Plus un individu a de ressources intérieures, moins il s’encombre avec des possessions matérielles. Jacqueline Kelen
Nous venons de l’analyser dans notre dernier billet L’effondrement, et après ? : ce qui définit une crise évolutive c’est l’effondrement du paradigme dominant et l’émergence synchrone d’un autre récit anthropologique. Ainsi en a-t-il été au dix-huitième siècle avec l’effondrement de la mentalité traditionnelle et de l’ancien régime, auquel correspondait l’émergence d’une modernité démocratique portée par les valeurs de la raison, du progrès et de l’individu.
Aujourd’hui, la crise évolutive que nous vivons renvoie à l’effondrement du paradigme abstrait de la modernité et à l’émergence d’un nouveau récit anthropologique – évolutionnaire – fondé sur le développement qualitatif de l’être humain et son éveil aux dimensions supérieures de la conscience.
A notre époque, une évolution vers des valeurs plus qualitatives est à l'origine de ce que certains sociologues ont nommé le passage du matérialisme au post-matérialisme. A cette évolution qualitative des valeurs correspond une transition culturelle qui se manifeste par un changement des mentalités, des sensibilités et des relations humaines.
Contre-culture, nouveau paradigme, créatifs culturels et aujourd’hui mouvement intégral : telles sont les métamorphoses à travers lesquelles ce courant post-matérialiste se manifeste depuis cinquante ans.
Une évolution qualitatives des valeurs
A la fin du dix-neuvième et durant la première partie du vingtième siècle, ces « marginaux centraux » que sont les penseurs et créateurs visionnaires ont contesté la modernité abstraite en annoncant l'émergence d'une nouvelle vision du monde. A travers le mouvement de la contre-culture des années 60, la génération née après-guerre exprimait une quête de sens et de spiritualité, de solidarité et de profondeur, face à une société moderne minée par l’utilitarisme et l'individualisme, le productivisme et le consumérisme, tous véhiculés par une vision quantitative et matérialiste du monde et de l’être humain.
Un tel courant de régénération était inscrit dans de ce que les théoriciens de l’évolution culturelle nomment le Mème Vert : une « vision du monde » pluraliste et relativiste fondée sur une subjectivité empathique et une intuition holiste. L’émergence du Mème Vert a pour conséquence celle des mouvements écologiques et féministes ainsi que l’affirmation identitaire des minorités sexuelles et culturelles et ethniques.
Au cours du temps, ce courant novateur a influencé des couches de plus en larges de la société jusqu’à ce que des sociologues mesurent son influence et son ampleur à travers leurs enquêtes. Dans son livre La révolution silencieuse, publié en 1977, le sociologue américain Ronald Inglehart analyse cette révolution culturelle comme une transformation progressive des valeurs matérialistes vers des valeurs post-matérialistes plus orientées vers des enjeux qualitatifs et identitaires.
Les travaux sociologiques d’Inglehart valident la fameuse pyramides des besoins de Maslow selon laquelle les besoins humains sont hiérarchisés entre besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance, d’estime et d’accomplissement personnel. Une fois satisfaits les besoins matériels de base, nous cherchons à satisfaire des besoins plus qualitatifs, notamment ceux liés aux relations humaines, au développement personnel et à la quête de sens.
En 93, Inglehart publie La transition culturelle dans les sociétés industrielles, ainsi résumé par Olivier Galland, sociologue au Cnrs, dans une recension publiée ici dans la Revue française de sociologie : « La thèse centrale d’Inglehart, déjà exposée dans La révolution silencieuse, est que les sociétés avancées passent du matérialisme au post-matérialisme. Après avoir mis l’accent sur la sécurité économique et physique, elles attacheraient plus d’importance au sentiment d’appartenance, à l’expérience individuelle et à la qualité de la vie. »
Les Créatifs Culturels
Surfant sur ce courant post-matérialiste, les avant-gardes culturelles, en quête d’un nouveau paradigme, remettent en question l’épistémologie abstraite – à la fois mécaniste et réductionniste - du paradigme dominant. A cette quête d’un nouveau paradigme correspond l’émergence de nouvelles formes culturelles fondées sur l’intégration d’une intuition holiste et d’une raison abstraite.
Ces avant-gardes culturelles posent les bases d’un nouveau récit anthropologique en élaborant une cartographie des états de conscience, véritable « spectre de la conscience » qui intègre aussi bien Bouddha que Freud, c'est à dire les états de conscience supérieurs étudiés par toutes les traditions orientales comme les états conscients et subconscients dont rend compte la psychologie occidentale.
