lundi 19 novembre 2012

Eduquer au XXI ème Siècle (3) Petite Poucette (fin)


Il n'y a pas d'enfants stupides, il n'y a que des éducations imbéciles. Raoul Vaneigem


Nous proposons ci-dessous la seconde partie du texte de la conférence de Michel Serres sur l’éducation au XXI ème siècle présentée dans le billet précédent avec la première partie. Intitulée Petite Poucette, Les nouveaux défis de l’éducation, cette conférence, prononcée lors d’une séance réunissant le 1er Mars 2011 les divers académies sous la coupole de l’Institut de France,  est à l’origine du dernier livre du philosophe : Petite Poucette.

Une génération mutante

Dans la première partie de cette conférence, Michel Serres fait le constat et l’inventaire des transformations fondamentales qui se sont produites depuis les années soixante-dix, faisant émerger une génération mutante qui développe des rapports nouveaux au corps et à la connaissance : « Il ou elle n'a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n'habite plus le même espace. N'ayant plus la même tête que celle de ses parents, il ou elle connaît autrement

Dans la seconde partie, Michel Serres analyse d’autres aspects de cette génération mutante : une dimension foncièrement individuelle qui s’émancipe des appartenances traditionnelles pour tisser de nouveaux liens sociaux; la transformation des fonctions cognitives suite à l’immersion des « natifs numériques » dans une société de l’information et de la connexion continue ; enfin la nécessaire invention « d’inimaginables nouveautés » par-delà les réformes institutionnelles qui sont autant d’emplâtres sur des jambes de bois et des « rapetassages qui déchirent encore plus le tissu qu'ils cherchent à consolider. »

En guise de conclusion, Michel Serres se pose la question de savoir pourquoi, selon lui, ces nouveauté ne sont point advenues, en remettant en question les philosophes «  gens qui ont pour métier d'anticiper le savoir et les pratiques à venir, et qui ont, ce me semble, failli à leur tâche. Engagés dans la politique au jour le jour, ils n'entendirent pas venir le contemporain. »

D'inimaginables nouveautés


Nous sommes profondément d’accord avec Michel Serres sur le constat d'une mutation dont il fait l’inventaire et qui a été observé par d'autres penseurs comme Edgar Morin par exemple. Parce que cette mutation est à l’origine de nouvelles formes de pensée, d’épistémologie et de sensibilité, elle implique la nécessité absolue d’inventer des nouvelles formes d'éducation et de pédagogie.

Mais là où nous ne pouvons plus suivre Michel Serres, c’est sur la prétendue absence de visions et d’innovations dans le domaine de l’éducation alors même qu’un florilège de réflexions et d’expérimentation crée dès aujourd’hui l'épistémologie et la pédagogie de demain.  Pour s'en persuader, il n'est qu'à voir la diversité des idées promues et la multiplicité des initiatives menées par les invités de la prochaine journée de l'Université Intégrale qui aura lieu Vendredi 30 Novembre sur le thème Education et Co-évolution.

Avec tout le respect du à cet éminent professeur qu'est Michel Serres, on pourrait lui répondre que d’« inimaginables nouveautés » sont toujours imaginées grâce à des visionnaires inspirés qui suivent leur intuition créatrice, et ce malgré le déni ou les vocifération des gardiens du temple institutionnel dont le rôle est la reproduction ad nauseum du paradigme dominant.

Inspirées par la dynamique de l'évolution culturelle, ces "inimaginables nouveautés" émergent toujours des marges qui restent invisibles et impensables aux regards institutionnels de l'establishment. Car ces nouveautés ne peuvent être imaginées que par ceux qui, profondément connectés à la dynamique évolutive de la vie-esprit, déconstruisent l'ancien paradigme en voie d'effondrement tout en inventant des formes qui expriment le nouvel esprit du temps.

