La croissance n’est pas la solution, elle est le problème. Jean-Claude Besson-Girard
Croissance ! Croissance ! Croissance ! Il est de bon ton aujourd’hui de sauter tel des cabris en invoquant la croissance à longueur de discours et d’éditoriaux comme la solution universelle qui viendrait par miracle nous libérer de nos maux et de nos angoisses face à l’évolution d’un monde qui bouleverse nos modes de vie et de pensée.
Cette écœurante litanie relève bien plus de la pensée magique et de la croyance dogmatique en la toute puissance de l’économie que d’une réflexion inspirée par la raison et la sagesse. Pour Jean-Claude Besson-Girard, directeur de la revue Entropia : « On ne résoudra pas « la Crise » avec les idées et les croyances qui l’ont provoquée. Parmi celles-ci, la croyance en une croissance sans limites sur une planète aux ressources limitées est centrale. »
De plus en plus de personnes - et parmi elles des penseurs de premier plan - estiment que, non seulement la croissance n’est pas la solution mais qu’elle est le problème en tant que fétiche d’un imaginaire économique profondément déshumanisant. En réduisant l’être humain à la figure misérable de l’Homo oeconomicus, cet imaginaire impose un regard comptable sur ce qui n’a pas de prix. N’oublions pas que, selon Albert Schweitzer, le bonheur est la seule chose qui se double si on le partage.
Entropia
Crée en Novembre 2006, Entropia est la revue d’étude théorique et politique de la décroissance. Des auteurs reconnus – Serge Latouche, Paul Ariès, Yves Cochet, Jean-Paul Besset, Dominique Bourg, Bertrand Meheust – et d’autres, de moindre notoriété, y oeuvrent dans la même direction, celle d’une décolonisation de l’imaginaire économique qui permet d’explorer et d’inventer les voies d’un vivre ensemble qui ne serait plus indexé sur les valeurs marchandes mais sur les valeurs humaines.
Dans un article du premier numéro intitulé Pourquoi Entropia ? Jean-Claude Besson-Girard et Serge Latouche présente ainsi cette revue : « ENTROPIA signifie littéralement « se retourner ». Ce verbe, pronominal en français, a pris, depuis 1723, un sens particulièrement intéressant pour éclairer notre démarche intellectuelle et pratique vers un après-développement : « Changer de ligne de conduite afin de s’adapter à des circonstances nouvelles. (Dictionnaire culturel en langue française, Le Robert, vol. IV, p. 273) »
Toute pensée qui refuse son autocritique n’est plus une pensée, mais une croyance. Elle quitte le terrain solaire de la lucidité pour les mirages de l’espérance. Depuis plus de cinquante ans, « la croissance » et « le développement » relèvent de ce statut irrationnel et dogmatique. Dans les années soixante-dix, cependant, quelques chercheurs hétérodoxes et que la clairvoyance n’effrayait pas (Illich, Georgescu-Roegen, Ellul, Partant, Castoriadis…) se sont dressés contre cette dictature de l’économisme et ont jeté les bases d’une pensée de la décroissance. Pensée dérangeante s’il en est.
Quatre crises capitales
... Depuis peu, quatre crises capitales sont identifiées et confirment la pertinence et l’urgence d’une recherche sur l’après-développement qui est, en quelque sorte, le prolongement ouvert et « positif » de la notion irritante de décroissance. Ces crises sont d’ailleurs présentes à l’arrière-plan de sujets de conversations ordinaires et véhiculent une inquiétude grandissante.
La crise énergétique, liée à l’épuisement, au renchérissement des ressources fossiles et au consumérisme compulsif généralisé ; la crise climatique parallèle à la réduction de la biodiversité, à la privatisation du vivant et des ressources naturelles ; la crise sociale, inhérente au mode capitaliste de production et de croissance, exacerbée par une mondialisation libérale génératrice d’exclusion au Nord et plus encore au Sud ; la crise culturelle des repères et des valeurs, dont les conséquences psychologiques et sociétales sont visibles en tout domaine.
