mercredi 29 septembre 2021

La Désaisie

Il faut toujours dire ce que l'on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit. Paul Valéry

Voilà quatre mois que je n’ai pas posté de billet sur ce blog parce que, durant cette période estivale, j'aspirais à une vacance qui ne soit ni loisir, ni repos, ni divertissement mais Vacuité. Dans un billet intitulé Vacance et/ou Vacuité, posté l'été dernier, je proposais un certain nombre de liens pour mieux appréhender cette notion fondamentale de Vacuité, au cœur d’une spiritualité plurimillénaire. Durant ce temps, loin, bien loin de ce retour aux sources de l’esprit, l’ambiance générale était à la polémique où, sur fond de pandémie, d’angoisse et d’ignorance, chacun était sommé de choisir son camp, quitte à transformer l’autre en ennemi. Loin, bien loin de cette approche synthétique, novatrice et apaisée dont nous nous sommes faits l’écho dans un récent billet intitulé Vers une Santé Intégrale

Dans ce contexte de guerre sociale et culturelle où les mots perdent leur sens pour devenir des armes et où les idées perdent leur cohérence pour être réduites à des slogans, on enrôle la pensée en abandonnant la profondeur et la nuance, l’esprit de synthèse et la complexité. A vrai dire j’ai l’impression qu’une pensée exigeante et novatrice est inaudible dans le climat d’hystérie qui règne aujourd’hui sur les réseaux sociaux où, bien trop souvent, l’insulte, l'agressivité et l’anathème remplacent la rigueur et l'analyse, la vision et le débat. 

Dans cet océan de confusion, le silence devient alors une île et un refuge, une nécessité et une ressource qui ouvre la porte sur une perspective méditative fondée sur une "désaisie" qui consiste à lâcher la crispation du mental pour se détendre et s'ouvrir, notamment grâce à la méditation, à une présence d'esprit qui est non duelle, immédiate et naturelle. Et pour évoquer ce processus de "désaisie", rien de mieux qu’une fable qui, plus qu’à une analyse discursive, fait appel à l’intuition et à l’imaginaire. Comme chacun interprète une fable selon sa propre subjectivité, nous proposerons ensuite une interprétation originale, inspirée par notre réflexion au long cours sur ce blog.

L’Âne, le Tigre et le Lion 

Un tigre et un âne se croisent sur une prairie. 

L’âne dit au tigre : 

- L'herbe est bleue. 

Le tigre rétorque : 

- Non, l'herbe est verte. 

La dispute s'envenime et tous deux décident de la soumettre à l'arbitrage du lion, le "roi de la jungle". Bien avant d'atteindre la clairière où le lion se reposait, l’âne se met à crier : 

- Votre Altesse, n'est-ce pas que l'herbe est bleue ? 

Le lion lui répond : 

- Effectivement, l'herbe est bleue. 

L’âne se précipite et insiste : 

- Le tigre n'est pas d'accord avec moi, il me contredit et cela m'ennuie. S'il vous plaît, punissez-le ! 

Le lion déclare alors : 

- Le tigre sera puni de 5 ans de silence. 

L’âne se met à sauter joyeusement et continue son chemin, heureux et répétant : 

- L'herbe est bleue... l'herbe est bleue... 

Le tigre accepte sa punition, mais demande une explication au lion : 

- Votre Altesse, pourquoi m'avoir puni ? Après tout, l'herbe n'est-elle pas verte ? 

Le lion lui dit : 

- En effet, l'herbe est verte. 

Le tigre, surpris, lui demande : 

- Alors pourquoi me punissez-vous ??? 

Le lion lui explique : 

- Cela n'a rien à voir avec la question de savoir si l'herbe est bleue ou verte. Ta punition vient du fait qu'il n'est pas possible qu'une créature courageuse et intelligente comme toi ait pu perdre son temps à discuter avec un fou et un fanatique qui ne se soucie pas de la vérité ou de la réalité, mais seulement de la victoire de ses croyances et de ses illusions. 

Ne perds jamais de temps avec des arguments qui n'ont aucun sens... Il y a des gens qui, quelles que soient les preuves qu'on leur présente, ne sont pas en mesure de comprendre. Et d'autres, aveuglés par leur ego, leur haine et leur ressentiment, ne souhaiteront jamais qu'une seule chose : avoir raison même s'ils ont tort. 

Or quand l'ignorance crie, l'intelligence se tait. 

Ta paix et ta tranquillité n'ont pas de prix... 

(Auteur inconnu) 

Eros et Thanatos

Dynamiques Évolutives et Régressives*

Si cette fable d’un auteur inconnu circule beaucoup sur internet ces derniers temps c’est, me semble -t-il, qu’elle véhicule un message destiné à notre époque et que l'on peut lire à plusieurs niveaux. Nous proposerons pour notre part un interprétation qui s'inscrit dans le prolongement d'une réflexion synthétique développée au fil des années dans Le Journal Intégral.

Dans notre dernier billet intitulé Effondrements auquel les lecteurs pourront se référer, nous évoquions la tension évolutive qui existe entre, d’une part, une "spirale évolutive" qui tend vers un champ supérieur de synthèse et de complexité et, d’autre part, la "spirale infernale" de l’entropie qui tend vers la désorganisation et la destruction. En un mot : Éros, représentant les forces créatrices de la vie et de l’esprit, et Thanatos, représentant les forces entropiques du désordre et de la mort.  Ces deux faces, créatrices et destructrices, d'un même processus évolutif sont liées de manière inextricable parce qu'elles se répartissent les tâches :  à Thanatos la destruction des formes devenues inadaptées et à Éros l'émergence de forme novatrices dont la plus grande complexité correspond à l'évolution du milieu.

Il existe des carrefours temporels, comme celui où nous vivons, où cette tension entre les courants créateurs et destructeurs est d’autant plus importante que l’humanité aborde un nouveau stade de son développement qui nécessite un saut qualitatif. A l'émergence créatrice et évolutive de nouvelles formes de vie et de pensée correspond, comme exact anti-pôle, un courant régressif qui se manifeste à travers des phénomènes d''ensauvagement, une ambiance paranoïde et complotiste, des vagues de confusion intellectuelle et de dépression, dues à un profond vide existentiel, dont les conséquences psychiatriques sont alarmantes, notamment pour les jeunes générations. Une crise de civilisation déstabilise les institutions et les modes de pensée qui doivent se transformer alors même que des minorités créatrices et cognitives cheminent discrètement sur la voie escarpée d'un saut évolutif.

Comment, en ces temps troublés, entretenir une sérénité intérieure et une créativité inspirée qui permettent de se connecter à cette spirale évolutive sans se faire envahir par l’ambiance délétère générée par la dynamique d’une spirale régressive ? That is THE question. Il me semble que cette fable illustre assez bien l’attitude sereine à développer pour participer à la spirale évolutive sans se faire dévier par les multiples manifestations de confusion et de violence propres au déchaînement de Thanatos.

* Ni descriptif, ni explicatif, ce schéma permet simplement de visualiser les courants ascendants (Éros) et descendants (Thanatos) qui polarisent l'être humain entre transcendance spirituelle et ancrage matériel. Pour plus de précisions, voir le précédent billet intitulé Effondrements.