Petite Poucette. Les nouveaux défis de l’éducation. Michel Serres. (Seconde partie)

L'individu


Mieux encore, les voilà devenus tous deux des individus. Inventé par saint Paul, au début de notre ère, l'individu vient de naître ces jours-ci. De jadis jusqu'à naguère, nous vivions d'appartenances : français, catholiques, juifs, protestants, athées, gascons ou picards, femmes ou mâles, indigents ou fortunés… nous appartenions à des régions, des religions, des cultures, rurales ou urbaines, des équipes, des communes, un sexe, un patois, la Patrie. Par voyages, images, Toile et guerres abominables, ces collectifs ont à peu près tous explosé.

Ceux qui restent s'effilochent. L'individu ne sait plus vivre en couple, il divorce ; ne sait plus se tenir en classe, il bouge et bavarde ; ne prie plus en paroisse ; l'été dernier, nos footballeurs n'ont pas su faire équipe ; nos politiques savent-ils encore construire un parti plausible ou un gouvernement stable ? On dit partout mortes les idéologies ; ce sont les appartenances qu'elles recrutaient qui s'évanouissent.

Ce nouveau-né individu, voilà plutôt une bonne nouvelle. A balancer les inconvénients de ce que l'on appelle égoïsme par rapport aux crimes commis par et pour la libido d'appartenance – des centaines de millions de morts –, j'aime d'amour ces jeunes gens.

Cela dit, reste à inventer de nouveaux liens. En témoigne le recrutement de Facebook, quasi équipotent à la population du monde. Comme un atome sans valence, Petite Poucette est toute nue. Nous, adultes, n'avons inventé aucun lien social nouveau. L'entreprise généralisée du soupçon et de la critique contribua plutôt à les détruire.

Rarissimes dans l'histoire, ces transformations, que j'appelle hominescentes, créent, au milieu de notre temps et de nos groupes, une crevasse si large et si évidente que peu de regards l'ont mesurée à sa taille, comparable à celles visibles au néolithique, à l'aurore de la science grecque, au début de l'ère chrétienne, à la fin du Moyen Age et à la Renaissance.

Sur la lèvre aval de cette faille, voici des jeunes gens auxquels nous prétendons dispenser de l'enseignement, au sein de cadres datant d'un âge qu'ils ne reconnaissent plus : bâtiments, cours de récréation, salles de classes, amphithéâtres, campus, bibliothèques, laboratoires, savoirs même… cadres datant, dis-je, d'un âge et adaptés à une ère où les hommes et le monde étaient ce qu'ils ne sont plus.

Que transmettre ? Le savoir !


Trois questions, par exemple : Que transmettre ? A qui le transmettre ? Comment le transmettre ?

Jadis et naguère, le savoir avait pour support le corps du savant, aède ou griot. Une bibliothèque vivante… voilà le corps enseignant du pédagogue. Peu à peu, le savoir s'objectiva : d'abord dans des rouleaux, sur des vélins ou parchemins, support d'écriture ; puis, dès la Renaissance, dans les livres de papier, supports d'imprimerie ; enfin, aujourd'hui, sur la toile, support de messages et d'information.

L'évolution historique du couple support-message est une bonne variable de la fonction d'enseignement. Du coup, la pédagogie changea au moins trois fois : avec l'écriture, les Grecs inventèrent la Paideia; à la suite de l'imprimerie, les traités de pédagogie pullulèrent. Aujourd'hui ?

Je répète. Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout le savoir est accessible à tous. Comment le transmettre ? Voilà, c'est fait. Avec l'accès aux personnes, par le téléphone cellulaire, avec l'accès en tous lieux, par le GPS, l'accès au savoir est désormais ouvert. D'une certaine manière, il est toujours et partout déjà transmis.

Objectivé, certes, mais, de plus, distribué. Non concentré. Nous vivions dans un espace métrique, dis-je, référé à des centres, à des concentrations. Une école, une classe, un campus, un amphi, voilà des concentrations de personnes, étudiants et professeurs, de livres en bibliothèques, d'instruments dans les laboratoires… ce savoir, ces références, ces textes, ces dictionnaires… les voilà distribués partout et, en particulier, chez vous – même les observatoires ! mieux, en tous les lieux où vous vous déplacez ; de là étant, vous pouvez toucher vos collègues, vos élèves, où qu'ils passent ; ils vous répondent aisément.