Ces quatre crises remettent en cause, comme jamais, le dogme de la croissance économique sans limites et le productivisme qui l’accompagne. Elles révèlent également, pour les résoudre, l’inefficacité flagrante du « développement durable », comme oxymore sédatif et comme mensonge consensuel. Mais, au-delà de ces aspects économiques, physiques, biologiques, sociologiques et politiques, se profile en réalité une crise anthropologique totalement inédite ».
Cette présentation d’Entropia date d’Octobre 2006 et précède de quelques mois la crise des subprimes de Juillet 2007 aux Etats-Unis à l’origine du krach de l’automne 2008 qui aura pour conséquence en Europe la crise des dettes souveraines dont nous voyons tous les jours les répercussions économiques sociales, et politiques.
Cette synchronicité met en évidence la corrélation entre deux dynamiques : à la dégénérescence du modèle dominant exprimée par la crise financière mondiale correspond une régénération culturelle qui se manifeste par l’émergence d’une pensée alternative. Cette crise financière et ses conséquences dramatiques ont alimenté les thèses des penseurs de la décroissance qui trouvent un profond écho dans le champ intellectuel.
Sortir de l’économie
Maître de conférences en histoire contemporaine et auteur de Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique, François Jarrige analyse l’intérêt grandissant pour la décroissance chez les avant-gardes culturelles et le hiatus pouvant exister entre ce mouvement et le cadre étriqué du débat dans les champs médiatique et politique :
« L’idée de « sortir de l’économie », qui aurait paru incompréhensible il y a encore peu de temps, semble s’imposer progressivement comme une évidence. Plusieurs ouvrages récents issus d’horizons divers aboutissent à la conclusion que c’est la seule solution. Serge Latouche est l’un des premiers à avoir formulé cette idée, la décroissance dans ses diverses variantes l’a largement reprise et c’est en grande partie ce qui fonde sa radicalité. La décroissance refuse en effet à la fois l’économie en tant que discipline imposant un développement irréaliste, le capitalisme en tant qu’il vise un accroissement illimité de la richesse et des inégalités, et la société de consommation en raison des multiples aliénations qu’elle produit.
C’est pourquoi le thème, ou le slogan, de la décroissance apparaît à beaucoup comme une « utopie » irréaliste, voire dangereuse. Le discours de la décroissance ne peut évidemment pas être audible dans un monde où la théorie économique, ce vaste « mensonge collectif », domine partout. Pourtant, de plus en plus de tableaux et de diagnostics de notre monde, dressés par des figures importantes du champ intellectuel, des savants reconnus, confirment les constats qui sont au fondement de la radicalité décroissante
... Il existe désormais un hiatus de plus en plus gigantesque entre les débats théoriques radicaux et les discussions vivantes et originales qui se développent dans la mouvance de l’objection de croissance d’une part, et l’étroitesse du cadre du débat dans les champs médiatique et politique. Paradoxalement, de plus en plus d’analyses tendent à valider le slogan de la décroissance et les mises en gardes des objecteurs de croissance. Pourtant ce mot d’ordre demeure toujours aussi invisible, inaudible et scandaleux. Ce hiatus est évidemment l’effet de l’idéologie, c'est-à-dire des croyances collectives portés par les groupes dominants qui contribuent à enfermer le débat et le champ des possibles.
La tâche des objecteurs de croissance est ardue tant l’économie joue désormais le rôle de l’ancienne religion, avec ses prêtres et ses institutions, tous rétribués pour que rien ne change ! Face à la religion et au dogme, il n’y avait qu’une seule solution : être iconoclaste, détruire les idoles, par la provocation, parfois aussi par l’excès.» (La Décroisance. Avril 2012)
Une Métanoïa
Le prix Nobel d’économie Maurice Allais a écrit : « "L'économie doit être au service de l'homme et non l'homme au service de l'économie". Sortir de l’économie c’est effectuer cette conversion – une métanoïa – au cours de laquelle on se libère d’un système aliénant qui fait de l’homme un esclave soumis aux lois d’airain du développement économique pour remettre l’économie à sa juste place : au service du développement intellectuel et culturel, social, éthique et spirituel, d'une humanité qui n’est réductible ni à ses intérêts économiques, ni à ses besoins matériels.
