Une crise révèle la vérité d’une époque au moment où elle disparaît. Jean-Claude Besson-Girard
Dans le précédent billet titré Sortir de l'économie, nous avons présenté Entropia, la revue d’étude théorique et politique de la décroissance. Publié en Mars 2009, le septième numéro de la revue est intitulée L’effondrement : et après ? Dans un article au titre éponyme, Jean-Claude Besson-Girard propose une réflexion lucide et inspirée sur la situation actuelle. Selon lui : « Jamais l’homme en tant qu’espèce n’a rencontré une conjoncture semblable où tant de situations critiques s’additionnent et s’entrechoquent...
Au lieu du mot « crise », utiliser le mot « effondrement » pour nommer ce qui se passe actuellement offre l’avantage, non seulement d’être plus proche du réel, mais aussi de libérer l’imaginaire tout en évacuant l’obsession économique... Il nous invite à l’invention d’un autre récit anthropologique qui ne soit plus basé sur la violence faite à la nature et sur la négation du différent de soi. Il ouvre sur un possible désirable et essentiel qui redonne sens à l’existence humaine ».
Cet article de J.C Besson-Girard a le mérite de pointer du doigt ce qui constitue l’essence même d’une crise évolutive, à savoir l’effondrement d’une vision de l’homme et du monde auquel correspond l’émergence d’un autre récit anthropologique. Selon sa « vision du monde » et son niveau d’évolution chacun se fait une idée de cet autre récit anthropologique. Dans la perspective évolutionnaire qui est la nôtre, l'effondrement dont nous sommes les témoins correspond à celui du paradigme abstrait de la modernité, synchrone avec l’émergence d’une vision intégrale.
L’effondrement, et après ? Jean-Claude Besson-Girard
De l’hypo-crisie à l’effondrement via l’hyper-crise.
« Il est frappant et paradoxal de constater à quel point les sociétés enrichies, obsédées par leur sécurité, manquent singulièrement de flair à son propos. En effet, tout se passe comme si elles refusaient de prendre la mesure de ce qui les menace dans leurs fondements mêmes. L’aveuglement et l’hypocrisie se confondent et nous confondent. On feint de découvrir que le capitalisme est amoral par nature. On feint d’ignorer qu’il ne survit que par les crises qu’il provoque. Mais surtout, on ne veut pas voir la réalité d’une crise beaucoup plus profonde et globale.
La majorité surmédiatisée des analyses et des discours sur « la crise financière et économique » actuelle revient à dissimuler l’existence d’une conjonction de faits dont la nature et l’ampleur sont totalement inédites. L’inconnu fait peur, dit-on. Mais, en réalité, c’est la peur de perdre le connu qui angoisse. Le connu, en l’occurrence, c’est l’ensemble des croyances et des pratiques qui dans tous les domaines des activités humaines ont conduit à la présente situation mondialisée.
Pour conjurer cette angoisse, feindre d’en ignorer les causes profondes relève bien de l’hypocrisie. « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu » écrivait La Rochefoucauld. Reste à savoir où, de nos jours, se loge la vertu puisque le vice semble être partout chez lui quand il s’agit de pouvoir et d’argent, comme les informations quotidiennes en apportent l’affligeante démonstration.
Comme le mot « hypocrisie » qui en dérive, le mot « crise » vient du grec krinein, qui signifie distinguer, juger comme étant décisif. C’est l’aboutissement inéluctable d’un état de tension à l’issue duquel une contradiction se manifeste ouvertement. Une crise introduit une discontinuité au cœur d’un processus jusqu’alors continu en sanctionnant ce qui était voué à une impasse et en dévoilant une possible configuration nouvelle, donc une opportunité.
En tout domaine, une crise révèle la vérité d’une époque au moment où elle disparaît. Critiquant la philosophie de l’histoire, celle-ci étant toujours écrite par les vainqueurs, Walter Benjamin affirme que la catastrophe c’est le maintien de la fiction d’un continuum du « progrès ». Nous en sommes bien aujourd’hui à l’époque de la révélation des conséquences idéologiques et concrètes de cette fiction.
Pour une vision anthropologique de la Crise
Il est possible d’avancer l’hypothèse que notre espèce « sapiens » ait connu deux « mutations » majeures : celle du paléolithique supérieur et celle de « l’homo technicus », avec la colonisation de la planète par la civilisation thermo industrielle. Ce second tournant majeur a progressivement assuré la domination de l’Occident sur le reste du monde.
On peut en constater les répercussions depuis quelque temps : la crise énergétique et alimentaire, la crise climatique parallèle à l’effondrement de la biodiversité, la crise sociale inhérente au mode capitaliste de production et de croissance, exacerbé par sa fuite en avant dans la finance virtuelle, et la crise culturelle des repères et des valeurs.
En outre, si l’on prête également attention aux enjeux actuels de la biologie et des technos sciences, il apparaît clairement que nous avons changé d’époque. Alors, si la contraction de l’espace-temps se trouve liée aux prouesses mécaniques, physiques et biologiques du « progrès », les promesses d’un projet anthropologique postmoderne sont annulées par les contradictions fondamentales et objectives qu’elles révèlent.
