dimanche 24 juin 2012

Le Guide de la Spiritualité


La sortie est à l'intérieur. J.M Alberola


Dans notre dernier billet nous avons évoqué la dynamique évolutive qui anime la mutation Du matérialisme au post-matérialisme et qui se manifeste depuis cinquante ans à travers ces métamorphoses d’un même courant de régénération que sont la contre culture, la quête d’un nouveau paradigme, l'émergence des créatifs culturels et, aujourd’hui, le mouvement intégral.

Cette mutation correspond à une saturation des valeurs matérialistes liées au paradigme abstrait de la modernité et à l’émergence synchrone d’un courant post-matérialiste qui s'exprime à travers de nouvelles formes de pensée, de sensibilité et de lien social.

Le Guide de la Spiritualité de David Dubois et Serge Durand nous plonge au cœur de ce courant de régénération spirituelle et intellectuelle, aussi profond que protéiforme, qui exprime un retour aux sources de l’essentiel, suite à une plongée de notre civilisation dans les abysses du matérialisme.

Alors que le Guide de la Spiritualité vient de sortir, il apparaît d'ores et déjà comme un ouvrage de référence. Ce guide est non seulement un outil indispensable pour les chercheurs de sagesse et les aventuriers de la conscience en quête d’informations et de repères sur le chemin de l’intériorité mais c’est aussi la cartographie détaillée d’un paysage spirituel et culturel en pleine transformation. 

Une efflorescence spirituelle

La France est aujourd’hui le théâtre d’un profond renouveau spirituel qui se manifeste à travers une efflorescence d’associations et de mouvements, de centres et d’enseignements, d’activités et de pratiques. Chacun doit donc se constituer des repères pour éviter de se perdre et se diluer dans la diversité bigarrée de cette efflorescence mais aussi pour développer un esprit de discrimination capable de distinguer l’authenticité et la profondeur d’une expérience intérieure, des chausse-trappes et des faux-semblants.

C’est dans cet esprit que David Dubois et Serge Durand viennent de faire paraître le Guide de la Spiritualité – le plus complet jamais publié – où ils présentent les grandes traditions spirituelles (hindouisme, yoga, bouddhisme, taoïsme, christianisme, islam, judaïsme, chamanisme…) mais aussi les principaux mouvements contemporains (sagesse philosophique, non-dualité, néo-advaita, mouvement intégral…). 

Un ensemble de fiches et d’adresses donnent des appréciations et des informations utiles sur les enseignants et les centres afin de découvrir la pratique spirituelle qui convient à chacun au plus près de chez soi. Mais cet ouvrage ne se réduit pas à un ensemble d’évaluations et d’informations pratiques. Dans leur introduction, les auteurs précisent leur intention :

« Nous voulons qu’à travers ce guide les gens découvrent des critères de discernement proprement spirituels. Ceux-ci modéreront et nuanceront les critères extérieurs à une démarche spirituelle qui visent à repérer les dérives. Ces critères ainsi forgés veulent permettre aux chercheurs spirituels d’éviter les mésaventures dues à de l’inauthenticité. Notre ambition est aussi la reconnaissance publique de critères d’authenticité en spiritualité afin de défendre ceux qui entreprennent l’aventure spirituelle face à des conduites injustement discriminatoires : celles-ci sont fréquentes à leur encontre, surtout dès qu’ils cheminent en dehors des grands mouvements religieux ».

Un gisement de sagesse

Les auteurs ont aussi une autre ambition : «  Nous voulons participer à la prise de conscience d’un mouvement social mettant au centre une spiritualité ouverte. » Fruit d’une profonde culture spirituelle alimentée par une enquête de deux ans, le Guide de la Spiritualité permet de découvrir ce mouvement  à la fois social, culturel et spirituel qui apparaît aux auteurs comme la manifestation d’une « nouvelle renaissance »

«  La France a été et reste le pays des Lumières. Cette lumière est aussi celle de l’esprit, de la spiritualité. Pays cosmopolite, la France est un lieu de passage, de rencontre et d’enseignement pour toutes les traditions de l’intériorité, des Églises les mieux établies jusqu’aux petits groupes les plus exotiques. Avant d’entreprendre un voyage lointain – d’aller à Bénarès ou à Jérusalem –, la France est l’échantillonneur de tous les enseignements spirituels de la planète.

Mais comme nul n’est prophète en son pays, on ignore souvent cette richesse, faute d’information. Non loin du Mont Saint Michel, dans le Bordelais, au bord de la Côte d’Azur ou à côté de la Tour Eiffel, un véritable gisement de sagesse demeure sous nos pieds, n’attendant que notre curiosité pour se révéler et satisfaire nos élans d’élévation. Mais outre l’audace, il y faut quelques informations si possibles fiables pour faire les rencontres utiles et éviter les pires mésaventures.

Une aspiration à la spiritualité

Sans être sociologue, il semble évident qu’en France, on voit se développer de plus en plus une aspiration à la spiritualité. Il est temps de pouvoir distinguer une recherche spirituelle authentique d’un soi-disant retour du religieux communautariste ou sectaire. La philosophie, par exemple, qui a une bonne audience auprès du grand public, propose de plus en plus souvent une réflexion sur la manière de vivre. Elle n’hésite plus à s’afficher comme spiritualité.

Les ventes d’ouvrages sur le bouddhisme ont explosé. À côté du conflit entre psychanalyse et psychologie comportementale, on s’intéresse au développement personnel même au sein des grandes entreprises. Souvent le développement personnel se nourrit et se prolonge en spiritualité dès lors qu’il n’est plus centré sur l’ego performant et qu’il s’envisage comme dépassement des tendances égocentriques contraires à la réussite d’une aventure collective.

Nos grands médias audiovisuels semblent encore passer à côté de cette nouvelle réalité sociale parce que peut-être n’en est-elle encore qu’à ses débuts, qu’elle est diverse et éclatée sans avoir encore un impact éducatif et politique d’envergure. Mais dans la presse et l’édition déjà ce mouvement devient visible. Des collections de livre de poche comme Albin Michel Spiritualités, Points Seuil Sagesses, des revues comme Clés ou 3e millénaire qu’on trouve en kiosque montrent combien l’intérêt pour la spiritualité s’est développé à des échelles qui ne peuvent plus être simplement considérées comme confidentielles.

Une nouvelle renaissance

Parmi tous ceux qui explorent des modes de vie alternatifs, il n’y a pas que des charlatans et autres illuminés. Des gens comme Socrate, son disciple Platon ou Épicure enseignaient déjà dans des lieux fermés une diététique, un examen du fonctionnement de l’esprit qui n’était pas une philosophie de salon. Et ceci dans le cadre d’une relation de maître à disciple.

Malgré leurs tâtonnements, ne pourrions-nous pas nous intéresser à ceux qui aujourd’hui nous ouvrent de nouveaux chemins pour l’avenir ? C’est peut-être la société telle qu’elle est qui a un avenir inquiétant. Crise économique, crise morale et éducative, démultiplication des maladies psychiques, des addictions chimiques, prémisses d’une crise écologique majeure… Cette crise n’est peut-être pas par essence catastrophique, nous pourrions la vivre comme une crise de croissance de l’esprit humain.

Comme autrefois les Lumières ont diagnostiqué la crise de l’Ancien Régime et ouvert un nouveau chemin, nous assistons peut-être à la périphérie de nos centres de décision à une nouvelle renaissance. Si renaissance il y a, la multiplicité des expériences spirituelles individuelles et collectives qui semble jaillir de partout en serait alors un laboratoire ».

L'esprit du temps


Une maxime chinoise affirme que « le poisson pourrit par la tête ». Cette tête en décomposition avancée est, aujourd'hui, celle d’une "élite" fascinée par le paradigme abstrait de la modernité et habitée par une démesure qu'elle est incapable de maîtriser. Tout ceci la rend aveugle à l'évolution des mentalités et des sensibilités vers les valeurs post-matérialistes qui sont celles - qualitatives - d'une société de l'information et de l'interconnexion fondée sur l’intelligence intuitive et collective.

