mardi 5 juillet 2011

Ken Wilber. La Pensée comme Passion (2)





Ken Wilber est le philosophe le plus passionné que je connaisse. Rollo May
Au début de l’année dernière, les éditions Almora ont fait paraître la traduction française du livre de Frank Visser : Ken Wilber, La pensée comme passion. Nous avons consacré deux billets à cet ouvrage traduit avec élégance par Marianne Gautier-Erickson.

Dans le premier de ces billets, nous présentions ce livre, paru aux Pays-Bas en 2001 et traduit depuis en cinq langues, où Franck Visser rend compte, de manière synthétique, du cheminement intellectuel, personnel et spirituel qui a conduit Ken Wilber à élaborer sa théorie intégrale. Dans le second billet, intitulé Une exception française, nous nous interrogions sur la réception par la culture hexagonale – abstraite et analytique – d’une œuvre reconnue comme visionnaire et accueillie avec enthousiasme dans nombre de pays.

Franck Visser est aussi le fondateur d’Integral World, un site connu de la communauté intégrale où l'on trouve, en langue anglaise, 900 articles et 2000 pages concernant la pensée intégrale. Dans la section française de ce site, on peut lire un certain nombre d’articles traduits par Eric de Rochefort sur la vie et l’oeuvre de Ken Wilber.

Tiré de la section française d’Integral World, nous vous proposons ci-dessous l’avant-propos écrit par Ken Wilber pour l’ouvrage de Frank Visser. Dans ce texte, Ken Wilber rend compte de manière vivante, parfois avec humour et poésie, de l’esprit qui guide sa quête et anime son travail. Il y parle notamment, avec émotion, de cette épreuve initiatique que fut le cancer de sa femme Treya qu'il a accompagné jusqu'à la mort. Une épreuve dont il fait le récit dans Grâce et courage qui vient tout juste de paraître aux mêmes éditions Almora.

Avant-Propos de Ken Wilber

C'est un plaisir de présenter le livre de mon ami Frank Visser, Ken Wilber: La pensée comme passion comme passion. Puisqu'il semble que je sois mêlé au sujet du livre, parfois de façon étroite, il me sera peut-être pardonné de commencer par un commentaire égoïste. J'apprécie beaucoup le sous-titre : "La pensée comme passion". Quand j'ai déménagé la première fois en Californie, en 1983, et que j'ai habité quelque temps avec Roger Walsh et Frances Vaughan dans leur belle maison de Tiburon, je me suis lié d'amitié avec Rollo May qui avait alors soixante-quinze ans, mais toujours vibrant, aiguisé, lumineux. Rollo était pour moi un véritable héros, pour de nombreuses raisons. D'abord, c'était un étudiant et ami de Paul Tillich, et Tillich était un des véritablement grands existentialistes, ainsi qu'un des deux ou trois meilleurs théologiens du vingtième siècle.

En second lieu, Rollo May était l'interprète principal de l'existentialisme aux Etats Unis, et particulièrement de la psychologie existentielle. Rollo était une connexion vivante avec les grands philosophes européens qui avaient été formateurs pour moi. (Je me suis souvent décrit en tant que penseur Européen nordique avec un style de vie Européen méridional qui pratique la Religion Orientale – ou quelque chose comme cela. "Américain" n'est pas vraiment la façon dont je pense à moi-même, bien que, d'une manière agaçante, c'est ainsi que les Européens me voient, ce qui montre combien il est difficile de secouer notre carcan culturel. Mais vraiment, l'empirisme anglo-saxon et le pragmatisme cow-boy: qui en voudrait ?) Troisièmement, Rollo était un être humain merveilleux, chaleureux , plein d'esprit et sage.

Voici le commentaire égoïste. Sur la couverture d'un de mes livres, Up from Eden, figurait une citation de Rollo: "Ken Wilber est le philosophe le plus passionné que je connaisse." De temps en temps quelqu'un dit quelque chose de sympa sur mon travail, mais c'est toujours mon favori, d'autant plus venant de Rollo, qui, en tant que vrai existentialiste, croyait que passion et vérité sont pratiquement identiques. J'en fais mention ici parce que le sous-titre de Frank me rappelle ce commentaire et combien il a compté pour moi.

