jeudi 24 février 2022

Le Fétichisme de l'Ego (1)

L'égo est la racine de toute souffrance. Chogyam Trungpa

Avant de se plonger dans la lecture de ce billet et pour en profiter complètement, nous conseillons aux lecteurs qui ne l’auraient pas fait de lire le précédent intitulé Le saut évolutif : un nouveau récit d’émancipation. Ce texte présente le contexte à partir duquel nous développerons dans ce billet-ci et dans les prochains une réflexion autour du "fétichisme de l’égo". Ce contexte est celui d’un monde où il devient urgent de développer une approche intégrale permettant une réflexion à la fois globale et dynamique dans un monde intégré en transformation continue. 

Il s'agit de penser la synergie des courants évolutifs qui permettrait un saut qualitatif vers un nouveau stade du développement humain mais aussi celle des courants régressifs qui s’y opposent, tout en rendant compte de la polarisation existant entre les uns et les autres. Obstacles à la participation intime et intuitive à la dynamique d’une spirale évolutive, les dynamiques régressives d’une spirale involutive sont l’expression de processus archaïques et fétichistes dont nous avons évoqué l’origine et l’emprise dans notre dernier billet. 

Les trois grands fétiches qui font obstacle à une dynamique évolutive sont l'Egomanie, la Technolâtrie et la Marchandise. Soit le fétichisme de l’égo dans le champ de la conscience (Je, le lien à soi), le fétichisme de l’abstraction dans le champ de l’intersubjectivité culturelle (Tu, le lien à l’autre) et le fétichisme de la marchandise dans le champ social immergé dans un écosystème (Il, le lien au milieu de vie). Dans Le Journal Intégral, nous avons déjà évoqué à de nombreuses reprises les fétichismes de l'abstraction et de la marchandise. 

Dans ce billet et dans les prochains, nous évoquerons le "fétichisme de l’égo" en faisant notamment référence aux enseignements et aux pratiques bouddhistes ayant développées au cours des millénaire une phénoménologie à la fois complexe et subtile qui permet de comprendre et de se libérer des pièges tendus par cette illusion qu’est l’égo. Nous proposerons donc ci-dessous un texte de Matthieu Ricard intitulé L’illusion de l’ego qui pose les bases de ces enseignements traditionnels et à partir duquel, en un second temps, nous réfléchirons dans une perspective intégrale, aux influences mortifères exercées par l’égo dans les relations systémiques entre conscience, culture et société. 

L'illusion de l'ego. Matthieu Ricard 

Dès ma première rencontre avec des sages de la tradition du Bouddhisme tibétain, j’ai été frappé par le fait qu’ils manifestaient d’une part une grande force intérieure, une bienveillance sans faille et une sagesse à toute épreuve, et d’autre part une complète absence du sentiment de l’importance de soi. 

J’ai moi-même observé à quel point l’identification à un « moi » qui siégerait au cœur de mon être est une source de vulnérabilité constante, et que la liberté intérieure qui naît d’un amenuisement de cette identification est une source de plénitude et de confiance sans égale. Comprendre la nature de l’ego et son mode de fonctionnement est donc d’une importance vitale si l’on souhaite se libérer des causes intérieures du mal-être et de la souffrance. L’idée de se dégager de l’emprise de l’ego peut nous laisser perplexe, sans doute parce que nous touchons à ce que nous croyons être notre identité fondamentale. 

Nous imaginons qu’au plus profond de nous-mêmes siège une entité durable qui confère une identité et une continuité à notre personne. Cela nous semble si évident que nous ne jugeons pas nécessaire d’examiner plus attentivement cette intuition. Pourtant, dès que l’on analyse sérieusement la nature du « moi », l’on s’aperçoit qu’il est impossible d’identifier une entité distincte qui puisse y correspondre. En fin de compte, il s’avère que l’ego n’est qu’un concept que nous associons au continuum d’expériences qu’est notre conscience. 

Nous pourrions penser qu’en consacrant la majeure partie de notre temps à satisfaire et à renforcer cet ego, nous adoptons la meilleure stratégie pour atteindre le bonheur. Mais c’est faire ainsi un mauvais pari, car c’est tout le contraire qui se produit. L’ego ne peut procurer qu’une confiance factice, construite sur des attributs précaires – le pouvoir, le succès, la beauté et la force physiques, le brio intellectuel et l’opinion d’autrui – et sur tout ce qui constitue notre image. 