Comment résoudre, par exemple, l’antinomie entre les ressources planétaires disponibles et le degré de leur usage égalitaire et juste si l’on prend pour mesure commune le niveau de confort matériel occidental ? Ou comment inverser la courbe d’effondrement de la biodiversité, quand celle-ci est seule garante de la survie de notre espèce ?
Une conjonction inédite de situations critiques
Jamais l’homme en tant qu’espèce n’a rencontré une conjoncture semblable où tant de situations critiques s’additionnent et s’entrechoquent. Prendre conscience de leurs interactions et de leurs effets concrets dans la réalité vécue est le minimum de discernement requis pour commencer à mesurer de ce qui nous arrive, au lieu de découper en tranches « les problèmes et leurs solutions » car cette méthode est désormais sans issue. On ne résoudra pas « la Crise » avec les idées et les croyances qui l’ont provoquée. Parmi celles-ci, la croyance en une croissance sans limites sur une planète aux ressources limitées est centrale.
Mais de quel homme parlons-nous ? Bien que tous contemporains, nous ne vivons pas tous à la même époque. Cette distorsion dans la temporalité n’a jamais été aussi grande, aussi flagrante qu’aujourd’hui. Elle contribue à donner à la crise systémique actuelle une dimension planétaire, réellement anthropologique.
Elle est, si l’on peut dire, l’illustration du principe d’entropie. On sait que dans sa version vulgarisée, ce principe postule que tout système isolé laissé à lui-même tend vers l’équilibre en même temps qu’il voit son degré de désordre tendre vers un maximum. Tout nivellement interne à un système clos a pour revers une désorganisation et une perte d’énergie, puisque la différence qu’il élimine est un principe organisateur.
Bien qu’historiquement et géographiquement séparés un lien nous réunit par-delà l’espace et le temps. Il nous permet d’accéder à notre unité dans la diversité. Ce lien n’est ni économique, ni technique. Il est poétique autant que politique. Il est présent et agissant en chaque être humain comme étant ce qui le constitue en humanité.
L’effondrement, et après ?
Au lieu du mot « crise », utiliser le mot « effondrement » pour nommer ce qui se passe actuellement offre l’avantage, non seulement d’être plus proche du réel, mais aussi de libérer l’imaginaire tout en évacuant l’obsession économique. Il permet en effet d’invalider par avance toutes les idées de reprise ou de relance d’une économie surévaluée fondée sur le dogme de la croissance sans limites. Il nous invite à l’invention d’un autre récit anthropologique qui ne soit plus basé sur la violence faite à la nature et sur la négation du différent de soi. Il ouvre sur un possible désirable et essentiel qui redonne sens à l’existence humaine.
Sans doute aura-t-il fallu en arriver là pour en finir avec l’arrogance d’un capitalisme mortifère et avec le mépris de tout mode de vie qui ne soit pas de domination mais au contraire qui soit élaboré sur une trame d’épanouissement et d’harmonie conflictuelle. Si tout nous répugne à penser que la crise anthropologique en cours se résoudra d’une manière comparable à celle qui a éliminé l’homme de Neandertal, c’est donc bien avec les nouveaux exclus du « progrès » et avec tous ceux qui sont sans espoir que nous pourrons ensemble retrouver le goût de vivre et de créer inlassablement les conditions écologiquement viables et socialement vivables d’une sobriété joyeuse. Joyeuse parce que fraternelle. Oui, il y a une vie après l’effondrement ! » (Cet article est à lire ici sur le site d’Entropia.)
Quatre récits
En posant la question centrale d’une crise anthropologique, au cœur de toutes les autres, ce texte de J.C Besson-Girard pointe la synchronicité entre l’effondrement d’un paradigme dominant et l'avènement d'un autre récit anthropologique. La culture a horreur du vide. A partir de sa vision du monde et de son niveau d’évolution, chacun s’identifiera donc à un de ces quatre grands récits anthropologiques qui mettent en scène une temporalité particulière : les récits traditionnels, hypermodernes, post-modernes ou évolutionnaires.
Le récit traditionnel. Le retour aux sources du récit traditionnel est celui d’une sensibilité organique qui perçoit l’homme comme une partie indifférencié d’un grand Tout. Cette vision pré-moderne est commune à tous les mouvements conservateurs et réactionnaires fondés sur la nostalgie et la restauration des valeurs traditionelles comme de l’organisation hiérarchique d'un monde holiste et statique. Ce monde est celui d'un âge d'or mythique qui aurait précédé l’avènement d’une modernité progressiste perçue comme catastrophique.
Le récit hypermoderne. Le récit hypermoderne est celui de l’aboutissement et de l’accomplissement d’une modernité où la raison abstraite et instrumentale conçoit l’être humain comme « maître et possesseur de la nature ». Ce récit transhumaniste envisage une nouvelle forme d’humanité radicalement transformée par les apports de la technoscience. La temporalité du récit hypermoderne est celle d'un progrès linéaire et irréversible fondé sur le développement technologique et l'appropriation économique des ressources naturelles et humaines. Le passé y est vécu comme une pesanteur archaïque dont il faut se détacher et se libérer.