La philosophie, pour avoir le moindre sens, doit grésiller de passion, faire bouillir votre cerveau, faire frire vos globes oculaires, ou alors vous n'en faîtes pas véritablement. Et cela s'applique aussi bien à l'autre côté de l'éventail des sentiments. La vraie philosophie est aussi douce que le brouillard et aussi calme que des larmes; elle tient le monde comme s'il était un nourrisson sensible, tendre, ouvert et vulnérable. J'espère sincèrement que si j'ai apporté quoi que ce soit à ce domaine, c'est un peu de passion.

Le livre qui suit, bien qu'il prétende être sur moi et mon travail, traite en fait d'une approche intégrale de la philosophie, de la psychologie, de la spiritualité – de la condition humaine dans son ensemble. Il est vrai que ce livre constitue une chronique de mon propre voyage vers ce que j'espère être des positions de plus en plus intégrales, mais je crois que les seuls éléments durables de ce voyage sont les idées elles-mêmes, pas le porteur de ces idées.

Dans ce volume, Frank présente un résumé de certaines des phases de mon travail et son commentaire sur elles. Permettez-moi de disposer rapidement de la précaution habituelle et d'affirmer pour être équitable avec les autres commentaires de mon travail que je ne peux en endosser aucun, y compris celui-ci. Je n'ai pas lu ce livre et n'en ai pas vérifié l'exactitude (excepté une partie des éléments biographiques), et je ne peux ainsi pas garantir sa véracité, ni ne peux répondre aux critiques qui utilisent les interprétations données dans ce livre.

Après avoir dit cela, Frank Visser a certainement étudié la matière de ce livre aussi soigneusement que quiconque, et j'apprécie sincèrement ses efforts visant à rendre une approche intégrale plus accessible au public. Que ce livre représente exactement mes idées ou pas, il représente sans aucune espèce de doute les idées qui doivent nécessairement faire partie de n'importe quelle conversation intégrale, et ne serait-ce que pour cette seule raison, il constitue une contribution d'une valeur inestimable au dialogue intégral en progression. J'ai moi-même quelques désaccords amicaux avec Frank sur beaucoup de ces questions, mais il m'apprend toujours quelque chose d'important lors de nos échanges et je crois qu'il en sera de même pour vous.

Le terme intégral signifie complet, inclusif, n'écartant pas, embrassant. Les approches intégrales dans n'importe quel domaine s'efforcent d'être exactement cela : elles incluent autant de perspectives, de modèles, et de méthodologies que possible dans une vue cohérente du sujet. D'une certaine façon, les approches intégrales sont des "méta-paradigmes" ou des manières de réunir un nombre de paradigmes séparés déjà existants en un réseau d'approches mutuellement enrichissantes.

Dans des études sur la conscience, par exemple, il y a au moins une douzaine d'écoles différentes, mais une approche intégrale insiste sur le fait que chacune des douze a des vérités importantes – même si elles sont partielles – qui doivent être incluses dans n'importe quelle représentation complète. Il en est de même pour les nombreuses écoles de psychologie, de sociologie, de philosophie, d'anthropologie, de spiritualité: elles ont toutes les morceaux importants du puzzle intégral, et toutes doivent être honorées et incluses dans une approche plus complète ou plus intégrale

On me demande souvent lequel de mes propres livres je recommanderais comme introduction; je continue à croire qu'Une Brève Histoire de Tout est peut-être le meilleur (bien que A Theory of Everything soit probablement le plus court et le plus simple). Une Brève Histoire de Tout a été écrit comme une version populaire ou plus accessible de Sex, Ecology, Spirituality (SES), qui était la première version majeure de ma propre vision intégrale. Les livres avant SES sont des explorations préliminaires d'études intégrales, et, bien que bon nombre d'entre elles constituent ce que j'espère être des éléments importants d'une vision intégrale, si j'avais à résumer mon travail, je ne commencerais pas avant Sex, Ecology, Spirituality.

