jeudi 7 mars 2019

Intuition Naturelle et Intelligence Artificielle


La Connaissance sans la Sagesse est de l'Intelligence Artificielle. Julian M. Pavelka


Dans un récent billet, nous définissions Le fétichisme de l'abstraction comme un processus d’emprise dont nous sommes les victimes modernes, à la fois consentantes et fascinées : « Comme les chasseurs-cueilleurs transformaient des objets en fétiches, dotés de pouvoirs surnaturels et auxquels ils étaient soumis, nous conférons à ces entités idéales que sont nos représentations mentales le pouvoir de nous soumettre à leur logique abstraite, déconnectée de la vie sensible, de sa dynamique comme de sa complexité.»

En réduisant de manière rationnelle la complexité vivante, multidimensionnelle et évolutive, du Réel au spectre abstrait d’une réalité objective, mesurable et chosifiée, nous avons désenchanté notre relation à un monde que le sens du sacré et la présence d’Esprit ont déserté. C’est ainsi que les individus comme la société se sont progressivement enlisés dans une spirale infernale qui risque de les conduire à un effondrement global. Avec l’émergence et le développement d’une Intelligence Artificielle fondée sur l’accumulation des données et le traitement automatisé de celles-ci, le fétichisme de l’abstraction franchit une nouvelle étape dans son entreprise de déshumanisation en détruisant une diversité cognitive indispensable au développement de l’esprit comme la biodiversité est indispensable au développement de la vie. 

Dans L'Intelligence artificielle ou l'enjeu du siècle, Eric Sadin déconstruit de manière rigoureuse et inspirée le mythe de l’Intelligence Artificielle vendu par l’oligarchie techno-capitaliste comme l’avenir inéluctable de nos sociétés. Ce mythe est le paravent idéologique derrière lequel se cache le Transhumanisme, cette utopie néo-scientiste délirante qui, sous prétexte d'améliorer la condition humaine, vise à promouvoir un "capitalisme cognitif" fondé sur la transgression de toutes les limites humaines et naturelles. Né de l'union monstrueuse entre le fétichisme (technocratique) de l'abstraction et le fétichisme (économique) de la marchandise, le capitalisme cognitif vise à formater nos vies à partir de logiques abstraites et utilitaristes, niant notre sensibilité et aliénant notre humanité.

Comment résister à ce qu'Eric Sadin nomme un "antihhumanisme radical" ? A travers une écologie de l’esprit qui reconnaît à l'esprit humain une pluralité d'expressions et de modes de connaissance. Cette écologie de l’esprit intègre notamment toutes les formes de conscience transcendante et transpersonnelle qui permettent de résister aux fantasmes d'omniscience véhiculés par le transhumanisme, tout comme le fait une forme de sagesse "apophatique" fondée sur la primauté du mystère et de l’indicible.

Démystifier l’Intelligence Artificielle 

Dans le contexte de nos sociétés techno-libérales, le développement de l’Intelligence Artificielle a pour but, plus ou moins avoué, l’organisation algorythmique de la société pour une marchandisation intégrale de la vie et une monétisation de tous nos comportements. Telle est la thèse défendue par Eric Sadin dans son nouvel ouvrage intitulé L'Intelligence artificielle ou l'enjeu du siècle, Anatomie d’un antihumanisme radical. 

« C’est l’obsession de l’époque. Entreprises, politiques, chercheurs… ne jurent que par elle, car elle laisse entrevoir des perspectives économiques illimitées ainsi que l’émergence d’un monde partout sécurisé, optimisé et fluidifié. L’objet de cet enivrement, c’est l’intelligence artificielle. Elle génère pléthore de discours qui occultent sa principale fonction : énoncer la vérité. Elle se dresse comme une puissance habilitée à expertiser le réel de façon plus fiable que nous-mêmes. 

L’intelligence artificielle est appelée, du haut de son autorité, à imposer sa loi, orientant la conduite des affaires humaines. Désormais, une technologie revêt un "pouvoir injonctif" entraînant l’éradication progressive des principes juridico-politiques qui nous fondent, soit le libre exercice de notre faculté de jugement et d’action. 

Chaque énonciation de la vérité vise à générer quantité d’actions tout au long de notre quotidien, faisant émerger une "main invisible automatisée", où le moindre phénomène du réel se trouve analysé en vue d’être monétisé ou orienté à des fins utilitaristes. Il s’avère impératif de s’opposer à cette offensive antihumaniste et de faire valoir, contre une rationalité normative promettant la perfection supposée en toute chose, des formes de rationalité fondées sur la pluralité des êtres et l’incertitude inhérente à la vie. Tel est l’enjeu politique majeur de notre temps. 