Une perspective méditative 

Cette fable rend compte, de manière symbolique, du calme, de la distance et de la maîtrise nécessaires pour ne pas se faire emporter par une forme d'affolement généralisé qui tend à nous absorber dans son vortex régressif. Plutôt que de répondre aux âneries proférées par ceux qui affirment violemment que l'herbe est bleue et que l'on ne parviendra jamais à convaincre, aveuglés qu'ils sont par leur illusions et leurs préjugés, il est essentiel de développer une attitude méditative qui est celle de la désaisie. Cette attitude de retrait actif et créatif privilégie la présence intérieure aux débordements du mental pris au « je » de l’égo.

Comme l’écrit Fabrice Midal au sujet de la méditation dans "Quel bouddhisme pour l'occident" : « Ce geste de simplement s’asseoir, sans projet délibéré, est en lui-même d’une radicalité qui explique le séisme qu’il a généré dans la vie de tant d’êtres – pour autant qu’ils aient trouvé un authentique instructeur et ne soit pas une simple gymnastique. La radicalité de ce projet est d’autant plus aigüe que notre temps est marqué par un écrasement, un effacement de toute confrontation directe à ce qui est. Le bombardement d’informations aussitôt dépassées qu’elles apparaissent, cette rotation incessante de nouveautés, détournent de soi

"L’attitude abstraite que Heidegger et Merleau-Ponty attribuent à la science et à la philosophie est en fait – le méditant le découvre à présent –, l’attitude quotidienne quand l’individu n’est pas attentif, explique Francisco Varela. Cette attitude abstraite est le scaphandre, le rembourrage d’habitudes et de préjugés, l’armure avec laquelle il se met habituellement à distance de ce qu’il vit". Par la pratique de la méditation assise se déploie une plus grande présence et attention qui sont propagées dans toutes les dimensions de l’existence ». 

Pleine Présence
 

Dans Le Grand Livre de la pleine présence, Denys Rincpoché évoque la voie libératrice de la désaisie qui, à travers la méditation, ouvre sur la pleine présence. Ce terme de pleine présence est une traduction de l’anglais "mindfulness" plus adéquate que "pleine conscience" car celle-ci renvoie en français à une réflexivité conceptuelle qu’il s’agit justement de dépasser par un présence attentive, ouverte et bienveillante :

 « A l’origine des crises écologiques, économiques, sociétales, humaines, se trouve une crise cognitive, une crise de la conscience qui a son origine dans la saisie cognitive qui la constitue. Le problème est que nous sommes exilés de notre nature, en un monde de représentation, rien que mental, dans une bulle de conscience mentale qui nous coupe de la nature, la nature que nous sommes. Notre hypertrophie mentale nous fait vivre dans un monde virtuel, clos. Cette hypertrophie du mental va largement de pair avec une hypertrophie de l’ego : plus il est de saisie cognitive, plus il est d’égo. Nous souffrons en quelques sorte d’une « égoïte aigüe» dont les manifestations sont notre individualisme et notre matérialisme égoïste..

L’égo est le sentiment ou l’impression d’être un moi-sujet autonome et indépendant. L’égo n’est pas une entité, une chose mais le résultat d’une opération de saisies cognitives qui génère cette impression d’un moi, d’un sujet expérimentateur qui vit un monde de choses expérimentées. L’égo se structure dans la conscience habituelle, son impression est à l’origine de nos tendances égoïstes… 

La désaisie est le lâcher prise dans lequel on abandonne, on lâche ses saisies et ses fixations. La désaisie opère une dépolarisation de la conscience duelle dans l’ouverture relaxée de la présence ouverte. La pratique et l’expérience de la désaisie constituent le cœur de la pratique de la pleine présence… La voie de la désaisie part de la conscience duelle, habituelle, pour nous conduire à l’expérience première, non-duelle, immédiate et naturelle. Ce cheminement de la conscience habituelle à l’expérience première résume toute la voie, de la dualité à la non-dualité. L’expérience première est nue, sans voile. Elle n’est pas fabriquée et subsiste en soi avant que le mental ne fabrique quoi que ce soit, avant que la conception ne la voile. » 

Dans la perspective développementale propre à une vision intégrale, la désaisie ne consiste pas à régresser vers un stade archaïque - pré-rationnel et pré-personnel - de fusion et de confusion dans un Tout indifférencié, au prétexte qu'il faudrait se libérer du mental.  Bien au contraire, la désaisie permet de dépasser l'abstraction conceptuelle, propre au mental et nécessaire à notre adaptation au milieu, pour faire de celle-ci un outil au service d'une présence qui la constitue et la transcende.

Voir ce que l'on voit

Méditer c’est en fait opérer une "déprise de conscience" qui permet de dépasser l’emprise réflexive du mental pour accueillir la pleine présence où s’origine la pensée. Cette perspective de la désaisie cognitive permet de proposer une interprétation originale de notre fable : ce qui semble bleu aux préjugés de l'ego se révèle être vert quand on se libère des projections mentales.

L’âne pourrait représenter l’égo qui, soumis à ses pulsions et fantasmes, fasciné par ses représentations, s’identifie à des âneries c’est-à-dire à des préjugés et croyances qu’il érige en vérité (l’herbe est bleue !...). Rivé à des certitudes qui ne sont, en fait que des projections mentales et des constructions sociales, cet égo fera tout pour conserver son emprise et défendre son territoire jusqu'à se perdre dans la tourmente d’une spirale régressive où règnent la haine et le ressentiment. 

Le tigre représente la présence d’esprit qui, libérée des préjugés et des illusions de l'égo, peut s’accorder à la plénitude d’une conscience non-duelle. Face aux âneries du mental, non seulement il dira ce qu'il voit (l'herbe est vraiment verte !...) mais, plus difficile, grâce à l'entraînement de l'esprit, il verra ce qu'il voit, selon la belle formule de Paul Valéry proposée en exergue. Voir ce que l'on voit : tel pourrait être la morale de cette fable et la définition même d'une sagesse immémoriale

Quant à la figure royale du lion, elle représente cette nature primordiale de l’esprit que chacun nomme à sa façon selon ses croyances et les traditions culturelles et spirituelles auxquelles il se réfère. Ainsi chacun de nous est polarisé entre un égo qui vit sous l’emprise de préjugés (personnels et/ou culturels) et une présence qui les transcende en s’accordant à une plénitude intérieure. Développer cette présence c’est prendre ses distances avec le champ passionnel et confusionnel de l’égo, soumis à l’influence de la spirale régressive, pour s’accorder à une inspiration créatrice qui participe à la spirale évolutive. Et le silence auquel le Lion "condamne" le Tigre pour le soustraire aux discours obsessionnels de l’Âne est la matrice même où peut éclore cette inspiration méditative. Dès lors que l'on peut saisir toute sa profondeur  cette fable révèle un enseignement important dans une époque troublée comme celle que nous vivons.

