transcende.

La « Blissipline » 


Ce n’est pas un hasard si Jean-François Noubel est l’auteur de cette version post-moderne de La Cigale et la Fourmi. Nous avons consacré trois billets aux recherches sur les monnaies libres menées par ce spécialiste de l’intelligence collective. Une quête à la fois intellectuelle et spirituelle l’a conduit à suivre le chemin d’une étonnante aventure existentielle que nous évoquerons de manière plus précise dans un prochain billet. 

Dans un message sur Twitter, J.F Noubel résume ainsi La cigale et la Fourmi 2.0 : « Du monde mental fondé sur la peur vers la réalité mue par la Blissipline ». La Blissipline est un concept américain fondé sur la combinaison de la discipline et de la béatitude (Bliss en anglais). Il s’agit de réaliser ses objectifs en vivant de manière créatrice et joyeuse le moment présent. Il existe deux manières de poursuivre ses objectifs : soit chercher à les atteindre en se projetant à l’extérieur de soi au risque de se perdre complètement, soit développer l’intensité d’une force intérieure et créatrice qui les attire magnétiquement à soi. 

La Fourmi 2.0 représente l’homme prévoyant, celui d’une rationalité enfermée dans les limites de l’égo. Cette homme pré-voyant n’a pas encore accès à la « voyance » évoquée par Rimbaud c'est-à-dire à la vision inspirée qui lui permet de participer à la dynamique créatrice de l’évolution. La Cigale 2.0 c'est l'Homo Conexus, visionnaire vivant et vibrant dans le flux créateur de l’affect et de l’information, qui participe, via sa sensibilité, à la dynamique créatrice et intégrative de l’Esprit.

C’est dans ce contexte que le pouvoir de l’intention, la loi de l’attraction et le jeu des résonances interdimensionnelles entre la conscience, l’énergie et la forme, attirent à lui les éléments de complémentarités nécessaires à un instant T. Libéré des limites de l’égonomie, Homo Conexus est l’homme d’une convivialité retrouvée qui se nourrit de la générosité et de la réciprocité des échanges sociaux.

La Cigale 2.0 

Jean-François Noubel
Sur son blog, J. F Noubel décrit son expérience personnelle fondée sur Le vœu de richesse qui consiste - dans son cas - à entrer dans une économie de la générosité en quittant le système monétaire actuelle pour évoluer, par étapes successives, vers les monnaies libres. Cette expérience est celle de la Cigale 2.0 : « Je ne possède rien car j’ai décidé que rien ne m’appartenait. Pas même les pensées qui jaillissent en mon esprit. Libéré des frontières artificielles qu’impose la propriété, l’univers tout entier ouvre ses bras… Je n’ai besoin ni de calculer, ni de thésauriser. Une école qui apprend à calmer les agitations du mental et de l’ego avec leurs intarissables prévisions à court terme. 

Me voici devenu une cigale plus avisée que la fourmi. J’ai appris à comprendre les flux du monde, en particulier ceux des richesses, car j’écoute les lois de la providence. La providence ? On entend aussi souvent sérendipité. Providence ou sérendipité, peu importe, je vis avec elles et au travers d’elles. Mystérieuses pour beaucoup, elles émanent de cette exaltation intérieure qui me place dans la plus belle des symbioses avec l’univers. On appelle cela la célébration. Tout devient érotique et joyeux. 

L’univers ? Oui, je veux dire la réalité qui s’érige en miroir de mes pensées. Ainsi le bonheur intérieur me conduit-il à donner le meilleur de moi, et recevoir le meilleur du monde par l’alchimie créatrice de mes pensées. Tout se joue dans nos miroirs. Cela fait de moi un artiste. Il me suffit juste de savoir ce que je veux créer. Je m’assume par conséquent pleinement comme créateur et attracteur de tout ce qui m’arrive. Tout, sans exception. »

Ressources 




Le Journal Intégral. Les Monnaies Libres (1) (2) Un paradigme post-capitaliste (3) Un paradigme post-capitaliste (fin) 

mardi 13 août 2013

L'Esprit de Vacance (5) Se Libérer de l'Horreur Economique


Quelle imposture ! Tant de destins massacrés à seule fin d’édifier l’effigie d’une société disparue, fondée sur le travail et non sur son absence. Viviane Forrester 


Au cours des précédents billets sur l’Esprit de Vacance, inspirés par des maîtres penseurs, nous avons paresseusement déconstruit cette idéologie à la fois dominante et mortifère qui a fait du travail une valeur centrale autour de laquelle se construisent aujourd’hui l’identité et le lien social. Pour saisir la continuité et la cohérence de notre propos, nous conseillons à ceux qui en ont le loisir et le goût, la lecture de ces billets où nous avons exploré quelque uns des soubassements sociaux et économiques, culturels et métaphysiques, qui fondent cette idéologie laborieuse. 