Si le poisson pourrit par la tête, c'est par le corps social que, régulièrement, de manière cyclique, la culture se régénère à travers l'émergence d'individus, de mouvements et de courants d'idées novateurs annonçant les mutations sociales, culturelles et spirituelles. Auteur de La lutte initiale : pour en finir avec le nihilisme, Philippe Nassif nomme « offshore » cette périphérie des centres officiels où, selon lui, une « seconde renaissance » est en train de se développer : «  Il n'y a plus d'underground aujourd'hui, par contre il y a un « offshore ». C'est le terme que j'emploie pour caractériser la réorganisation des communautés de créateurs, d'artistes ou de chercheurs qui ne sont plus là pour subvertir les fondations de la société, puisque tout a été effondré, mais pour faire vivre des cellules R.D (recherche et développement) métaphysique en attendant des temps meilleurs...

Je suis profondément convaincu que nous vivons une nouvelle Renaissance, comparable en bien des points à la première Renaissance. Après le bas Moyen-âge, pris dans l'obscurantisme religieux, a eu lieu un surgissement de la première modernité fondée sur un fantasme de la Grèce antique. De la même façon, nous vivons aujourd'hui dans la « basse modernité » livrée à l'obscurantisme marchand, et ce qui se trame est sans doute une seconde Renaissance fondé sur un fantasme de l'antiquité chinoise.

Les gens du XVIe siècle croyaient imiter les Grecs et ils inventaient autres choses - l'autonomie du sujet. Une minorité active du XXIe siècle croit imiter les Chinois anciens et ils sont en train d'inventer autre chose qui passe par une appréhension du laisser être taoïste. Les premiers inventaient l'indépendance d'esprit qui, aujourd'hui saturée, se mue en autisme. Les seconds se donnent les moyens anthropologiques d'évoluer vers un authentique esprit de partage... » (Entretien à Chronicart)

Dans le même esprit, les auteurs du Guide de la Spiritualité évoquent quant à eux "le dépassement des tendances égocentriques contraires à la réussite d'une aventure collective". Cette "seconde renaissance" vise à sortir de l'impasse individualiste où s'est fourvoyée la "basse modernité" pour suivre le chemin évolutif de l'individuation qui est celui d'un développement psycho-spirituel de l'être humain. Un développement indispensable pour faire émerger l'intelligence intuitive et collective correspondant à nos "sociétés fluides" en mutation constante et en interconnexion continue. Parce qu'il met à jour ce nouvel "esprit du temps", le Guide de la Spiritualité est un aussi un véritable outil de réflexion sur "l'évolution post-matérialiste" de la spiritualité, de la culture et de la société.

Les auteurs

David Dubois est docteur en philosophie comparée. Sanskritiste, spécialiste d’Abhinavagupta, il se consacre à la traduction de textes du shivaïsme cachemirien après plusieurs longs séjours en Inde. Chargé de cours au Collège International de Philosophie, David Dubois est l’auteur du blog La Vache Cosmique qui a pour pattes le shivaïsme, la Grande Complétude, la Vision Sans Tête et ... la Quatrième, la patte mystère...

Professeur de philosophie, Serge Durand s’intéresse depuis longtemps aux mouvements spirituels contemporains. Il expérimente plus particulièrement des philosophies "spiritualistes" non-duelles comme celle de la vision sans tête de Douglas Harding ainsi que celles qui nourrissent le mouvement intégral. Nous avons présenté ici certains travaux de Serge Durand qui transmet des éléments de sa réflexion à travers ses blogs Carnet philosophique et  Foudre évolutive. Premier ouvrage à présenter le mouvement intégral en France, le Guide la Spiritualité se positionne à plusieurs reprises pour une spiritualité au-delà de la pré-modernité religieuse et de la rationalité moderne.

Les éditions Almora

Ken Wilber
 Ouverts à différentes traditions d'Orient et d'Occident, évitant l'érudition rebutante comme la mauvaise vulgarisation, les éditions Almora cherchent à rompre avec une spiritualité convenue et ronronnante. Jusqu’à son décès, Pierre Feuga élève de Jean Klein, a été le responsable éditorial de cette maison qu’il a crée avec Claude Brad. José Le Roy, dont on peut lire le blog Eveil et Philosophie, lui a succédé.

Almora est, entre autre, l’éditeur du livre de Franck Visser, Ken Wilber : la pensée comme passion dont nous avons notamment parlé ici et . Cet ouvrage sur la vie et la pensée d’un des plus célèbres philosophes « intégral » est une excellente introduction au courant culturel et spirituel auquel se réfère Le Journal Intégral.

Almora est aussi l’éditeur de Grâce et Courage, le livre par lequel Ken Wilber s’est fait connaître du grand public américain et que nous avons évoqué ici et. Dans ce livre traduit en dix sept langues, Ken Wilber propose ses réflexions dans le contexte d’un récit émouvant, celui de l’histoire d’amour vécue avec sa femme Treya, depuis leur rencontre jusqu’à la mort de celle-ci, cinq ans plus tard, des suites d’un cancer du sein qui fut détecté un mois seulement avant leur mariage.

Sommaire du Guide de la Spiritualité

Introduction...........................................7
Bouddhisme..........................................13
Spiritualités hindoues.............................95
Yogas psychocorporels issus des spiritualités hindoues...121
Tantra yoga.........................................162
Traditions spirituelles chinoises.............179
Spiritualités juives................................199
Spiritualités chrétiennes........................205
Soufismes............................................275
Chamanisme et sagesses  des peuples premiers...285
Ésotérismes et nouvelles révélations......302
Spiritualités laïques...............................329
Non-dualité..........................................339
Mouvement intégral..............................367
Philosophie, sciences et spiritualité.........381
Arts et spiritualité..................................395
Libraires, revues et maisons d’édition.....411
Organisations agissant contre les  dérives sectaires
ou défendant les  libertés des minorités spirituelles... 425
Lieux et associations organisateurs  de rencontres et de stages spirituels... 431
Nos critères de discernement  pour reconnaître une spiritualité  authentique... 439
Index des noms.................................. .457
Bibliographie........................................463
Glossaire..............................................467

Netographie

Editions Almora : Introduction du Guide de la Spiritualité.

Eveil et Philosophie : Lire des extraits du Guide de la Spiritualité.

dimanche 17 juin 2012

Une crise évolutive (4) Du Matérialisme au Post-Matérialisme


Plus un individu a de ressources intérieures, moins il s’encombre avec des possessions matérielles. Jacqueline Kelen


Nous venons de l’analyser dans notre dernier billet L’effondrement, et après ? : ce qui définit une crise évolutive c’est l’effondrement du paradigme dominant et l’émergence synchrone d’un autre récit anthropologique. Ainsi en a-t-il été au dix-huitième siècle avec l’effondrement de la mentalité traditionnelle et de l’ancien régime, auquel correspondait l’émergence d’une modernité démocratique portée par les valeurs de la raison, du progrès et de l’individu.

Aujourd’hui, la crise évolutive que nous vivons renvoie à l’effondrement du paradigme abstrait de la modernité et à l’émergence d’un nouveau récit anthropologique – évolutionnaire – fondé sur le développement qualitatif de l’être humain et son éveil aux dimensions supérieures de la conscience.

A notre époque, une évolution vers des valeurs plus qualitatives est à l'origine de ce que certains sociologues ont nommé le passage du matérialisme au post-matérialisme. A cette évolution qualitative des valeurs correspond une transition culturelle qui se manifeste par un changement des mentalités, des sensibilités et des relations humaines.

Contre-culture, nouveau paradigme, créatifs culturels et aujourd’hui mouvement intégral : telles sont les métamorphoses à travers lesquelles ce courant post-matérialiste se manifeste depuis cinquante ans.

Une évolution qualitatives des valeurs

A la fin du dix-neuvième et durant la première partie du vingtième siècle, ces « marginaux centraux » que sont les penseurs et créateurs visionnaires ont contesté la modernité abstraite en annoncant l'émergence d'une nouvelle vision du monde. A travers le mouvement de la contre-culture des années 60, la génération née après-guerre exprimait une quête de sens et de spiritualité, de solidarité et de profondeur, face à une société moderne minée par l’utilitarisme et l'individualisme, le productivisme et le  consumérisme, tous véhiculés par une vision quantitative et matérialiste du monde et de l’être humain.