Pour l’économiste Christian Arnsperger dont nous avons évoqué ici L'éthique de l'existence post-capitaliste : « Notre système économique souffre bel et bien, et depuis longtemps, d’une profonde crise de sens. La croissance de la production et de la consommation n’est pas, et n’a jamais été, l’objectif ultime de l’économie. Le but, c’est la prospérité de chaque être humain. Produire et consommer toujours davantage n’ont de sens que si l’on fait l’hypothèse que les biens priment toujours sur les liens - et c’est bien ce modèle d’un être humain acquisitif et possessif qui a guidé la naissance et le déploiement de notre système depuis trois siècles ». (Libération. La crise comme diversion et le sens de la vie (économique))
Sortir de la religion au siècle des Lumières c’était se libérer d’un dogme hégémonique pour participer à l’invention de la modernité. Sortir de l’économie aujourd’hui c’est se libérer d’un autre dogme, devenu tout aussi hégémonique, pour participer à l’émergence d’une nouvelle vision du monde (la cosmodernité?) fondée sur le développement intégral de l’être humain. Promouvoir une "vision intégrale" c'est remettre en question le modèle dominant fondé sur une logiciel abstrait qui ne correspond plus aujourd'hui à la dynamique du développement humain et de l'évolution culturelle.
La transition culturelle
Cette métanoïa dépasse de loin le cadre de l’organisation socio-économique puisqu’un monde où l’homme est esclave de l’économie est un monde où la raison abstraite - instrumentale et utilitaire - a oublié son lien de subordination avec une intuition créatrice qui lui permet de participer à la dynamique du développement humain.
Sortir de l’économie c’est se libérer d'une idéologie technocratique - à laquelle on ne peut donner le beau nom de culture - fondée sur le déni de la vie, de l’intuition créatrice et des dimensions supérieures de l’esprit humain. Cette idéologie utilitariste réduit la connaissance à la science, la création à la technique, le désir aux besoins et la vie à la survie économique.
Une transition à la fois culturelle et spirituelle doit donc accompagner la mutationdes mentalités vers un autre mode de conscience et de représentations collectives en synergie avec les nécessaires transitions énergétiques et écologique, économiques et sociales. Sans cette transition culturelle, aucune sortie de l'économie n'est envisageable car, comme le dit Christian Arnsperger : « les questions les plus profondes de l’économie ne sont pas en elles-mêmes des questions économiques ».
Un courant de régénération
Avec les nuances propres à leur identité et leur culture, des mouvements comme l’écologie - quand elle a gardé son inspiration radicale - l’écosophie, les anti-utilitaristes du Mauss, les initiateurs d'une économie des profondeurs comme ceux des monnaies libres participent de ce même mouvement de conversion et de régénération dont Edgar Morin rend compte en ces termes :
« Tout en fait a recommencé, mais sans qu’on le sache, nous en sommes au stade des commencements, modestes, invisibles, marginaux, dispersés. Car il existe déjà, sur tous les continents, un bouillonnement créatif, une multitude d’initiatives locales dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou de la réforme de la vie... Ces initiatives ne se reconnaissent pas les unes aux autres, nulle administration ne les dénombre, nul parti n’en prend connaissance. Mais elles sont le vivier du futur »
Derrière cette crise globale, ce mouvement de régénération perçoit une crise anthropologique qui remet en cause la vision totalitaire de l’Homo oeconomicus ainsi que les croyances et l’imaginaire qui s’en inspirent et fondent nos sociétés post-modernes. Selon Jean-Claude Besson-Girard : « La crise actuelle n’est pas une crise financière, économique, écologique, esthétique, éthique, politique, sociale ou culturelle. Elle est tout cela à la fois et simultanément. C’est en quoi elle est totalement inédite. C’est une crise anthropologique. Pour le comprendre il nous faut remettre en question toutes nos croyances. Tant que nous n’en serons pas intimement et collectivement convaincus, rien ne résoudra « La Crise »». (Quelle Crise ?)