Dans ce billet-ci, nous analyserons le tragique hiatus qui régit nos sociétés post-industrielles et les moyens de s’en libérer : alors même que l’idéologie dominante réduit l’être humain à sa fonction économique de producteur/consommateur, le progrès technologique et la mondialisation financière réduisent le rôle du travail humain en le dévaluant. Issus des sociétés industrielles, nos représentations culturelles sont fondées sur la centralité du travail alors même que l’économie mondialisée transforme le travailleur en variable d’ajustement des stratégies capitalistes.

Dès 1958, Annah Arendt analysait l’avènement d’une « société de travailleurs sans travail », c'est-à-dire une société fondée autour de la valeur travail dans un monde où le travail se raréfie. Au lieu de faire face à cette situation, nos sociétés qui n’arrivent pas à faire le deuil d’un monde disparu, s’enferment dans le déni. Face à ce déni, il faut faire évoluer les mentalités pour prendre en compte cette situation nouvelle en proposant une vision émancipatrice de l’être humain, libérée des diktats économiques du modèle dominant.  

Revendiquée par un nombre de réflexions individuelles et collective de plus en plus important, cette « sortie de l’économie » passe par l’Esprit de Vacance qui transcende l’esprit d’avidité lié à l’égo - au cœur du modèle économique - afin de retrouver le chemin d’une sagesse collective. 


Une variable d’ajustement 


Dès lors que la production est apparue comme le processus central de l’accumulation du capital, les classes dominantes ont transformé en valeur un travail perçu jusque là comme une simple nécessité vitale. Cette idéologie est parfaitement illustrée par une phrase de Lionel Jospin, alors premier ministre : « Le travail est, dans notre société, pour nous, au cœur du lien social. Nous ne voulons pas une société d'assistance, mais une société fondée sur le travail et l'activité productrice ». 

Cette idéologie laborieuse est fondée sur une vision économique qui tend à réduire l’être humain au statut de producteur/consommateur. La primauté accordée à l’activité productrice s’exprime à travers la disqualification et la diabolisation de tout ce qui lui échappe et qu’on relègue sous les termes infamants d'assistanat, de paresse ou d'exclusion. Cette vision économique exile l’être humain hors de son humanité, en aliénant les individus et le lien social à la rationalité instrumentale, à la pensée utilitariste et aux principes comptables qui les régissent. 

Mais la centralité du travail a de moins en moins de sens dans une économie mondialisée où l’accumulation du capital passe plus par la spéculation financière que par la production, où le développement exponentiel de la technologie nécessite de moins en moins de main d’œuvre et où une concurrence sauvage et planétaire utilise les armes de la délocalisation et du dumping social. Dans cette économie mondialisée, 95% de l’argent en circulation est consacré à la spéculation virtuelle tandis que seulement 5% correspond à des échanges au sein de l’économie réelle. 

Dans ce contexte, on comprend aisément que le travailleur soit devenu une simple variable d’ajustement des stratégies du capital fondées sur le chômage de masse, le règne de la précarité et la soumission des salariés à des conditions de travail de plus en plus difficiles. Une pression grandissante pèse dès lors sur les salariés, effrayés à l’idée de rejoindre l’armée des ombres privées d’emploi. Car dans la société du tout économique ceux qui sont privés d’emploi le sont aussi d’un statut qui, en leur conférant une identité, permet l’intégration sociale. 

C’est ainsi que la détresse économique s’accompagne d’une détresse sociale, morale et existentielle ainsi décrite par Raoul Vaneigem : « Le chômeur, le plus souvent, ne s’appartient pas, il continue d’appartenir au travail. Ce qui l’a détruit dans l’aliénation de l’usine et du bureau persiste à le ronger au dehors comme la douleur d’un membre fantôme.» 

Un désœuvrement généralisé 

Annah Arendt
L’idéologie dominante a fait du travail une valeur centrale alors même que le progrès technologique réduit la main d’œuvre de manière drastique et que la production elle même devient secondaire dans une économie centrée sur la finance. En prédisant l’avènement d’une « société de travailleurs sans travail », Annah Arendt posait une question essentielle : que faire du temps libre si, aliénés à une vision économique et réduits au statut de travailleurs, les hommes modernes ne savent pas exercer cette liberté dans des activités plus hautes et plus enrichissantes ? 