En 2000, le sociologue Paul Ray et la psychologue Sherry Anderson dresse le portrait des « Créatifs culturels » comme les vecteurs de ce courant post-matérialiste qui s’affirme et se précise, s’amplifie et s’approfondit au fil du temps. Dans une de ses chroniques de L’Express.fr, Christophe Chenebaut dresse le portrait de ces créatifs culturels pour mesurer leur influence à l'occasion de l’élection présidentielle de 2012 en France. Paru en novembre 2011, cet article permet de mieux comprendre comment le courant post-matérialiste incarné par les Créatifs culturels se manifeste aujourd'hui à travers de nouvelles formes politiques. Christophe Chenebaut est l’auteur du livre Impliquez-vous préfacé par Pierre Rabhi et du site éponyme : Impliquez-vous
Les Créatifs culturels vont-ils faire basculer l'élection de 2012 ? Christophe Chenebaut
Des Indignés aux Créatifs culturels, une force sociale - constituant un puissant levier de changement - est en marche et est prête à faire bouger les lignes politiques. Il ne s'agit plus d'être de gauche ou de droite, mais bien de montrer qu'une troisième voie est possible, la voie... de l'avant! Alors qui saura incarner ce "Yes we can" à la française?
"Vos urnes sont trop petites pour nos rêves! " pouvait-on lire sur les pancartes des Indignés de Madrid... ces Indignés qui, des révoltes arabes à Occupy Wall Street, en passant par Londres ou Athènes, donnent de la voix pour se faire entendre du reste de la population. Mais de manière créative et spontanée, sans leaders, sans idéologies, sans structures et sans mot d'ordre bien précis si ce n'est le souhait d'un changement réel... Alors, simple vaguelette dans l'écume de la crise ou lame de fond d'un modèle de société à bout de souffle?
Petit flash-back. En 2000, le sociologue Paul Ray et la psychologue Sherry Anderson publient une étude issue de 12 années d'enquête auprès d'un échantillon représentatif de 100 000 personnes (1) aux Etats-Unis. Celle-ci démontre avec étonnement que pas moins de 26% des adultes américains - soit 50 millions de personnes - ont profondément modifié leur vision du monde, leurs valeurs et leur mode de vie. Et que leur nombre est en croissance régulière et rapide: en l'espace d'une génération, ils seraient ainsi passés de 5% au début des années 60 à plus de 33% aujourd'hui (chiffres des dernières études).
"Nous décidons de les appeler les Créatifs culturels car, d'innovation en innovation, ils sont en train de créer une nouvelle culture pour le 21e siècle" précisent-ils alors. Des valeurs qui ne sont ni significativement liées à l'âge, à la génération, aux revenus, ou encore au niveau d'étude. Seule exception démographique notable: 60% sont des femmes! Un peu plus tard en France, une étude de 2007 crédite de 38% le courant de ces mêmes Créatifs culturels. Dans notre hexagone autant que dans d'autres pays européens, la masse critique est donc déjà atteinte. Tous comptes faits, les Indignés ne seraient-ils donc pas plutôt des... Eveillés?
Simple évolution... ou révolution silencieuse?
Grâce à une sensibilité nouvelle, ces "créateurs d'une nouvelle culture" revendiquent des valeurs liées à l'écologie, à la vision féminine des relations, au développement personnel et spirituel, à l'ouverture multi-culturelle, et à l'implication solidaire dans la société.
Et vous, êtes-vous un Créatif culturel ? Si oui (voir ce test) votre évolution vous mène vers une vie plus authentique, une lucidité face aux médias et aux institutions, une distance avec la société de consommation du paraître et de l'avoir, une reconquête de votre autonomie, et une propension à l'action au sein de la société civile plutôt qu'un recours aux idéologies.
Une "anti pensée unique" qui n'a d'ailleurs pas manqué d'être portée de manière massive par les réseaux sociaux internet... Cette nouvelle conscience mondiale serait selon les auteurs "la manifestation d'une lente convergence de mouvements et de courants jusqu'alors distincts vers une profonde modification de notre société", l'éveil d'une civilisation post-moderne, aussi importante que celle qui, il y a 500 ans, marqua la fin du Moyen-Age. Pas moins.
L'existence de ce courant important n'a été que peu popularisé en France à ce stade. Car comme l'a précisé le philosophe Patrick Viveret à propos des Créatifs culturels en janvier 2011 dans l’émission Ce soir ou jamais de Frédéric Taddeï : "entre la réalité des mutations, et la représentation que l'on a de ces mutations, il y a un décalage énorme".