Ce mouvement de régénération est porté par une prise de conscience ainsi résumée dans le billet précédent : « Notre problème n’est pas économique : jamais nous n’avons été aussi riche collectivement. C’est l’économie qui fait problème quand elle devient dogme, imposant le modèle mortifère d’un individualisme abstrait, calculateur et égoïste, narcissique et prédateur ».
Parce que cette crise anthropologique nous renvoie le reflet monstrueux d’une humanité dévastée, l’évidence d’une sortie de l’économie renvoie à l’urgence de redonner à l’être humain une profondeur spirituelle et à la société une vision collective. La sortie de l’économie est alors une autre façon de parler de l’entrée dans une ère nouvelle - l'ère des créateurs - celle de "l’éthonomie" où l’intersubjectivité s’exprime via les valeurs qualitatives qui fondent le vivre-ensemble et via l’intelligence collective qui permet d’incarner ces valeurs dans des projets communs.
L'ère des créateurs
Auteur du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Raoul Vaneigeim fut l’une des figures emblématiques d’un courant situationniste ayant largement inspiré le mouvement de Mai 68. Avec le style flamboyant qu’on lui connaît, il a su décrire cette mutation des mentalités qui annonce à la fois la sortie de l’économie et l’entrée dans l’ère des créateurs qu’il appelle de ses vœux.
« Etrange lucidité que celle qui autopsie le vieux monde et ignore la naissance d’un monde nouveau. Dans les années 1960, alors que l’efflorescence de l’économie promettait l’état de bien-être pour tous, dénoncer les ravages de la marchandise exposait au sarcasme des sceptiques. Comment voulez-vous objectaient les bons esprits du temps, que des gens accédant au bonheur garanti par la voiture, la télévision, le logement à loyer modéré et les biens de consommation, songent un seul instant à se révolter ?
Aujourd’hui qu’est venu la mode d’anathématiser l’horreur économique, le même aveuglement empêche de prendre conscience d’une mutation en cours sous nos yeux. De nouvelles valeurs s’affirment, elles achèvent de ruiner les anciennes, elles mettent en évidence l’amour de la vie, l’imagination créatrice, le progrès humain, la générosité, la solidarité collective fondée sur la conscience individuelle.
Elles ne se fondent pas sur cette bonne volonté qui a toujours annoncé les pires déconvenues. Elles ne peuvent se satisfaire d’une détermination éthique qui, si utile qu’elle puisse être, fait la part trop belle à l’abstraction, à l’intellectualité, à de modernes moutures du vieil impératif catégorique. Elles sont portées par les signes avant-coureurs d’un bouleversement des mentalités, des mœurs, des sociétés et de l’économie nécessaire à leurs besoins ». (L’Ere des Créateurs).
Netographie
Entropia De nombreux textes, vidéos et films sur la décroissance.
Numéros publiés. 1 Décroissance et Politique. 2 – Décroissance et Travail. 3 – Décroissance et Technique. 4 – Décroissance et Utopie. 5 - Trop d’utilité ? 6 - Crise éthique, éthique de crise ? 7 - L’effondrement : et après ? 8 - Territoires de la décroissance. 9 - Contre-pouvoirs et décroissance. - 10 - Aux sources de la décroissance. 11 - Le Sacré : une constante anthropologique. Les numéros épuisés en librairie seront en ligne prochainement. Le numéro 1 est déjà en ligne.
A lire le site Automates Intelligents, un entretien avec Jean-Claude Besson-Girard, directeur d’Entropia.
La Décroissance Le mensuel des objecteurs de croissance.
Le Sarkophage Le journal des gauches anti-productiviste dirigé par Paul Ariès.
Sortir de l’économie Bulletin critique de la machine-travail planétaire.
Le Journal Intégral : La fin de l’ère économique. Une économie des profondeurs. Les monnaies libres. Ethique de l’existence post-capitaliste. L’ère des créateurs.
Le blog Foudre évolutive de Serge Durand : Signification évolutive de la fin des matières premières.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire