jeudi 13 décembre 2018

Incitations (10) Le Fétichisme de l'Abstraction


Le fou n'est pas un homme qui a perdu la raison. Le fou est un homme qui a tout perdu, excepté la raison. G.K Chesterton 


"L'ennemi plus sournois est l'actualité" écrivait René Char. Effectivement, les forces passionnelles et la puissance émotionnelle suscitées par l'évènement - aujourd'hui la révolte légitime des "Gilets Jaunes" - nous condamnent soit à la sidération, soit à des réflexes idéologiques plutôt qu'à la réflexion, soit à des analyses réductrices (de type économiques, sociales ou politiques) qui passent souvent à côté de l'essentiel. En nous mettant un peu à distance de l'actualité, nous aimerions proposer une interprétation plus profonde et plus globale d'un climat insurrectionnel justement considéré par Edgar Morin comme l'expression d'une crise de civilisation. 

Bien loin d'être réductible à ses manifestions ponctuelles et spectaculaires, le climat insurrectionnel évoqué dans plusieurs billets de ce blog renvoie à l'urgence d'un changement de civilisation. C'est bien pourquoi, dans le bandeau de présentation du Journal Intégral, nous avons décrit celui-ci comme "la chronique d'une insurrection des consciences contre le fétichisme de l'abstraction". Dans ce contexte, l'insurrection est  surgissement d'une énergie vitale et créatrice comme "puissance destituante" contre une vision du monde, vieille de cinq siècles, dont l’obsolescence conduit aujourd'hui d'une crise systémique à un effondrement global. Les réponses à cet effondrement passent par l’émergence d’une nouvelle vision du monde permettant de développer une autre relation à soi, aux autres et à son milieu de vie. 

C’est dans le contexte de cette émergence que la notion de fétichisme de l’abstraction trouve tout son sens en permettant une critique radicale de la culture dominante tout comme la théorie du fétichisme de la marchandise, élaboré par Marx, opère une critique radicale des rapports sociaux à l’ère du capitalisme. Le fétichisme de l’abstraction est ce concept évolutionnaire qui met à jour le processus d’identification fusionnelle de l’homme moderne à des représentations mentales qui le soumettent à leur logique inhumaine. Une logique abstraite dont les applications technocratiques sacrifient la vie et la sensibilité sur l’autel de l’efficacité, de la rentabilité, de la quantité au détriment de la qualité, de la convivialité et de l’intégration de l’homme à son milieu d’évolution.

Une critique intégrale doit être capable de penser à la fois le fétichisme de l'abstraction et celui de la marchandise comme deux formes fétichistes complémentaires, l'une culturelle et l'autre sociale, correspondant au même stade de développement, celui d'une modernité abstraite que l'occident doit aujourd'hui dépasser en participant à la dynamique d'une spirale évolutive s'il ne désire par se faire emporter par la spirale infernale d'un effondrement.

Qu’est-ce que le fétichisme de l’abstraction ? 


"Le plus difficile n'est pas de changer de cap, ce n'est pas de changer de politique, c'est de changer de mentalité, autrement dit de structure de pensée. C'est pourtant ce qui le sauverait et nous sauverait." Tweet d'Edgar Morin (9/12/18)

Dans un article sur le mouvement des "Gilets Jaunes" paru dans Le Monde du 4 Décembre, Edgar Morin écrit ceci : « Le seul avenir de ce mouvement, s'il est encore pensable, aurait été de se doter d'un diagnostic pertinent sur les causes d'un mal qui, certes, a ses spécificité françaises mais est plus général : la dégradation n'est pas seulement celle de la biosphère, elle est celle de la sociosphère, celle de l'anthroposphère, celle de la noosphère (sphère des activités de l'esprit) : il s'agit d'une énorme crise de civilisation et d'une énorme crise de l'humanité suscitée par une mondialisation déchaînée..."

Comprendre cette crise de civilisation et le climat insurrectionnel à travers lequel celle-ci se manifeste (dans tous les sens du mot), c'est analyser l'emprise du modèle dominant sur les consciences afin de s'en libérer en participant a un saut évolutif vers un nouveau stade du développement humain.  C'est dans ce contexte évolutif que la compréhension de ce qu'est fétichisme de l'abstraction s'avère libératrice.

Le mot abstraction a pour étymologie le latin abstractus, participe passé du verbe abstraho « tirer, traîner loin de, séparer de, détacher de, éloigner de ». Au 16e siècle, ce mot désignait le fait de s'isoler de la société, au 21e siècle, il désigne le fait de s’isoler de la vie même, de sa complexité et de sa dynamique évolutive. 