Voir ce que l'on voit c'est se libérer de l'emprise des représentations mentales et des constructions sociales pour voir les choses telles qu'elles sont à travers ce "retour aux choses mêmes" promu une phénoménologie qui met la description de l'expérience vécue au centre de sa méthode. Cette voie tracée par les phénoménologues retrouve celle des sagesses traditionnelles qui ont élaboré au cours des siècles une connaissance complexe et sophistiquée des phénomènes de conscience. 

Au regard des sciences contemplatives en train de se développer, ces enseignements traditionnels dessinent la voie d'une véritable phénoménologie libératrice. Nous aurons l'occasion de revenir plus en détail dans un prochain billet sur cette phénoménologie libératrice qui accompagne l'émergence d'une "Cosmodernité" succédant à la modernité. La où cette dernière était fondée sur le règne sans partage de l’abstraction rationnelle, la cosmodernité est fondée sur une raison sensible, concrètement enracinée dans l'expérience vécue.

L'Affolement

Les phénomènes d'ensauvagement, de confusion et de complotisme auxquels nous assistons ces temps-ci ne sont que les premières vagues d'un affolement généralisé qui va s'intensifier au fur et à à mesure qu'un effondrement global va s'amplifier, notamment à travers le dérèglement climatique, en se manifestant à travers les multiples dimensions - intérieures et extérieures, individuelles et collectives - où évolue l'être humain. 

Dans un prochain billet, nous analyserons plus en détail la mécanique de cet affolement qui se produit en quatre phases : l'effroi et le déni, le repli et la conjuration. L'effroi devant l'effondrement de tous les repères habituels suscite un déni du réel et de sa complexité ainsi qu'un repli à la fois narcissique sur le plan individuel et identitaire sur le plan collectif. Ce déni et ce repli s'accompagnent d'un processus de conjuration des peurs à travers l'émergence et la prolifération d'imaginaires paranoïdes et de récits complotistes. Dans une telle crise cathartique, on projette son anxiété profonde sur des bouc-émissaires à travers une floraison de récits plus ou moins délirants qui, en se diffusant par contagion mimétique, peuvent parfois prendre la forme d'une psychose collective. 

Ce processus de conjuration collective, qui relève de la pensée magique, s'accompagne d'un "fantasme d'élection" qui fait de celui qui y adhère le membre privilégié d'une communauté d'élus, seuls à même de comprendre des réalités secrètes, cachées à tous les autres, perçus comme des "moutons". C'est ainsi qu'un tel dispositif magique de conjuration permet de passer d'un statut de victime, hantée par la peur et l'incertitude, à un statut d'élu qui dénie cette angoisse et la compense par un sentiment de supériorité vis à vis de ces moutons asservis que sont le troupeau des personnes non averties. Et la boucle est ainsi bouclée... sur une violence symbolique, parfois physique, qui prend pour cible des bouc-émissaires chargés d'expier une angoisse que des limites individuelles et collectives empêchent d'accueillir, d'analyser et de transformer en créativité.

Prendre du recul en développant une attitude de désaisie permet  de percevoir avec précision ces processus de conjuration magique avec toutes les stratégies inconscientes et manipulatrices qui les sous-tendent. En ces temps troublés, se laisser bercer par le rythme aveuglant des habitudes, c'est prendre le risque de se faire emporter par des vagues de confusion, destructrices du sens et des liens sociaux, dont la pression est  telle qu'elles s'engouffrent dans les failles personnelles les plus secrètes. Untel, qui nous apparaissait jusque là comme une personne à peu près équilibrée, peut soudain basculer dans un autre continuum en devenant le vecteur passionné de délires complotistes. On a vu opérer cette contagion mimétique à de nombreuses reprises dans l'histoire humaine et récemment, par exemple, de manière spectaculaire, lors des dernières élections américaines. Un tel basculement a des conséquences profondes et dangereuses pour les individus comme pour les sociétés.

Stratégies

Si la clarté de la vision issue d'un retrait méditatif permet d'effectuer un diagnostic global sur la situation actuelle, elle permet aussi d'élaborer des stratégies pour affronter les diverses expressions de cet affolement général. Face à des vagues d’obscurantisme, de dépression et d'ensauvagement liés à la régression vers des stades archaïques du développement humain, mieux vaut avancer en silence sur la voie intérieure d’une spirale évolutive que de chercher à convaincre des individus soumis à un vortex mortifère qui les enferme dans leurs croyances et préjugés, leurs fantasmes d'élection et leurs délires complotistes. Comme autant de bunkers, ces constructions psycho-mentales protègent de l’angoisse et des incertitudes ceux qui n’ont pas les moyens de comprendre et encore moins d'accompagner l'évolution de leur environnement.

Face à l'effondrement et à l'affolement qui en est la conséquence, il ne s'agit pas de battre en retraite mais d’adopter une attitude de retrait actif et créatif pour mieux affronter le désordre ambiant en gardant la précision et l’inspiration qui, au cœur de la spirale évolutive, naissent d’une présence immédiate. Si on n’entretient pas le lien qualitatif avec cette présence intérieure, on risque de se perdre dans les jeux dialectiques de l’ego et du mental en succombant aux chants des sirènes qui, une fois leurs masques retirés, apparaîtront pour ce qu'elles sont : des vampires avides d'une énergie vitale et créatrice dont ils ont absolument besoin pour ne pas mourir définitivement.

Ceux qui sont perdus dans les rets de la spirale thanatologique voudront toujours attirer à eux, pour se nourrir de leur lumière et de leur énergie, ceux qui participent de manière discrète et créatrice à la spirale évolutive. Ces derniers, connectés à leur regard intérieur, ne chercheront jamais à occuper le devant d'une scène déjà rongée par les vers, ils ne voudront pas avoir raison à tout prix ou prononcer le dernier mot pour alimenter leur égo, conscients qu'ils sont des jeux qui se jouent derrière les apparences. Dans la profondeur d'un silence inspiré, ils seront les gardiens vigilants d'une résonance avec l’essentiel qui les anime et qui les guide. 

Compassion

Le retrait méditatif permet de percevoir les constructions mentales et émotionnelles de l'égo qui conduisent les individus à se faire aspirer par une spirale régressive. Mais le recul n'est pas la séparation, le retrait n'est pas le rejet : loin de conduire à la stigmatisation et au mépris, l'expérience méditative ouvre sur la compassion. Plus on se libère de l'emprise de l'égo et plus s'éveille en nous un sixième sens : celui d'une interdépendance universelle qui s'exprime notamment à travers un sentiment de fraternité humaine et de communion avec le vivant. La compassion devient une ressources essentielle en ces temps de crise où, en plus de l'individualisme et de la loi de la jungle propres au capitalisme prédateur, la haine et l'agressivité avivées par Thanatos tendent à séparer les individus et à les diviser en clans opposés.

Selon Denys Rinpoché : " La compassion est l'état en lequel on compatit, c'est à dire en lequel on participe à la souffrance d'autrui, animé par un profonde sentiment de bienveillance ou d'amour altruiste qui entraîne une réaction de solidarité active, voire engagée. La compassion est une amplification de l'empathie dans une motivation de bienveillance. Elle peut se décliner en trois niveaux : le premier consiste en la capacité de voir l'autre comme un "autre soi-même". La deuxième dans la capacité d'échanger "moi" et "l'autre", se mettant à la place de l'autre pour mieux comprendre la réalité de ses difficultés. La troisième est l'altruisme qui dépasse ses blocages égoïstes pour donner la priorité à l'autre et à l'altérité du bien commun. Compassion et altruisme peuvent être considérés comme synonymes.»