Ce livre procède à une anatomie au scalpel de l’intelligence artificielle, de son histoire, de ses caractéristiques, de ses domaines d’application, des intérêts en jeu, et constitue un appel à privilégier des modes d’existence fondés sur de toutes autres aspirations. » 

Une régression civilisationnelle 

Eric Sadin
La colonisation progressive de l'existence par l’Intelligence artificielle aurait comme conséquence « une humanité maternée, couvée, téléguidée depuis des serveurs, voyant l’irruption sournoise d’une régression civilisationnelle ». Dans la recension de cet ouvrage pour le journal La Décroissance, Pierre Thiesset écrit : « Face à cette transformation radicale de la condition humaine, Eric Sadin considère la défense du réel comme "la lutte politique de notre temps" et plaide pour une éthique de la responsabilité, "soucieuse de la façon dont nos principes, les fondements de notre humanité et de notre civilisation sont en train d’être éradiqués" 

Ce billet n’a pas pour but d’expliciter les thèses rigoureuses et implacables d'Eric Sadin. Ceux que le détail de ces thèses intéressent pourront se référer aux divers liens proposés dans la rubrique Ressources. Il s’agit surtout d’attirer l’attention sur la profonde régression anthropologique et civilisationnelle qui serait la conséquence de l’usage généralisé de l’Intelligence Artificielle par l’oligarchie techno-capitaliste et son délirant projet transhumaniste. Et pour comprendre cette régression, il convient de déconstruire la notion même d’Intelligence Artificielle tel que le fait Eric Sadin dans un article donné au journal La Décroissance : 

« Il convient de mettre en cause la notion d’"intelligence artificielle", à la racine, dans son appellation même, dans la mesure où les termes utilisés contribuent à forger nos représentations. En réalité, le principe d’une intelligence computationnelle modélisée sur la nôtre est erroné car l’une et l’autre n’entretiennent presque aucun rapport de similarité. Et ce pour deux raisons. La première, c’est que ces architectures sont dénuées de corps, qu’elles ne représentent que des machines de calculs dont la fonction se cantonne au seul traitement de flux informationnels abstraits. Et dans le cas où elles se trouvent reliées à des capteurs, elles ne font que réduire certains éléments du réel à des codes binaires, tout en se trouvant exclues d’une infinité de dimensions saisies par notre sensibilité qui échappent au principe d’une modélisation mathématique… 

La seconde raison c’est qu’il n’existe pas d’intelligence qui vive isolée, cloisonnée à ses propres logiques, à l’instar du principe de progression consistant à s’exercer seul "contre soi-même" comme dans une bulle, conformément à la logique dite "par renforcement" à l’œuvre dans le programme AlphaGo Zero qui a joué des millions de parties de go "contre lui-même". Car l’intelligence est indissociable de rapports ouverts et indéterminés aux êtres et aux choses, d’un contexte épigénétique, soit un milieu composite au sein duquel elle évolue et se singularise. Elle ne se caractérise pas seulement par la faculté d’adaptabilité, comme il est souvent répété, d’après un cliché darwinien simpliste, mais davantage à par la capacité à se modifier grâce à l’intégration murie de nouvelles connaissances, à se remettre en question à la suite d’évènements inattendus ou de propos contradictoires formulés par autrui, jusqu’à arriver, par l’écoute attentive du chant jamais achevé de toutes les différences à se déprendre d’elle-même… » 

Un conflit de rationalités 


La conception de l’intelligence humaine définie ici par Eric Sadin est très proche de celle qui émerge d’une vision intégrale: le développement de la conscience s’effectue à travers une série de stades évolutifs dont la complexité croissante est la conséquence de l’intégration progressive par la conscience des éléments et des informations issues de son milieu d’évolution. Cette approche évolutionnaire et intégrative n’a rien à voir avec le traitement automatisé des flux informationnels réalisés par l’intelligence artificielle. 

