mardi 26 juillet 2011

Une Pensée Post-Philosophique

Plus je fais la révolution, plus j'ai envie de faire l'amour. Plus je fais l'amour, plus j'ai envie de faire la révolution. (Slogan de Mai 68)
Une contre histoire de la Philosophie
Bien que je sois - et parce que je suis - en parfait désaccord avec sa vision matérialiste, j’aime écouter, chaque été, les conférences de Michel Onfray diffusées cette année du 25 Juillet au 26 août à 19h sur France Culture. Ces conférences s’inscrivent dans une « contre histoire » de la philosophie qui vise à contester l’historiographie officielle, celle d’une philosophie idéaliste et abstraite, d’inspiration platonicienne et chrétienne, pour proposer une contre histoire qui serait celle d’un courant matérialiste et hédoniste qui va de Démocrite et Epicure jusqu’à Nietzsche et Camus en passant notamment par les encyclopédistes du dix-huitième et le socialisme libertaire du dix-neuvième siècle.
Fondée sur une réelle culture philosophique, comme sur des préjugés tout aussi réels, cette démarche permet effectivement d’éclairer des courants occultés par la philosophie officielle tout en déconstruisant l’idéologie qui la sous-tend et en déboulonnant au passage quelques idoles. La déconstruction du Mythe Freudien, l’année dernière, fût délicieusement iconoclaste et joyeusement argumentée. Se référer à l'ouvrage salutaire qu'Onfray consacre à ce sujet : Le crépuscule d'une idole. La neuvième année de cette contre histoire de la philosophie est consacrée aux hérétiques freudiens et au courant freudo-marxiste représenté par Otto Gross, Wilhelm Reich et Erich Fromm. On trouvera ici les synopsis de toutes les conférences.

Dans une toute autre perspective que le matérialisme militant – et parfois militaire – d’Onfray, il est intéressant d’établir une généalogie culturelle entre la dissidence freudienne et - via l’Ecole de Francfort dont Erich Fromm fût une figure emblématique - le vaste mouvement contre-culturel des années soixante. Mais là où d’aucuns considèrent ce mouvement comme une simple contestation politique et social, il nous apparaît, de manière plus profonde, comme un courant de régénération culturelle fondée sur l’émergence d’un nouveau paradigme.

La Dialectique de la Raison

Dans « La Dialectique de la Raison », Theodor Adorno et Max Horkheimer deux autres grandes figures de l’école de Francfort décrivent la lutte entre deux modes de pensée hérités des Lumières : « Depuis le dix-huitième siècle, la pensée occidentale s'est trouvée confrontée à un choix contradictoire entre deux façons de raisonner, deux positions, deux écoles différentes. La première préconise de libérer l'esprit humain du carcan mental dans lequel il s'est lui-même emprisonné, dans l'espoir de parvenir aux valeurs intrinsèques de l'ordre, aux fins dernières, au but ultime de la vie. C'est le côté critique des Lumières : la raison consacrée à la libération, à la transcendance.

Sur le rivage opposé de cette dialectique, on trouve la deuxième école, qui propose une domination de la nature. Cette dernière position, devenue la branche la plus active de l'héritage des Lumières, présuppose une désacralisation du monde, une réduction quantitative et mécaniste de l'univers en une masse informe d'objets hétéroclites. La raison devient un simple instrument au service des moyens et non des fins. Cette façon de voir conduit à l'aliénation spirituelle de l'homme, à sa coupure d'avec la nature, puis à l'industrialisation et à la mercantilisation du monde vivant. Toute l'histoire de la science ainsi que toutes les autres dimensions de la vie intellectuelle depuis le dix-huitième siècle sont empreintes de cette dialectique
».
La contre-culture des années soixante naît de la contestation d’une culture de domination fondée sur la rationalité instrumentale à quoi elle oppose un autre usage de la raison comme moyen au service d’une libération et d’une transcendance. Il s’agit dès lors de retrouver la dynamique évolutive de la vie et de l’esprit créateur en se libérant de l’emprise d’une abstraction technique et d'une exploitation économique qui aliènent l’individu.
Et c’est justement ce qu’exprimait le courant freudo-marxiste : la nécessité de libérer en soi le flux créateur du désir et de la vie aliéné par un mode de production capitaliste et par la reproduction idéologique d’une culture de domination. Cette libération individuelle nourrissant, en retour, la volonté de transformation sociale, économique et politique. Cette interaction entre les sphères individuelles et sociales est joliment exprimé par le célèbre slogan de Mai 68 : "Plus je fais l'amour, plus j'ai envie de faire la révolution et plus je fais la révolution, plus j'ai envie de faire l'amour".