Une confiance en soi digne de ce nom est tout autre. C’est paradoxalement une qualité naturelle de l’absence d’ego. La confiance en soi qui ne repose pas sur l’ego est une liberté fondamentale qui n’est plus soumise aux contingences émotionnelles, une invulnérabilité face aux jugements d’autrui, une profonde acceptation intérieure des circonstances, quelles qu’elles soient. 

Cette liberté se traduit par un sentiment d’ouverture à tout ce qui se présente. Il ne s’agit pas d’une distante froideur ni d’un détachement sec, comme on l’imagine parfois lorsque l’on parle du détachement bouddhiste, mais d’un rayonnement altruiste qui s’étend à tous les êtres. 

Lorsque l’ego ne se repaît pas de ses triomphes, il se nourrit de ses échecs en s’érigeant en victime. Entretenu par ses constantes ruminations, sa souffrance lui confirme son existence autant que son euphorie. Qu’il se sente porté au pinacle, diminué, offensé, ou ignoré, l’ego se consolide en n’accordant d’attention qu’à lui-même. 

L’attachement à l’existence de l’ego considéré comme une entité unique et autonome est fondamentalement dysfonctionnel, car il est en porte-à-faux avec la réalité. Fondé sur une erreur, il est constamment menacé par la réalité, ce qui entretient en nous un profond sentiment d’insécurité. Conscient de sa vulnérabilité, l’ego tente par tous les moyens de se protéger et de se renforcer, éprouvant de l’aversion pour tout ce qui le menace et de l’attirance pour tout ce qui le sustente. De ces pulsions d’attraction et de répulsion naissent une foule d’émotions conflictuelles. 

En vérité, nous ne sommes pas cet ego, nous ne sommes pas cette colère, nous ne sommes pas ce désespoir. Notre niveau d’expérience le plus fondamental est celui de la conscience pure, cette qualité première de la conscience et qui est le fondement de toute expérience, de toute émotion, de tout raisonnement, de tout concept, et de toute construction mentale, l’ego y compris. 

Pour démasquer l’imposture du moi, il faut ainsi mener l’enquête jusqu’au bout. Quelqu’un qui soupçonne la présence d’un voleur dans sa maison doit inspecter chaque pièce, chaque recoin, chaque cachette possible, jusqu’à être sûr qu’il n’y a vraiment personne. Alors seulement peut-il avoir l’esprit en paix. 

Si l’ego constituait vraiment notre essence profonde, on comprendrait notre inquiétude à l’idée de s’en débarrasser. Mais s’il n’est qu’une illusion, s’en affranchir ne revient pas à extirper le cœur de notre être, mais simplement à ouvrir les yeux, à dissiper une erreur. L’erreur n’offre aucune résistance à la connaissance, comme l’obscurité n’offre aucune résistance à la lumière. Des millions d’années de ténèbres peuvent être dissipées instantanément lorsqu’une lumière est allumée. (Fin du texte de Matthieu Ricard) 

Une "vision intégrale" de l’égo 

Si les enseignements du bouddhisme sur l’égo, issues d’observations et de pratiques millénaires, jettent une lumière crue sur les jeux illusoires propres à la conscience humaine, ils rejoignent ceux de nombreuses autres traditions qui ont exprimé les mêmes vérités dans le contexte culturel, temporel et géographique, où chacune d’entre elles s’est développée. Nous partirons de l’état de fait décrit par Matthieu Ricard pour rendre compte, dans une perspective intégrale, de l’influence de l’égo dans les relations systémiques qu’entretiennent la conscience (intrastructure), la culture (superstructure) et la société (infrastructure). 

L’égo est animé par une volonté de maîtrise et de contrôle qui, en voulant renforcer un sentiment illusoire de sécurité, ne fait que fixer et réifier dans une attitude de saisie conceptuelle le flux impermanent et évolutionnaire de la vie/esprit. L’emprise mortifère de l’ego est non seulement un obstacle à une expérience libératrice dont témoignent sages et méditants depuis des millénaires, mais de nos jours elle induit dans le champ culturel une volonté de domination qui se manifeste par l’hégémonie de la rationalité instrumentale. Cette visée instrumentale a pour mission de rendre l'égo "comme maître et possesseur de la nature", selon la célèbre formulation de Descartes, pour s'assurer de son existence et de sa perdurance.