Le processus d’abstraction procède d'une visée utilitaire et instrumentale dont la finalité est l'action. Il consiste à fragmenter la complexité multidimensionnelle du Réel pour isoler certains de ses éléments en les coupant de leur contexte en vue de les observer et de les analyser pour comprendre leur fonctionnement dans le but d'agir.

Toute abstraction est réduction d'une totalité complexe, organique et dynamique, à des lois d'interactions causales entre des éléments séparés. C'est ainsi que la complexité multidimensionnelle propre à la vie/esprit est réduite à une série d'éléments assemblés selon les lois mécaniques d'un déterminisme causal. C'est ce processus d’abstraction qui a progressivement permis à l’être humain de penser de manière rationnelle et d'agir de manière technique sur son environnement.

Lié à l'animisme, à la pensée magique et aux premiers stades du développement humain, le fétichisme est ce processus archaïque de la psyché humaine au cours duquel la conscience s’identifie de manière fusionnelle à un objet de son environnement ou à une production humaine (matérielle, symbolique ou intellectuelle) en y projetant ses attentes et son imaginaire. Une telle projection confère à cet objet ou à cette production ainsi fétichisés une aura fascinante, une identité autonome et une autorité transcendante à laquelle se soumet la conscience, oubliant qu'elle est à l'origine de cette projection.  

Fascinés, subjugués, sidérés par nos abstractions mentales, nous oublions qu’elles sont le produit de notre conscience pour les considérer comme des entités autonomes dotées d’une autorité absolue à laquelle nous nous soumettons entièrement en sacrifiant notre vie au profit de leurs logique déshumanisante. 

Le fétichisme de l'abstraction est un processus d’emprise dont nous sommes les victimes modernes, à la fois consentantes et fascinées. Comme les chasseurs-cueilleurs transformaient des objets en fétiches, dotés de pouvoirs surnaturels, auxquels ils étaient soumis, nous conférons à ces entités idéales que sont nos représentations mentales le pouvoir de nous soumettre à leur logique abstraite, déconnectée de la vie sensible, de sa dynamique comme de sa complexité. 

Élaborée au cours de l’évolution pour agir sur le monde matériel, l’abstraction est cet artifice mental qui sépare ce qui est unit de manière organique et qui divise ce qui est relié de manière harmonique. Il ne s’agit pas de condamner cette fonction essentielle qu’est l’abstraction mais de critiquer de manière radicale l’identification aveugle à des représentations que nous objectivons et auxquelles nous conférons une forme d’autorité qui nous aliène en nous castrant de notre sensibilité et de notre intuition.

On attribue à G.K Chesterton cette citation apocryphe : « Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n'est pas qu'ils ne croient plus en rien, c'est qu'ils sont prêts à croire en tout. » Quand nous ne sommes plus à même de faire l’expérience  d’une présence intérieure et d'une spiritualité vivante, nous accordons à nos représentations mentales cette forme de transcendance que les chasseurs-cueilleurs accordaient à leurs fétiches.

Il existe bien-sûr une relation étroite et systémique entre le fétichisme de l'abstraction qui concerne nos productions intellectuelles et le fétichisme de la marchandise analysé par Marx, qui concerne nos productions sociales et qui est ainsi décrit par Alain Bihr : " Il y a fétichisme chaque fois que le produit de l'activité sociale des hommes se fixe et se fige dans une forme où il s'autonomise par rapport à eux en une réalité qui les opprime et les domine et semble leur être extérieur et supérieur."

L'Intuition et la Raison

Dessin de Andy Singer paru dans La Décroissance
Einstein a parfaitement décrit l’effondrement spirituel qui participe d'un effondrement systémique, à la fois écologique, social et culturel : « L'intuition est un don sacré et la raison, une fidèle servante. Nous avons crée une société qui honore la servante en oubliant le don. »

Alors qu’elle était un moyen au service de l'intuition, l’abstraction devient une fin en soi qui met l'intuition au service d'une volonté de domination parfaitement exprimée par Descartes : "Se rendre comme maître et possesseur de la nature". C'est ainsi que, bien malgré lui, l'homme moderne a été progressivement soumis à une culture de séparation fondée sur le déni de la vie et de la sensibilité.

La facultés d'absorption de l'intuition et la faculté d'abstraction de la raison sont les deux pôles, centripètes et centrifuges, à la fois contraire et complémentaire, du champ d'expérience vécu par la conscience.