La compassion n'inspire pas forcément une action spectaculaire. Dans toutes les traditions spirituelles, des pratiques méditatives consistent à envoyer ce que l'on pourrait appeler trivialement des "ondes positives" ou des "bonnes vibrations" pour aider les individus à surmonter leur souffrance et à dépasser leurs limitations. Mais le développement de la compassion peut aussi ouvrir sur un engagement social, politique ou interpersonnel. Un engagement non prosélyte qui vise à aider concrètement des personnes en difficulté comme à proposer des pratiques pour éveiller la conscience et à transmettre des informations sur le développement humain et le sens de la vie. 

Sage et Guerrier

Si, loin de toute forme de prosélytisme, la compassion peut être à l'origine d'un soutien pour ceux qui sont soumis à l'emprise d'une dynamique régressive, elle ne consiste pas à les déresponsabiliser en les infantilisant et en les empêchant d'affronter les épreuves qui leur permettront de se développer. Chacun, d'une manière ou d'une autre, est appelé à faire face au conséquence d'un "karma" qui est le résultat de ses expériences passées. Empêcher quelqu'un de faire face à ses responsabilités c'est ne pas lui permettre de se libérer d'un "karma" ou d'un passé qui le détermine inconsciemment. En dépassant l'infantilisme et le nombrilisme ambiant, la compassion développe un sens des responsabilités qui dépasse notre personne pour embrasser l'humanité et le vivant.

Ce qui ne tue pas rend plus fort. Au fur et à mesure que montent en pression les vagues d'un affolement généralisé, on voit des individus inspirés par de nouvelles visions du monde se réunir et se regrouper pour participer ensemble à un saut évolutif devenu absolument vital. Ils se forment aux pratiques méditatives et développent leur sensibilité énergétique tout en inventant, au sein de minorités cognitives et créatives, de nouvelles formes de vie et de sensibilité, de conscience et d'organisation. Souvenons-nous de la célèbre formule de l'anthropologue Margaret Mead : " Ne doutez jamais qu'un petit groupe de citoyens réfléchis et engagés puisse changer le monde. D'ailleurs rien d'autre n'y est jamais parvenu."

Participer à un saut évolutif nécessite d’être à la fois sage et guerrier, méditant et militant, c'est à dire en fait un tigre : une énergie au service d'un instinct connecté à son milieu de vie. "Intelligent et courageux" comme le dit la fable, ce tigre est à la fois un sage qui participe de manière intuitive à la dynamique créatrice d’Éros et un guerrier capable d'affronter, à partir de cet axe intérieur, les forces de confusion et de désorganisation propres à Thanatos. Comme l'illustrent les art martiaux traditionnels, la puissance du guerrier trouve sa source dans cette présence et cette attention qui lui permettent de focaliser son énergie pour utiliser à son profit la force de l’adversaire. Mais ceci est une autre histoire… transmise dans les cercles formés par les guerriers de sagesse qui ont fait leurs preuves en surmontant les épreuves et les obstacles dressés sur leurs chemins de vérité. 

Ressources 

Le Grand Livre de la pleine présence  - Denys Rinpoché. Albin Michel.

Crée par Denys Rinpoché, la Buddha University propose de nombreux enseignements en présentiel et en virtuel. On trouvera sur le site une somme d'informations passionnantes aussi bien sur la pleine conscience que sur le dharma (la voie universelle du Bouddha).

Shambhala, la voie sacrée du guerrier  Chogyam Trungpa. La voie du guerrier au carrefour de la méditation et de l'engagement. 

Le Centre Shambhala paris propose de nombreux ateliers en présentiel et en virtuel pour approfondir la voie du guerrier spirituel.

Quel Bouddhisme pour l'Occident ? Fabrice Midal. Éditions Points.  Un ouvrage d'un philosophe et enseignant de méditation dont la lecture m'est apparue fondamentale pour penser les relations entre pensée occidentale et spiritualité orientale.

Conférences de Tokyo. Martin Heidegger et la pensée bouddhiste. Fabrice Midal. Une réflexion passionnante sur les liens entre phénoménologie et méditation.

A l'épreuve de l'expérience. Pour une pratique phénoménologique. Francisco Varela, Nathalie Depraz et Pierre Vermersch. Ed. Zeta - Réflexions sur une approche méthodique de la conscience.

Plaidoyer pour l'altruisme Matthieu Ricard. Ed. Pocket. Une réflexion fondamentale pour penser ensemble l'éveil de la conscience, le développement des cultures et les transformations sociales.

Dans Le Journal Intégral : Vers une Santé Intégrale - EffondrementsMéditer et Militer (2 billets) - Vacance et/ou Vacuité - Abécédaire de la méditation (1) - Abécédaire de la méditation (2) une révolution silencieuse - La Cosmodernité - Une régression anthropologique  -

mardi 1 juin 2021

Incitations (12) Effondrements

 
A chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d'avenir. René Char

Dynamiques évolutives et régressives *

Dans ce billet, comme nous le faisons régulièrement dans la série intitulée "Incitations", nous proposerons, sous forme d'aphorismes et de fragments écrits au fil des jours, des éléments de réflexion et d’intuition qui font écho aux thèmes développés par ailleurs, de manière plus systématique, dans Le Journal Intégral. 

Si,  à travers de nombreux billets, nous avons observé et analysé divers aspects de la crise finale qui affecte notre civilisation, c'est parce que nous considérons que cet effondrement est la condition nécessaire à l'émergence créatrice de nouvelles forme de vie et de sensibilité, de pensée et d'organisation. Toute apocalypse étant, selon l'étymologie grecque, un dévoilement et une révélation. C'est dans cette perspective que nous évoquerons ici certaines manifestations de cet effondrement comme la connerie ambiante, la corruption des esprits, les expressions du fanatisme et le règne de la quantité.

Nous avons conscience qu'une telle radicalité peut choquer les âmes sensibles biberonnées à l'angélisme et à la bonne conscience propres à ces "spiritualités de consolation" qui se développent dans les sociétés de consommation. Qu'elles s'abstiennent donc de lire ce billet si elles préfèrent les étalages des surfaces commerciales à l'aventure radicale des profondeurs. Parce qu'ils peuvent faire tourner la tête, les alcools forts sont interdits aux esprits conformistes. Par contre, ceux qui osent affronter la bonne conscience - cet autre nom de la paresse morale et intellectuelle - pourront trouver dans ces réflexions une perspective pour mieux comprendre le sens de certains phénomènes actuels.

De l'Effondrement

Saut évolutif ou Effondrement ? *

Un an après la guerre de 14-18, Paul Valéry a écrit un texte intitulé La Crise de l'esprit qui commence par cette fameuse phrase : "Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles." Aujourd'hui, cent ans après, fidèles à cet héritage, les esprits les plus lucides actualise cette idée en déclarant ceci : " Si nous avons appris de Paul Valéry que les civilisations sont mortelles, nous savons aujourd'hui que notre civilisation occidentale est mourante. "

Un certains nombre d'auteurs, parmi les plus éveillés, font le même diagnostic en observant les nombreux symptômes d'une crise finale qui apparaissent comme autant de signes d'une longue agonie concernant tous les champs - intérieurs et extérieurs, individuels et collectifs - à travers lesquels se manifeste une civilisation.