Les récits post-modernes. Pour la sensibilité relativiste de la post-modernité, la nature humaine est une abstraction et son universalité une illusion. Seules existent des représentations culturelles dans lesquelles se reconnaît une société à un moment donné. Le relativisme post-moderne n’envisage donc pas l’émergence d’un seul récit anthropologique mais une multitude de micro-récits comme autant de constructions sociales liées à des cultures spécifiques. La temporalité post-moderne est celle d'un présent auto-référent, déconnecté de toute historicité.
Un récit évolutionnaire
Les traditionalistes s’identifient donc à un passé qu’ils veulent restaurer. Projetés dans le futur, les progressistes veulent s’abstraire et s’émanciper de cet héritage. Quant aux relativistes, ils vivent dans le présent éternel d’une auto-création perpétuelle. La perspective intégrale n’est ni traditionnelle, ni moderne, ni post-moderne : elle inclue et transcende ces diverses visions du monde dans une approche évolutionnaire.
La Spirale Dynamique de Clare Graves |
Selon elle, l’histoire de l’homme est celle de son développement et l’histoire de son développement participe d’une dynamique évolutive qui mène de la matière à la vie, de la vie à la conscience et de la conscience à l'Esprit. Passé, présent et futur participent donc tous de cette dynamique évolutive qui se manifeste dans le temps à travers une série de stades évolutifs de complexité et d’intégration croissantes.
Si l’on se réfère à la dynamique de l’évolution culturelle, l’effondrement évoqué par J.C Besson-Girard apparaît comme celui du paradigme abstrait de la modernité qui, cinq siècles durant, a façonné nos modes de vie et de pensée. A cet effondrement correspond l’émergence évolutive d’une vision intégrale comme un nouveau chapitre dans la longue histoire du développement humain et de l’évolution culturelle.
Evolutionnaires et progressistes
Comme l’écrit Jean Jaurès, ami de Bergson : « L’histoire humaine n’est qu’un effort incessant d’invention et la perpétuelle évolution est une perpétuelle création ». Si la dynamique évolutive de la vie/esprit s’exprime à travers la création de formes inédites, cette création récapitule et mémorise toujours les processus qui ont conduit jusqu’à elle. L'évolution humaine c'est la dynamique d'un progrès qui ne nie pas l'archaïsme mais qui l'intègre. Et c’est en ce sens que la démarche évolutionnaire ne doit pas être confondue avec la démarche progressiste. La première intègre et transcende le passé alors la seconde cherche à s'en détacher pour le dépasser de manière abstraite à partir d’une conception linéaire du temps.
Si la conception évolutionnaire du temps est figurée par une spirale c'est que la dynamique de l’évolution ressemble à une courbe, enroulée autour d’un axe central invisible, qui s'ouvre progressivement autour de cet axe à travers des cycles de plus en plus larges qui synthétisent les anciens cycles, plus étroits, dans un niveau supérieur.
Une croissance qualitative.
La place nous manque ici pour analyser plus avant les différences existant entre ces quatre grands récits anthropologiques nourris des représentations culturelles et d'une temporalité propres à chaque stade évolutif et à partir desquelles s’élaborent les diverses prises de position politique, philosophique et spirituelle.
Si l’heure d’une anthropologie évolutionnaire est venue c’est que la sortie de l’ère économique nécessite de passer de la vision quantitative du développement matériel à la vision qualitative du développement humain. Le débat économique entre croissance et décroissance doit ouvrir sur une réflexion antrhopologique et culturelle concernant les rapports entre croissance qualitative de l'être humain et croissance quantitative des biens matériels. A l’inéluctable décroissance matérielle doit correspondre une croissance intérieure et qualitative à la fois psychologique et éthique, intellectuelle et spirituelle N’oublions pas cet avertissement de ce grand visionnaire que fut Pierre Teilhard de Chardin : « La seule réalité qui soit au monde est la passion de grandir. » Parce qu’elle propose une cartographie détaillée du développement humain, la vision intégrale permet de suivre et comprendre les différentes étapes de cette croissance qualitative.
Mais la perspective évolutionnaire que nous venons de tracer pose un immense défi : comment l’Homo oeconomicus sans histoire et sans mémoire peut-il se projeter dans le futur alors même que, privé de tout passé, il ne voit dans l’avenir que la projection linéaire, continue et infinie, de la situation actuelle ? Ce défi est celui d’une transition à la fois culturelle et spirituelle qui doit accompagner les autres formes de transition énergétique et écologique, économique et sociale.
A la conscience formatée par le modèle abstrait et amnésique de la modernité, cette transition culturelle doit permettre de retrouver la mémoire du développement humain afin de participer aux nouvelles formes de pensée, de sensibilité et d’organisation à travers lesquelles la dynamique évolutive se manifeste aujourd’hui. Si l'heure de la transition culturelle est venue c'est qu'elle permet d'élaborer, de manière collective, le nouveau récit anthropologique d'un homme en développement, maillon d'une lignée évolutive qui conduit d'une ancestralité archaïque aux stades supérieurs de la conscience.
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