La faculté d'absorption propre à l'intuition permet à la conscience d'être pleinement intégrée à son milieu d'évolution et d'en extraire les éléments nécessaires à son développement. La faculté d'abstraction propre à la raison permet à la conscience de s'affirmer comme entité douée d'autonomie qui interagit avec le milieu dont elle est interdépendante.

Au cœur de la conscience, la faculté d'absorption s'exprime à travers l'intuition, ce porte parole de la vie/esprit. Le fétichisme de l'abstraction participe à la dynamique centrifuge d'une extériorisation qui tend à neutraliser l'intuition et à la dévaloriser au profit d'une culture de séparation qui occulte les liens organiques et harmoniques unissant la conscience à son milieu multidimensionnel. 

La faculté d’abstraction du mental est un outil indispensable au déploiement de la vie humaine dans le monde matériel. Et comme tout outil, c’est un moyen au service d’une fin. Le problème advient quand la dévalorisation de l'intuition a pour conséquence l'oubli d'une pensée organique, au cœur de toutes les cultures traditionnelles, fondée sur la perception des  totalités et des dynamiques qui animent celles-ci. En perdant une vision globale, on perd avec elle le sens des finalités. Cette dilution du sens est à l’origine d’un effondrement spirituel au cours duquel les moyens deviennent à eux-mêmes leur propre fin.  

« Notre époque se caractérise par la profusion des moyens et la confusion des intentions » disait Einstein. La dictature des moyens s'érige sur une dissolution des fins dont la conséquence est le déni du sens au profit d'une rationalité instrumentale et de ses applications pratiques. 

Le fétichisme de l'abstraction est un nouveau chapitre dans la longue histoire - plurimillénaire - de la superstition. Ce nouveau chapitre est le récit d'un paradoxe : la superstition prend de nos jours les formes d'une abstraction censée nous libérer de la superstition. Inspirée par l'esprit des Lumières, la modernité portait en elle la promesse d'une libération de l'obscurantisme et d'une émancipation de la servitude que celle-ci entraînait. Mais au fil du temps, alors que se dissolvait l'héritage holiste des cultures traditionnelles, la rationalité abstraite s'est peu à peu réduite à une rationalité instrumentale coupée d'une intuition vivante qui est le véhicule d'une vision globale comme d'un sens des finalités.

C'est ainsi que, de nos jours, la superstition prend une forme nouvelle : l'identification à une pensée technocratique qui gouverne la vie des hommes à partir d'une logique abstraite imposant le sacrifice de la vie sensible au profit d'une culture de séparation.

Une des définitions les plus synthétiques du fétichisme de l’abstraction vient de ce grand penseur de la technique que fut Jacques Ellul : "Ce n'est pas la technique qui nous asservit, c'est le sacré transféré à la technique." Dans un monde littéralement insensé, la technique en devenant sa propre fin s’est transformée en technolâtrie : on la révère comme une idole à laquelle tous doivent sacrifier.  Le Transhumanisme est sans doute la phase ultime de la technolâtrie.

Paraphrasant Ellul, on peut dire que ce n’est pas l’abstraction qui nous asservit, c’est le sacré conféré à la rationalité qui conduit à cette dérive fétichiste qu’est le rationalisme, au cœur de l'idéologie dominante.

La croyance aveugle dans la technique comme dans l’économie sont deux expressions hégémoniques d’une même rationalité abstraite : la première, appliquée au milieu naturel, se manifeste à travers le fétichisme de l'abstraction quand la seconde, appliquée aux rapports humains, se manifeste à travers le fétichisme de la marchandise.

Décoloniser l’imaginaire 


«Ne mépriser la sensibilité de personne. La sensibilité de chacun, c'est son génie». Charles Baudelaire 

Le processus d’abstraction devient hégémonie totalitaire dès lors qu’il en vient à nier une sensibilité qui participe, de manière intime et intuitive, à un milieu d’évolution vécu comme une totalité dont elle est partie prenante et apprenante. Le fétichisme de l’abstraction devient crime contre l'humanité quand il nous prive de toutes les ressources intérieures de la sensibilité et de la spiritualité qui échappent à la visée utilitaire et réductionniste du mental.

En exprimant le désir de se rendre comme maître et possesseur de la nature, Descartes exprime parfaitement la volonté de domination qui est au cœur de la pensée abstraite. Déconstruire le fétichisme de l’abstraction c’est comprendre la façon dont cette volonté de domination, inhérente au mental, se retourne contre l’être humain en le dominant à son tour comme l’apprenti sorcier devient la victime de ses sortilèges.