« Nous n’avons, en aucune façon, affaire à une réplique de notre intelligence, même partielle, mais à un abus de langage, laissant croire qu’elle serait, comme naturellement, habilitée à se substituer à la nôtre en vue d’assurer une meilleure conduite de nos affaires. En vérité, il s’agit plus exactement d’un mode de rationalité, fondé sur des schémas restrictifs et visant à répondre à toutes sortes d’intérêts. C’est pourquoi il est impératif de ne pas accorder à ces logiques le monopole de la rationalité et de faire valoir, contre un mode de rationalité normatif et promettant la perfection supposée en toute chose, des modes de rationalité fondés sur l’acceptation de la pluralité des êtres et de l’incertitude fondamentale de la vie. Nous allons devoir vivre un conflit de rationalités dans la mesure où chacune d’elles engage des valeurs et détermine des modalités d’existence en tout point opposées.» (in La Décroissance)

Le conflit de rationalités auquel nous assistons s'effectue entre « d’un côté, une volonté d’instaurer une organisation automatisée de la société autant qu’une marchandisation intégrale de la vie et de l’autre, le souhait de faire valoir la subjectivité des personnes et la pluralité humaine ». Ce conflit de rationalité oppose d'un côté la rationalité instrumentale qui se sert de la logique abstraite pour atteindre, avec le plus de précision et d'efficacité possible, un but utilitaire. Dans cette approche technocratique, devenue aujourd'hui hégémonique, la rationalité est réduite à n'être plus qu'un instrument qui met la vie et la subjectivité sous l'emprise de l'abstraction pour poursuivre et atteindre ses buts utilitaires.

D'un autre côté, la raison sensible  naît de l'association entre résonance intuitive et raisonnement abstrait, celui-ci se mettant au service de celle-là pour permettre à la vie sensible de se développer dans toute sa complexité. Ce développement passe par l'intégration d'éléments et d'informations issus d'un milieu d'évolution qui est à la fois naturel, social et culturel. L'éthique et l'herméneutique,  la métaphysique et la symbolique, l'art et l'esthétique, le mythe et la poésie, l'érotique et le ludique sont autant de champs où la raison sensible accompagne de manière vivante la conscience humaine sur la voie de son développement, en harmonie et en connexion avec son milieu multidimensionnel.  Ce conflit de rationalités ne doit pas aboutir à victoire de l'une sur l'autre mais à une synthèse supérieure où la raison instrumentale (et l'intelligence artificielle) se mettent au service de la raison sensible (et de l'intuition naturelle)

Le Capitalisme Cognitif


Dans la visée d'une synthèse évolutionnaire qui est la nôtre, il ne s'agit donc pas d'affirmer une position technophobe qui nie certains bienfaits du progrès technologique, mais de résister au fétichisme de l’abstraction tel qu’il s’exprime à travers une technolâtrie ainsi décrite par Jacques Ellul : "Ce n'est pas la technique qui nous asservit, c'est le sacré transféré à la technique." Les grands récits religieux ayant perdus leur pouvoir de fascination et de mobilisation dans nos sociétés sécularisées, les modernes ont conférés à la technique une forme de sacralité, suivant en cela l’aphorisme de Cioran: « Comme tout iconoclaste, j’ai brisé mes idoles pour sacrifier à leurs débris ».

C'est ainsi que, suite au désenchantement de notre relation au monde, nous avons assisté à la sacralisation de la technique en technolâtrie et à la transformation de cette technolâtrie en une idéologie transhumaniste qui n'est rien d'autre que le débris d'une transcendance détruite par la modernité.  Fondé sur la transgression de toutes les limites naturelles et humaines, et notamment celles de la mort, le transhumanisme est une vision technocratique du monde ainsi résumée en 2017  par le fondateur de Tesla, Elon Musk : " Si vous ne pouvez pas battre la machine, le mieux est d'en devenir une". Tel un nouveau dogme, ce nouvel avatar du scientisme impose ses modes de pensée hégémoniques et prescrit ses interdits que sont toutes les formes de transcendance comme les expressions de la sensibilité et de la vie elle-même.

L'idéologie transhumaniste et les technologies fondées sur l'Intelligence Artificielle apparaissent comme les nouvelles formes prises par le capitalisme quand l'accumulation de la valeur passe par celle des données. Ce capitalisme allie deux formes de fétichisme analysées dans ce blog : le fétichisme de l'abstraction et le fétichisme de la marchandise. Les lecteurs qui aimeraient mieux comprendre la nature véritable de cette nouvelle forme de capitalisme peuvent se référer à ces analyses. Ce n'est pas l'Intelligence Artificielle qui pose problème en tant que technologie mais l'usage qui est fait de celle-ci dans nos sociétés techno-libérale et l'idéologie mortifère dont cet usage est l'expression.

Dans le meilleur des cas l'Intelligence Artificielle devrait se mettre au service de la nature spirituelle et créatrice de l’être humain comme elle le fait notamment dans de nombreux domaines de la création artistique. Mais, dans le contexte actuel, l'I.A tend tend à asservir cette nature spirituelle en imposant l'hégémonie d'une rationalité instrumentale au service de la valeur marchande. Et ce, alors même que, pour se développer, l’esprit humain doit être immergé dans un milieu d’évolution où  la diversité des pensées et des sensibilités permet d’élaborer une subjectivité singulière à travers un processus d’individuation.