La destruction des écosystèmes n'est que l'aspect le plus spectaculaire d'un effondrement global qui correspond au grand remplacement de l’être par l’avoir, de l’avoir par le paraître et du paraître par la disparition. 

Quand le paraître tend vers sa disparition, la société du spectacle devient la société du spectral, hantée par une peur du vide qui s'exprime à travers une forme d'ensauvagement généralisé.

Ce n’est jamais l’être qui disparaît mais le paraître à travers lequel il se manifeste, remplacé à plus ou moins long terme par l'apparition d'une nouvelle forme de vie/esprit.

Le fond de l’être effraie ceux qui sont prisonniers du paraître. 

Celui qui dévoile l'au-delà de l'apparence passe toujours pour un individu dangereux auprès de ses représentants. 

Le rôle des chiens de garde est de crier au loup pour effrayer les moutons en leur faisant oublier le berger qui les mène tranquillement à l’abattoir. 

Si la règle déteste l’exception c’est que celle-ci transporte en elle une charge subversive susceptible de la détruire, de la transformer ou de la faire évoluer.

Pour affronter l’effondrement, il faut une âme de guerrier inspiré par un idéal chevaleresque. Or, pour être un chevalier, il faut avoir le sens de la grandeur, de l’honneur et de la dignité dont notre époque manque si cruellement.

L'ensauvagement c'est la forme que prend l'effondrement dans le champ social quand on prive l'être humain de sens et d'idéal. Dès lors qu'on ne lui transmet ni les principes ni les valeurs nécessaires à son développement, la violence devient son seul langage. 

Quand on castre l'individu de sa puissance créatrice, il ne lui reste plus que la quête du pouvoir, cette transcendance pour les nuls. 

Le benêt qui, pour préserver sa tranquillité d'esprit, refuse de prendre en compte l'effondrement en cours est incapable de percevoir et d'imaginer le saut évolutif qui lui est synchrone. Le déni de l'effondrement est à la juste mesure de notre lâcheté et de notre inconscience.

« Précisons que l'ignorance dans le bouddhisme est un choix actif, "volontaire", pour rester aveugle et demeurer dans une situation confortable certes, mais fausse et confuse. » Fabrice Midal

Être bienveillant ne signifie pas être un lâche, un imbécile ou un bisounours. Parce que le chevalier met sa force au service de son idéal, il faut parfois revêtir l’armure du guerrier pour combattre les divers visages de la malveillance.

* Ces schémas ne sont ni descriptifs ni explicatifs. Ils permettent simplement de visualiser, en les distinguant, les courants ascendants (évolutifs) et descendants (régressifs) qui parcourent l'être humain. Ces courants à la fois complémentaires et contradictoires interagissent dans un champ d'énergie polarisé entre une transcendance spirituelle et un ancrage matériel. 

De la Connerie

La spirale de l'effondrement en forme de cône gravitationnel*

En cartographiant, sous la forme d'une spirale évolutive, les principales étapes du développement humain, psychologues et sages ont défini, en creux, les contours d'une spirale régressive qui dessine les principales étapes d'un effondrement psycho-social.  Celui-ci se produit étapes après étapes comme le fait l'évolution... mais dans un sens inverse.

On ne comprend rien à l'effondrement en cours si on n'a pas conscience de la dynamique régressive dont elle est l'expression. Celle-ci prend la forme d'un cône gravitationnel qui descend en spirale dans les profondeurs archaïques et enténébrées de la conscience qui sont celles des premiers stades du développement humain. Avec un peu de second degré, on peut dire de ce cône gravitationnel qu'il est la matrice de la connerie. 

La connerie est une forme de conscience, prisonnière d'un vortex gravitationnel qui enferme ses perceptions et ses conceptions dans les limites étroites d'un égoïsme pulsionnel et conformiste quand ce ne sont pas dans celles d'une pensée archaïque et d'une superstition magique, pré-rationnelles et pré-individuelles. 

Seule la participation à la dynamique d'une spirale évolutive est à même de nous libérer de la connerie générée par le cône gravitationnel d'une spirale régressive. C'est alors que peut se développer un mode supérieur de conscience accordé aux dimensions subtiles, à la transcendance spirituelle et à la présence non-duelle. 

Dans notre société du spectacle fondée sur l’inversion des valeurs, il est tout à fait normal que les personnalités "consacrées" par les médias soient la plupart du temps de "sacrés cons". Comme exemple paradigmatique, cette phrase mémorable du publicitaire Jacques Séguela qui résumait l’anthropologie capitaliste en un slogan consumériste : « Si à 50 ans on n'a pas de Rolex, on a raté sa vie ». Un slogan qu’il faut là aussi inverser. Il faut avoir raté sa vie pour exhiber une montre de luxe en cherchant ainsi à compenser son vide intérieur par l’exhibition des signes extérieurs de richesse. 

La connerie est une religion comme les autres. S'il faut respecter les croyants en tant qu'être humains, on peut contester leurs croyances et même la combattre si on la juge régressive. De même, il faut respecter les cons parce qu’ils représentent une partie de nous-mêmes, tout en se défendant contre leur connerie dès lors qu’elle devient dangereuse pour les individus comme pour la collectivité.

A chaque époque ses superstitions. Les nôtres se nomment abstraction et raison. 

Alors que les superstitions anciennes visaient à enchanter le monde, les superstitions modernes parviennent à le désenchanter en réduisant la complexité vivante d’un Kosmos multidimensionnel à la platitude unidimensionnelle d’une entité abstraite régie par des lois mécaniques. 

Dès lors que notre connerie prend des allures technocratiques, elle peut détruire son milieu de vie en sciant méticuleusement la branche sur laquelle est assise.

De la Corruption

Un modèle de spirale évolutive : la Dynamique Spirale

La corruption est sans doute la notion qui rend compte le plus précisément d’une civilisation en voie d’effondrement. Il faut prendre la corruption dans son sens étymologique et littérale qui est celui d’une altération par décomposition (corrumpere : rompre avec). Nous sommes corrompus dès lors que nous avons rompus les divers liens – spirituels, éthiques, naturels, sociaux – qui fondent notre intégrité. 

L’esprit de service, propre à la vision traditionnelle, a été peu à peu remplacé par la servitude de l’esprit liée à la division moderne du savoir. Apte à saisir les dynamiques et les totalités, l’intuition holiste a été progressivement remplacée par l’hégémonie d’une raison instrumentale dont l’approche analytique rend aveugle aux totalités dans la mesure où elle réduit celles-ci à la somme de leurs composants. 

La corruption ruisselle de haut en bas : elle est spirituelle avant d'être cognitive, cognitive avant d’être morale, morale avant d'être politique et politique avant d'être économique. La corruption économique est le dernier maillon d'une chaîne dont l'origine est une perte d'intégrité due à cette corruption spirituelle qu'est l'oubli de l'être.