« L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive à transformer la société toute entière en société de travailleurs. Le souhait se réalise comme dans les contes de fées au moment où il ne peut plus que mystifier. C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté.  

Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privé de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.» (Condition de l’homme moderne

Le pire c’est un homme réduit à une fonction économique, incapable de l’exercer, qui tente de compenser sa profonde angoisse existentielle par une frénésie de divertissement et, quand il le peut, par une addiction à la consommation. Ce processus infernal transforme l’Homo oeconomicus en individu désœuvré. Il faut comprendre ce désœuvrement dans son sens littéral : celui de la perte de l’énergie créatrice et spirituelle ainsi que de l’enthousiasme et du sens générée par celles-ci. 

Un monde disparu 

Viviane Forrester
Cette société de travailleurs sans travail, prisonniers du désœuvrement, Viviane Forrester l’a décrite avec beaucoup de sensibilité en 1996 dans L’horreur économique, un ouvrage traduit en 32 langues. La contradiction entre la centralité de la valeur morale et culturelle associée au travail et sa dévaluation économique plonge nos sociétés dans un profond désarroi. Cette contradiction renvoie, selon Viviane Forrester à la mutation brutale d’une civilisation où le travail occupait une place centrale que l’on s’efforce de faire perdurer bien qu’elle ait déjà disparue. Le travail devient une présence fantomatique dont le spectre hante tous ceux qui sont aliénés à une vision économique du monde et d’eux-mêmes, quelque soit leur statut, chômeurs, précaires ou salariés. 

« Nous vivons au sein d’un leurre magistral, d’un monde disparu que nous nous acharnons à ne pas reconnaître tel, et que des politiques artificielles prétendent perpétuer. Des millions de destins sont ravagés, anéantis par cet anachronisme dû à des stratagèmes opiniâtres destinés à donner pour impérissable notre tabou le plus sacré: celui du travail. 

Détourné sous la forme perverse d’«emploi», le travail fonde en effet la civilisation occidentale, laquelle commande la planète en entier. Il se confond avec elle au point qu’au temps même où il se volatilise, son enracinement, son évidence ne sont jamais officiellement mis en cause, et moins encore sa nécessité. Ne régit-il pas, en principe, toute distribution et par là toute survie ? Les enchevêtrements d’échanges qui en découlent nous paraissent aussi indiscutablement vitaux que la circulation du sang. 

Un deuil impossible 

Or ce travail, tenu pour notre moteur naturel, pour la règle du jeu convenant à notre passage en ces lieux étranges d’où nous avons chacun vocation à disparaître, n’est plus aujourd’hui qu’une entité dénuée de substance. Nos concepts du travail et donc du chômage, autour desquels la politique se joue (ou prétend se jouer), sont devenus illusoires, et nos luttes à leur propos aussi hallucinées que celles du Quichotte contre ses moulins. 

Mais nous posons toujours les mêmes questions fantômes auxquelles, beaucoup le savent, rien ne répondra, sinon le désastre des vies que ce silence ravage et dont on oublie qu’elles représentent chacune un destin. Vaines, angoissantes, ces questions périmées nous évitent une angoisse pire: celle de la disparition d’un monde où l’on pouvait encore les poser. Un monde où leurs termes se fondaient sur une réalité. Mieux: fondaient cette réalité… 

Dans quel rêve nous maintient-on à nous entretenir de crises à l’issue desquelles nous sortirions du cauchemar ? Quand prendrons-nous conscience qu’il n’y a pas de crise, ni de crises, mais une mutation ? Non celle d’une société, mais celle, très brutale, d’une civilisation ? Nous participons d’une ère nouvelle, sans parvenir à l’envisager. Sans admettre ni même percevoir que l’ère précédente a disparu. Nous ne pouvons donc en faire le deuil, mais nous passons nos jours à la momifier. A la donner pour actuelle et en activité, tout en respectant les rites d’une dynamique absente. » 

Une nouvelle "vision du monde"


Face à l’horreur économique, il nous faut d’urgence envisager cette ère nouvelle en participant à l’émergence d’une nouvelle vision du monde qui lui correspond et qui nous libère du modèle abstrait de l’Homo œconomicus, tout entier animé par le calcul rationnel de ses intérêts égoïstes, pour le remplacer par le modèle concret de l’Homo Conexus qui co-évolue avec son milieu. 

Selon cette vision évolutionnaire, l’être humain se développe progressivement et organiquement, à travers une multiplicité de niveaux évolutifs identifiés, des formes les plus archaïques aux stades les plus transcendants qui incluent et dépassent aussi bien l’avidité de l’égo que la séparation intellectuelle entre la conscience et son milieu d’évolution. C’est ce dépassement de la séparation égoïque et mentale qui est à la fois cause et conséquence de tout authentique projet d’émancipation

Bien loin d’une pensée technocratique et segmentaire, cette nouvelle vision du monde est globale et systémique. Chaque phénomène lui apparaît comme l’expression ponctuelle d’un ensemble dynamique en évolution. C’est ainsi que la valeur travail ne peut être pensée qu’en relation avec ces autres formes d’aliénation propres aux sociétés capitalistes que sont les dogmes de la croissance et de la consommation. 

Selon le mouvement Utopia : « Les trois premières aliénations des sociétés développées sont le dogme de la croissance comme solution aux maux économiques, le dogme de la consommation comme seul critère d’épanouissement individuel, la centralité de la “valeur” travail comme seule organisation de la vie sociale. » (2008) 

Le triangle infernal 

Si la croissance, la consommation et le travail pouvaient paraître légitimes dans les sociétés industrielles du dix neuf et vingtième siècle, ils sont devenus aujourd’hui autant de problèmes à l’origine de cette spirale infernale qui conduit l’être humain de l’horreur économique au désœuvrement généralisé. Nigel Marsh décrit avec humour et lucidité les conséquences absurdes de cette spirale infernale: « La plupart des gens travaillent longtemps et durement dans des emplois qu’ils détestent et qui leur permettent d’acheter des choses dont ils n’ont pas besoin et qui servent à impressionner des gens qu’ils n’aiment pas. » Travail aliéné, addiction à la consommation et perte du lien social apparaissent comme autant de rouages d'un même système économique qui broie les destins.

Enfermée dans une logique de croissance et de marchandisation désastreuse, la machine économique est devenue folle : elle saccage l’environnement, crée sans cesse de faux-besoins, instaure une compétitivité généralisée en détruisant les relations sociales et en remplaçant les services public par les lois du marché. Proposer une vision émancipatrice c’est sortir de cette spirale infernale en initiant une spirale évolutive qui remplace la croissance économique par une sobriété heureuse, la consommation par les relations conviviales mais aussi le travail par un revenu social et une activité à la fois solidaire et créatrice. 

Un tel projet est non seulement souhaitable mais il est vital sous peine d’un effondrement généralisé, envisagé récemment par Dennis Meadows, l’auteur du fameux rapport du Club de Rome sur Les limites de la croissance. Dans un récent entretien à Libération, il dit ceci : « En 1972, nous avions élaboré treize scénarios, j’en retiendrais deux : celui de l’effondrement et celui de l’équilibre. Quarante ans plus tard, c’est indéniablement le scénario de l’effondrement qui l’emporte !.. Les données nous le montrent, ce n’est pas une vue de l’esprit. » 

Sortir de l’économie 


Dans plusieurs billets nous avons analysé l’économie en tant que religion de la modernité c'est-à-dire modèle d’interprétation dominant et aliénant, et ce, en nous inspirant notamment de la pensée des objecteurs de croissance qui chercher à décoloniser l’imaginaire de l’emprise économique. (voir Ressources ci-dessous). Pour François Jarrige, maître de conférences en histoire contemporaine: « L’idée de « sortir de l’économie » qui aurait paru incompréhensible il y a encore peu de temps, semble s’imposer progressivement comme une évidence. Plusieurs ouvrages récents issus d’horizons divers aboutissent à la conclusion que c’est la seule solution. » (La décroissance. Avril 2012) 

Dans le même temps viennent de paraître ces mois-ci plusieurs projets de société nés de réflexions collectives et inspirés par le même esprit du temps : le Plan des colibris, le manifeste des Assises pour l’éco-socialisme, le Manifeste Convivialiste, le Manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie, Politique Intégrale. Tous ces projets collectifs contestent le dogme économique de la croissance qui impose un développement irréaliste et illimité sur une planète aux ressources limitées; ils refusent l’emprise d’un hyper-consumérisme qui, en compensant une angoisse existentielle par une consommation addictive, indexe le bonheur sur la richesse matérielle ; ils veulent remettre l’économie à sa place qui est celle d’un moyen au service de ces valeurs centrales que sont le développement humain et les relations conviviales. 

La synchronicité entre tous ces projets collectifs et toutes ces réflexions individuelles ne doit, bien-sûr, rien au hasard. Elle exprime l’évolution de la conscience collective inspirée par l’esprit du temps. Sortir de l’économie est un projet global, à la fois social et culturel, politique et spirituel, individuel et collectif qui consiste à remettre simultanément l’esprit au centre de la conscience, l’homme au centre de la société, la société au centre de l’économie et l'économie au centre d'un écosystème naturel qu'elle respecte, entretient et valorise. Parce que toutes ces dimensions – spirituelle, culturelle, politique, économique, écologique – sont liées les unes aux autres, que l'on ne peut privilégier l'une au détriment de l'autre, elles doivent co-évoluer dans une perspective globale.

Sortir de l’économie c’est avant tout considérer celle-ci comme un moyen à maîtriser et non comme une fin à vénérer. C'est opérer ce renversement de perspective en bornant l'esprit de domination et de démesure par des limites sociales, éthiques et spirituelles. C’est remettre en question le modèle abstrait, égoïste et dominateur, de l’Homo œconomicus pour promouvoir celui de l’Homo Conexus qui retrouve les valeurs de partage fondées sur les relations sociales et les solidarités communautaires. C’est se libérer des limites d’une rationalité instrumentale et utilitaire pour retrouver cette intelligence sensible qui associe les trois yeux de la connaissance : sensation, raison et intuition. 

Une poétique de civilisation


J’entends déjà ces porte-paroles de l’inertie que sont les partisans du désastre programmé et ceux du réformisme mou, crier comme des vierges effarouchées à l’utopie, à l’irréalisme, au retour à la bougie, voire à la caverne. Une idéologie résumée par Georges Bush père pour qui " le mode de vie américain n'est pas négociable". Rappelons-leur la phrase d’André Gorz dans Ecologie et Liberté : « L’utopie ne consiste pas, aujourd’hui, à préconiser le bien-être par la décroissance et la subversion de l’actuel mode de vie; l’utopie consiste à croire que la croissance de la production sociale peut encore apporter le mieux-être, et qu’elle est matériellement possible. » 

La sortie de l’économie n’est ni un rêve, ni une utopie mais une nécessité vitale portée par un projet de civilisation. Au cœur d’un tel projet : la métamorphose de la société des travailleurs sans travail en une ère nouvelle qui est celle des créateurs à l’œuvre. Dans « Pour une politique de civilisation » Edgar Morin évoque la transformation du travail en activité :

« La notion de travail devrait dépérir au profit de la notion d’activité, laquelle combine l’intérêt, l’engagement subjectif, la passion voire la créativité, c’est à dire la qualité poétique : ainsi les activités politiques, culturelles, artistiques, solidaires ont toutes une dimension poétique... La politique de civilisation doit inscrire dans sa perspective historique la transformation du travail en activité en même temps que la diminution de l’activisme. Elle introduirait dans la vie une part de farniente (la « paresse » au sens de Lafargue) et de méditation. »

Au-delà d’une politique de civilisation chère à Edgar Morin, l’ère des créateurs se fonde sur une poétique de civilisation inspirée par l’Esprit de Vacance. A travers la relaxation corporelle, le lâcher prise émotionnel, la vacuité mentale et la contemplation spirituelle, l’esprit de Vacance reconnecte la conscience à la puissance de son intuition. Une intuition qui devient canal de la dynamique évolutive animant le Kosmos et qui permet à l’être humain, pleinement investi de sa dimension créatrice, d’exprimer les formes novatrices à travers lesquelles se manifeste l’Esprit du temps. 

Ressources 

L'Esprit de Vacance (1 à 3). Voir Ressources dans le billet précédent : L'Art de ne rien Faire

Une crise évolutive (1) (2) Sortir de l'économie (3) L'effondrement et après ? (4) Du Matérialisme au Post-Matérialisme

La Fin de l'ère économique (1) (2) La Religion de l'économie (3) Une Idéologie Totalitaire

Grandeur et Décadence de la Modernité 


 

mardi 6 août 2013

L'Esprit de Vacance (4) L'Art de ne rien Faire


Faire totalement le vide n'est pas une chose dont nous devrions avoir peur. Il est essentiel pour l'esprit d'être oisif, vide et sans contrainte, car à cette seule condition il peut pénétrer dans des profondeurs inconnues. Krishnamurti 


En cette période estivale dédiée à l’oisiveté, nous poursuivons paresseusement notre réflexion sur l’Esprit de Vacance comme antidote à l’activisme frénétique qui reflète le vide et l’avidité d’une civilisation littéralement désœuvrée. Pour ceux qui en ont le loisir et le goût, nous conseillons la lecture des premiers billets consacrés au même sujet pour saisir la continuité et la cohérence du propos (voir Ressources en bas de page).