La modernité tardive est ce moment évolutif de l'espèce où la subjectivité humaine, en quête d'autonomie, est elle-même dominée par une volonté de domination qui transforme son milieu d'évolution en environnement d'exploitation. L'effondrement de cet environnement a pour conséquence une remise en question de cette domination abstraite et la nécessité urgente de s'en libérer.

Le concept de "fétichisme de l’abstraction" permet de saisir les racines archaïques du mental humain en pointant la volonté de domination qui le sous-tend et la toute-puissance infantile dont celle-ci est l’expression. En réactivant des processus archaïques d’identification fusionnelle qui sont au cœur de tous les fétichismes, cette toute puissance infantile est à l’origine du sortilège qui transforme ce moyen qu’est l’abstraction en une finalité absolue et despotique.

Le fétichisme de l’abstraction est ce sortilège qui modifie notre vision du monde : ce que les anciens percevaient comme une totalité organique et dynamique nous apparaît comme un ensemble d’éléments assemblés dans un mécanisme animé et déterminé par les forces extérieures du hasard et de la nécessité. Ce sortilège est à l’origine de ce que Max Weber a nommé le désenchantement du monde. 

Ce n’est pas par l’abstraction que l’on se libère du fétichisme de l’abstraction. Toute pensée critique qui ne serait pas animée par une vision créatrice et inspirée ne fait que renforcer cette forme d’envoûtement dont on ne peut se libérer qu’en réenchantant le monde par la profondeur visionnaire de l’imaginaire. Tel est le message de ces écoféministes américaines qui revendiquent l’identité de "sorcières néo-païennes".

De toute façon,  voilà que rien n'est venu véritablement s'opposer à l'ordre des choses, depuis que ceux qui prétendent mener une critique sociale ne se rendent pas compte de l'anachronisme de leurs armes, continuant à confondre rationalité et radicalité tout en cherchant leur sérieux à se démarquer du domaine sensible. Et cela jusqu'à ne pas voir que l'intériorisation grandissante de la technique favorise chaque jour ce mode d'asservissement tranquille que, dans les dernières années, une certaine modernité intellectuelle aura cautionné sinon provoqué par sa haine de l'utopie. Annie Le Brun. (Victor Hugo maintenant !)

Pensée magique et Magie de la pensée

Décoloniser l’imaginaire c’est se libérer de la pensée magique propre au fétichisme de l’abstraction, par la magie d’une pensée créatrice qui participe intuitivement à la dynamique évolutive de la vie/esprit. 

La connaissance des modèles développementaux utilisés dans l’approche intégrale permet de bien opérer la nécessaire distinction entre pensée magique, liée aux stades infantiles et pré-rationnels du développement humain, et magie de la pensée, liée aux stades supérieurs, transcendant la simple rationalité par l’intuition visionnaire. 

Le fétichisme de l'abstraction est, sous la forme d'un fantasme archaïque de toute puissance, la résurgence moderne d'une pensée magique fondée sur l’indifférenciation entre la subjectivité et son milieu. Pré-individuelle et pré-rationnelle, la pensée magique est liée aux premiers stades, animistes, du développement humain, ceux d'une fusion avec le milieu d'origine, avant que l'identité personnelle ne se différencie de celui-ci.

Transpersonnelle, la magie de la pensée transcende l’identité personnelle et les limitations de l’égo en agissant sur le monde formel à travers de subtiles et mystérieuses influences énergétiques évoquées de manière traditionnelle, par exemple dans la Théurgie et dans la Haute Magie . On en retrouve aujourd'hui des traces dans les domaines bien plus prosaïques de la pensée positive ou de la Loi de l’Attraction

Cette puissance de l'énergie créatrice a ainsi été célébrée par cet initié que fut Goethe : " Quelque soit la chose que vous pouvez faire ou que vous rêver de faire, faîtes la. L'audace a du génie, de la puissance, de la magie".

La réhabilitation de la magie à laquelle procèdent certaines écoféministes participe à la subversion d'une culture de séparation. Vecteur d'un réenchantement de notre rapport au monde, elle accompagne l'émergence d'une culture d'intégration fondée sur la reconnaissance d'une connexion profonde entre la subjectivité et son milieu multidimensionnel.  