L’égo est bien donc à l’origine de ce "fétichisme de l’abstraction" qui se manifeste de nos jours dans le champ culturel à travers une technolâtrie et une idéologie transhumaniste visant à congédier une sensibilité humaine perçue comme une fragilité dont il faut s’abstraire par le calcul, l’objectivation, la pensée analytique et disciplinaire à l'origine de progrès technologiques spectaculaires. Cette hégémonie de l’abstraction se produit au détriment d’une raison sensible et concrète éclairée par la force motrice de l’intuition et de l’imaginaire. Comme l’écrivent Serge Quadruppani & Jérôme Floch dans Lundi Matin : « C’est justement la mise en mesure du monde, sa compartimentation proprement scientifique, son objectivation de chaque élément du monde qui a fini par faire de nous des choses, disposées à la gestion. » (Sur la catastrophe en cours et comment s'en sortir in Lundi Matin)

L’emprise de l’égo dans le champ de la conscience a pour conséquence celle de l’abstraction dans le champ de la culture et celle de l’économie dans le champ social. C’est par la suprématie de la valeur marchande que la vision économique, à la fois abstraite et quantitative, remplace les valeurs qualitatives – éthiques, esthétiques et transcendantes - qui furent au cœur des communautés traditionnelles. Egomanie, Technolâtrie, Marchandise : tels sont bien les trois fétiches qui ne sont en fait que trois avatars d’une même abstraction totalitaire destinée à donner à l’égo un sentiment illusoire de sécurité. 

On connaît la célèbre formule de Karl Marx : « La bourgeoisie a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité traditionnelle, dans les eaux glacées du calcul égoïste. » En évoquant ainsi "les eaux glacées du calcul égoïste", l’intuition synthétique de Marx met à jour la triangulation existant entre l'égo, le calcul technocratique et le processus de réification qui en est la conséquence. En effet, la volonté de contrôle de l’égo a pour conséquence l’hégémonie de la raison instrumentale (identifiée au calcul) et de celle-ci découle naturellement un processus de chosification qui transforme l'eau en glace c'est à dire la fluidité de la vie en matière solide. C'est ainsi que l'être humain se métamorphose en créature soumise au fétichisme de la marchandise, identifiée à son rôle économique de producteur/consommateur et obsédée par la maximisation de ses intérêts égoïstes.

Sous l'emprise mentale de l'égo, la fluidité d'une relation organique avec le milieu humain et naturel dégénère en enfermant l'être humain dans la fameuse "cage d'acier" évoquée par sociologue Max Weber. Cette métaphore de la "cage d'acier" sert à illustrer un monde matérialiste et désenchanté fondé sur la domination de la rationalité abstraite dans le champ culturel et sur celle des rapports marchands dans le champ social. Ce monde glacé de la modernité a été identifié par René Guénon comme Le règne de la quantité c'est à dire le règne totalitaire de l'abstraction, au détriment de la vie, de la sensibilité et de l'esprit.

Ego et Méditation 

Les enseignements bouddhistes identifient l’emprise de la saisie conceptuelle propre à l’égo comme le principal obstacle au développement de la conscience et de la bienveillance nécessaires à l’harmonisation des relations tant interpersonnelles que sociales. Les observations phénoménologiques effectuées au cours des siècles sont à l’origine à la fois d’un corpus d’enseignements très riche et de diverses pratiques comme la médiation dont le but est une "désaisie" qui nous libère progressivement de l’emprise des représentations conceptuelles par un recours et un retour aux sources vivifiantes de la présence. 

Dans Quel Bouddhisme pour l’occident ?, un ouvrage important que je recommande, le philosophe et enseignant de méditation Fabrice Midal écrit ceci : « Le bouddha n’a pas vécu pour présenter un moyen d’aider chacun à être calme et à l’abri des soucis. Il s’est engagé dans le monde pour dénoncer ce qui entrave la possibilité pour les êtres humains de laisser fleurir leur propre humanité. En effet, très vite, il a dénoncé les castes et a permis aux femmes de pratiquer la méditation – autrement dit, il a mis à mal l’équilibre social et politique de l’Inde. 

Si le Bouddha vivait aujourd’hui, que dénoncerait-il ? La dictature de la rentabilité, c’est-à-dire la manière dont toute chose n’existe que dans l’ordre d’un calcul qui fait du fleuve une réserve d’énergie, d’une vache une réserve de calories, d’un être humain une ressource à gérer au mieux. La méditation nous libère de cette emprise dévastatrice qui explique pourquoi le taux de dépression dans les sociétés occidentales est devenu endémique… Ma conviction est que la pratique de la méditation reste encore aujourd’hui une chance unique pour l’Occident, la possibilité d’une véritable révolution en nous délivrant de cette dictature actuelle de la rentabilité et en restaurant le sens de la présence. » 

La dernière chance ?