Un tel courant de régénération était inscrit dans de ce que les théoriciens de l’évolution culturelle nomment le Mème Vert : une « vision du monde » pluraliste et relativiste fondée sur une subjectivité empathique et une intuition holiste. L’émergence du Mème Vert a pour conséquence celle des mouvements écologiques et féministes ainsi que l’affirmation identitaire des minorités sexuelles et culturelles et ethniques.

Au cours du temps, ce courant novateur a influencé  des couches de plus en larges de la société jusqu’à ce que des sociologues mesurent son influence et son ampleur à travers leurs enquêtes. Dans son livre La révolution silencieuse, publié en 1977, le sociologue américain Ronald Inglehart analyse cette révolution culturelle comme une transformation progressive des valeurs matérialistes vers des valeurs post-matérialistes plus orientées vers des enjeux qualitatifs et identitaires.

Les travaux sociologiques d’Inglehart valident la fameuse pyramides des besoins de Maslow selon laquelle les besoins humains sont hiérarchisés entre besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance, d’estime et d’accomplissement personnel. Une fois satisfaits les besoins matériels de base, nous cherchons à satisfaire des besoins plus qualitatifs, notamment ceux liés aux relations humaines, au développement personnel et à la quête de sens.

En 93, Inglehart publie La transition culturelle dans les sociétés industrielles, ainsi résumé par Olivier Galland, sociologue au Cnrs, dans une recension publiée ici dans la Revue française de sociologie : « La thèse centrale d’Inglehart, déjà exposée dans La révolution silencieuse, est que les sociétés avancées passent du matérialisme au post-matérialisme. Après avoir mis l’accent sur la sécurité économique et physique, elles attacheraient plus d’importance au sentiment d’appartenance, à l’expérience individuelle et à la qualité de la vie. »

Les Créatifs Culturels

Surfant sur ce courant post-matérialiste, les avant-gardes culturelles, en quête d’un nouveau paradigme, remettent en question l’épistémologie abstraite – à la fois mécaniste et réductionniste - du paradigme dominant. A cette quête d’un nouveau paradigme correspond l’émergence de nouvelles formes culturelles fondées sur l’intégration d’une intuition holiste et d’une raison abstraite.

Ces avant-gardes culturelles posent les bases d’un nouveau récit anthropologique en élaborant une  cartographie des états de conscience, véritable « spectre de la conscience » qui intègre aussi bien Bouddha que Freud, c'est à dire les états de conscience supérieurs étudiés par toutes les traditions orientales comme les états conscients et subconscients dont rend compte la psychologie occidentale.

En 2000, le sociologue Paul Ray et la psychologue Sherry Anderson dresse le portrait des  « Créatifs culturels » comme les vecteurs de ce courant post-matérialiste qui s’affirme et se précise, s’amplifie et s’approfondit au fil du temps. Dans une de ses chroniques de L’Express.fr, Christophe Chenebaut dresse le portrait de ces créatifs culturels pour mesurer leur influence à l'occasion de l’élection présidentielle de 2012 en France. Paru en novembre 2011, cet article permet de mieux comprendre comment  le courant post-matérialiste incarné par les Créatifs culturels se manifeste aujourd'hui à travers de nouvelles formes politiques. Christophe Chenebaut est l’auteur du livre Impliquez-vous préfacé par Pierre Rabhi et du site éponyme : Impliquez-vous

Les Créatifs culturels vont-ils faire basculer l'élection de 2012 ? Christophe Chenebaut

Des Indignés aux Créatifs culturels, une force sociale - constituant un puissant levier de changement - est en marche et est prête à faire bouger les lignes politiques. Il ne s'agit plus d'être de gauche ou de droite, mais bien de montrer qu'une troisième voie est possible, la voie... de l'avant! Alors qui saura incarner ce "Yes we can" à la française? 

"Vos urnes sont trop petites pour nos rêves! " pouvait-on lire sur les pancartes des Indignés de Madrid... ces Indignés qui, des révoltes arabes à Occupy Wall Street, en passant par Londres ou Athènes, donnent de la voix pour se faire entendre du reste de la population. Mais de manière créative et spontanée, sans leaders, sans idéologies, sans structures et sans mot d'ordre bien précis si ce n'est le souhait d'un changement réel... Alors, simple vaguelette dans l'écume de la crise ou lame de fond d'un modèle de société à bout de souffle?  

Petit flash-back. En 2000, le sociologue Paul Ray et la psychologue Sherry Anderson publient une étude issue de 12 années d'enquête auprès d'un échantillon représentatif de 100 000 personnes (1) aux Etats-Unis. Celle-ci démontre avec étonnement que pas moins de 26% des adultes américains - soit 50 millions de personnes - ont profondément modifié leur vision du monde, leurs valeurs et leur mode de vie. Et que leur nombre est en croissance régulière et rapide: en l'espace d'une génération, ils seraient ainsi passés de 5% au début des années 60 à plus de 33% aujourd'hui (chiffres des dernières études).

"Nous décidons de les appeler les Créatifs culturels car, d'innovation en innovation, ils sont en train de créer une nouvelle culture pour le 21e siècle" précisent-ils alors. Des valeurs qui ne sont ni significativement liées à l'âge, à la génération, aux revenus, ou encore au niveau d'étude. Seule exception démographique notable: 60% sont des femmes! Un peu plus tard en France, une étude de 2007 crédite de 38% le courant de ces mêmes Créatifs culturels. Dans notre hexagone autant que dans d'autres pays européens, la masse critique est donc déjà atteinte. Tous comptes faits, les Indignés ne seraient-ils donc pas plutôt des... Eveillés?  

Simple évolution... ou révolution silencieuse?

Grâce à une sensibilité nouvelle, ces "créateurs d'une nouvelle culture" revendiquent des valeurs liées à l'écologie, à la vision féminine des relations, au développement personnel et spirituel, à l'ouverture multi-culturelle, et à l'implication solidaire dans la société.

Et vous, êtes-vous un Créatif culturel ? Si oui (voir ce test) votre évolution vous mène vers une vie plus authentique, une lucidité face aux médias et aux institutions, une distance avec la société de consommation du paraître et de l'avoir, une reconquête de votre autonomie, et une propension à l'action au sein de la société civile plutôt qu'un recours aux idéologies.

Une "anti pensée unique" qui n'a d'ailleurs pas manqué d'être portée de manière massive par les réseaux sociaux internet... Cette nouvelle conscience mondiale serait selon les auteurs "la manifestation d'une lente convergence de mouvements et de courants jusqu'alors distincts vers une profonde modification de notre société", l'éveil d'une civilisation post-moderne, aussi importante que celle qui, il y a 500 ans, marqua la fin du Moyen-Age. Pas moins.  

L'existence de ce courant important n'a été que peu popularisé en France à ce stade. Car comme l'a précisé le philosophe Patrick Viveret à propos des Créatifs culturels en janvier 2011 dans l’émission Ce soir ou jamais de Frédéric Taddeï : "entre la réalité des mutations, et la représentation que l'on a de ces mutations, il y a un décalage énorme".

Or il s'agit d'une force sociale qui constitue un puissant levier de changement et peut donc faire bouger les lignes politiques... à tel point que certains commentateurs ont attribué à ces Créatifs culturels l'élection de Barack Obama en 2007 aux Etats-Unis. "Il y a ceux qui voient les choses telles qu'elles sont et se demandent pourquoi, et il y a ceux qui imaginent les choses telles qu'elles pourraient être et se disent... pourquoi pas?", et en effet comment mieux résumer cette pensée de George Bernard Shaw - typique d'un Créatif culturel - si ce n'est par le célèbre slogan de campagne d'Obama "Yes, we can"!  