« La vie prime sur l’économie »

Raoul Vaneigem
, un des principaux inspirateurs du mouvement situationniste au coeur de la pensée contestataire, écrit ceci : « La vie prime sur l’économie. Telle est la pratique individuelle et collective d’où naîtra la véritable internationale du genre humain... L’intelligence sensible dissout la carapace caractérielle où les désirs s’emprisonnaient, comme dans la foule et l’abstraction concentrationnaire, l’individu concret » (Nous qui désirons sans fin).
Le mouvement contestataire des années soixante comme le courant freudo-marxiste ne peuvent se comprendre l'un et l'autre que dans l’étroite interaction entre les diverses formes de libération : psychique et sociale, culturelle et spirituelle, politique et économique. Le caractère multidimensionel de cette libération nécessite et annonce une nouvelle forme de pensée, intégrative, et non plus fragmentée.
Médecin psychosomaticien et analyste reichien, Gérard Guasch est auteur de deux livre sur Reich : "Reich, énergie vitale et psychothérapie" et "Wilhelm Reich, biographie d'une passion". Dans un article sur Reich intitulé Un psychanalyste en quête de l’énergie vitale, il écrit ceci : « Un homme aura trouvé en Occident le pendant de l’énergie vitale découverte depuis des millénaires en Orient. Le nom de cet homme : Wilhelm Reich. Le nom de cette énergie : orgone. Reich fera de la pleine circulation de cette énergie dans l’organisme, au travers de l’épanouissement de l’énergie sexuelle, le fondement de sa thérapie...
L’énergie d’orgone n’existe pas ! C’est par cette affirmation péremptoire qu’un juge américain conclut, en 1954, l’arrêt de justice qui va entraîner la destruction par le feu de la majeure partie des livres et articles scientifiques de Wilhelm Reich et, quelques années plus tard, son incarcération dans un pénitencier fédéral où il mourra. Et pourtant… Disciple dissident de Freud, médecin psychiatre et psychanalyste, passionné de biologie, de biophysique et d'astronomie, sexologue, sociologue et militant politique, Wilhelm Reich (1897-1957), tient une place particulière dans l'histoire de la psychanalyse et des sciences de la vie. C'est que, loin de rester assis derrière son divan à pratiquer "l’art de l’attente infinie", il s'engage très tôt dans une quête passionnée de l’énergie.
»

