L'homme de l'avenir est celui qui aura la mémoire la plus longue. Nietzsche
Au cœur de ce qui est devenue une abyssale crise de confiance entre l’ancien et le nouveau monde : l’impuissance des experts et des gouvernants à comprendre la complexité du monde et à anticiper son évolution, à interpréter les évènements et à opérer un diagnostic juste permettant de solutionner les problèmes, enfin leur incapacité fondamentale à proposer une vision du monde auquel peut s’identifier aujourd’hui cette conscience collective qu’on appelle une nation. A cette impuissance cognitive correspond une corruption morale qui ronge la société dans son ensemble, faisant prédominer l’égoïsme des intérêts particuliers sur toute forme d'intérêt général.
En France, le "scandale Cahuzac" vient illustrer douloureusement ce constat. Le ministre qui, en ces temps de crise économique, dirigeait la lutte contre la fraude fiscale vient d'avouer qu'il était lui-même un fraudeur et, à la fraude, il a ajouté le mensonge devant la représentation nationale et les plus hautes autorités de la République. Le Monde évoque dans son éditorial "une profonde crise démocratique, tant le plus élémentaire contrat de confiance entre le peuple et ses gouvernants est rompu". Mais bien plus qu'un cas particulier qu'on voudrait ériger en bouc-émissaire des turpitudes politiques, cette affaire est symptomatique de la dégénérescence d'un modèle en fin de cycle.
Si nous vivons une crise de régime, ce régime n'est pas uniquement politique, il est aussi et surtout épistémologique. Car derrière cette crise de confiance se cache une crise de conscience provoquée par un sentiment d’urgence : le modèle technocratique dominant apparaît totalement déphasé et dépassé, et nous sommes en quête d’un nouveau modèle, adapté à l’évolution de nos sociétés.
Alors que la société industrielle était fondée sur une modélisation objective qui rendait nécessaire la distinction abstraite, l’analyse et la spécialisation, les sociétés de l’information sont des ensembles intégrés de relations en interconnexion croissante et en évolution constante. Penser en termes de relations, c’est considérer le monde et l’être humain comme des totalités aussi indivisibles qu’évolutives.
C’est pourquoi le modèle émergent est à la fois global et dynamique. Il doit être capable d’intégrer un nombre bien plus importants de faits et d’informations en interprétant notre expérience avec plus de profondeur, de complexité et de pertinence que le précédent. Il doit percevoir chaque phénomène comme partie d’un tout et chaque ensemble comme l’expression d’une dynamique évolutive qui se manifeste dans le temps à travers divers stades de développement. C'est ainsi qu'il est à l'origine d'une nouvelle philosophie de l'histoire.
De l'ignorance à l'arrogance
Une fois de plus, Edgar Morin, avait raison. Dans
Le Monde, il faisait paraître le 1er Janvier un
article intitulé En 2013, il faudra plus encore se méfier de la docte ignorance des experts. En exprimant l’absolue nécessité d’une
évolution de la pensée pour intégrer la complexité, il critiquait avec lucidité le rôle et
l’emprise d’une expertise technocratique absolument incapable de développer une
vision globale et une perspective historique qui rendent compte de la
complexité du monde et de son mouvement évolutif.
Formatée par l’économisme dominant qui réduit
la complexité évolutive des sociétés humaines au simplisme d’un taux de
croissance, l’expertocratie est incapable de percevoir aussi bien la dynamique
qualitative qui transforme les mentalités que la vision prospective qui anime
les mouvements protestataires. Aucune bêtise ne nous a donc été épargnée par
les commentateurs officiels au sujet des dernières élections italiennes durant lesquelles
un des ces mouvements, né il y a trois ans, est devenu, à la surprise générale,
le premier parti d’Italie en termes de voix.
Par une alchimie intellectuelle qui
transforme l’ignorance en arrogance, l’expertocratie a réduit le succès du Mouvement Cinq Etoiles de Beppe Grillo à un simple populisme, ce
qui – de fait – la rend incapable de saisir l’originalité et la spécificité
d’un tel évènement. Renaud Pasquier analyse ainsi cette réaction : « A
quelques exceptions près, difficile de ne pas être frappé par la condescendance
qui marque la majorité des commentaires émis dans les médias français (et
plus largement européens) sur le résultat des élections italiennes et plus
précisément la percée impressionnante de Beppe Grilo : amalgame grossier avec
Silvio Berlusconi dans la notion confuse et fourre-tout de «populisme», mépris
à l'égard des électeurs du «clown» crypto-fasciste, ou encore myopie
franchouillarde dans l'évocation du «Coluche » italien qui prouve
l'incapacité de beaucoup à penser des phénomènes politiques en-dehors des
références locales. » (Beppe Grillo, pyromane ou pompier ? nouvelobs.com)
Une émergence
créatrice
Rien de plus difficile sans doute que de faire de l’histoire immédiate, et ce d’autant plus quand les nouvelles technologies nous abreuvent d’un flot d’informations difficile à trier, à recouper, à hiérarchiser, à synthétiser et à mettre en perspective. Mais ce que nous enseigne la théorie intégrale c’est que chacun individu comme chaque culture interprète les phénomènes et les évènements selon un filtre cognitif et une « vision du monde » correspondant à un stade évolutif donné.