"Tous candidats en 2012"

Pour autant, cette catégorie de la population semble ne pas avoir développé de véritable sentiment identitaire en tant que communauté, elle n'a donc pas encore conscience du véritable pouvoir qu'elle peut exercer. Voilà pourquoi l'écologiste et humaniste Pierre Rabhi a lancé depuis fin octobre à travers son mouvement Colibris la campagne Tous candidats 2012 avec pour objectif, sans aucun candidat officiel, de créer un mouvement social puissant en rassemblant dans toute la France des centaines de milliers de candidats au changement.

"Nous ne pouvons pas demander aux candidats officiels de porter une vision d'avenir, d'être audacieux, courageux, si nous-mêmes ne sommes pas concernés et impliqués dans nos propres vies", précise Colibris. La nouveauté des Créatifs culturels est donc que, dorénavant, la contestation des politiques et de l'Etat centralisateur ne se concrétise plus dans les urnes et par un mouvement politique, mais par les actions de terrain de nombreux bâtisseurs du futur...  

Car, pour ce courant, il ne s'agit plus d'appliquer d'anciennes recettes populistes, des sondages dépassés, ou des soupes politiciennes de bas étage, mais bien de montrer une authenticité, une transparence et une cohérence de valeurs et de parcours, tout en traçant la voie vers un monde plus respectueux de l'humain et de la nature. Il ne s'agit plus d'être de gauche ou de droite, mais de faire comprendre qu'une troisième voie est possible, la voie... de l'avant!  Car "face au monde qui bouge, il vaut mieux penser le changement que changer le pansement !" ironisait Francis Blanche...  ( à lire ici cet article dans son intégralité)

Le mouvement intégral

Quelle synchronicité ! Le premier billet du Journal Intégral était justement consacré à cet aphorisme de Francis Blanche parce qu’il correspondait tout à fait à l’esprit du blog. A la pointe du courant évolutif incarné par les créatifs culturels, le mouvement intégral se réfère à une cartographie précise du développement de l’être humain, et ce, au moment où une crise systémique voit s’écrouler l’illusion technocratique d’une croissance matérielle infinie dans un monde aux ressources limitées. Ce nouveau modèle permet de penser la crise systémique que nous vivons comme une crise évolutive, en dépassant les fausses solutions - issues de modèles à l'agonie - qui sont autant de pansements sur une jambe de bois.

Dans un entretien sur la politique intégrale, Ken Wilber explique ici cette évolution des mentalités : « L’Europe et l’Amérique du Nord ont évolué de la même façon: en 1959 il y avait 2% de « verts » (tenants du Mème Vert postmoderne), en 1979 il y en avait déjà 20%, et entre temps s’est produite toute la révolution des années soixante, la montée verte, qui était marquée par des valeurs vertes ou postmodernes telles que le féminisme, la protection de l’environnement, l’accroissement de la sensibilité.

Toute la culture a été entraînée à accepter ces valeurs, à s’arranger de ces valeurs, même si seulement 10 à 20 % de la population se trouvaient à ce niveau de développement. Nous pouvons aussi nous réjouir de ce que le “deuxième niveau“ (intégral) atteigne bientôt 10%. Quand ce point de basculement intégral se produira, les valeurs intégrales changeront notre culture. Comme ça s’est passé sur les plans rationnel et postmoderne, il y aura une“révolution intégrale“ »

Evolution des mentalités et des mouvements politiques
 

Schéma de Serge Durand in blog Foudre Evolutive

Parce qu’il est en mesure d’articuler, de manière synthétique, une inspiration spirituelle, une culture référencée et une réflexion conceptuelle, le philosophe Serge Durand est une figure du mouvement intégral. Nous avons présenté ici sa recherche dont il transmet certains éléments à travers ses blogs Carnets philosophiques et  Foudre évolutive. Suite à l’élection présidentielle, il a écrit un texte intitulé Evolution des mentalités et des mouvements politiques en France où il utilise les modèles de l’évolution culturelle pour analyser comment l’évolution des mentalités influence celle des mouvements politiques en France.

A Christophe Chenebaut qui écrivait ci-dessus : « Il ne s'agit plus d'être de gauche ou de droite, mais de faire comprendre qu'une troisième voie est possible, la voie... de l'avant ! », Serge Durand fait écho en répondant indirectement : «  La tentative de synthèse du centre entre gauche et droite ne peut pas réellement se produire au niveau où elle est envisagée. Si un mouvement sociocratique intégral est l'horizon de notre évolution mentale et politique alors le centre disparaîtra comme une esquisse de cette future synthèse encore absente des organigrammes politiques.

On notera que dans le champ politique n'est pas encore apparu un mouvement sociocratique intégral. Un tel mouvement proposerait une organisation démocratique non plus centrée sur le vote majoritaire ou sur la recherche d'un consensus par compromis mais sur l'innovation raisonnée et le consentement et la prise en compte d'une évolution des mentalités et de la dimension éminemment spirituelle qui l'anime.

La communication sans violence et la recherche du consensus minimal éprouvé du désir d'être citoyens ensemble ainsi que la sociocratie sont proposés aujourd'hui activement par le mouvement Colibris dont la figure emblématique est Pierre Rabhi. Ce mouvement où un pluralisme spirituel libéré du religieux est reconnu pose sans aucun doute les bases d'une future sociocratie intégrale capable aussi d'intégrer consciemment le fait de la différence des mentalités et de leur évolution.

Les partis de gauche ont sans aucun doute une énorme difficulté à composer entre leur composante  «moderne » nationale et mondiale d'extrême gauche et leur composante plutôt humaniste et « systémique », européenne et écologiste. Le mouvement Colibris pourrait représenter pour la gauche le dépassement et la fusion de ce qui forme en elle encore un antagonisme. Mais lui-même, pour intégrer ce qu'il y a de légitime dans les mentalités qui politiquement s'identifient à droite, aura besoin d'être intégré dans un mouvement sociocratique intégral d'envergure qui reste encore à créer.

Toutefois son niveau de mentalité déjà profondément systémique et sensible à la spiritualité peut le conduire à évoluer en ce sens sans qu'il soit besoin d'un nouveau mouvement : ce mouvement a déjà intégré une gouvernance sociocratique et la nécessité d'un pluralisme spirituel non dogmatique...

Une illumination spirituelle

Si vraiment nous sommes au cœur d'une crise évolutive mettant en jeu une évolution spirituelle de la conscience, l'évolution des mentalités qui permettra vraiment d'y faire face ne pourra être qu'une valorisation collective et donc politique de la recherche spirituelle. Mais contrairement aux formulations religieuses et politiques qui sont toujours systématiques et dogmatiques, la spiritualité en jeu ne saurait l'être...

Au-delà de toute institution humaine qui relève forcément du mental et de ses formulations intellectuelles, il faudrait considérer la possibilité d'une vie collective animée par des âmes ayant vaincu tout égocentrisme. Elle ne s'inscrirait plus dès lors dans aucune institution mais dans une reconnaissance immédiate de la volonté évolutive de la nature (que Sri Aurobindo appelle la Mère).

Sri Aurobindo écrit dans Le Cycle Humain : « Un anarchisme spirituel ou spiritualisé pourrait sembler plus proche de la vraie solution, ou du moins la pressentir de loin.[...] si l'on tient compte de l'impuissance d'aucun "isme" à exprimer la vérité de l'Esprit qui dépasse tous ces compartimentages [...]La solution ne se trouve pas dans la raison, mais dans l'âme de l'homme, dans ses tendances spirituelles. Seule une liberté spirituelle et intérieure peut créer un ordre humain parfait. Seule une illumination spirituelle plus haute que les lumières rationnelles peut éclairer la nature vitale de l'homme et imposer l'harmonie à ses recherches égoïstes, à ses antagonismes et ses discordes.» ( A lire ici cet article dans son intégralité)

A la crise évolutive que nous vivons correspond donc l’émergence d’un profond courant spirituel qui exprime le nécessaire retour aux sources de l’essentiel dans un monde en métamorphose. Serge Durand et David Dubois ont mené une recherche de deux années sur ce courant spirituel dans toute sa diversité. A partir de ce long travail d'enquête et de synthèse, ils ont écrit le Guide Almora de la Spiritualité qui vient tout juste de sortir.