Or il s'agit d'une force sociale qui constitue un puissant levier de changement et peut donc faire bouger les lignes politiques... à tel point que certains commentateurs ont attribué à ces Créatifs culturels l'élection de Barack Obama en 2007 aux Etats-Unis. "Il y a ceux qui voient les choses telles qu'elles sont et se demandent pourquoi, et il y a ceux qui imaginent les choses telles qu'elles pourraient être et se disent... pourquoi pas?", et en effet comment mieux résumer cette pensée de George Bernard Shaw - typique d'un Créatif culturel - si ce n'est par le célèbre slogan de campagne d'Obama "Yes, we can"!
"Tous candidats en 2012"
Pour autant, cette catégorie de la population semble ne pas avoir développé de véritable sentiment identitaire en tant que communauté, elle n'a donc pas encore conscience du véritable pouvoir qu'elle peut exercer. Voilà pourquoi l'écologiste et humaniste Pierre Rabhi a lancé depuis fin octobre à travers son mouvement Colibris la campagne Tous candidats 2012 avec pour objectif, sans aucun candidat officiel, de créer un mouvement social puissant en rassemblant dans toute la France des centaines de milliers de candidats au changement.
"Nous ne pouvons pas demander aux candidats officiels de porter une vision d'avenir, d'être audacieux, courageux, si nous-mêmes ne sommes pas concernés et impliqués dans nos propres vies", précise Colibris. La nouveauté des Créatifs culturels est donc que, dorénavant, la contestation des politiques et de l'Etat centralisateur ne se concrétise plus dans les urnes et par un mouvement politique, mais par les actions de terrain de nombreux bâtisseurs du futur...
Car, pour ce courant, il ne s'agit plus d'appliquer d'anciennes recettes populistes, des sondages dépassés, ou des soupes politiciennes de bas étage, mais bien de montrer une authenticité, une transparence et une cohérence de valeurs et de parcours, tout en traçant la voie vers un monde plus respectueux de l'humain et de la nature. Il ne s'agit plus d'être de gauche ou de droite, mais de faire comprendre qu'une troisième voie est possible, la voie... de l'avant! Car "face au monde qui bouge, il vaut mieux penser le changement que changer le pansement !" ironisait Francis Blanche... ( à lire ici cet article dans son intégralité)
Le mouvement intégral
Quelle synchronicité ! Le premier billet du Journal Intégral était justement consacré à cet aphorisme de Francis Blanche parce qu’il correspondait tout à fait à l’esprit du blog. A la pointe du courant évolutif incarné par les créatifs culturels, le mouvement intégral se réfère à une cartographie précise du développement de l’être humain, et ce, au moment où une crise systémique voit s’écrouler l’illusion technocratique d’une croissance matérielle infinie dans un monde aux ressources limitées. Ce nouveau modèle permet de penser la crise systémique que nous vivons comme une crise évolutive, en dépassant les fausses solutions - issues de modèles à l'agonie - qui sont autant de pansements sur une jambe de bois.
Dans un entretien sur la politique intégrale, Ken Wilber explique ici cette évolution des mentalités : « L’Europe et l’Amérique du Nord ont évolué de la même façon: en 1959 il y avait 2% de « verts » (tenants du Mème Vert postmoderne), en 1979 il y en avait déjà 20%, et entre temps s’est produite toute la révolution des années soixante, la montée verte, qui était marquée par des valeurs vertes ou postmodernes telles que le féminisme, la protection de l’environnement, l’accroissement de la sensibilité.
Toute la culture a été entraînée à accepter ces valeurs, à s’arranger de ces valeurs, même si seulement 10 à 20 % de la population se trouvaient à ce niveau de développement. Nous pouvons aussi nous réjouir de ce que le “deuxième niveau“ (intégral) atteigne bientôt 10%. Quand ce point de basculement intégral se produira, les valeurs intégrales changeront notre culture. Comme ça s’est passé sur les plans rationnel et postmoderne, il y aura une“révolution intégrale“ »
Evolution des mentalités et des mouvements politiques
Evolution des mentalités et des mouvements politiques
Schéma de Serge Durand in blog Foudre Evolutive |
Parce qu’il est en mesure d’articuler, de manière synthétique, une inspiration spirituelle, une culture référencée et une réflexion conceptuelle, le philosophe Serge Durand est une figure du mouvement intégral. Nous avons présenté ici sa recherche dont il transmet certains éléments à travers ses blogs Carnets philosophiques et Foudre évolutive. Suite à l’élection présidentielle, il a écrit un texte intitulé Evolution des mentalités et des mouvements politiques en France où il utilise les modèles de l’évolution culturelle pour analyser comment l’évolution des mentalités influence celle des mouvements politiques en France.