Une Écologie de l’Esprit 


A partir du mot grec Noos signifiant l’esprit, Teilhard de Chardin a crée le concept de Noosphère pour désigner la sphère de la pensée humaine comme troisième phase de développement de la Terre, après la géosphère qui est la sphère de la matière inanimée et la biosphère, celle de la vie biologique. Comme il n’existe pas de biosphère sans biodiversité, il ne peut exister de noosphère sans une profonde diversité cognitive et culturelle dans la mesure où l’esprit humain se nourrit et se développe grâce à la confrontation, la complémentarité et l’intégration d'une pluralité de perspectives et d’interprétations différentes. La "noodiversité" renvoie donc à la diversité cognitive et culturelle comme complément et supplément à la biodiversité.

Contre l’uniformisation des consciences et le formatage des comportements véhiculés par l'intelligence artificielle, la préservation d'une indispensable "noodiversité" rend nécessaire la mobilisation autour d'une véritable écologie de l’esprit. Comme la biodiversité renvoie à la multiplicité des formes de vie et à leur développement, la noodiversité renvoie à la multiplicité des perceptions de la sensibilité, des expressions de l’esprit et de ses modes de connaissance. De même que l’artificialisation des sols conduit à un appauvrissement fatal de la biodiversité et des écosystèmes, l’artificialisation de l’intelligence conduit à un appauvrissement fatal de la "noodiversité".

Une écologie de l’esprit doit donc promouvoir la "noodiversité" en préservant ces "noosystèmes" intellectuels, symboliques et spirituels que sont les diverses cultures, sagesses et traditions du monde entier. Celles-ci sont les dépositaires d’une multiplicité de perceptions et de conceptions, de visions du monde et d’inspirations qui font la richesse et la complexité de l’esprit humain. Le combat contre l’artificialisation de l’intelligence s’inscrit donc dans une écologie de ces "noosystèmes" culturels comme la lutte contre l’artificialisation des sols s’inscrit dans une écologie des écosystèmes naturels. En écrivant "Science sans Conscience n'est que ruine de l'âme", Rabelais fût l'ancêtre de cette écologie de l'esprit qui s'exprime aujourd'hui à travers l'aphorisme de Julian M.Pavelka: "La connaissance sans la sagesse est l'intelligence artificielle".

Transcendance versus Transhumanisme

Ce qui est à l’œuvre derrière le transhumanisme comme derrière l’usage techno-capitaliste de l’intelligence artificielle, c’est un fantasme infantile d’omniscience numérique qui correspond bien à la régression narcissique de nos sociétés. Face aux fantasmes d’omniscience, toutes les grandes traditions spirituelles et philosophiques reconnaissent et rappellent les limites de la connaissance qui sont aussi celles de notre conscience humaine, à la manière de Socrate : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien ». 

La reconnaissance d’un mystère irréductible est à l’origine de la diversité des formes prise par le sacré à travers le temps. Toute spiritualité authentique est une ode au mystère qui fonde notre humanité. Dès lors, la nature spirituelle de l’être humain peut devenir une arme de dissuasion massive contre les fantasmes d’omniscience véhiculés par l’intelligence artificielle.

Pour résister à l’influence régressive d’un transhumanisme techno-capitaliste, il nous faut donc développer le sens du mystère comme un sixième sens qui ouvre les portes de la perception sur des dimensions invisibles et indicibles qui transcendent les limites de notre conscience habituelle et auxquelles on peut avoir accès grâce à des moments de percée intuitive, d'inspiration créatrice ou d’illumination spirituelle.

Ces états de conscience sont qualifiés de "transpersonnels" par les psychologues parce qu'ils dépassent les limites de la personnalité identifiée à la conscience séparatrice de l'égo. Cette dynamique transpersonnelle est la seule alternative véritable aux fantasmes transhumanistes qui en sont la caricature régressive : fantasmes infantiles d'omnipotence technologique et d'omniscience numérique. Les approches transcendantes et transhumanistes ont ceci de commun qu'elles cherchent à dépasser les limites habituelles de la nature humaine : la première le fait de l'intérieur grâce au développement spirituel quand la seconde cherche à le faire grâce au développement des artefacts technologiques.