Ce livre apparaît dores et déjà comme un ouvrage de référence non seulement pour les aventuriers de la conscience en quête d’informations et de repères sur le chemin de l’intériorité mais aussi pour tous ceux qui s’intéressent à l’évolution des mentalités et de la société. Car ce guide donne une visibilité à un courant de régénération spirituelle et intellectuelle, aussi profond que protéiforme, dont le mouvement intégral est un acteur émergent. Nous en ferons une présentation plus détaillée de ce livre dans notre prochain billet.

samedi 9 juin 2012

Une crise évolutive (3) L'effondrement, et après ?


Une crise révèle la vérité d’une époque au moment où elle disparaît. Jean-Claude Besson-Girard


Dans le précédent billet titré Sortir de l'économie, nous avons présenté Entropia, la revue d’étude théorique et politique de la décroissance. Publié en Mars 2009, le septième numéro de la revue est intitulée L’effondrement : et après ? Dans un article au titre éponyme, Jean-Claude Besson-Girard propose une réflexion lucide et inspirée sur la situation actuelle. Selon lui : « Jamais l’homme en tant qu’espèce n’a rencontré une conjoncture semblable où tant de situations critiques s’additionnent et s’entrechoquent...

Au lieu du mot « crise », utiliser le mot « effondrement » pour nommer ce qui se passe actuellement offre l’avantage, non seulement d’être plus proche du réel, mais aussi de libérer l’imaginaire tout en évacuant l’obsession économique... Il nous invite à l’invention d’un autre récit anthropologique qui ne soit plus basé sur la violence faite à la nature et sur la négation du différent de soi. Il ouvre sur un possible désirable et essentiel qui redonne sens à l’existence humaine ». 

Cet article de J.C Besson-Girard a le mérite de pointer du doigt ce qui constitue l’essence même d’une crise évolutive, à savoir l’effondrement d’une vision de l’homme et du monde auquel correspond l’émergence d’un autre récit anthropologique. Selon sa « vision du monde » et son niveau d’évolution chacun se fait une idée de cet autre récit anthropologique. Dans la perspective évolutionnaire qui est la nôtre, l'effondrement dont nous sommes les témoins correspond à celui du paradigme abstrait de la modernité, synchrone avec l’émergence d’une vision intégrale.

L’effondrement, et après ? Jean-Claude Besson-Girard
De l’hypo-crisie à l’effondrement via l’hyper-crise.


« Il est frappant et paradoxal de constater à quel point les sociétés enrichies, obsédées par leur sécurité, manquent singulièrement de flair à son propos. En effet, tout se passe comme si elles refusaient de prendre la mesure de ce qui les menace dans leurs fondements mêmes. L’aveuglement et l’hypocrisie se confondent et nous confondent. On feint de découvrir que le capitalisme est amoral par nature. On feint d’ignorer qu’il ne survit que par les crises qu’il provoque. Mais surtout, on ne veut pas voir la réalité d’une crise beaucoup plus profonde et globale.

La majorité surmédiatisée des analyses et des discours sur « la crise financière et économique » actuelle revient à dissimuler l’existence d’une conjonction de faits dont la nature et l’ampleur sont totalement inédites. L’inconnu fait peur, dit-on. Mais, en réalité, c’est la peur de perdre le connu qui angoisse. Le connu, en l’occurrence, c’est l’ensemble des croyances et des pratiques qui dans tous les domaines des activités humaines ont conduit à la présente situation mondialisée.

Pour conjurer cette angoisse, feindre d’en ignorer les causes profondes relève bien de l’hypocrisie. « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu » écrivait La Rochefoucauld. Reste à savoir où, de nos jours, se loge la vertu puisque le vice semble être partout chez lui quand il s’agit de pouvoir et d’argent, comme les informations quotidiennes en apportent l’affligeante démonstration.

Comme le mot « hypocrisie » qui en dérive, le mot « crise » vient du grec krinein, qui signifie distinguer, juger comme étant décisif. C’est l’aboutissement inéluctable d’un état de tension à l’issue duquel une contradiction se manifeste ouvertement. Une crise introduit une discontinuité au cœur d’un processus jusqu’alors continu en sanctionnant ce qui était voué à une impasse et en dévoilant une possible configuration nouvelle, donc une opportunité.

En tout domaine, une crise révèle la vérité d’une époque au moment où elle disparaît. Critiquant la philosophie de l’histoire, celle-ci étant toujours écrite par les vainqueurs, Walter Benjamin affirme que la catastrophe c’est le maintien de la fiction d’un continuum du « progrès ». Nous en sommes bien aujourd’hui à l’époque de la révélation des conséquences idéologiques et concrètes de cette fiction.

Pour une vision anthropologique de la Crise

Il est possible d’avancer l’hypothèse que notre espèce « sapiens » ait connu deux « mutations » majeures : celle du paléolithique supérieur et celle de « l’homo technicus », avec la colonisation de la planète par la civilisation thermo industrielle. Ce second tournant majeur a progressivement assuré la domination de l’Occident sur le reste du monde.

On peut en constater les répercussions depuis quelque temps : la crise énergétique et alimentaire, la crise climatique parallèle à l’effondrement de la biodiversité, la crise sociale inhérente au mode capitaliste de production et de croissance, exacerbé par sa fuite en avant dans la finance virtuelle, et la crise culturelle des repères et des valeurs.

En outre, si l’on prête également attention aux enjeux actuels de la biologie et des technos sciences, il apparaît clairement que nous avons changé d’époque. Alors, si la contraction de l’espace-temps se trouve liée aux prouesses mécaniques, physiques et biologiques du « progrès », les promesses d’un projet anthropologique postmoderne sont annulées par les contradictions fondamentales et objectives qu’elles révèlent.

Comment résoudre, par exemple, l’antinomie entre les ressources planétaires disponibles et le degré de leur usage égalitaire et juste si l’on prend pour mesure commune le niveau de confort matériel occidental ? Ou comment inverser la courbe d’effondrement de la biodiversité, quand celle-ci est seule garante de la survie de notre espèce ?

Une conjonction inédite de situations critiques

Jamais l’homme en tant qu’espèce n’a rencontré une conjoncture semblable où tant de situations critiques s’additionnent et s’entrechoquent. Prendre conscience de leurs interactions et de leurs effets concrets dans la réalité vécue est le minimum de discernement requis pour commencer à mesurer de ce qui nous arrive, au lieu de découper en tranches « les problèmes et leurs solutions » car cette méthode est désormais sans issue. On ne résoudra pas « la Crise » avec les idées et les croyances qui l’ont provoquée. Parmi celles-ci, la croyance en une croissance sans limites sur une planète aux ressources limitées est centrale.

Mais de quel homme parlons-nous ? Bien que tous contemporains, nous ne vivons pas tous à la même époque. Cette distorsion dans la temporalité n’a jamais été aussi grande, aussi flagrante qu’aujourd’hui. Elle contribue à donner à la crise systémique actuelle une dimension planétaire, réellement anthropologique.

Elle est, si l’on peut dire, l’illustration du principe d’entropie. On sait que dans sa version vulgarisée, ce principe postule que tout système isolé laissé à lui-même tend vers l’équilibre en même temps qu’il voit son degré de désordre tendre vers un maximum. Tout nivellement interne à un système clos a pour revers une désorganisation et une perte d’énergie, puisque la différence qu’il élimine est un principe organisateur.

Bien qu’historiquement et géographiquement séparés un lien nous réunit par-delà l’espace et le temps. Il nous permet d’accéder à notre unité dans la diversité. Ce lien n’est ni économique, ni technique. Il est poétique autant que politique. Il est présent et agissant en chaque être humain comme étant ce qui le constitue en humanité.

L’effondrement, et après ?


