On est en train de mourir
à l’humanité pour naître à autre chose. Satprem
Nous poursuivons dans ce billet l’exploration d’une spiritualité contemporaine et évolutionnaire commencée avec la présentation de L’Eveil Evolutionnaire, le nouvel ouvrage d’Andrew Cohen. Dans notre dernier billet, Satprem évoquait Le Grand Sens, celui d'une dynamique évolutive qui conduit vers une forme d'humanité aussi différente de l’homme d’aujourd’hui que celui-ci l’est des primates dont il descend.
Dans cette perspective du Grand Sens, la crise de civilisation traversée actuellement par l’humanité prend une signification particulière qui démystifie toutes les analyses sectorielles et les interprétations superficielles, impuissantes à diagnostiquer ce saut évolutif et encore plus à en saisir la dynamique.
Nous proposons ci-dessous un entretien donné en 1982 par Satprem à David Montemurri pour le film L'Homme après l'homme, où l’auteur de Sri Aurobindo ou l'Aventure de la conscience analyse cette crise : « On n’est pas dans une crise morale, on n’est pas dans une crise politique, financière, religieuse, on est dans une crise évolutive. On est en train de mourir à l’humanité pour naître à autre chose ».
Si cette crise est qualifiée d’évolutive c’est qu’elle transforme l’homme contemporain identifié au "petit sens" par les limitations du mental et de l’égo qui déterminent une soif de domination. Dans le creuset de cette métamorphose doit advenir une humanité éveillée, participant en conscience, en sensibilité et en volonté au Grand Sens c’est à dire à la dynamique évolutive, créatrice et intégrative, de la vie/esprit.
En concevant l’homme comme un être de transition, Satprem propose un point de vue radical et visionnaire qui nous oblige à sortir de nos habitudes de pensées. En donnant à la crise de civilisation un sens métaphysique et évolutif, il opère un véritable renversement de perspective : il ne s'agit plus de combattre une malédiction mais de vivre une épreuve initiatique où se forge une nouvelle forme de conscience et d’humanité qui nous libère de l’emprise des anciens modes de vie et de pensée devenus totalement inadaptés.
La banqueroute de l’âge
rationnel
Bernard Enginger dit
Satprem (1923-2007) est déporté à vingt ans pour faits de
résistance à Mauthausen où il passe dix-huit mois. En lui enlevant toutes ses
illusions, cette expérience fondatrice le met en présence d’un essentiel qu’il
cherchera à vivre et à développer tout au long de sa vie. C’est ainsi qu’à
Pondichéry, il rencontre Sri Aurobindo et Mirra Alfassa, cette française
surnommé Mère
qui fut l’âme de l’ashram crée par Sri Aurobindo. C’est en 1957 que Mère lui
donne son nom, Satprem qui signifie « celui qui aime vraiment »
Dans un billet intitulé La Crise évolutive vue par Sri Aurobindo, nous évoquions la façon dont le sage
indien avait discerné et diagnostiqué la crise du modèle
occidentale en l’identifiant comme une crise évolutive : « Actuellement
l'humanité traverse, dans son évolution, une crise où se dissimule pour elle l'obligation d'un choix
qui déterminera sa destinée. Nous sommes arrivés en effet à un stade ou le mental humain a
réalisé, dans certaines directions, un développement immense, alors que dans
d'autres il est arrêté, désorienté et ne peut plus trouver sa voie... »
(La vie divine)
Comme
tout visionnaire authentique, Sri Aurobindo (1872-1950) a anticipé l’évolution
de nos société et notamment les impasses de l’économisme dominant : « C'est
ainsi qu'au lieu d'une société harmonieusement ordonnée, il s'est développé un
formidable système organisé de concurrence, un industrialisme forcené et
unilatéral,
en rapide expansion, et, sous le masque de la démocratie, une tendance croissante
vers une ploutocratie qui choque par son ostentation
grossière et l'immensité des gouffres et des distances qu'elle crée. Tel est le dernier
aboutissement de l'idéal individualiste et de son mécanisme démocratique, et
c'est le début de la banqueroute de l'âge rationnel. »
A l'heure d'un néo-libéralisme triomphant, cette phrase est d’une telle
actualité qu’on pourrait croire qu’elle a été écrite aujourd’hui.