Georges Bernanos a écrit : « On ne comprend rien à la civilisation moderne si on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » Une des spécificités de cette civilisation moderne est d’avoir fait du travail une valeur centrale alors même que celui-ci était jusque-là considéré comme une simple nécessité vitale dans toutes les autres civilisations qui l’ont précédé.

De nombreux auteurs, parmi les plus grands, ont analysé cet activisme économique comme l’expression d’un vide existentiel et d’une profonde aliénation, contraire au développement des liens sociaux et culturels qui assurent la cohérence des sociétés comme à celui des facultés créatrices et spirituelles qui assurent l’évolution de l’être humain. 

Ces auteurs réhabilitent l’Esprit de Vacance qui permet, grâce à la relaxation corporelle, au lâcher prise émotionnel, à la vacuité mentale et à la contemplation spirituelle de se connecter aux sources profondes et créatrices de l’esprit. Paul Valéry évoque « une vacance bienfaisante qui rend l’esprit à sa liberté propre ».

A l’heure où s’invente un nouveau modèle de civilisation, il est impératif de déconstruire l’idéologie productiviste - fondée sur la valeur travail - qui consiste à aliéner l’être humain et le lien social aux impératifs comptables du calcul et de l’exploitation économiques. Et ce, pour affirmer une autre valeur : celle d’une activité créatrice qui est le contraire de l’activisme économique comme la vacuité du mental est le contraire du vide existentiel. 

Le travail : une valeur ? 

Dans un article intitulé Le travail, une « valeur » à réhabiliter ou à oublier ? Frédéric Santos analyse le processus historique qui, au cours de la modernité, transforma le travail en valeur : « C’est en effet une constante dans l’histoire des sociétés pré-économiques : les classes supérieures sont celles qui ne travaillent pas. Bien loin de constituer le moyen par lequel on peut accéder au sommet de la pyramide sociale, le travail est au contraire le signe indépassable de l’appartenance de fait à une caste inférieure… 

Le concept même de travail dans son sens actuel, comme signifiant unifié et abstrait des activités humaines, est d’ailleurs très récent puisqu’il n’apparaît qu’au XVIIIe siècle. La notion moderne de travail ne fait sens que par l’éclosion du capitalisme : dans ses Manuscrits de 1844, le jeune Marx distinguait les activités pratiques humaines – libres, telles qu’on peut les pratiquer durant ses loisirs ou telles que les pratiquerait l’individu isolé et indépendant des robinsonades – du travail, qui est doublement défini comme aliéné par un lien de subordination et de domination, et comme facteur de production en vue de l’accumulation du capital… 

En même temps que se produit l’avènement de la bourgeoisie, puis se développe la grande industrie et, partant, le salariat et l’exploitation à grande échelle, naît le besoin de donner un fondement normatif au nouvel ordre social, et d’en enchanter la réalité. C’est l’acte de naissance de la valeur travail : sous la plume des Lumières – Voltaire en tête – le travail devient opportunément une vertu, une possibilité de rachat envers ses semblables et envers Dieu, et sera presque décrit comme le moyen d’absoudre tous les péchés. 

Jacques Ellul résumera la logique très pragmatique de cette soudaine transformation : « Cette mutation du travail en valeur, c’est le système le plus courant de justification. Parce que le bourgeois est voué au travail, il faut évidemment que celui-ci soit plus qu’une situation de fait : il faut que ce soit une vertu. » 

Un instrument de domination 


Tout naturellement, la valeur bourgeoise du travail pénétrera ensuite les milieux ouvriers afin d’assurer la viabilité de la domination. Si le travail est une vertu, toute extension de son emprise sur la vie des individus peut alors être parée des atours les plus bienveillants… La valeur travail, et son complément naturel qu’est l’idéologie du Progrès, ont l’excellente propriété de promettre que les souffrances d’aujourd’hui sont toujours la libération de demain : en ce sens, elles constituent le socle métaphysique indispensable des sociétés capitalistes. 