Au lieu du mot « crise », utiliser le mot « effondrement » pour nommer ce qui se passe actuellement offre l’avantage, non seulement d’être plus proche du réel, mais aussi de libérer l’imaginaire tout en évacuant l’obsession économique. Il permet en effet d’invalider par avance toutes les idées de reprise ou de relance d’une économie surévaluée fondée sur le dogme de la croissance sans limites. Il nous invite à l’invention d’un autre récit anthropologique qui ne soit plus basé sur la violence faite à la nature et sur la négation du différent de soi. Il ouvre sur un possible désirable et essentiel qui redonne sens à l’existence humaine.

Sans doute aura-t-il fallu en arriver là pour en finir avec l’arrogance d’un capitalisme mortifère et avec le mépris de tout mode de vie qui ne soit pas de domination mais au contraire qui soit élaboré sur une trame d’épanouissement et d’harmonie conflictuelle. Si tout nous répugne à penser que la crise anthropologique en cours se résoudra d’une manière comparable à celle qui a éliminé l’homme de Neandertal, c’est donc bien avec les nouveaux exclus du « progrès » et avec tous ceux qui sont sans espoir que nous pourrons ensemble retrouver le goût de vivre et de créer inlassablement les conditions écologiquement viables et socialement vivables d’une sobriété joyeuse. Joyeuse parce que fraternelle. Oui, il y a une vie après l’effondrement ! » (Cet article est à lire ici sur le site d’Entropia.)

Quatre récits

En posant la question centrale d’une crise anthropologique, au cœur de toutes les autres, ce texte de J.C Besson-Girard pointe la synchronicité entre  l’effondrement d’un paradigme dominant et l'avènement d'un  autre récit anthropologique. La culture a horreur du vide. A partir de sa vision du monde et de son niveau d’évolution, chacun s’identifiera donc à un de ces quatre grands récits anthropologiques qui mettent en scène une temporalité particulière : les récits traditionnels, hypermodernes, post-modernes ou évolutionnaires.

Le récit traditionnel. Le retour aux sources du récit traditionnel est celui d’une sensibilité organique qui perçoit l’homme comme une partie indifférencié d’un grand Tout. Cette vision pré-moderne est commune à tous les mouvements conservateurs et réactionnaires fondés sur la nostalgie et la restauration des valeurs traditionelles comme de l’organisation hiérarchique d'un monde holiste et statique. Ce monde est celui d'un âge d'or mythique qui aurait précédé l’avènement d’une modernité progressiste perçue comme catastrophique.

Le récit hypermoderne. Le récit hypermoderne est celui de l’aboutissement et de l’accomplissement d’une modernité où la raison abstraite et instrumentale conçoit l’être humain comme « maître et possesseur de la nature ». Ce récit transhumaniste envisage une nouvelle forme d’humanité radicalement transformée par les apports de la technoscience. La temporalité du récit hypermoderne est celle d'un progrès linéaire et irréversible fondé sur le développement technologique et l'appropriation économique des ressources naturelles et humaines. Le passé y est vécu comme une pesanteur archaïque dont il faut se détacher et se libérer.

Les récits post-modernes. Pour la sensibilité relativiste de la post-modernité, la nature humaine est une abstraction et son universalité une illusion. Seules existent des représentations culturelles dans lesquelles se reconnaît une société à un moment donné. Le relativisme post-moderne n’envisage donc pas l’émergence d’un seul récit anthropologique mais une multitude de micro-récits comme autant de constructions sociales liées à des cultures spécifiques. La temporalité post-moderne est celle d'un présent auto-référent, déconnecté de toute historicité.

Un récit évolutionnaire


La Spirale Dynamique de Clare Graves
 Les traditionalistes s’identifient donc à un passé qu’ils veulent restaurer. Projetés dans le futur, les progressistes veulent s’abstraire et s’émanciper de cet héritage. Quant aux relativistes, ils vivent dans le présent éternel d’une auto-création perpétuelle. La perspective intégrale n’est ni traditionnelle, ni moderne, ni post-moderne : elle inclue et transcende ces diverses visions du monde dans une approche évolutionnaire.

Selon elle, l’histoire de l’homme est celle de son développement et l’histoire de son développement participe d’une dynamique évolutive qui mène de la matière à la vie, de la vie à la conscience et de la conscience à l'Esprit. Passé, présent et futur participent donc tous de cette dynamique évolutive qui se manifeste dans le temps à travers une série de stades évolutifs de complexité et d’intégration croissantes.

Si l’on se réfère à la dynamique de l’évolution culturelle, l’effondrement évoqué par J.C Besson-Girard apparaît comme celui du paradigme abstrait de la modernité qui, cinq siècles durant, a façonné nos modes de vie et de pensée. A cet effondrement correspond l’émergence évolutive d’une vision intégrale comme un nouveau chapitre dans la longue histoire du développement humain et de l’évolution culturelle. 

Evolutionnaires et progressistes

Au cours du vingtième siècle, des cartographies du développement humain ont été élaborées par les chercheurs en sciences humaines dans tous les domaines. La synthèse de ces travaux confirment les intuitions des grands penseurs évolutionnaires à savoir que  la dynamique de l’évolution, qui est aussi celle du développement humain, suit une trajectoire précise qui est celle de la montée en complexité à travers des stades évolutif de plus en plus intégrés.

Comme l’écrit Jean Jaurès, ami de Bergson : « L’histoire humaine n’est qu’un effort incessant d’invention et la perpétuelle évolution est une perpétuelle création ». Si la dynamique évolutive de la vie/esprit s’exprime à travers la création de formes inédites, cette création récapitule et mémorise toujours les processus qui ont conduit jusqu’à elle. L'évolution humaine c'est la dynamique d'un progrès qui ne nie pas l'archaïsme mais qui l'intègre. Et c’est en ce sens que la démarche évolutionnaire ne doit pas être confondue avec la démarche progressiste. La première intègre et transcende le passé alors la seconde cherche à s'en détacher pour le dépasser de manière abstraite à partir d’une conception linéaire du temps.

Si la conception évolutionnaire du temps est figurée par une spirale c'est que la dynamique de l’évolution ressemble à une courbe, enroulée autour d’un axe central invisible, qui s'ouvre progressivement autour de cet axe à travers des cycles de plus en plus larges qui synthétisent les anciens cycles, plus étroits, dans un niveau supérieur.

Une croissance qualitative.


La place nous manque ici pour analyser plus avant les différences existant entre ces quatre grands récits anthropologiques nourris des représentations culturelles et d'une temporalité propres à chaque stade évolutif et à partir desquelles s’élaborent les diverses prises de position politique, philosophique et spirituelle.

Si l’heure d’une anthropologie évolutionnaire est venue c’est que la sortie de l’ère économique nécessite de passer de la vision quantitative du développement matériel à la vision qualitative du développement humain. Le débat économique entre croissance et décroissance doit ouvrir sur une réflexion antrhopologique et culturelle concernant les rapports entre croissance qualitative de l'être humain et croissance quantitative des biens matériels. A l’inéluctable décroissance matérielle doit correspondre une croissance intérieure et qualitative à la fois psychologique et éthique, intellectuelle et spirituelle N’oublions pas cet avertissement de ce grand visionnaire que fut Pierre Teilhard de Chardin : « La seule réalité qui soit au monde est la passion de grandir. » Parce qu’elle propose une cartographie détaillée du développement humain, la vision intégrale permet de suivre et comprendre les différentes étapes de cette croissance qualitative.

Mais la perspective évolutionnaire que nous venons de tracer pose un immense défi : comment l’Homo oeconomicus sans histoire et sans mémoire peut-il se projeter dans le futur alors même que, privé de tout passé, il ne voit dans l’avenir que la projection linéaire, continue et infinie, de la situation actuelle ? Ce défi est celui d’une transition à la fois culturelle et spirituelle qui doit accompagner les autres formes de transition énergétique et écologique, économique et sociale.