Par son authenticité, l'approche transpersonnelle permet donc de ne pas se laisser éblouir par le miroir aux alouettes tendu par les oligarques du transhumanisme. Derrière le conflit des rationalités se cache un conflit de sens qui est au cœur de notre crise de la civilisation : celui qui oppose la spiritualité (transcendante) à la technocratie (transhumaniste). D'un coté, la spirale évolutive d'un développement intégral de la conscience qui conduit à des formes de transcendance spirituelle à travers une série de stades évolutifs dont la complexité est croissante. De l'autre coté, la spirale infernale d'une technologie transhumaniste fondée sur l'instrumentalisation de l'être humain et du vivant à travers l'hégémonie d'une rationalité instrumentale au service de la valeur marchande.

C'est dans ces termes que s'exprime de manière contemporaine la tension tragique entre Éros, la force de vie, et Thanatos, la force de mort. Inspirés par Éros, nous poursuivons la spirale évolutive d'un transcendance spirituelle, aspirés par Thanatos nous nous laissons entraîner par la spirale infernale d'une technocratie transhumaniste.

Une sagesse apophatique


La reconnaissance du mystère n’implique pas l’éloge de l’ignorance mais suscite d’autres formes de conscience et de connaissance qui furent au cœur de grandes traditions spirituelles privilégiant l’intuition immédiate par rapport aux médiations de la rationalité abstraite. Ces traditions ont promues une vie simple, poétique et spirituelle, où la sensibilité participe de manière intime et intuitive à son milieu d’évolution en dévoilant les relations symboliques entre le monde du dedans et celui du dehors qui apparaissent dès lors comme les deux faces complémentaires d’une même unité harmonique. Le réenchantement de notre relation au monde passe, bien-sûr, par la reconnaissance et la promotion de ces autres modes - sensibles et intuitifs, poétiques et symboliques - de conscience et de connaissance.

Le sens du mystère est à l’origine d’une sagesse apophatique, fondée sur la négation des discours et des apparences, que l’on retrouve dans un certain nombre de traditions spirituelles et philosophiques célébrant ce qui reste à jamais indicible, incompréhensible et inconnaissable. Parce qu'elle procède par la négation, cette sagesse apophatique ne se satisfait d'aucune explication mentale au même titre qu'une certaine théologie négative insiste sur ce que Dieu n’est pas plutôt que sur ce qu’il est. La négation proférée par la sagesse apophatique permet de résister au néo-positivisme véhiculé par le transhumanisme, à ses fantasmes d'omniscience et au fétichisme de l'abstraction à travers lequel ceux-ci se manifestent dans nos sociétés régressives. C’est en ce sens que le poème du philosophe et écrivain roumain Lucian Blaga nous propose de faire "croître l’inconnaissable" en transformant l'incompris "en énigmes plus grandes encore".

Moi je ne foule pas la corolle de merveilles du monde 
et je ne tue pas 
avec ma raison les mystères rencontrés
en chemin 
dans les fleurs, les yeux, sur les lèvres ou les tombes. 
D’autres avec leur lumière
anéantissent le charme caché dans l’insondable
obscurité des profondeurs, 
mais moi, avec ma clarté moi je fais croître l’inconnaissable 
et comme la lune avec ses blancs rayons 
loin d’amoindrir ajoute en tremblant
à l’envoûtement nocturne, 
j’apporte moi aussi à l’horizon ténébreux 
de vastes frémissement de mystère sacré, 
et tout ce qui est incompris 
se transforme en énigmes plus grandes encore 
sous mon regard — 
car mon amour englobe 
les fleurs et les yeux, les lèvres et les tombes. 

Lucian Blaga (1895-1961) Poèmes de la lumière, (Poemele luminii, 1919) 

Ressources 

L'Intelligence Artificielle ou l'enjeu du siècle. Anatomie d'un anti-humanisme radical. On trouvera sur le site des éditions L'échappée de nombreux liens avec des articles et des émissions qui font la recension de cet ouvrage et qui proposent des entretiens avec Eric Sadin

Eric Sadin : l'asservissement par l'Intelligence Artificielle ?  A voir absolument : un entretien explosif de 2h18' avec Eric Sadin sur la chaîne YouTube TkinkerView qui propose toujours des entretiens de grande qualité.

Intelligence Artificielle : un antihumanisme radical  Entretien avec Eric Sadin sur la Chaîne YouTube de TV5Monde (11'50")

L'intelligence artificielle, un antihumanisme radical. Article d'Eric Sadin Journal La Décroissance N°149  Mai 2018

Capitalisme Cognitif et Transhumanisme  Extrait d'une conférence de Laurent Alexandre, chirurgien et essayiste, entrepreneur et figure du Transhumanisme en France, dont le discours et la stratégie sont vigoureusement contestés par Eric Sadin (6'48").

L'imposture du Transhumanisme  Daniel Tritsch et Jean Mariani. Site Pour la Science

Dans Le Journal Intégral

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