Starhawk, une des principales figures des sorcières néo-païennes, analyse ainsi les résistances culturelles qui font obstacle à ce processus de réenchantement : «La magie est un autre mot qui met les gens mal à l’aise, aussi je l’utilise délibérément car les mots avec lesquels on se sent bien, les mots qui paraissent acceptables, rationnels, scientifiques et intellectuellement fiables, le sont précisément parce qu’ils font partie de la langue de la mise à distance. » 

Les modèles du développement humain nous l’enseignent. Se libérer du fétichisme de l’abstraction ce n’est pas régresser à un stade archaïque – pré-personnel et pré-rationnel – d’identification fusionnelle avec le milieu; c’est intégrer et dépasser le stade d’une rationalité abstraite pour accéder à des stades de conscience transpersonnelle et transrationnelle qui sont ceux d’une raison sensible au service d’une intuition visionnaire.

Les individus ayant atteint le stade d'une spiritualité transrationnelle sont à même de percevoir et de décrypter les fondements archaïques et irrationnels de la rationalité abstraite tels qu'ils s'expriment dans le fétichisme de l'abstraction. Cette critique culturelle est insuffisante si elle n'est pas accompagnée d'un réenchantement - symbolique et poétique, créateur et spirituel - permettant de se libérer de ce sortilège.

Insurrection Évolutive


La crise systémique vécue par l’humanité est la conséquence d’une relation au monde, à soi et aux autres, née durant la période moderne à travers l’émergence d’une rationalité abstraite et de l’individu qui l’incarnait. Au fil du temps, cette rationalité abstraite est devenue hégémonique en se coupant de ces autres modes de connaissance que sont l’intuition - holiste et synthétique - l’empathie, l’imitation, l’imagination créatrice ou la pensée analogico-symbolique. Traditionnellement, ces modes de connaissance révélaient la complexité des liens unissant de manière organique et harmonique la subjectivité à son milieu multidimensionnel.

Le règne de la séparation abstraite a progressivement déterminé la destruction des milieux sociaux, naturels et culturels dont la conséquence est l’effondrement qui vient. On ne pourra résister à cet effondrement sans se libérer du fétichisme de l’abstraction et pour s’en libérer il faut en prendre conscience. Une telle prise de conscience doit permettre de sortir du conformisme intellectuel à travers un saut qualitatif qui est à la fois individuel et collectif, culturel et spirituel. 

Depuis Einstein, nous connaissons deux des grands principes de l’évolution culturelle : 1- « La folie, c'est de faire toujours la même chose et de s'attendre à un résultat différent ». Tous ceux qui n’avancent pas reculent : utiliser le même mode de pensée alors que tout change autour de soi, c’est forcément stagner puis régresser. Ceux qui sont aveuglés par le fétichisme de l’abstraction sont entraînés dans le tourbillon d’une spirale régressive dans laquelle ils cherchent à entraîner les autres par tous les moyens possibles et imaginables. Ceux qui ne veulent pas se faire aspirer par cette spirale infernale doivent effectuer le saut qualitatif qui leur permet de participer à la dynamique d'une spirale évolutive.

 2 - « On ne résout pas un problème avec les modes de pensées qui l'ont engendré. » Non seulement le recours aux modèles d'interprétation et d'explication du passé ne permet pas de comprendre le présent mais il rend incapable d’imaginer l’avenir. C’est pourquoi les solutions à la crise systémique actuelle passent par l’émergence d’une nouvelle vision du monde qui nous libère des évidences du passé en les faisant apparaître comme des constructions socio-culturelles à dépasser.

En dévoilant les fondements archaïques de la modernité, le concept de fétichisme de l’abstraction permet d'imaginer le saut évolutif vers une cosmodernité où l’abstraction est au service de la vie et de l’intuition à travers laquelle celle-ci s’exprime.

Dans une perspective intégrale, libération personnelle, évolution culturelle et transformation sociale apparaissent intimement liés comme autant de fonctions dynamiques appartenant à un même système vivant en développement.

La colère résulte de la compression d'une énergie vitale et créatrice qui se libère de manière violente et destructrice si elle n'est pas canalisée avec précision par un idéal et une vision. Canaliser cette vitalité créatrice c'est en faire une puissance insurrectionnelle qui met en mouvement l'énergie spirituelle prise en otage par l'inertie.

Selon Joseph Elchado : "Ce que montre un moment insurrectionnel c'est le retour de la vie dans l'espace social visible." La puissance insurrectionnelle de la vie libère une force psychique, créatrice et spirituelle jusque-là verrouillée par l'abstraction du mental au service de la toute-puissance de l'égo.