C’est
ainsi qu’une émergence créatrice passe le plus souvent inaperçue pour des
contemporains qui l’interprètent comme une déviation par rapport au paradigme
dominant alors même qu’elle est justement en train de le dépasser. Cocteau nous
avait pourtant prévenus : « Les critiques jugent les œuvres et ne savent pas qu'ils sont jugées par elles ». Comme
les formes artistiques, les formes politiques innovantes doivent être
interprétées à partir d’une
approche sensible et cognitive congruente avec son objet, sans répéter de
manière mécanique et paresseuse les interprétations habituelles rendues justement
obsolètes par cette émergence créatrice.
Renaud Chenu décrit
avec talent les ravages de l’expertocratie : « Ainsi, nous sommes gouvernés par les mêmes esprits que ces députés
monarchistes s’agrippant au vieux monde quand la révolution industrielle
balayait les restes du Moyen-Âge. L’univers tout entier embrasse de
nouveaux paradigmes mais il entre en résonance paradoxale avec
l’apparente impossibilité d’adapter les structures de la pensée politique
avec le futur qui force la porte d’un monde étriqué…
Il n’est qu’à entendre les mille petits ventriloques de la propagandas europae répéter ad nauseam que la colère des pauvres réveille les vieux
démons. Les Italiens, hier encore sage et docile peuplade latine acceptant un
gouvernement géré par une banque, Goldmann
Sachs, sont désormais jetés au bûcher des élégances :
populistes. Rien que ça. Au Moyen-Âge, on disait sorcière. Au-delà du
dogme, tout le reste est faribole, bachibouzoukerie socialisante…
On vit en Europe un moment débile de l’Histoire de la pensée, une ère
d’obscurantisme économique incarnée par un gouvernement des juges surgit d’une
époque d’égarement technocratique. On ne sait même plus pourquoi on est
gouverné par Bruxelles. La perte de sens est dérive continentale, les volcans
patientent. » (Futur : des egos aux égaux, l’avenir patine. Ragemag)
Un saut qualitatif
Spirale Evolutive. Steve McIntosh |
Pour le physicien et historien des sciences Thomas Kuhn, les révolutions politiques et épistémologiques commencent par le sentiment partagé que les institutions ou le paradigme dominant sont devenus incapables « de répondre d'une manière adéquate aux problèmes posés par un environnement qu'elles ont contribué à créer… Dans le développement politique comme dans celui des sciences, le sentiment d'un fonctionnement défectueux, susceptible d'aboutir à une crise, est la condition indispensable des révolutions." (La structure des révolutions scientifiques)
Thomas
Kuhn a montré que l’évolution de la science ne s’effectuait par une
accumulation quantitative de connaissance mais par ces sauts qualitatifs que
sont les changements de paradigme. L’insurrection des consciences que nous
sommes en train de vivre correspond à l’absolue nécessité de changer de
paradigme pour nous adapter au nouveau contexte des sociétés de l’information
dans lequel nous vivons.
Comme
l’écrit Andrée Mathieu : « Les crises que nous observons, économiques,
sociales, environnementales, politiques, culturelles, etc. ne sont pas
dissociées. Le fait qu'elles soient perçues comme indépendantes traduit une
profonde incompréhension du monde que nous avons contribué à complexifier… Nous
assistons présentement à ce qu'on appelle un changement de paradigme, le
remplacement d'un modèle révolu par une explication plus cohérente et plus pertinente
de notre monde.