Un
moment d’exception
Tout
en diagnostiquant la banqueroute de l’âge rationnel fondé sur l’hégémonie de
l’abstraction intellectuelle, Sri Aurobindo annonce l’émergence de nouvelles formes culturelles et
spirituelles portées par des minorités créatrices : « Seule une orientation spirituelle
totale donnée à la nature toute entière peut élever l'humanité au-delà d'elle
même... Ce qui est nécessaire c'est que quelques individus sentent un tournant dans l'humanité, aient la vision de cette transformation, en éprouvent le besoin impérieux, aient conscience de la possibilité et veuillent la rendre
possible en eux-mêmes et en tracer la voie. Cette tendance n'est pas
inexistante et elle doit s'accroître avec la tension de la crise dans la
destinée cosmique de l'homme... » (La vie divine)
Dans
l’entretien donné à David Montemuri, Satprem développe l’inspiration de Sri
Aurobindo sur la crise évolutive à partir de sa propre expérience, celle de la
résistance et des camps de concentration, où l’épreuve et le dénuement
conduisent à retrouver l’essentiel, au-delà de toutes les constructions
intellectuelles qui nourrissent nos limitations de conscience et nos
identifications transitoires.
Par
delà les mots de Satprem - précis,
puissants, poignants - il s’agit d’être à
l’écoute d’une voix qui est aussi, et peut-être surtout, une vibration. Faire
l'expérience simplement de cette présence qui témoigne d’une intensité. Et
résonner avec cette vibration, voyager au cœur de cette intensité à la
découverte d’un espace intime et sacré, voilé par le quotidien et ses routines.
Et laisser le silence s'épanouir en soi afin qu'il devienne porte parole de
l'immensité. Un prophète est là - c'est si rare - dont la voix fait écho à
l'urgence de l'évolution. Un moment d'exception...
La Crise évolutive vue par Satprem
David
Montemurri : - Et cette phrase d’Arthur Rimbaud dans « Une Saison en Enfer ». Il décrit l’enfer que nous sommes en train de vivre avec une
centaine d’années à l’avance. Et il dit : « Et pourtant, c’est la veille et,
à l’aurore, armés d’une ardente patience...»
Satprem :
- « ... ils entreront aux splendides
villes ». Seulement, n’est-ce pas, l’enfer dans Rimbaud, c’était
encore très psychologique. Maintenant, c’est un enfer physique En ce moment, on
fusille à Téhéran, n’est-ce pas. Partout c’est la barbarie, sous une forme ou
une autre. Ça devient très étranglant. Parce qu’il faut que les hommes soient
devant une réalité physique un peu terrible pour changer de conscience. C’est
ça dont il s’agit
On n’est pas dans une crise morale, on n’est
pas dans une crise politique, financière, religieuse. On n’est dans rien de
tout ça. On est dans une crise évolutive. On est en train de mourir à
l’humanité pour naître à autre chose.
Alors
tout est cassé – partout – tout est horrible – partout. Même dans les
splendides cités américaines si confortables. C’est la même barbarie partout.
Et il faut qu’on arrive au moment où la conscience vire dans une autre
dimension, n’est-ce pas. C’est ça l’histoire ; c’est une crise évolutive.
On
est au même point où à un certain moment de l’évolution, il a fallu passer
d’une respiration branchiale à une respiration pulmonaire ou bien on
asphyxiait. C’est ça qui se passe. Je ne peux dire que mon expérience. Un homme
commence à être que quand il arrive au rien total de ce qu’il est, de ce qu’il
croit, de ce qu’il pense, de ce qu’il aime. Quand on arrive à ce rien complet,
alors il faut que quelque chose soit ou on meurt, n’est-ce pas
Moi,
j’ai connu ça dans les cours des camps de concentration. Il n’y avait plus
rien. Tout était cassé brisé. Même moi j’étais brisé. Tous les idéaux, les
noblesses, tout était brisé ; cassé. Il n’y avait rien rien, rien, vous
comprenez ? Il n’y avait pas de politique, pas de religion. Il n’y avait
rien à quoi s’accrocher. Alors, quand il n’y a rien, qu’est-ce qu’il reste ?
Qu’est-ce qu’il reste ? Il y a un centre de force, d’être. ll y a quelque
chose qui reste et c’est ça la clé
Ce
n’est pas tout ce qu’on pense. Ce n’est pas tout ce qu’on sent. Ce n’est pas
tout ce qu’on aime. Ce n’est pas les idéaux. Ce n’est pas le bon Dieu. Ce n’est
rien de tout ça. C’est quelque chose qui est poignant comme si tout l’être
était ramassé dans une angoisse si intense que c’est comme une prière ou de
l’amour
C’est
quelque chose qui est chaud, puissant, qui n’a pas de mots, qui est l’être, qui
est ce qu’on est. C’est ça la question ou la chose à laquelle tout le monde
arrive. Quand tout s’écroule qu’est-ce qu’il reste ?