Incapables de percevoir les totalités et de penser leurs dynamiques, nous devenons les jouets d’un processus de corruption généralisé qui a pour conséquence la fragmentation des connaissances et l'atomisation des individus qui perdent le sens de l'intérêt général en s'affrontant dans une compétition mortifère fondée sur la loi du plus fort et du plus retors. 

Dans une époque profondément corrompue, tout ce qui ressemble à une reconnaissance publique ou officielle n’est rien d’autre que le baiser de Judas signalant le degré de compromission, de servilité et de soumission à l’esprit du temps. 

Les sociétés corrompues sont incapables de reconnaître l'intégrité d'un individu dans la mesure où il ne partage par leurs codes. L'homme intègre est dès lors considéré et traité soit comme un étranger soit comme un danger. 

"Dans un monde où chacun triche, c'est l'homme vrai qui fait figure de charlatan". André Gide

Une bonne dose de fantaisie enfantine est indispensable pour se libérer de l’emprise destructrice propre à l'hégémonie de la rationalité instrumentale. Mais des limites éthiques et cognitives doivent encadrer cette fantaisie enfantine afin qu’émancipée en partie de la rationalité abstraite, elle mobilise l’intuition créatrice sans dégénérer en fantasmes infantiles de toute puissance.

La démesure est un Janus aux deux visages. La démesure qui détruit est celle d’une toute puissance infantile imposant son emprise perverse. La démesure qui libère est celle d’une fantaisie enfantine aux qualités incommensurables. 

Dans une époque narcissique comme celle où nous vivons, la seule réflexion prise en compte est celle des miroirs médiatiques qui nous renvoient l’image fantasmée de notre toute-puissance. 

Du Fanatisme

Si l’ignorance fait le lit du fanatisme religieux c’est pour coucher avec la haine. 

La religion n'est bien trop souvent qu'une "assurance mort" qui vise à nous protéger des aléas de l'au-delà. 

Est-il vraiment indispensable de caricaturer des religions qui sont elles-mêmes, si souvent, des caricatures de spiritualité ? Au fil du temps, les religions caricaturent leur idéal avec bien plus de talent qu'un dessinateur inspiré.

En sacralisant le sacrilège, les laïcistes tombent dans le piège de l’idolâtrie et reproduisent, en négatif, les méfaits et les erreurs qu’ils reprochent aux religions. La caricaturolâtrie est la religion du sacrilège qui impose son relativisme comme une nouvelle forme de transcendance.

Le relativisme est ce sectarisme post-moderne qui considère tous les points de vue comme équivalents, excepté le point de vue relativiste qui les domine et les transcende tous. 

Cette culture du bâillon qu’est la Cancel culture est l’expression effrayante de ce relativisme post-moderne, devenu fanatique, qui fait de la déconstruction un but en soi alors même qu'elle devrait être une étape et un moyen dans une voie de libération. Déconstruire, oui, mais pour revenir aux choses mêmes comme le disaient les phénoménologues à l'origine de ce concept. Pas pour se perdre dans des impasses sectaires.

Et si la haine des fanatiques était le miroir effrayant où se reflète la haine de soi ressentie par une civilisation dépressive ? Ce n’est pas une question mais un constat. 

La haine de soi est le produit d'une civilisation qui, en éradiquant toute forme de transcendance, a réduit l'être humain au rôle d'agent économique hanté par la maximisation de ses intérêts égoïstes. 

Comment ne pas se haïr soi-même quand on a l'intuition profonde d'avoir trahi son idéal, perdu son âme et oublié tout forme de grandeur en échange d'un confort matériel ? Paradoxalement, l'égoïsme est l'autre nom de la haine de soi. 

Il faut vivre en amitié avec soi-même pour s'ouvrir à l'autre de manière naturelle.

La haine de soi appelle magnétiquement la haine de l'autre (dans les deux sens du terme). La haine de l'autre c'est à la fois le refus de l'altérité et la réaction qu'entraîne ce refus : la haine que ressent l'autre envers soi. 

Ils sont nombreux à nommer religion leur aveuglement et amour leur haine de soi.

Sur la voie du développement impersonnel, le théisme – sous ses expressions monothéistes ou polythéistes – est une forme transcendante de fétichisme qui doit être dépassée pour accéder à une présence non-duelle au cœur des grandes traditions spirituelles.

La présence non-duelle se manifeste par cette absence vertigineuse que l’on nomme Vacuité.

La mort de Dieu a pour conséquence soit la régression vers un vide existentiel, soit le saut évolutif vers une Vacuité essentielle, au-delà des formes idéales, subtiles et matérielles.

Du quantitatif

La perte de la qualité est synchrone avec le règne hégémonique de la quantité. Avant de coloniser les esprits, le capitalisme doit les faire capituler en détruisant les valeurs morales pour les remplacer par la valeur marchande.

Aux jours d’aujourd’hui, la pesanteur inertielle de la quantité est utilisée pour neutraliser et censurer toute forme d’émergence qualitative. Il s’agit pour cela de noyer le poisson de l’originalité créatrice dans le bocal du conformisme où la multitude surnage et se reproduit dans les eaux usés des réseaux sociaux. 

Cessons de nous gargariser avec cette banalité du mal dont parle Annah Arendt. Parlons plutôt du mal que la banalité inflige par son arrogance et son aveuglement à toutes les formes de création et d'innovation. 

Ceux qui ne sont pas animés par l’énergie créatrice projettent sur l’inédit les catégories et les perceptions d’un passé largement dépassé. 

On reconnaît une idéologie au fait que ses tenants la naturalise en la présentant comme une évidence transhistorique, issue du sens commun et propre à déconstruire la rhétorique des idéologues.

Bon ou mal, il faut accepter ce qui est pour faire advenir ce qui n’est pas encore. 

L’expérience salvatrice de l’échec est au cœur de l’évolution. 

Sans doute faut-il mieux échouer dans la réalisation de ses propres rêves que de réussir dans la réalisation des rêves d'autrui s'ils ne sont pas synchrones avec les nôtres.  

La morale commune nous enseigne qu’il faut absolument faire quelque chose de sa vie. Quelle erreur !... Les chemins de faire s’arrêtent toujours dans des voies de garages. C’est parce qu’elle est à la fois don et abandon qu’il ne faut rien faire de sa vie. Juste accueillir cette graine d’esprit comme une terre fertile accueille la plante qui croît en elle et s’en nourrit. C’est ainsi que la vie, en se développant, vous transformera à travers des stades de complexité croissante. C’est ainsi que le souffle imagine l’instrument qui saura le sublimer. 

Plus on connaît, moins on fait et plus on participe à la dynamique créatrice de la vie/esprit qui agit à travers nous en développant cette présence intérieur qui nous anime et qui nous guide. Ce qu'une certaine tradition orientale nomme le "Non Agir". 

Devenir un militant du Non Agir c'est participer intimement au saut évolutif en regardant l'effondrement comme l'expression d'un souffle fondateur. Sur un festin de ruines, construire un destin d'architecte.