Une insurrection devient radicale quand elle permet un saut évolutif vers un nouveau stade du développement humain. Sinon, elle n'est que l'expression d'une violence aveugle et d'une colère explosive dont le destin a toujours été d'alimenter le système dont elle cherche à se libérer.

Une insurrection devient évolutive quand elle développe cet état de conscience particulier nommé "l'état lyrique" par le poète Roger Gilbert-Lecomte. Parce-qu'il saisit, au-delà des apparences, l'unité organique qui relie la subjectivité à son milieu, cet état lyrique peut changer la société en libérant les consciences de l'emprise technocratique et mortifère de l'abstraction.

Le Diabole et le Symbole 


Le fétichisme de l'abstraction c’est l’assujettissement au règne de la séparation dont le monarque absolu est figuré traditionnellement par le diable (du grec diaballein : jeter à travers c’est-à-dire diviser, disperser) qui s’oppose au symbole (du grec sumbolon : mettre ensemble). 

Dans la pensée médiévale, on distingue le diabole du symbole : le diabole correspond à l’éparpillement et à la dispersion diabolique, alors que le symbole réunit, fait converger et mène le retour à l’unité. Jacques Siron 

Nous autres qui nous prenions pour des individus modernes et éclairés, débarrassés des obscurantismes du passé, voilà que nous sommes donc réduits à adorer le diable (ce qui divise) comme une idole, en rejetant le symbole (ce qui unit) comme l’expression d’un imaginaire archaïque. 

Dans le pacte faustien d'une modernité agonisante, il ne s’agit plus de vendre son âme au diable mais de lui donner en offrande, en attendant  qu'il réalise nos fantasmes de toute puissance et qu'il nous protège contre le chaos intérieur né de la perte du sens. Cette nouvelle forme de servitude volontaire consiste à échanger sa singularité créatrice contre la sécurité d’un confort intellectuel qui pense le monde comme un vaste mécanisme dont chaque individu est un rouage aussi anonyme qu’interchangeable. Mais un tel confort est si artificiel qu’il transforme rapidement une servitude relative en servilité absolue. 

La perspective fantastique d’une civilisation sous l’emprise du diable a été évoquée par des écrivains catholiques – Bernanos, Bloy ou Péguy, par exemple – qui interprétaient ainsi l’emprise de l’abstraction à travers l’essor d’une modernité dont ils étaient les contemporains. Une telle perspective symbolique, devenue aujourd’hui pratiquement inaudible, éclaire pourtant de manière fulgurante la perte de sens, la décadence culturelle et l’angoisse existentielle propre à la modernité tardive dans laquelle nous vivons. 

Soumise au règne généralisé de l’abstraction, la civilisation moderne apparaît, selon le mot de Bernanos « comme une forme de conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ». Ce déni de l’intériorité a une conséquence existentielle très concrète : nous héritons d’une vie en kit, à monter nous-mêmes, mais sans le manuel d’installation ! 

Où qu’il aille, l’homme contemporain transporte en lui et apporte avec lui les signes extérieurs de sa misère spirituelle. Le fétichisme de l’abstraction induit chez nos contemporains un sentiment d’abandon, une profonde angoisse existentielle et la nostalgie d’une plénitude vécue par une subjectivité qui participe intuitivement, de manière poétique et symbolique, à cette totalité complexe et vivante qu’est son milieu d’évolution. 

Fétichisme et Spiritualité 

Le fétichisme de l’abstraction est une notion évolutionnaire qui s’inscrit dans la lignée de toutes les grandes traditions spirituelles ayant transmis des connaissances et des pratiques pour relativiser et transcender les artifices du mental qui emprisonnent la conscience dans une vision illusoire et réductrice de l’individu comme de son milieu. 

La spiritualité est cette voie intérieure qui permet à la présence d’esprit de nous libérer de l’identification hypnotique à nos représentations. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si nous assistons à une véritable "révolution silencieuse" qui conduit nos contemporains, saturés d’abstraction, à la pratique de la méditation et des arts contemplatifs comme un retour aux sources de la présence. 

L’abstraction du mental qui cherche à maîtriser son environnement et à le dominer doit être compensée et équilibrée par l’absorption dans une présence d’esprit qui participe harmoniquement à son milieu de vie.

L'effondrement systémique dont nous sommes les victimes a pour origine une "crise de la présence" qui ne peut être résolue qu'en se libérant du fétichisme de l'abstraction à travers un processus de réenchantement poétique, symbolique et spirituel.