Depuis
la Révolution industrielle, nous avons découpé la réalité en petits morceaux
pour mieux la comprendre. Nous avons conçu nos organisations comme un
assemblage de "parties", divisé le travail en "tâches", la
connaissance en "disciplines", l'administration publique en
"ministères" et nous avons travaillé en "silos". Nous
devons maintenant déplacer notre attention des parties vers le tout et mettre
l'accent sur les interrelations qui déterminent la dynamique des systèmes
vivants auxquels nous appartenons. En somme, nous devons quitter le monde de la
machine (assemblage de composantes) pour celui des réseaux vivants dans toute
leur complexité ». (Directe, indirecte, le choc des démocraties)
Ce qui caractérise le vivant c’est sa capacité
d’évoluer. Si le modèle émergent est fondé sur la compréhension des liens
faisant de la société un tout cohérent, il lui faut aussi penser ce tout comme un
organisme en évolution. C’est pourquoi l’approche systémique doit être
complétée par une approche historique qui permet de comprendre comment l’être
humain et la société se développent dans le temps à travers une série de stades
évolutifs à complexité et intégration croissantes.
Une philosophie de l’histoire
Hegel |
Dans la lignée des
idéalistes allemands, des penseurs visionnaires au vingtième siècle - Bergson, Teilhard
de Chardin, Sri Aurobindo ou Jean Gebser, entre autres - ont considéré le
développement humain comme l’expression d’un projet spirituel qui se déploie
dans le temps à travers une série de stades évolutifs. A la fin du vingtième siècle,
Ken Wilber fit une synthèse remarquée entre les visions inspirées de ces
philosophes et les modèles convergents du développement humain proposés dans
leurs disciplines par les chercheurs en science humaines.
On sait que le
matérialisme historique de Marx
s’inspira de la pensée hégélienne tout en l’inversant : le
mouvement dialectique de l’histoire devenait ainsi celui des forces
productives, l’infrastructure économique déterminant l’ensemble des superstructures
culturelles et spirituelles. Selon Marx : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ;
c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience… L’histoire de
toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes
»
Quand elle voulut
faire table rase du passé, la philosophie de l’histoire se pervertit en un progressisme
fondé sur le déni de la tradition et de l’intuition holiste qui la fondait. C’est
ainsi qu’en privant l’homme d’un enracinement organique dans son milieu naturel,
cosmique et symbolique, le progressisme imposa une vision du monde économique,
abstraite et désenchantée, qui inspira aussi bien le communisme que le libéralisme.
Si les contemporains
sont devenus rétifs à la philosophie de l’histoire, c’est qu’à travers ses
perversions et ses avatars successifs, elle inspira aussi bien le désastre
communiste et l’ethnocentrisme colonialiste que le progressisme libéral et son
économisme inhumain. Face à ces impasses, les penseurs postmodernes (Derrida, Foucault, Deleuze, Baudrillard, Lyotard, etc…) ont
promu la fin de grands récits universalistes au profit d’une vision relativiste
fondée sur le pluralisme des points de vue et leur irréductible singularité.
Le relativisme
post-moderne
Les penseurs de la « post-modernité » ont donc accompli ce qu’avait initié le progressisme moderne : là où celui-ci était fondé sur le déni de la Tradition, celle-là est fondée sur le déni de l’Histoire. Le déni progressiste du passé ayant conduit tout naturellement à celui de toute continuité historique, au profit d’un présentéisme fondé sur le règne sans partage des pulsions.
Dans
une perspective relativiste, tout fait est renvoyé à son interprétation et
toute interprétation à une « construction sociale » totalement arbitraire.
La notion historique de société est remplacée par celle, amnésique, de « construction
sociale » formelle et auto-référente. Pour la sensibilité relativiste, la
nature humaine est une illusion et son universalité une chimère. Seul existe un
système de règles formelles et de micro-récits dans lesquels se reconnaît une
société, telle une île autonome ignorant l’océan de l’histoire d’où elle
émerge. " Tout ce que nous pouvons faire, écrit Jean-François Lyotard dans La condition postmoderne, est de contempler émerveillés la diversité des espèces discursives comme nous le faisons de la diversité des espèces animales et végétales".
Faire
l’économie de l’histoire c’est réduire les cultures à des systèmes abstraits, aussi
formels que fermés, tout en niant les facultés créatrices et spirituelles qui permettent à la subjectivité de se transformer et d’évoluer. L’amnésie est le biotope où s’épanouit l’individu
narcissique de la post-modernité qui congédie passé et futur pour s’imaginer en
héros d’un récit mégalomane fondé sur l’auto-engendrement. C'est ainsi qu'il est hanté par
les fantasmes d’une toute puissance infantile que la
société du spectacle et ses publicistes alimentent sans cesse.
Mais
les ruses de l’histoire empruntent souvent ce chemin de traverse qu’est le
retour du refoulé. C’est ainsi que sous la forme d’une vague néo-libérale,
l’histoire refoulée par la post-modernité s’empara du relativisme ambiant pour
en faire un dogme idéologique promu médiatiquement. Le fameux « Tout se vaut » devint le pendant
culturel et nihiliste du fameux « There
is no alternative » économique de Margaret Thatcher. Il est évident
que si tout ce vaut, plus rien n’a de valeur et si plus rien n’a de valeur,
l’intérêt économique se constitue en principe hégémonique d’une vie sociale
réduite à la loi de la jungle.