A la conscience formatée par le modèle abstrait et amnésique de la modernité, cette transition culturelle doit permettre de retrouver la mémoire du développement humain afin de participer aux nouvelles formes de pensée, de sensibilité et d’organisation à travers lesquelles la dynamique évolutive se manifeste aujourd’hui. Si l'heure de la transition culturelle est venue c'est qu'elle permet d'élaborer, de manière collective, le nouveau récit anthropologique d'un homme en développement, maillon d'une lignée évolutive qui conduit d'une ancestralité archaïque aux stades supérieurs de la conscience.

samedi 2 juin 2012

Une crise évolutive (2) Sortir de l'économie


La croissance n’est pas la solution, elle est le problème. Jean-Claude Besson-Girard


Croissance ! Croissance ! Croissance ! Il est de bon ton aujourd’hui de sauter tel des cabris en invoquant la croissance à longueur de discours et d’éditoriaux comme la solution universelle qui viendrait par miracle nous libérer de nos maux et de nos angoisses face à l’évolution d’un monde qui bouleverse nos modes de vie et de pensée.

Cette écœurante litanie relève bien plus de la pensée magique et de la croyance dogmatique en la toute puissance de l’économie que d’une réflexion inspirée par la raison et la sagesse. Pour Jean-Claude Besson-Girard, directeur de la revue Entropia : « On ne résoudra pas « la Crise » avec les idées et les croyances qui l’ont provoquée. Parmi celles-ci, la croyance en une croissance sans limites sur une planète aux ressources limitées est centrale. »

De plus en plus de personnes - et parmi elles des penseurs de premier plan - estiment que, non seulement la croissance n’est pas la solution mais qu’elle est le problème en tant que fétiche d’un imaginaire économique profondément déshumanisant. En réduisant l’être humain à la figure misérable de l’Homo oeconomicus, cet imaginaire impose un regard comptable sur ce qui n’a pas de prix. N’oublions pas que, selon Albert Schweitzer, le bonheur est la seule chose qui se double si on le partage.

Entropia

Crée en Novembre 2006, Entropia est la revue d’étude théorique et politique de la décroissance. Des auteurs reconnus – Serge Latouche, Paul Ariès, Yves Cochet, Jean-Paul Besset, Dominique Bourg, Bertrand Meheust – et d’autres, de moindre notoriété, y oeuvrent dans la même direction, celle d’une décolonisation de l’imaginaire économique qui permet d’explorer et d’inventer les voies d’un vivre ensemble qui ne serait plus indexé sur les valeurs marchandes mais sur les valeurs humaines.

Dans un article du premier numéro intitulé Pourquoi Entropia ? Jean-Claude Besson-Girard et Serge Latouche présente ainsi cette revue : « ENTROPIA signifie littéralement « se retourner ». Ce verbe, pronominal en français, a pris, depuis 1723, un sens particulièrement intéressant pour éclairer notre démarche intellectuelle et pratique vers un après-développement : « Changer de ligne de conduite afin de s’adapter à des circonstances nouvelles. (Dictionnaire culturel en langue française, Le Robert, vol. IV, p. 273) »

Toute pensée qui refuse son autocritique n’est plus une pensée, mais une croyance. Elle quitte le terrain solaire de la lucidité pour les mirages de l’espérance. Depuis plus de cinquante ans, « la croissance » et « le développement » relèvent de ce statut irrationnel et dogmatique. Dans les années soixante-dix, cependant, quelques chercheurs hétérodoxes et que la clairvoyance n’effrayait pas (Illich, Georgescu-Roegen, Ellul, Partant, Castoriadis…) se sont dressés contre cette dictature de l’économisme et ont jeté les bases d’une pensée de la décroissance. Pensée dérangeante s’il en est.

Quatre crises capitales

... Depuis peu, quatre crises capitales sont identifiées et confirment la pertinence et l’urgence d’une recherche sur l’après-développement qui est, en quelque sorte, le prolongement ouvert et « positif » de la notion irritante de décroissance. Ces crises sont d’ailleurs présentes à l’arrière-plan de sujets de conversations ordinaires et véhiculent une inquiétude grandissante.

La crise énergétique, liée à l’épuisement, au renchérissement des ressources fossiles et au consumérisme compulsif généralisé ; la crise climatique parallèle à la réduction de la biodiversité, à la privatisation du vivant et des ressources naturelles ; la crise sociale, inhérente au mode capitaliste de production et de croissance, exacerbée par une mondialisation libérale génératrice d’exclusion au Nord et plus encore au Sud ; la crise culturelle des repères et des valeurs, dont les conséquences psychologiques et sociétales sont visibles en tout domaine.

Ces quatre crises remettent en cause, comme jamais, le dogme de la croissance économique sans limites et le productivisme qui l’accompagne. Elles révèlent également, pour les résoudre, l’inefficacité flagrante du « développement durable », comme oxymore sédatif et comme mensonge consensuel. Mais, au-delà de ces aspects économiques, physiques, biologiques, sociologiques et politiques, se profile en réalité une crise anthropologique totalement inédite ».

Cette présentation d’Entropia date d’Octobre 2006 et précède de quelques mois la crise des subprimes de Juillet 2007 aux Etats-Unis à l’origine du krach de l’automne 2008 qui aura pour conséquence en Europe la crise des dettes souveraines dont nous voyons tous les jours les répercussions économiques sociales, et politiques.

Cette synchronicité met en évidence la corrélation entre deux dynamiques : à la dégénérescence du modèle dominant exprimée par la crise financière mondiale correspond une régénération culturelle qui se manifeste par l’émergence d’une pensée alternative. Cette crise financière et ses conséquences dramatiques ont alimenté les thèses des penseurs de la décroissance qui trouvent un profond écho dans le champ intellectuel.

Sortir de l’économie

Maître de conférences en histoire contemporaine et auteur de Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique, François Jarrige analyse l’intérêt grandissant pour la décroissance chez les avant-gardes culturelles et le hiatus pouvant exister entre ce mouvement et le cadre étriqué du débat dans les champs médiatique et politique :

« L’idée de « sortir de l’économie », qui aurait paru incompréhensible il y a encore peu de temps, semble s’imposer progressivement comme une évidence. Plusieurs ouvrages récents issus d’horizons divers aboutissent à la conclusion que c’est la seule solution. Serge Latouche est l’un des premiers à avoir formulé cette idée, la décroissance dans ses diverses variantes l’a largement reprise et c’est en grande partie ce qui fonde sa radicalité. La décroissance refuse en effet à la fois l’économie en tant que discipline imposant un développement irréaliste, le capitalisme en tant qu’il vise un accroissement illimité de la richesse et des inégalités, et la société de consommation en raison des multiples aliénations qu’elle produit.

C’est pourquoi le thème, ou le slogan, de la décroissance apparaît à beaucoup comme une « utopie » irréaliste, voire dangereuse. Le discours de la décroissance ne peut évidemment pas être audible dans un monde où la théorie économique, ce vaste « mensonge collectif », domine partout. Pourtant, de plus en plus de tableaux et de diagnostics de notre monde, dressés par des figures importantes du champ intellectuel, des savants reconnus, confirment les constats qui sont au fondement de la radicalité décroissante

... Il existe désormais un hiatus de plus en plus gigantesque entre les débats théoriques radicaux et les discussions vivantes et originales qui se développent dans la mouvance de l’objection de croissance d’une part, et l’étroitesse du cadre du débat dans les champs médiatique et politique. Paradoxalement, de plus en plus d’analyses tendent à valider le slogan de la décroissance et les mises en gardes des objecteurs de croissance. Pourtant ce mot d’ordre demeure toujours aussi invisible, inaudible et scandaleux. Ce hiatus est évidemment l’effet de l’idéologie, c'est-à-dire des croyances collectives portés par les groupes dominants qui contribuent à enfermer le débat et le champ des possibles.

La tâche des objecteurs de croissance est ardue tant l’économie joue désormais le rôle de l’ancienne religion, avec ses prêtres et ses institutions, tous rétribués pour que rien ne change ! Face à la religion et au dogme, il n’y avait qu’une seule solution : être iconoclaste, détruire les idoles, par la provocation, parfois aussi par l’excès.» (La Décroisance. Avril 2012)

Une Métanoïa


Le prix Nobel d’économie Maurice Allais a écrit : « "L'économie doit être au service de l'homme et non l'homme au service de l'économie". Sortir de l’économie c’est effectuer cette conversion – une métanoïa – au cours de laquelle on se libère d’un système aliénant qui fait de l’homme un esclave soumis aux lois d’airain du développement économique pour remettre l’économie à sa juste place : au service du développement intellectuel et culturel, social, éthique et spirituel, d'une humanité qui n’est réductible ni à ses intérêts économiques, ni à ses besoins matériels.

