Ce billet s'inscrit dans la continuité des deux précédents (1) et (2) qui appartiennent à une série intitulée Ecologie et Société dont il constitue la suite. Dans cette série de textes, nous chercherons à mettre à jour les fondements de la culture de domination qui est à l’origine de la dévastation du monde et à rendre compte de la mutation des mentalités qui, en réaction à cette dévastation, inventent les formes culturelles novatrices qui seront celles de notre futur.
L’échec du mouvement social
Militant des premières heures d’une écologie au parfum libertaire, Alain Claude Galtié s’interroge sur les causes pour lesquelles, de l’effervescence de la contre-culture dans les années soixante jusqu’à au mouvement social des années quatre vingt dix, la contestation du système capitaliste n’a débouché sur aucune alternative réelle.
« Nous avons fait le constat de l'échec des différentes composantes du mouvement social des années 60/70 et de l'apathie de la société (sauf en novembre et décembre 1995 en France, mais cela n'a pas duré). Les responsables sont reconnaissables; c'est en particulier le brouillage culturel impérialiste qui mine maintes volontés individuelles et le mouvement social. Entre ce qui fonde la motivation de tout soulèvement contre l'ordre inique : le sens de "la communauté des intérêts sociaux" (Rudolf Rocker) et les projets, les formes mêmes que croit "se donner" le mouvement, s'intercale ledit brouillage qui susurre que l'instinct et le bon sens génèrent des chimères ». (La confusion culturelle ou l’ennemi intérieur).
Ce brouillage culturel « impérialiste » dont parle Galtié est celui d’une culture de domination qui formate aussi bien la pensée que les comportements et dont nous avons esquissé l’analyse dans les billets précédents. Or, bien souvent, les militants écologistes, ceux des mouvances alternatives ou altermondialistes, ainsi qui les animateurs du mouvement social sont les otages de ce modèle culturel qu’ils ont intériorisé de manière inconsciente.
Ils n’ont pas compris que le capitalisme est un système de valeurs et de représentations – un véritable modèle culturel – tout autant qu’un mode de production, d’organisation politique ou économique. Et il ne sert à rien de combattre les formes économiques du capitalisme sans transformer le modèle culturel qui le sous-tend et lui donne du sens.
Dans son Éthique de l’existence post-capitaliste, Christian Arnsperger analyse avec brio non seulement ce qu’est la culture capitaliste mais les fondements existentiels qui la détermine. Il y démontre les limites d’un militantisme de contestation qui ne remet pas en cause ce modèle culturel et ses fondements existentiels. En développant une perspective intégrale, les militants contestataires se transforment en militants existentiels pour lesquels la transformation sociale passe aussi par l’évolution personnelle.
Limites de la contestation
Hélas, la plupart du temps, les militants du mouvement social sont d’autant plus fascinés par les formes objectives et extérieures de l’organisation économique et sociale qu’elle peuvent être réduites à des données mesurables et à des évaluations quantifiables. Cette fascination fétichiste pour les processus abstraits d’objectivation est l’expression même d’une pensée instrumentale qui fonde la culture capitaliste. Un fétichisme qui est le symptôme d’une pathologie réductionniste née d’une instrumentalisation de la pensée au détriment d’une participation joyeuse et conviviale de la subjectivité aux divers milieux naturels et sociaux, culturels et spirituels, dans lesquels elle évolue en développant son processus d'individuation.
Comment pourraient-ils se désintoxiquer de l'imaginaire dominant, ceux qui sont incapables de déconstruire les soubassements tant idéologiques qu’épistémologiques d’une culture impérialiste qui les aliène ? Ils vivent sous l’emprise d’un logiciel réductionniste qu’ils ont intériorisé et qui constitue justement le système d'exploitation du programme qu’ils contestent. Complices, collaborateurs et promoteurs de leur aliénation, ces militants ne peuvent qu’imiter de manière caricaturale les stratégies du système dont ils cherchent à s’émanciper.
Leur posture de contestation ne fait que renforcer le système qu’ils cherchent à combattre. Etymologiquement, contestation provient de contestari qui signifie mettre en présence les témoins de deux parties. En contestant, le minoritaire affirme sa dimension de dominé et se positionne ainsi dans une relation instaurée et maîtrisée par le dominant dont il utilise les codes et les références, l’imaginaire et la vision du monde.
Contester est encore le meilleur moyen d’être récupéré par le système dominant qui, pour perdurer, se nourrit de cette énergie contestatrice qu’il a fait naître. Plus les contestataires cherchent à desserrer les liens qui les enchaînent et plus ils les renforcent. Pour comprendre ce paradoxe auquel se heurte le mouvement social depuis des années, il faut aller faire un tour du côté de la théorie intégrale.
Translation et transformation
Dans son analyse de l’évolution humaine, Ken Wilber distingue deux types de dynamique : les translations horizontales et les transformations verticales. Les translations horizontales sont des changements opérant dans un niveau évolutif donné alors que les transformations verticales génèrent un changement qualitatif avec l’accès à un stade plus évolué c'est-à-dire plus complexe et intégré.
Dans la translation horizontale, le champ de référence reste fondamentalement identique. La translation est un processus de reconfiguration qui permet d’adapter un niveau d’organisation - celui d’un stade évolutif particulier - aux changements du contexte global dont il fait partie. Dans la transformation verticale, par contre, le champ de référence se métamorphose et évolue vers un niveau supérieur d’organisation.
La transformation est un processus d’auto-émergence bien connu des penseurs systémiques. Cette auto-émergence est cause et effet d'une nouvelle dynamique intégrative qui s’exprime à travers une nouvelle forme d'organisation : une véritable métamorphose. Cette transformation verticale correspond à une nécessité évolutive illustrée par la citation d’Einstein : «Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l'a engendré ». Phrase à laquelle répond en écho celle de Bernard Werber : « Pour comprendre un système, il faut... s'en extraire ».
Stratégies alternatives et intégratives
Ce qui est vrai de l’individu l’est aussi du mouvement social qui peut donc suivre deux types de stratégies. Les stratégies de translation horizontale, contestataires et alternatives. Les stratégies de transformation verticale, créatrices et intégratives.
Cette distinction est essentielle pour éviter ce phénomène de confusion culturelle à travers lequel la contestation devient l'agent même de la domination. Elle nous permet de comprendre pourquoi, en se situant dans un rapport de contestation, les stratégies alternatives obéissent finalement à la logique de l’adversaire. Stratégies alternatives qui permettent au système dominant de s’adapter au mouvement du monde en récupérant et en intégrant les énergies créatrices et la dynamique vitale de la contestation.
A partir de cette vision intégrale, la contestation apparaît comme la plus fidèle alliée d’un système qu’elle va régénérer. Une étude historique montrerait aisément comment le système capitaliste a utilisé tous les mouvements contestataires en les récupérant pour perdurer sans toucher au coeur de son programme de domination.
Si le mouvement social veut être efficace, il se doit d’être radical et pour être radical il doit dépasser les stratégies alternatives et contestataires qui ont montré leurs limites - celles de la translation sociale - pour envisager une transformation verticale, celle de la création culturelle. Radicalité et verticalité vont de pair : plus les racines sont profondes et plus un arbre s’élève en hauteur.
Il est donc nécessaire de quitter les routes balisées de la contestation, celles de la translation sociale, pour cheminer sur les sentiers - étroits, dangereux et minoritaires – de la création culturelle, ceux de la transformation existentielle.
(A suivre...)