Le néo-libéralisme
enrôla donc le relativisme dans sa croisade idéologique. Dans un premier temps,
il s’agissait de discréditer les valeurs qualitatives de la spiritualité, de
l’éthique et du politique pour promouvoir la seule valeur que reconnaît le
néo-libéralisme : celle, quantitative, de l’économie mesurée par le
capital. Dans un second temps, il s’agissait de désaffilier l’individu de
toutes ses appartenances traditionnelles en le réduisant progressivement au statut
fonctionnel et économique de producteur et de consommateur pour le livrer ainsi
pieds et poings liés à la « main invisible » du Marché.
Une évolution
globale
Tout sens est à la
fois signification et orientation. Si la signification est donnée par un
système culturel spécifique, l’orientation provient d’un substrat temporel qui
fonde les systèmes culturels, permet leur comparaison et leur échange, leur évolution et leur métamorphose. Ce
substrat temporel transforme l’abstraction d’une construction sociale en une société
historique concrète et l’individu en acteur du développement humain.
En reconnaissant la
diversité des cultures et leur singularité, en les analysant comme autant de « visions
du monde » liées à un stade évolutif donné, le paradigme émergent reprend
à son compte le grand récit évolutif, de manière nouvelle qui intègre et
dépasse le constructivisme post-moderne et sa pluralité de perspectives. Si ce
paradigme émergent est qualifié d’intégral c’est qu’il considère l’évolution
humaine comme un tout : la
subjectivité et l’objectivité, l’individu et la société sont autant de
dimensions inséparables et interdépendantes d’une seule et même réalité à la
fois complexe et évolutive.
L’évolution humaine
est donc globale, à la fois culturelle et technologique, subjective et sociale,
politique et économique. Toutes ces dimensions sont solidaires et cette
solidarité même fait qu’elles doivent être envisagées de manière systémique et
synthétique pour comprendre la mutation que nous sommes en train de vivre. En
opérant la synthèse entre l’idéalisme d’un Hegel et le matérialisme de Marx, le
modèle émergent participe d’une sagesse non-duelle qui considère l'esprit et la forme dans leur unité fondamentale.
Fidèle à cette
synthèse, toute pensée intégrale refuse et réfute aussi bien l’économisme que
le spiritualisme qui lui est opposé. Le premier renvoie à l’hégémonie de
l’économie comme mode d’interprétation dominant et le second à une forme de
« narcissisme spirituel » totalement déconnecté du contexte social et
culturel, économique et technologique.
Une politique
évolutionnaire
Cette nouvelle philosophie de l’histoire redonne à la pensée politique la profondeur évolutionnaire d’une vision historique que le passéisme traditionnel, le progressisme moderne et le présentéisme post-moderne avaient occultés. En s’inscrivant dans le mouvement créateur et intégratif du développement humain, au cœur d’une anthropologie évolutionnaire, il s’agit aujourd’hui de dépasser les apories d’un passéisme nostalgique fondé sur le déni du Devenir, d’un progressisme abstrait fondée sur le déni de la Tradition comme celles d’un présentéisme pulsionnel fondé sur le déni de l’Histoire.
Pas
d’arbre sans racines. Pas de développement humain sans enracinement dans
l’archaïque et son intuition holiste qui servent de fondations à toute vision
radicale. Selon
Nietzsche : « L’homme de l’avenir est celui qui aura la
mémoire la plus longue ». Etre évolutionnaire c’est
intégrer le passé et mettre le présent en perspective dans une tension
créatrice qui est celle d’un développement global, intégrant tous les aspects,
spirituels et matériels, individuels et collectifs, de l’être humain. C’est en
se sens qu’une politique évolutionnaire
observe et participe à l’émergence de formes culturelles et
organisationnelles inédites qui sont celles des sociétés de l’information.
Interpréter les crises que nous vivons comme
autant de symptômes d’une même crise évolutive liée à un changement de
paradigme c’est donner aux mouvements
protestataires et prospectifs les outils et les références qui leur permettent
de mieux comprendre la dynamique novatrice qui les anime. C’est aussi leur
permettre d’identifier et de diagnostiquer le choc de civilisation, né du
conflit entre l’ancien paradigme et le nouveau, afin de promouvoir des
stratégies créatrices et évolutives adaptées au monde qui est et à celui qui vient.
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