Adolphe Thiers ne pourra livrer confirmation plus éclatante du fait que la valeur travail est un instrument de domination des masses lorsqu’il déclarera qu’il compte sur le clergé pour « propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme “jouis” »… 

Glorifier le travail reste le plus court chemin pour dominer les travailleurs, en attribuant un prestige symbolique à leur peine ou leur souffrance. Aucun ordre de domination ne survit durablement sans bâtir ce type de légende valorisante, propre à assurer la servitude volontaire – voire zélée – des dominés ». (Site Ragemag)

Eloge de la paresse affinée 

A partir de la même analyse, Raoul Vaneigem déconstruit joyeusement l’idéologie laborieuse dans son Eloge de la paresse affinée: « Longtemps érigé en vertu par la bourgeoisie, qui en tirait profit, et par les bureaucraties syndicales, auxquelles il assurait leur plus-value de pouvoir, l’abrutissement du labeur quotidien a fini par se faire reconnaître pour ce qu’il est : une alchimie involutive transformant en un savoir de plomb l’or de la richesse existentielle. » 

Signe d’une conscience affranchie, l’art de ne rien faire nécessite un apprentissage tant la société moderne formate les individus pour les transformer en travailleurs : « Quand il s’agit de ne rien faire, écrit Vaneigem, la première idée n’est-elle pas que la chose va de soi ? Hélas, dans une société où nous sommes sans relâche arrachés à nous-mêmes, comment aller vers soi sans encombre ? Comment s’installer sans effort en cet état de grâce où ne règne plus que la nonchalance du désir ? 

Tout n’est-il pas mis en branle pour troubler, par les meilleures raisons du devoir et de la culpabilité, le loisir serein d’être en paix en sa seule compagnie ? Georg Groddeck percevait avec justesse dans l’art de ne rien faire le signe d’une conscience vraiment affranchie des multiples contraintes qui, de la naissance à la mort, font de la vie une frénétique production de néant... 

Que d’efforts pour s’appartenir sans réserve. Ce n’est pas qu’il y faille de grands détours mais le plus simple ne se livre pas aisément aux esprits tourmentés. L’enfance de l’art ne s’atteint qu’à travers l’art de redevenir enfant. La dénaturation a fait de grands progrès, affirmait un paresseux en savourant « Le lézard », la chanson de Bruant, et son immortel « J’peux pas travailler, j’ai jamais appris ». Il ajoutait : on nous a si bien mis dans les dispositions de travailler que ne rien faire exige aujourd’hui un apprentissage ». 

Une vacance bienfaisante 

Paul Valéry

Dès 1935, dans Le bilan de l’intelligence, Paul Valéry évoque le rythme aliénant de l’activisme moderne qui provoque la confusion mentale en nous exilant des profondeurs de l'être par la disparition du loisir intérieur :  « J'ai signalé il y a quelque quarante ans, comme un phénomène critique dans l'histoire du monde, la disparition de la terre libre, c'est-à-dire l'occupation achevée des territoires par des nations organisées, la suppression des biens qui ne sont à personne. Mais, parallèlement à ce phénomène politique, on constate la disparition du temps libre. L'espace libre et le temps libre ne sont plus que des souvenirs. 

Le temps libre dont il s'agit n'est pas le loisir, tel qu'on l'entend d'ordinaire. Le loisir apparent existe encore, et même ce loisir apparent se défend et s'organise au moyen de mesures légales et de perfectionnements mécaniques contre la conquête des heures par l'activité. Les journées de travail sont mesurées et ses heures comptées par la loi. 

Mais je dis que le loisir intérieur, qui est tout autre chose que le loisir chronométrique, se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l'être, cette absence sans prix, pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraîchissent et se réconfortent, pendant laquelle l'être, en quelque sorte se lave du passé et du futur, de la conscience présente, des obligations suspendues, des attentes embusquées... 

Point de souci, point de lendemain, point de pression intérieure; mais une sorte de repos dans l'absence, une vacance bienfaisante, qui rend l'esprit à sa liberté propre. Il ne s'occupe alors que de soi-même. Il est délié de ses devoirs envers la connaissance pratique et déchargé du soin des choses prochaines; il peut produire des formations pures comme des cristaux


Mais voici que la rigueur, la tension et la précipitation de notre existence moderne troublent ou dilapident ce précieux repos. Voyez en vous et autour de vous ! Les progrès de l'insomnie sont remarquables et suivent exactement tous les autres progrès. Que de personnes dans le monde ne dorment plus que d'un sommeil de synthèse, et se fournissent de néant dans la savante industrie de la chimie organique ! 