Le mental n’est rien autre qu’une conscience-fiction où, à chaque étape du trajet évolutif, s’élabore le récit propre aux constructions spatio-temporelles de l’esprit humain à une époque donnée. 

La religion c’est le chaînon évolutif entre une expérience transcendante médiatisée par le fétichisme archaïque, et l’expérience immédiate d'une présence transcendance vécue par la spiritualité. 

Le défi contemporain : dépasser le progressisme, cette religion laïque fondée sur le fétichisme de l’abstraction, pour embrasser une vision évolutionnaire fondée sur une spiritualité non-duelle qui perçoit la dynamique évolutive de la vie, de la conscience et du développement humain comme une manifestation de l’Esprit transcendant.

Ressources

La voie de l’intuition (4 billets) : (1) La voie de l'intuition (2) La Métanoïa (3) La voix de l’évolution (4) Raison et intuition - Intuition et Complexité -

Experts et Visionnaires (3 billets) : (1) La docte ignorance des experts (2) Intégrer la Complexité  (3) La fin d'un monde

Incitations (9) L’évolution créatrice - La série de billets sélectionnés dans le libellé Incitations

7 commentaires:

  1. Toujours un grand bonheur de lire vos articles Olivier. Ca fait du bien! :) Merci... Et comme souvent je me permets un petit écho avec mon dernier poème :)
    marko


    Signes des Temps
    by markocz

    Percevoir les signes des Temps,
    Au-delà des rancœurs et de la colère.
    Affirmer que nous sommes vivants,
    Réconcilier les hémisphères :
    Gauche, droit, Nord, Sud, une seule humanité.
    La conscience doit s’embraser
    Si l’on souhaite survivre.
    Ce qui se joue sous nos yeux lassés
    Est la fin des anciens équilibres.
    La roue a tourné,
    Et c’est dans nos cœurs qu’il nous faut regarder.
    L’idée peut encore sembler idiote ou naïve,
    C’est dire le chemin qu’il reste à parcourir.
    Âge des tempêtes, fin de la fête et de l’insouciance.
    La Mort manifeste sa présence.
    Notre faute, nous l’avions oubliée dans notre âge du futile.
    C’est pourtant à la lumière de sa Vérité
    Qu’il nous est donné de vivre en équilibre.
    S’imprégner d’Amour,
    Le vivre et le cultiver,
    Le sentir et le partager.
    Tous solitaires et solidaires.
    Solitaires pour l’essentiel, chemin intérieur de l’éveil.
    Solidaires en notre destin d’espèce dotée de conscience.
    A quand la fin de l’arrogance ?
    Seul l’humble peut écouter le silence
    Lui délivrer les secrets de l’existence.
    Nous sommes pétris de Néant et d’Infini,
    Choisis ton camp mon ami !
    L’intuition est le guide vers l’équilibre et la transcendance.
    Faire la paix avec la Mort, la dépasser par essence…
    La Source créatrice jaillit dans les âmes inspirées,
    Panse les blessures,
    Délivre sa mesure et ses diamants de Joie,
    Scintillants même dans l’effroi.
    Percevoir les signes des Temps,
    Pour prendre le parti de la Vie et de l’Esprit.
    Même face à face, nous sommes dans la même équipe.
    La diversité encourage la libre altérité.
    Côte à côte, prompts à sombrer dans la pensée paresseuse.
    On encourage trop volontiers les aveuglements que l’on partage.
    C’est seul à seul que l’on perçoit les présages,
    Les messages distillés par l’univers à travers nos consciences.
    Tous ensemble pour encourager l’altérité,
    Seul à seul pour vivre l’Unité.
    L’hubris n’est pas compatible avec la survie.
    Il nous faut changer ou périr,
    Tisser en conscience nos liens à la totalité.
    Le vain ne sera pas pardonné.

    ML (2018)

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  2. Merci Marko pour cet écho de l’hémisphère droit… Une autre manière, rythmée et rimée, d’exprimer la même présence d’esprit.

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  3. Quelques remarques toutefois, il n'y a pas de désenchantement de la nature chez Descartes,h dans le discours de la méthode avec le maitre et possesseur il parle aussi de la médecine (citez bien), et il y a le dipôle entre nature environnementale et humain. Il n'y a pas de fétichisme de l'abstrait, on observe par empirie, puis on dégage des axiomes, des hypothèses, on les vérifie puis les applique et la démarche scientifique n'est point fétichisme, ce qui le serait est considérer, qu'il ne doit pas y avoir de limite à l'esprit humain et de limite éthque à l'abstrait !