Et
tout est cassé pour nous obliger à arriver à cet instant humain où l’on est ce
qu’est l’homme réellement. Qu’est-ce que c’est, n’est-ce pas, un homme ?
On est trompé complètement par les philosophies, les religions, les politiques.
Tout ça, ce sont des excroissances qui sont venues s’ajouter siècle après
siècle mais ça n’a rien à voir avec la réalité humaine
Qu’est-ce
que c’est que la réalité humaine ? Un homme dans une cellule qu’on va
fusiller demain matin sait ce que c’est, quelque fois. Moi, j’ai écouté
beaucoup de matins des pas dans le couloir Alors, quand on est là, seul, dans
le noir, et qu’il y a les pas qui viennent et que l’on frappe à une cellule à
côté et puis çà passe et c’est l’autre cellule...
A ce
moment-là, où est la philosophie ? Où est la religion ? Où est la
famille ? Où est l’amour ? Où est toute cette croûte
artificielle ? Il n’y a plus rien. Il n’y a plus rien Mais il y a quelque chose qui est si
puissamment doux, fort, étant... Pour une fois, cela est. C’est ça la réalité
humaine. Ça n’a pas de nom. Ça n’a pas de nom mais c’est une force. Et c’est
d’une grande douceur comme si tout d’un coup tout, tout, tout vous glisse des
mains. Et puis il reste une douceur qui comprend tout. Et qui n’est pas mièvre,
qui est forte. Qui regarde d’au-dessus toute cette comédie, toute cette
tragédie et qui, tout d’un coup, a un regard comme d’ailleurs
Et
ça c’est l’homme. Et ça, personne ne peut toucher ça. Personne. On peut vous
fusiller. On peut vous torturer. Mais ça, ça ne bouge pas. Ça, ça EST
Et
c’est ça le chaînon évolutif. C’est ça qui fait qu’on passera ailleurs dans une
espèce moins tragique et moins ridicule. C’est cette réalité qui a la puissance
de passer à la prochaine étape. Ce n’est pas nos philosophies Est-ce que la
philosophie du poisson l’a jamais aidé à devenir un amphibien ? Est-ce que
la religion du dinosaure l’a jamais aidé à devenir un mammifère ?
Alors,
ce n’est rien de tout ce que nous connaissons qui nous aidera à traverser. Ce
n’est rien, rien, rien du tout. Ce n’est pas Karl Marx. Ce n’est pas le Pape.
Ce n’est personne. C’est simplement cette chose qui est l’être pur de ce qu’on
est, n’est-ce pas. Qui est comme le vrai battement de cœur. Alors ça oui, ça
passe. Parce que c’est la seule réalité. Tout le reste était des trucs,
n’est-ce pas, pour nous apprendre à nous approcher un peu de la réalité. De ce
que l’on est,
Des
trucs religieux, des trucs marxistes, des trucs ganddhistes. Tous les trucs
humains qui sont simplement là pour nous aider à nous approcher, pas à pas, pas à
pas, de la réalité humaine. Et alors maintenant, le fait mondial, c’est qu’on
casse justement tout ça. On nous fait la grande grâce de casser toutes nos
idées, tous nos sentiments, toutes nos moralités. On nous fait cette grâce. On
est mis à nu pour trouver la chose qui peut survivre. La chose qui est
créatrice. Parce que, quand on est dans ce point d’être, on comprend que c’est
la force créatrice, que c’est ça qui peut tout changer.
Seulement,
ce n’est pas une affaire individuelle, l’évolution. Il faut que l’humanité,
globalement, soit amenée à ce point irrévocable. Ce point où tu es ou tu n’es
pas. Tu es ou tu n’es pas. Alors, tu n’es pas, ça veut dire que tu t’en vas
comme beaucoup d’espèces sont parties…
Ressources
Ressources
Rencontre avec un homme remarquable. Entretien de Satprem avec Jacques Chancel au cours de la célèbre émission Radioscopie.
Sur le site de l'Institut de Recherches Evolutives, on trouvera des information sur L'Homme après l'homme, le film de David Montemurri d'où est extrait l'entretien de Satprem. On peut s'y procurer une cassette audio de la bande sonore de ce film ainsi que deux cassettes contenant l'interview intégral de Satprem par David Montemurri.
Sur le site de l'Institut de Recherches Evolutives, on trouvera des information sur L'Homme après l'homme, le film de David Montemurri d'où est extrait l'entretien de Satprem. On peut s'y procurer une cassette audio de la bande sonore de ce film ainsi que deux cassettes contenant l'interview intégral de Satprem par David Montemurri.
Simplement merci,
RépondreSupprimerCordialement.