Ressources

Dans Le Journal Intégral : accéder aux  11 billets de la série "Incitations", aux 18 billets autour de l'Effondrement et aux 20 billets autour de la spirale évolutive et du modèle de la Spirale Dynamique en cliquant sur ces thèmes dans la rubrique "Libellés".  

Une spirale dynamique aux couleurs de l'évolution Article de Patrice Van Erseel sur le modèle de la Spirale Dynamique 

La Spirale Dynamique  Une série de 4 billets sur le modèle de la Spirale Dynamique

Une régression anthropologique  Une réflexion profonde sur le paradigme "fétichiste/narcissique" analysé par Anselm Jappe dans son ouvrage La Société Autophage

Civilisation, décadence, écosophie Au fond, il n'y a qu'un seule objet d'étude : les formes et les métamorphoses de l'histoire. Amiel

Effondrement et Refondation  Une série de sept billets

René Char, une poétique intégrale (1) - René Char, une poétique intégrale (2)


vendredi 30 avril 2021

Méditer et Militer (2)

Nous faisons notre chemin comme le feu ses étincelles. René Char 

Elena Ray
 
Ce billet est la suite du précédent. 
 
« Nous avons institué en Occident une séparation préjudiciable entre l’inspiration du cœur et l’inspiration de la raison. Comme si la raison était autosuffisante et que l’inspiration du cœur ne valait rien ! Étant donné la gravité de la situation, nous avons besoin de toutes les puissances de notre être. 
 
On ne peut plus se mobiliser à moitié. On a besoin de notre cœur, de notre raison, on a besoin de savoir méditer, de savoir s’engager et d’œuvrer en permanence sur deux plans : le plan spirituel et le plan politique. Ce serait là une vraie sortie de la modernité, mais une sortie par le haut – et non plus une modernité hémiplégique ou unijambiste, ne marchant que sur la jambe de la raison et de l’action. 
 
Cette voie d’avenir n’a rien à voir avec ce qu’on appelle aujourd’hui paresseusement "postmodernité", alors qu’il ne s’agit que d’une continuation désenchantée de la modernité. Nous atteindrions une autre ère de l’histoire de notre espèce : ce moment où l’on est aussi rationnel et politique que les modernes, tout en ayant autant de cœur et de puissance spirituelle que les anciens ». Abdennour Bidar 
 
Elena Ray
 
Méditer et Militer
 c'est opérer la synthèse 
Orient/Occident
entre 
le cœur et la raison
la sagesse et l'énergie
l'inspiration et l'expression
la présence d'esprit
et la puissance d'action
le développement
de la conscience
et l'engagement 
social
 
Méditez
 
La Présence 
est la clé 
qui ouvre 
le portail 
somptueux 
des origines 
 
Être là 
Tout simplement 
 
Vivant 
Vibrant 
Vaillant 
Valeureux 
Éveillé
Bienveillant 
 
Incarné 
dans
 l’instant 
au rythme 
du souffle 
 
Plus 
d’identité 
 
Plus
de repères 
 
Plus 
de territoire 
 
Plus 
de sol 
sous
les
pieds 
 
De
 simples 
traces 
dans 
l’espace 
 
Habiter 
l’Ouvert 
comme 
une 
Terre 
d’élection 
 
Aucun 
but 
à atteindre 
 
Aucune 
libération 
à attendre 
 
L’espoir 
est 
l’autre 
visage 
souriant 
de la peur 

Rien 
à perdre
c'est déjà
être
victorieux
 
Rien 
à comprendre 
 
Rien 
à espérer 
 
Rien 
à expliquer 
 
Non-Agir
c'est s'impliquer
tout simplement
dans la
Non-Pensée 
 
Non penser
c'est se libérer
de la confusion
pour accueillir
l'Immédiat
 
N’être 
rien 
pour 
naître 
au Tout
 
Tout est là
C’est à cela 
qu’on le reconnaît
 
Tout est 
son contraire
C’est à cela 
qu’on le méconnait
 
 
 
Militez 
 
La 
Présence
est
source
d'éveil
comme
l'éveil 
est 
source
de
Vaillance
 
Le 
Méditant
est
Militant
de la 
non-dualité
 
Soyez 
invincible 
en devenant 
indivisible
par delà
la dualité
du visible
et de l'invisible, 
ces deux faces
d'une même
illusion 
formelle

Corps,
cœur
et esprit
synchronisés
 
Prenez 
conscience 
et rendez-là 
au cœur/esprit 
dont elle est 
l’épiphanie
 
N’attendez 
rien 
d'un 
monde
à l'agonie
 
N’ayez
aucun
compte
à lui rendre
 
Il vous le 
ferait payer 
au prix fort
de votre 
liberté
 
Méfiez-vous : 
les barreaux 
du langage 
vous 
enferment 
dans la cage 
des abstractions 
 
Derrière
ces barreaux
des singes
jouent
aux sages
en imitant 
leurs
paroles
et leur
comportements
 
Les 
concepts 
sont 
des
 putains 
qui donnent 
du plaisir
à ceux qui 
se paient 
de mots 
 
Que 
de livres 
inutiles,
écrits 
par des 
sourds 
pour être 
lus 
par des 
muets
 
Sachez-le : 
"le livre 
qui dit la vérité"
ne contient 
que des 
pages blanches 
 
Les gardiens 
du songe
montent
 la garde 
autour de 
la Présence 
parce qu’elle 
est subversion 
de tous les savoirs 
et de tous 
les pouvoirs. 
 
Démunis, 
ces garde-fous
s’appuient
sur des idées 
abstraites 
comme 
l’aveugle 
sur sa canne 
blanche 
conduisant
à l’abîme 
ceux qui 
le suivent
 
En ces temps 
désenchantés, 
l’imprécation 
est le seul chant
dont l’écho 
peut encore 
émouvoir 
les aveugles
et bouleverser
les sourds-muets
 
Posez 
les questions 
puis laissez-les 
sur la table

Le mental, 
ce vampire 
avide de sens, 
les volera
pour nourrir
votre égo
 
Embrassez
l’angoisse 
du vide
 
Traversez la
avec courage
 
Transformez la
en grâce
pour accéder 
à la plénitude 
de la Vacuité
 
Telle est 
la quête
du Vaillant
dans un 
monde 
en voie 
d'effondrement
 
Le Vaillant
parle
au somnolent
le langage
vivifiant
de l'éveil :
 
" Être
aujourd'hui
un guerrier
du cœur/esprit
c'est oser
le grand saut
dans le vide
du nihilisme
contemporain
pour s'ouvrir
à l’expérience 
ineffable 
de la Vacuité

Comprenne 
qui pourra 
pourvu 
qu’on prenne 
les mots 
pour ce qu’ils sont : 
messagers secrets 
d’une indicible 
vibration. 
 
"Ceux qui croient 
en la substantialité 
ne sont que 
des vaches ; 
ceux qui croient 
en la Vacuité 
sont pires. "
Saraha (IXe siècle)
 
La Vacuité 
n’est ni une thèse, 
ni une croyance, 
mais l’expérience même 
au cœur de l’expérience

Ressources 

Dans Le Journal Intégral : Méditez et Militez  Dans ce précédent billet, nous avons proposé différents liens qui peuvent être des sources d'inspiration sur la connexion entre méditation et action. 