Peut-être de nouveaux assemblages de molécules plus ou moins barbituriques nous donneront-ils la méditation que l'existence nous interdit de plus en plus d'obtenir naturellement. La pharmacopée, quelque jour, nous offrira de la profondeur. 

Mais, en attendant, la fatigue et la confusion mentale sont parfois telles que l'on se prend à regretter naïvement les Tahiti, les paradis de simplicité et de paresse, les vies à forme lente et inexacte que nous n'avons jamais connues. Les primitifs ignorent la nécessité d'un temps finement divisé. » (Le bilan de l'intelligence (1935), in Variété, Œuvres, t. 1, Gallimard, Pléiade.)

Une vision économique du monde 

La perte de l'intériorité et de la profondeur spirituelle a pour conséquence cet activisme qui conduit, selon Valéry, à la confusion mentale. Parce qu'il participe pleinement du projet de domination qui s’exerce au cœur de la modernité à travers l’exploitation de la nature et des hommes, cet activisme délirant a fait de l’économie le modèle d’interprétation dominant dont l’hégémonie disqualifie et diabolise toute autre approche. Si cette vision économique du monde, à la fois utilitaire et instrumentale, identifie l’homme au producteur c'est elle qu'est sous-tendue par une anthropologie libérale qui considère l’être humain comme motivé principalement par le calcul rationnel de ses intérêts égoïstes. 

Dans La société du Spectacle, Guy Debord analyse comment l'aliénation impose son emprise à travers les dogmes de l’économie politique qui prennent le masque de la scientificité : " L'économie transforme le monde, mais le transforme seulement en monde de l'économie... Avec la révolution industrielle, la division manufacturière du travail et de la production massive pour le marché mondial, la marchandise apparaît effectivement, comme une puissance qui vient réellement occuper la vie sociale. C’est alors que se constitue l’économie politique, comme science dominante et comme science de la domination." 

L’idéologie du travail consiste donc imposer cette vision économique du monde et son anthropologie libérale à des subjectivités sensibles devenues ainsi totalement étrangères à elles-mêmes. La violence de ce processus d'aliénation est évoquée par Boris Vian en ces termes : « Le travail est probablement ce qu'il y a sur cette terre de plus bas et de plus ignoble. Il n'est pas possible de regarder un travailleur sans maudire ce qui a fait que cet homme travaille, alors qu'il pourrait nager, dormir dans l'herbe ou simplement lire ou faire l'amour avec sa femme. » 

Homo Conexus 


Démystifier le travail comme valeur c’est le percevoir pour ce qu’il est : l’autre nom de l’exploitation, c'est-à-dire, selon Frédéric Santos, « le nom d’un fait social total qui révèle des rapports de classe aliénants au sein d’une société ». Démystifier le travail c’est aussi, plus largement, démystifier l’anthropologie libérale et son modèle - l’Homo oeconomicus – pour réhabiliter une anthropologie traditionnelle fondée sur cet autre fait social total qu’est le don et définie par Mauss comme la triple obligation « donner, recevoir et rendre ». 

Démystifier le travail c’est - enfin - libérer la conscience humaine d’une idéologie matérialiste et régressive dont l’économisme est le vecteur. C’est considérer que l’être humain, loin d’être réductible à une fonction de producteur et de consommateur, participe en conscience à la dynamique créatrice et intégrative de l’évolution. Aucune transformation politique, sociale ou culturelle ne peut advenir si nous ne sommes pas capables d’arracher le masque du travailleur posé comme une muselière sur le visage de ce créateur qu’est l’être humain. Ce n'est d'ailleurs par un hasard si tous les régimes totalitaires - communiste ou fasciste - ont fait du Travailleur la figure centrale et héroïque de leur idéologie criminelle.

L’esprit technocratique qui animait l’ère industrielle des producteurs visait la domination du monde. L’Esprit de Vacance qui anime l’ère informationnelle des créateurs doit participer à son développement. Animé par la logique égoïste de ses intérêts, l’Homo œconomicus doit se métamorphoser en Homo Conexus qui co-évolue avec un Kosmos multidimensionnel dont il est à la fois l’agent inspiré et l’acteur engagé.

(A suivre...)

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