L'ancien espace des concentrations – celui-là même où je parle et où vous m'écoutez, que faisons-nous ici ? – se dilue, se répand ; nous vivons, je viens de le dire, dans un espace de voisinages immédiats, mais, de plus, distributif. Je pourrais vous parler de chez moi ou d'ailleurs, et vous m'entendriez ailleurs ou chez vous, que faisons-nous donc ici ?

Ne dites surtout pas que l'élève manque des fonctions cognitives qui permettent d'assimiler le savoir ainsi distribué, puisque, justement, ces fonctions se transforment avec le support et par lui. Par l'écriture et l'imprimerie, la mémoire, par exemple, muta au point que Montaigne voulut une tête bien faite plutôt qu'une tête bien pleine.


Cette tête vient de muter encore une fois. De même donc que la pédagogie fut inventée (paideia) par les Grecs, au moment de l'invention et de la propagation de l'écriture ; de même qu'elle se transforma quand émergea l'imprimerie, à la Renaissance ; de même, la pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies. Et, je le répète, elles ne sont qu'une variable quelconque parmi la dizaine ou la vingtaine que j'ai citée ou pourrais énumérer.

Ce changement si décisif de l'enseignement – changement répercuté sur l'espace entier de la société mondiale et l'ensemble de ses institutions désuètes, changement qui ne touche pas, et de loin, l'enseignement seulement, mais aussi le travail, les entreprises, la santé, le droit et la politique, bref, l'ensemble de nos institutions – nous sentons en avoir un besoin urgent, mais nous en sommes encore loin.

Probablement, parce que ceux qui traînent, dans la transition entre les derniers états, n'ont pas encore pris leur retraite, alors qu'ils diligentent les réformes, selon des modèles depuis longtemps effacés. Enseignant pendant un demi-siècle sous à peu près toutes les latitudes du monde, où cette crevasse s'ouvre aussi largement que dans mon propre pays, j'ai subi, j'ai souffert ces réformes-là comme des emplâtres sur des jambes de bois, des rapetassages ; or les emplâtres endommagent le tibia, même artificiel : les rapetassages déchirent encore plus le tissu qu'ils cherchent à consolider.

Oui, depuis quelques décennies je vois que nous vivons une période comparable à l'aurore de la Paideia, après que les Grecs apprirent à écrire et démontrer ; semblable à la Renaissance qui vit naître l'impression et le règne du livre apparaître ; période incomparable pourtant, puisqu'en même temps que ces techniques mutent, le corps se métamorphose, changent la naissance et la mort, la souffrance et la guérison, les métiers, l'espace, l'habitat, l'être-au-monde.

Envoi


Face à ces mutations, sans doute convient-il d'inventer d'inimaginables nouveautés, hors les cadres désuets qui formatent encore nos conduites, nos médias, nos projets adaptés à la société du spectacle. Je vois nos institutions luire d'un éclat semblable à celui des constellations dont les astronomes nous apprirent qu'elles étaient mortes depuis longtemps déjà.

Pourquoi ces nouveautés ne sont-elles point advenues ? Je crains d'en accuser les philosophes, dont je suis, gens qui ont pour métier d'anticiper le savoir et les pratiques à venir, et qui ont, ce me semble, failli à leur tâche. Engagés dans la politique au jour le jour, ils n'entendirent pas venir le contemporain. Si j'avais eu à croquer le portrait des adultes, dont je suis, ce profil eût été moins flatteur.

Je voudrais avoir dix-huit ans, l'âge de Petite Poucette et de Petit Poucet, puisque tout est à refaire, puisque tout reste à inventer. Je souhaite que la vie me laisse assez de temps pour y travailler encore, en compagnie de ces Petits, auxquels j'ai voué ma vie, parce que je les ai toujours respectueusement aimés.

Le texte de cette conférence peut être lu ici sur le site de l’Académie Française.

Ressources

Ceux qui s’intéressent aux thématiques développées par  le texte de Michel Serres pourront lire divers billets écrits par votre serviteur dans Le Journal Intégral : Les enfants du futur (1et2) - Une mutation anthropologique - La Petite Princesse (huit textes postés à partir de Juin 2010 sur une proche cousine de Petite Poucette).

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