Une Révolution spirituelle (Une réflexion autour du dernier ouvrage d'Abdennour Bidar, suivie d'un entretien avec lui)

Vers une Synthèse évolutionnaire (entre une critique sociale radicale et un développement intégral de la conscience) -  Un Projet Éditorial - Vacance et/ou Vacuité - Abécédaire de la Méditation (1) - Abécédaire de la méditation (2) Une révolution silencieuse -

Buddha Wiki : une source d'information indispensable pour l'étude et la transmission du Dharma  

Vacuité dans le Buddha Wiki

La Voie du Chevalier de Fabrice Midal. Un ouvrage inspirant sur les relations entre spiritualité et engagement qui, à partir d'un point de vue européen, fait écho à l'ouvrage de son maître, Chogyam Trumpa : Shambhala, la voie sacrée du guerrier.


vendredi 16 avril 2021

Méditer et Militer

L'essentiel est sans cesse menacé par l'insignifiant. René Char

Anna Guegan pour la revue Troisième Millénaire

En mémoire d'Odette,
ma mère
née un 16 Avril.
 
« J’appelle deux grandes familles à se réunir : la famille spirituelle et la famille politique – autrement dit, celle des méditants et celle des militants. Je les appelle à s’inspirer mutuellement d’abord, pour s’élancer ensemble dans l’action. 
 
Je dis donc aux méditants qu’il ne suffit pas de rester assis sur son coussin de méditation, qu’il va aussi falloir aller dans le monde – ce qu’exprimait Martin Buber : « Commencer par soi, mais non finir par soi ; se prendre pour point de départ, mais non pour but ; se connaître, mais non se préoccuper de soi. » Le but du travail sur soi est de se mettre au service de la transformation du monde à partir de la plus puissante énergie qu’on aura su libérer en soi. 
 
Mais de manière complémentaire, je dis à ceux qui ont déjà cet habitus de se lancer dans l’action : « N’oubliez pas votre âme ! Essayez de creuser en vous jusqu’à trouver la source de votre élan vital. » Abdennour Bidar 
 
 

 
Méditer 
comme un sage 
pour re-connaître 
la présence d’esprit 
et combattre 
comme un guerrier 
au service de celle-ci 
avec les armes
de la non-violence
contre l'ignorance
et l'aliénation
 
L'ignorance
c'est une science
sans conscience
et  l'aliénation
une conscience
sans vision
 
L'une
et l'autre
ont pour 
conséquence
une société
du spectral
hantée par
l'effondrement

 Méditer et Militer
pour déconstruire
et se libérer
de l'emprise
de l'égomanie
dans le champ
de la conscience
 
L'égomanie
c'est l'illusion
 que je suis
quand j'oublie
qui je suis

Méditer et Militer
pour déconstruire
et se libérer
de l'emprise 
de l'abstraction
dans le champ
de la culture
 
L'abstraction
c'est l'empire
conceptuel
de la séparation
 
Méditer et Militer 
pour déconstruire
et se libérer
de l'emprise
de l'économie
sur l'écosystème
social et naturel

L'économie
c'est la réduction
de toutes les
valeurs 
qualitatives
à une quantité 
de valeur
mesurée par
cet équivalent
général 
abstrait
qu'est
l'argent.

Que faire
face à cette
spirale infernale ?
 
Être là 
Tout simplement 
 
Présence 
Nue 
Attentive 
Ouverte 
Rayonnante 
 
Tout simplement 
Être là 
 
Intègre 
Inspiré
Intrépide
Imprévisible 
Irréductible 
Irremplaçable 
Insaisissable 
 
Telles sont les qualités 
du Guerrier Spirituel 
pour lequel
Méditer c’est Militer 
Militer c’est Méditer 
 
Méditer
c’est cheminer 
sur la voie royale 
du Non Agir
 
Le Non Agir
c'est  l’action 
libérée de l’ego 
de sa volonté 
et de ses intentions 
 
Militer 
c’est déconstruire 
ce qui fait 
obstruction
à la Non Pensée
 
La Non Pensée
c'est  l’esprit 
libéré de la saisie 
et de l’agitation 
mentale 
 
S’abandonner 
à la Vacuité, 
cet autre nom 
de la plénitude
 
Voguer 
sur la vague 
de l’impermanence 
 
Chevaucher 
le tigre 
de la confusion 
 
Effleurer 
les lèvres 
de la compassion 
 
Aborder
aux rives 
sacrées 
du poème
 
Participer
au flux 
magnétique
de l’intuition 
 
Rentrer 
dans le vif 
du sujet 
pour faire
la paix
avec
soi-même
 
Explorer 
le silence 
comme 
un puits 
de science
 
Ouvrir 
la porte 
à l’Un 
Connu
 
Ne pas 
se contenter 
de connaître 
mais reconnaître 
le cœur/esprit 
comme
source 
de toute 
connaissance
 
Embrasser 
le mystère 
comme le fait 
le fils prodigue 
qui revient 
chez lui 
après un 
long voyage 
au pays 
illusoire 
de la séparation 
 
Partir
en quête
du Chevalier
en nous
qui se met
au service
de ce qui est
 
Faire l’amour 
à la peur 
pour enfanter 
le courage, 
cette puissance 
du cœur 

Prêcher 
dans le désert
en transformant
chaque grain 
de sable
en graines 
de sagesse
ineffable
 
Distinguer 
les domaines 
du relatif 
et de l’absolu
 
Le domaine 
du relatif
propre 
au militant : 
celui du devenir 
et de la dualité
 
Le domaine 
de l’absolu
propre 
au méditant : 
celui de l’instant 
et de la non-dualité. 
 
Reconnaître 
la dualité 
comme une 
manifestation 
de l’unité : 
telle est la voie 
de la non-dualité
 
Avec l'arme
de l'attention
déconstruire 
toutes les formes, 
toutes les perceptions 
et toutes les représentations 
qui font obstacle
au rendez-vous
 
Rendez vous 
Tout simplement 
à l’intensité 
de la Présence
 
Quand 
la représentation 
touche à sa fin
elle entre en extase
 
Le Méditant
et le Militant 
accèdent alors
à la synthèse
du Mutant, 
ce chevalier 
du temps
acteur et vecteur 
de la dynamique
évolutionnaire.
 
Ressources
 
Dans Le Journal Intégral : Révolution Spirituelle (une réflexion autour de la pensée d'Abdennour Bidar, suivie d'un entretien avec lui) - L'Art de la Conversion - Les Deux Couronnes - René Char. Une poétique intégrale(1) - René Char. Une poétique intégrale (2) - Vers une Synthèse évolutionnaire (entre une critique sociale radicale et un développement intégral de la conscience) -
 
Blog d’Anna Guegan, dessinatrice inspirée.
 
Revue Troisième Millénaire  Dernier numéro : Pour une médecine holistique
 
Deux sites pour explorer la voie du Guerrier Spirituel: Shambhala (enseignements de Chogyam Trungpa, auteur de Shambhala, la voie sacré du guerrier) - Buddha University (enseignements francophones autour de Denys Rinpoche) -