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  4. Quelques remarques en réponse : Il ne s’agit aucunement d’ériger la méthode scientifique en fétiche. Le fétichisme de l’abstraction advient quand la démarche scientifique devient la seule qui soit reconnue comme fiable et légitime en marginalisant et en diabolisant tous les autres modes de connaissance qui ne sont pas médiatisés par l’abstraction.
    Ce que j’ai résumé de la manière suivante « Paraphrasant Ellul, on peut dire que ce n’est pas l’abstraction qui nous asservit, c’est le sacré conféré à la rationalité qui conduit à cette dérive fétichiste qu’est le rationalisme, au cœur de l'idéologie dominante. ».

    Dans ce sens, je conseille la lecture d’un article du philosophe Michel Henry paru en Mars 1989 dans le n°208 de La Recherche et intitulé "Ce que la science ne sait pas". Le philosophe commence par poser les deux questions suivantes : 1/ Le savoir scientifique définit-il véritablement la seule connaissance en notre possession ? 2/ Est-il celui sur lequel doit se fonder notre action ? Il ne s’agit pas de remettre pas en question le savoir scientifique mais « l’idéologie qui s’y joint aujourd’hui et selon laquelle il est le seul savoir possible, celui qui doit éliminer tous les autres... La négation théorique de la subjectivité implique la destruction pratique de l'humanité ou, du moins, a rend possible ».
    Voici le lien pour cet article que j’ai proposé dans une série de quatre billets sur l’œuvre visionnaire de Michel Henry qui se réclame d’une « phénoménologie de la vie » et qui, dans l’essentiel, rejoint la critique du réductionnisme et du rationalisme inhérente à l'approche intégrale.
    http://journal-integral.blogspot.com/2016/02/penser-la-barbarie-2-la-barbarie-techno.html

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  5. Excellent billet... Lu en réponse à "Canard boiteux"
    Je sens que je vais en reprendre quelques bribes samedi sur mon blog.

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  6. Voici le résultat
    http://vanrinsg.hautetfort.com/archive/2018/11/22/maitriser-ses-emotions.html

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  7. Le langage lui-même étant une abstraction (au moins dès qu'il commence de nommer autre chose que des objets concrets, et bien qu'on puisse argumenter sur la nature des catégories qui permettent de classifier ceux-ci), le dit fétichisme commence dès qu'un mot, dont la définition exacte est vague ou plurielle et dont le champ sémantique peut être associé à une charge métaphysique "idéalisante", devient émotionnellement sur-investi et sur-valorisé par celui qui l'énonce ou celui qui l'écoute (cf la notion de "tabou" chez Claude Levi-Strauss et plus tard aussi Foucault), et de là est susceptible d'être utilisé à des fins manipulatrices. On pourrait donner comme exemple simple le mot "potentiel", utilisé depuis les bancs de l'école jusque dans tous les domaines de la vie professionnelle, soit pour valoriser, soit pour dévaloriser l'individu dont on attend un certain travail, un résultat.

    L’ironie réside dans le fait que ce fétichisme soit toujours identifié chez l'autre, jamais chez soi-même. Je pense aux diverses réactions que peut susciter un mot comme "féminisme" par ex., mais également, au hasard, “écologie”, “spiritualité”, "transcendance"… nous sommes donc tous, à des degrés divers, coupables de "fétichisme de l'abstraction". Ce qui n’est pas nécessairement un mal, pourvu que cette démarche nous aide à explorer tous les aspects de la vie et à y trouver un équilibre productif.

    L’avantage de la méthode scientifique est qu’elle est rigoureuse, qu’elle demande une compétence parfaitement définie, qu’elle est ouverte à la critique et à la remise en cause, sans pour autant exclure l’intuition, dont Einstein lui-même disait qu’il n’aurait rien réalisé sans elle. Une théorie scientifique doit être entièrement démontrée pour être déclarée valide; pour se faire son auteur lui-même ne fait pas immédiatement sienne l’idée qui se présente à lui. Il commence par mettre à l’épreuve son propre raisonnement, à tenter de le démonter avant de vouloir le démontrer. Une démarche dont les auteurs de théories socio-économiques, philosophiques ou politiques bourrées d’absurdités, qu’elles viennent de Marx, de Sartre ou d’Ayn Rand, ou de mystères religieux et spiritualistes, dits d’ailleurs “révélés”, feraient bien de s’inspirer.

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