A Christophe Chenebaut qui écrivait ci-dessus : « Il ne s'agit plus d'être de gauche ou de droite, mais de faire comprendre qu'une troisième voie est possible, la voie... de l'avant ! », Serge Durand fait écho en répondant indirectement : « La tentative de synthèse du centre entre gauche et droite ne peut pas réellement se produire au niveau où elle est envisagée. Si un mouvement sociocratique intégral est l'horizon de notre évolution mentale et politique alors le centre disparaîtra comme une esquisse de cette future synthèse encore absente des organigrammes politiques.
On notera que dans le champ politique n'est pas encore apparu un mouvement sociocratique intégral. Un tel mouvement proposerait une organisation démocratique non plus centrée sur le vote majoritaire ou sur la recherche d'un consensus par compromis mais sur l'innovation raisonnée et le consentement et la prise en compte d'une évolution des mentalités et de la dimension éminemment spirituelle qui l'anime.
La communication sans violence et la recherche du consensus minimal éprouvé du désir d'être citoyens ensemble ainsi que la sociocratie sont proposés aujourd'hui activement par le mouvement Colibris dont la figure emblématique est Pierre Rabhi. Ce mouvement où un pluralisme spirituel libéré du religieux est reconnu pose sans aucun doute les bases d'une future sociocratie intégrale capable aussi d'intégrer consciemment le fait de la différence des mentalités et de leur évolution.
Les partis de gauche ont sans aucun doute une énorme difficulté à composer entre leur composante «moderne » nationale et mondiale d'extrême gauche et leur composante plutôt humaniste et « systémique », européenne et écologiste. Le mouvement Colibris pourrait représenter pour la gauche le dépassement et la fusion de ce qui forme en elle encore un antagonisme. Mais lui-même, pour intégrer ce qu'il y a de légitime dans les mentalités qui politiquement s'identifient à droite, aura besoin d'être intégré dans un mouvement sociocratique intégral d'envergure qui reste encore à créer.
Toutefois son niveau de mentalité déjà profondément systémique et sensible à la spiritualité peut le conduire à évoluer en ce sens sans qu'il soit besoin d'un nouveau mouvement : ce mouvement a déjà intégré une gouvernance sociocratique et la nécessité d'un pluralisme spirituel non dogmatique...
Une illumination spirituelle
Si vraiment nous sommes au cœur d'une crise évolutive mettant en jeu une évolution spirituelle de la conscience, l'évolution des mentalités qui permettra vraiment d'y faire face ne pourra être qu'une valorisation collective et donc politique de la recherche spirituelle. Mais contrairement aux formulations religieuses et politiques qui sont toujours systématiques et dogmatiques, la spiritualité en jeu ne saurait l'être...
Au-delà de toute institution humaine qui relève forcément du mental et de ses formulations intellectuelles, il faudrait considérer la possibilité d'une vie collective animée par des âmes ayant vaincu tout égocentrisme. Elle ne s'inscrirait plus dès lors dans aucune institution mais dans une reconnaissance immédiate de la volonté évolutive de la nature (que Sri Aurobindo appelle la Mère).
Sri Aurobindo écrit dans Le Cycle Humain : « Un anarchisme spirituel ou spiritualisé pourrait sembler plus proche de la vraie solution, ou du moins la pressentir de loin.[...] si l'on tient compte de l'impuissance d'aucun "isme" à exprimer la vérité de l'Esprit qui dépasse tous ces compartimentages [...]La solution ne se trouve pas dans la raison, mais dans l'âme de l'homme, dans ses tendances spirituelles. Seule une liberté spirituelle et intérieure peut créer un ordre humain parfait. Seule une illumination spirituelle plus haute que les lumières rationnelles peut éclairer la nature vitale de l'homme et imposer l'harmonie à ses recherches égoïstes, à ses antagonismes et ses discordes.» ( A lire ici cet article dans son intégralité)
A la crise évolutive que nous vivons correspond donc l’émergence d’un profond courant spirituel qui exprime le nécessaire retour aux sources de l’essentiel dans un monde en métamorphose. Serge Durand et David Dubois ont mené une recherche de deux années sur ce courant spirituel dans toute sa diversité. A partir de ce long travail d'enquête et de synthèse, ils ont écrit le Guide Almora de la Spiritualité qui vient tout juste de sortir.
Ce livre apparaît dores et déjà comme un ouvrage de référence non seulement pour les aventuriers de la conscience en quête d’informations et de repères sur le chemin de l’intériorité mais aussi pour tous ceux qui s’intéressent à l’évolution des mentalités et de la société. Car ce guide donne une visibilité à un courant de régénération spirituelle et intellectuelle, aussi profond que protéiforme, dont le mouvement intégral est un acteur émergent. Nous en ferons une présentation plus détaillée de ce livre dans notre prochain billet.
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