Pour l’économiste Christian Arnsperger dont nous avons évoqué ici L'éthique de l'existence post-capitaliste : « Notre système économique souffre bel et bien, et depuis longtemps, d’une profonde crise de sens. La croissance de la production et de la consommation n’est pas, et n’a jamais été, l’objectif ultime de l’économie. Le but, c’est la prospérité de chaque être humain. Produire et consommer toujours davantage n’ont de sens que si l’on fait l’hypothèse que les biens priment toujours sur les liens - et c’est bien ce modèle d’un être humain acquisitif et possessif qui a guidé la naissance et le déploiement de notre système depuis trois siècles ». (Libération. La crise comme diversion et le sens de la vie (économique))

Sortir de la religion au siècle des Lumières c’était se libérer d’un dogme hégémonique pour participer à l’invention de la modernité. Sortir de l’économie aujourd’hui c’est se libérer d’un autre dogme, devenu tout aussi hégémonique, pour participer à l’émergence d’une nouvelle vision du monde (la cosmodernité?) fondée sur le développement intégral de l’être humain. Promouvoir une "vision intégrale" c'est remettre en question le modèle dominant fondé sur une logiciel abstrait qui ne correspond plus aujourd'hui à la dynamique du développement humain et de l'évolution culturelle.

La transition culturelle

Cette métanoïa dépasse de loin le cadre de l’organisation socio-économique puisqu’un monde où l’homme est esclave de l’économie est un monde où la raison abstraite - instrumentale et utilitaire - a oublié son lien de subordination avec une intuition créatrice qui lui permet de participer à la dynamique du développement humain.

Sortir de l’économie c’est se libérer d'une idéologie technocratique - à laquelle on ne peut donner le beau nom de culture - fondée sur le déni de la vie, de l’intuition créatrice et des dimensions supérieures de l’esprit humain. Cette idéologie utilitariste réduit la connaissance à la science, la création à la technique, le désir aux besoins et la vie à la survie économique.

Une transition à la fois culturelle et spirituelle doit donc accompagner la mutationdes mentalités vers un autre mode de conscience et de représentations collectives en synergie avec les nécessaires transitions énergétiques et écologique, économiques et sociales. Sans cette transition culturelle, aucune sortie de l'économie n'est envisageable car, comme le dit Christian Arnsperger : « les questions les plus profondes de l’économie ne sont pas en elles-mêmes des questions économiques ».

Un courant de régénération


Avec les nuances propres à leur identité et leur culture, des mouvements comme l’écologie - quand elle a gardé son inspiration radicale - l’écosophie, les anti-utilitaristes du Mauss, les initiateurs d'une économie des profondeurs comme ceux des monnaies libres participent de ce même mouvement de conversion et de régénération dont Edgar Morin  rend compte en ces termes :

« Tout en fait a recommencé, mais sans qu’on le sache, nous en sommes au stade des commencements, modestes, invisibles, marginaux, dispersés. Car il existe déjà, sur tous les continents, un bouillonnement créatif, une multitude d’initiatives locales dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou de la réforme de la vie... Ces initiatives ne se reconnaissent pas les unes aux autres, nulle administration ne les dénombre, nul parti n’en prend connaissance. Mais elles sont le vivier du futur »

Derrière cette crise globale, ce mouvement de régénération perçoit une crise anthropologique qui remet en cause la vision totalitaire de l’Homo oeconomicus ainsi que les croyances et l’imaginaire qui s’en inspirent et fondent nos sociétés post-modernes. Selon Jean-Claude Besson-Girard : « La crise actuelle n’est pas une crise financière, économique, écologique, esthétique, éthique, politique, sociale ou culturelle. Elle est tout cela à la fois et simultanément. C’est en quoi elle est totalement inédite. C’est une crise anthropologique. Pour le comprendre il nous faut remettre en question toutes nos croyances. Tant que nous n’en serons pas intimement et collectivement convaincus, rien ne résoudra « La Crise »». (Quelle Crise ?)

Ce mouvement de régénération est porté par une prise de conscience ainsi résumée dans le billet précédent : « Notre problème n’est pas économique : jamais nous n’avons été aussi riche collectivement. C’est l’économie qui fait problème quand elle devient dogme, imposant le modèle mortifère d’un individualisme abstrait, calculateur et égoïste, narcissique et prédateur ».

Parce que cette crise anthropologique nous renvoie le reflet monstrueux d’une humanité dévastée, l’évidence d’une sortie de l’économie renvoie à l’urgence de redonner à l’être humain une profondeur spirituelle et à la société une vision collective. La sortie de l’économie est alors une autre façon de parler de l’entrée dans une ère nouvelle - l'ère des créateurs - celle de "l’éthonomie" où l’intersubjectivité s’exprime via les valeurs qualitatives qui fondent le vivre-ensemble et via l’intelligence collective qui permet d’incarner ces valeurs dans des projets communs.

L'ère des créateurs

Auteur du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Raoul Vaneigeim fut l’une des figures emblématiques d’un courant situationniste ayant largement inspiré le mouvement de Mai 68. Avec le style flamboyant qu’on lui connaît, il a su décrire cette mutation des mentalités qui annonce à la fois la sortie de l’économie et l’entrée dans l’ère des créateurs qu’il appelle de ses vœux.

« Etrange lucidité que celle qui autopsie le vieux monde et ignore la naissance d’un monde nouveau. Dans les années 1960, alors que l’efflorescence de l’économie promettait l’état de bien-être pour tous, dénoncer les ravages de la marchandise exposait au sarcasme des sceptiques. Comment voulez-vous objectaient les bons esprits du temps, que des gens accédant au bonheur garanti par la voiture, la télévision, le logement à loyer modéré et les biens de consommation, songent un seul instant à se révolter ?

Aujourd’hui qu’est venu la mode d’anathématiser l’horreur économique, le même aveuglement empêche de prendre conscience d’une mutation en cours sous nos yeux. De nouvelles valeurs s’affirment, elles achèvent de ruiner les anciennes, elles mettent en évidence l’amour de la vie, l’imagination créatrice, le progrès humain, la générosité, la solidarité collective fondée sur la conscience individuelle.

Elles ne se fondent pas sur cette bonne volonté qui a toujours annoncé les pires déconvenues. Elles ne peuvent se satisfaire d’une détermination éthique qui, si utile qu’elle puisse être, fait la part trop belle à l’abstraction, à l’intellectualité, à de modernes moutures du vieil impératif catégorique. Elles sont portées par les signes avant-coureurs d’un bouleversement des mentalités, des mœurs, des sociétés et de l’économie nécessaire à leurs besoins ». (L’Ere des Créateurs).

Netographie

Entropia  De nombreux textes, vidéos et films sur la décroissance.

Numéros publiés. 1 Décroissance et Politique. 2 – Décroissance et Travail. 3 – Décroissance et Technique. 4 – Décroissance et Utopie. 5 - Trop d’utilité ? 6 - Crise éthique, éthique de crise ? 7 - L’effondrement : et après ? 8 - Territoires de la décroissance. 9 - Contre-pouvoirs et décroissance. - 10 - Aux sources de la décroissance. 11 - Le Sacré : une constante anthropologique. Les numéros épuisés en librairie seront en ligne prochainement. Le numéro 1 est déjà en ligne.

A lire le site Automates Intelligents, un entretien avec Jean-Claude Besson-Girard, directeur d’Entropia.

La Décroissance Le mensuel des objecteurs de croissance.

Le Sarkophage Le journal des gauches anti-productiviste dirigé par Paul Ariès.

Sortir de l’économie Bulletin critique de la machine-travail planétaire.


Le blog Foudre évolutive de Serge Durand : Signification évolutive de la fin des matières premières.