 
Dans cette perspective, la méditation n’est plus réduite à une pratique de gestion du stress pour s’adapter à la guerre économique ou supporter l’effondrement en cours, tel que la présente un certain nombre de "marchands de sagesse". En nous permettant de cheminer sur une voie d’élucidation et de libération des voiles illusoires de l’égo, elle opère aussi une transformation à la fois culturelle et sociale comme le souligne Fabrice Midal dans un entretien au site Inexploré : 

« Mon engagement dans la méditation, je le pense comme un engagement politique. Je crois que la méditation est aujourd’hui la dernière grande chance révolutionnaire pour notre temps. Parce qu’il s’agit en méditant de cesser l’attitude de vouloir tout contrôler et tout dominer. C’est le problème majeur de notre monde ! Il ne faut pas croire que l’engagement spirituel qu’implique la méditation soit un désengagement du terrestre, au contraire… C’est une célébration du terrestre. La spiritualité est peut-être aujourd’hui seule à même de sauvegarder un rapport au terrestre. Et le rapport au terrestre dont je parle n’est pas un rapport de gestion du terrestre, c’est un rapport d’appréciation du terrestre ! » 

Comme nous l’écrivions dans Abécédaire de la méditation (2) Une révolution silencieuse : « La méditation trace un chemin d’évolution qui, en relativisant et en dépassant la pensée abstraite, permet de développer une conscience plus large, plus unifiée et plus intégrée. Ce faisant, elle peut devenir un levier politique capable de subvertir l'hégémonie de la pensée technocratique en ouvrant l'intelligence collective à une nouvelle vision du monde et à des manières de vivre ensemble différentes de l'économisme dominant. » 

En développant une "vision intégrale" de l’égo, on perçoit l'influence profonde et systémique que celui-ci peut avoir dans les champs de la conscience, de la culture et de la société. Cette perspective intégrale réévalue le rôle - fondamental - des enseignements traditionnels sur l’égo et sur l’obstacle que représente son emprise non seulement pour le développement de la conscience mais aussi sur l'évolution de la culture et de la société. Un telle prise de conscience ouvre sur un autre imaginaire politique qui s'exprime à travers un nouveau récit d'émancipation.

C'est ainsi que les pratiques méditatives et contemplatives sont au cœur d’une stratégie de transformation globale élaborée au sein de certaines minorités créatrices et cognitives comme le sont, par exemple, les créatifs culturels, les "sorcières éco-féministes", les "méditants/militants" ou les écologistes qui, à travers la "collapsosophie" cherchent à penser l'effondrement des écosystèmes en s'ouvrant "aux questions éthiques, émotionnelles, imaginaires, spirituelles et métaphysiques". 

Tous ces mouvements contemporains ne sont pas le fruit du hasard : ils annoncent l'émergence de nouvelles formes collectives de pensée et de sensibilité qui transcendent l'égo en affirmant la nécessité d'une approche intuitive et spirituelle niée par la modernité. Comprendre comment fonctionne le "fétichisme de l'égo" est une étape fondamentale pour ceux qui désirent participer à la dynamique créatrice d'une spirale évolutive en s'arrachant au vortex d'une spirale infernale qui génère l'effondrement en cours. Cette réflexion sur l'égo et sur son emprise participe à l’émergence de ces formes culturelles et politiques novatrices qui préparent un saut évolutif en élaborant un nouveau récit d'émancipation.

Ressources 

L’illusion de l’égo Matthieu Ricard - Site officiel de Matthieu Ricard

Quel Bouddhisme pour l’Occident ?  Fabrice Midal - Éditions Points (Poche)

Démystifier la méditation  Entretien avec Fabrice Midal - Site Inexploré 

Sur la catastrophe en cours et comment s'en sortir ?  Serge Quadruppani & Jérôme Floch dans Lundi Matin 

Dans Le Journal Intégral : 

Le saut évolutif : un nouveau récit d’émancipation (dans la rubrique Ressources de ce billet nous proposons de nombreux liens concernant le Fétichisme de l'abstraction, le Fétichisme de la marchandise et les Méditants/Militants).

Abécédaire de la Méditation (1) - Abécédaire de la Méditation (2) Une révolution silencieuse

Sur les sorcières écoféministes : Femmes, magie et politique - Le retour des sorcières - Magie et Imaginaire