De Reich au Tao
Sensibilisés par Wilhem Reich à la dimension libératrice de l’énergie vitale, nombre d’individus vont poursuivre leur quête d’une vie concrète et sensible, niée par une culture de domination abstraite, en s’intéressant aux traditions énergétiques de l’orient, notamment le Taoïsme et le Tantrisme ainsi qu’au Chamanisme des peuples premiers. Gérard Guash est un représentant emblématique de ce trajet qui conduit de Reich au Tao. Ce spécialiste de Reich pratique l’acupuncture et diverses thérapeutiques énergétiques d’origine ou d’inspiration chinoise, tout en animant Le Tao du Cœur, un cercle d'études dédié à la découverte de la pensée et de l'art de vivre taoïste.
Gérard Guash vient d’ailleurs d’écrire un ouvrage intitulé Vivre l’énergie du Tao, tradition et pratiques présenté ainsi par l’éditeur : « Ce livre nous invite à une découverte intime de la voie du Tao. Après une exposition des origines du taoïsme, de ses mythes fondateurs et de ses grandes figures, Gérard Guasch nous montre en quoi cette voie, compatible avec n'importe quelle croyance, peut nous intéresser pour activer et réactiver notre énergie, et ce qu'elle peut apporter à notre vie de chaque jour. Les pratiques simples que l'auteur propose - exercices de respiration, de concentration et de méditation - et dont certaines ont trois mille ans d'existence, ont une efficacité démontrée pour harmoniser corps, coeur et esprit. »
Si nous évoquons ici l’itinéraire de Gérard Guasch à titre d'exemple, c’est qu’il nous paraît emblématique d’une généalogie culturelle qui existe entre le courant freudo-marxiste, la contre-culture contestataire et la quête d’un nouveau paradigme qui redécouvre les traditions holistes de l’orient. Profondément dynamique, la vision énergétique des traditions orientales s’appuie sur une épistémologie sensible, relationnelle et holiste, qui remet en question le réductionnisme occidental, son abstraction ainsi que l’idéologie scientiste qui en est le vecteur.
Une conscience éveillée
La rencontre entre l’épistémologie rationnelle et réductionniste de la modernité, d'une part, et de l'autre, l'épistémologie relationnelle et holiste des traditions donnera naissance à une « vision intégrale » fondée sur une épistémologie intégrative associant les ressources intuitives de la subjectivité et celles, explicatives, de la rationalité. Les lecteurs intéressés par cette généalogie culturelle peuvent se référer, entre autres, aux billets suivants : Grandeur et décadence de la modernité, Le cœur et la raison, L’ère des créateurs (2), une généalogie culturelle.
Que les vacances ne nous empêchent donc pas de réfléchir !... Même et surtout si cette réflexion va à contre-courant aussi bien de l’histoire que de la contre histoire de la philosophie. Ce n’est pas parce que l’on refuse de souscrire à la philosophie dominante que l’on est obligé de se reconnaître dans le néo-scientisme hédoniste et matérialiste qui inspire la contre histoire de la philosophie.
Car cet idéalisme et ce matérialisme apparaissent en fait comme les deux faces à la fois contradictoires et complémentaires d’un même dualisme à quoi la conscience humaine n’est pas réductible. Une conscience éveillée, c'est-à-dire poétique et non-duelle, n’oppose pas transcendance et immanence mais perçoit le monde matériel de la manifestation comme l’expression immanente et évolutive d’un Esprit transcendant. Car, après tout, la sagesse la plus profonde n’est-elle pas celle qui est capable d'interpréter la finitude existentielle comme l’épiphanie sensible et créatrice de l’Esprit infini ?
« Asphilosophie »
Trop souvent, aujourd’hui, le terme de philosophie désigne, par anti-phrase, l’ennemie désignée de la sagesse, réduite à la figure d’un infantilisme sectaire, et destituée au profit d’une abstraction intellectuelle qui absolutise la rationalité. On pourrait utiliser le terme d’ « asphilosophie » pour désigner cette lente asphyxie de l’intuition créatrice par l’abstraction formelle, menant tout droit à ce formalisme intellectuel qui est la mort même de toute pensée.
Un formalisme qui s'exprime à travers la domination académique de la philosophie analytique promue par les héritiers de Wittgentstein. Ce même Wittgenstein dont Deleuze parle dans son Abécédaire en le traitant, avec ses épigones, "d'assassins de la philosophie" et d'un "système de terreur" : " C'est la pauvreté instaurée en grandeur... Il n y' a pas de mot pour décrire ce danger-là".
Par-delà cet académisme mortifère, ce qui est en question c’est la philosophie elle-même, conçue comme une discipline scolaire qui fait abstraction du contexte - concret et sensible, existentiel et évolutif - où se développe la conscience, réduisant la pensée à un formalisme vide et impuissant à donner du sens, à interpréter notre expérience et à "faire société". L’heure n’est plus où l'on peut encore s’identifier à une histoire idéaliste ou à une contre histoire matérialiste de la philosophie. L'urgence est de retrouver la sagesse concrète et existentielle où s’origine la tradition philosophique pour l’actualiser et la développer dans le contexte post-moderne d’une société en mutation constante et en complexité croissante.
Cette sagesse concrète initie un nouveau cycle, celui d'une pensée interdimensionnelle et post-philosophique, expression d’une diversité cognitive qui intègre la réflexion conceptuelle à l’ensemble des dimensions humaines : corporelles, émotionnelles, créatrices, énergétiques, spirituelles. Parce qu’elle participe intimement aux divers contextes où évolue l’humain, cette pensée interdimensionnelle peut en saisir, de manière à la fois intuitive et analytique, toute la complexité. Et cela est plus que jamais nécessaire dans la société de l’information et de l’interconnexion où nous évoluons.

1 commentaire:

  1. Très bel article de synthèse inspirant, qui redéfini une voie de libération.
    Konrad.

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