Comme je l'ai dit, SES était le premier livre à ébaucher ma propre version des études intégrales (appelées quelquefois "AQAL," abréviation pour "Tous Quadrants, Tous Niveaux, Toutes Lignes, Tous Etats, Tous Types). Après avoir présenté SES, je discuterais les livres antérieurs seulement dans la mesure où ils étaient utiles pour former les sous-composants d'une théorie plus intégrale.
Le problème avec les descriptions chronologiques de mon travail est que, en se remémorant des discussions et des dialogues qu'ils ont engendrés, il apparaît que plusieurs des termes tels que je les emploie maintenant deviennent irréversiblement contaminés par les déformations des critiques qui avaient alors mal compris ce qui était dit. Je ne crois pas personnellement que ces discussions soient d'un grand intérêt historique, dans la mesure ou elles constituent une histoire des déformations, pas des faits. En même temps, comme histoire, la chronologie est assez intrigante et a du mérite comme une étude des conflits de paradigme, où tous les camps dans les discussions (y compris le mien) ont eu leur juste part des malentendus.

Les événements conduisant à SES, qui a été publié en 1995, peuvent présenter un intérêt. Je n'avais pas écrit ou publié grand-chose pendant près d'une décennie, une décennie consacrée en grande partie à m'occuper d'une épouse diagnostiquée d'un cancer peu de temps après notre mariage; nous n'avions pas eu de lune de miel lorsque nous avons appris cette nouvelle. Treya et moi nous sommes mariés en 1983; elle est morte en 1989. A sa demande, j'ai décrit notre épreuve dans Grâce et courage. A part cela, j'avais peu écrit en dix ans. Les événements avec Treya m'ont changé profondément, irrévocablement. Je crois que SES a représenté, en partie, les résultats de la croissance mutuelle que Treya et moi avons vécue. Nous avons grandi ensemble, nous avons connu l'illumination ensemble et nous sommes morts ensemble. Tous mes livres jusqu'à SES ont toujours été dédicacés. Depuis SES, aucun de mes livres n'a eu de dédicace parce que tous lui ont été dédiés.

Quoi qu'il en ait été, c'est comme si tous les livres que j'avais écrits précédemment – dix ou onze d'entre eux – étaient simplement des préparations, des aperçus préliminaires, ou les parties d'un ensemble intégral luttant pour émerger. C'était comme si, à l’aide de la grâce, les événements vécus avec Treya ont permis une croissance de l'esprit qui a finalement fait assez de place pour que je devienne capable de voir l'intégralité des horizons impliqués. D'une manière ou d'une autre, je sais que tout le travail que j'ai effectué plus tard est sorti d'une source que je n'ai pas découvert seul.

Mon travail est parfois divisé en quatre phases, la dernière (phase-4) datant de SES et six ou sept livres suivants. On me demande souvent s'il y a une "phase-5" à l'horizon, et je ne suis pas bien sûr de quoi répondre... La seule chose que je sache, et je voudrais insister là-dessus, est que n'importe quelle théorie intégrale n'est jamais que cela – une théorie. Je suis toujours étonné, ou plutôt choqué, par la perception courante selon laquelle je recommanderais une approche intellectuelle de la spiritualité, alors que c'est l'opposé de ce que je pense. Juste parce qu'un auteur écrit par exemple une histoire de la danse, cela ne signifie pas que l'auteur préconise que les gens cessent de danser et à la place se contentent de lire sur la danse.

J'ai écrit des traités académiques qui ont pour objet la spiritualité et sa relation à un grand nombre d’autres domaines, mais ma recommandation est toujours que les gens entreprennent une réelle pratique spirituelle, plutôt que de se contenter de lire dessus. Une approche intégrale de la danse dit: mettez-vous à danser, et bien sûr lisez aussi un livre sur la danse. Faites les deux, mais quoi qu'il arrive, ne vous contentez pas de lire le livre. C'est comme prendre des vacances aux Bermudes en restant assis à la maison et en regardant des cartes. Mes livres sont des cartes, mais s'il vous plaît, allez aux Bermudes et voyez par vous-mêmes.

Voyez par vous-même si, dans les profondeurs de votre propre conscience, ici et maintenant, vous pouvez trouver le Kosmos entier, parce que c'est là où il réside. Les oiseaux chantent – dans votre conscience. Les vagues d'océan se brisent – dans votre conscience. Les nuages se promènent – dans le ciel de votre propre conscience. Quelle est cette conscience qui est la vôtre et qui étreint l'univers entier et connaît même les secrets de Dieu? Dans le point immobile du monde en rotation, au centre secret de l'univers connu, dans les yeux de celui-là même qui lit cette page, à la source même de la pensée elle-même, regardez émerger le Kosmos entier, dansant follement avec une philosophie passionnée qui essaye de le capturer, couronné d'une gloire sous le sceau d'un émerveillement que les amoureux cherchent à partager, se précipitant à travers le monde radieux du temps qui n'est autre que l'effort de l'éternité pour être vue ? Quel est ce Moi qui est le vôtre ?

Une approche intégrale est simplement une tentative de classer, en termes conceptuels, un peu de cette gloire telle qu'elle se manifeste. Mais ce n'est pas plus que cela. Chacun de mes livres a au moins une phrase, habituellement enterrée quelque part, qui indique le suivant (voici la version trouvée dans The Atman Project): "La suite est donc l'histoire du Atman Project. C'est un partage de ce que j'ai vu; c'est une petite offrande de ce dont je me suis souvenu; c'est aussi la poussière de Zen que vous devriez secouer de vos sandales; et c'est finalement un mensonge face à ce Mystère qui seul existe."

En d'autres termes, tous mes livres sont des mensonges. Ils sont simplement des cartes d'un territoire, des ombres d'une réalité, des symboles gris traînant leurs ventres sur la page morte, des signes suffoqués pleins de sons étouffés et de gloire fanée, ne signifiant absolument rien. Et c'est le rien, le Mystère, la Vacuité seule qui doivent être réalisés: non pas connus mais ressentis, non pas pensés mais respirés, non pas un objet mais une atmosphère, non pas une leçon mais une vie.

Ce qui suit est un livre de cartes; j'espère des cartes plus complètes, mais néanmoins des cartes. S'il vous plaît, employez-les seulement comme rappel pour vous mettre à danser, pour enquêter sur ce Soi que vous êtes, ce Soi qui tient cette page et le Kosmos en un simple regard. Et exprimez alors cette gloire en des cartes intégrales, et chantez avec passion ce que les visions vous ont montré, les sons que le Cœur tendre a chuchotés à vous seul pendant les dernières heures de la nuit calme, et venez nous rejoindre pour nous dire ce que vous avez entendu, dans votre propre voyage aux Bermudes, dans le Silence vibrant qui n'appartient qu'à vous, et le Cœur radieux que nous seuls, ensemble, pouvons découvrir.

2 commentaires:

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  2. K. Wilber écrit: [Mes livres] sont simplement des cartes d'un territoire, des ombres d'une réalité, des symboles gris traînant leurs ventres sur la page morte, des signes suffoqués pleins de sons étouffés et de gloire fanée, ne signifiant absolument rien. Et c'est le rien, le Mystère, la Vacuité seule qui doivent être réalisés: non pas connus mais ressentis, non pas pensés mais respirés, non pas un objet mais une atmosphère, non pas une leçon mais une vie.

    C'est bien là l'essentiel, et c'est ça qui constitue la qualité de Wilber: cette articulation entre une pensée conceptuelle riche et brillante et le pointage vers une expérience spirituelle profonde. Personnellement, c'est lui qui m'a permis de "sentir" le témoin, et je lui en suis totalement reconnaissant...

    Merci pour avoir publié cette introduction...

    Jacques

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