vendredi 22 novembre 2013

Effondrement et Refondation (1)


Là où croît le péril, croit ce qui sauve. Hölderlin 


Une question hante nos sociétés "développées" : comment se fait-il qu’avertis depuis plus de quarante ans du risque systémique que fait courir notre mode de vie destructeur à notre milieu naturel, aux générations futures et même, selon certains, à la survie de l’espèce humaine, nous continuions à avancer dans la même impasse, droit dans le mur et tous feux allumés, en répétant le mantra halluciné d’une croissance infinie sur une planète aux ressources limitées ? 

Divers auteurs ont tenté de répondre à cette question à travers des études comparatives sur l’effondrement des sociétés au cours de l’histoire. Auteur de L’effondrement des sociétés complexes, Joseph Tainter estime que, limités à une vision locale et à court terme, nous sommes incapables de penser sur de larges échelles de temps et d’espace. 

Dans Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, l'universitaire américain Jared Diamond montre que l'effondrement de beaucoup de civilisations passées fut provoqué par des dommages environnementaux ignorés par les élites au pouvoir qui les ont bien souvent aggravés par des comportements de caste en continuant à protéger leurs privilèges à court terme. 

Envisagée sans catastrophisme, la perspective de l’effondrement témoigne de l’impérieuse nécessité d’une transition globale où le changement d’organisation socio-économique s’accompagne d’une mutation culturelle. Au scénario de plus en plus plausible de l’effondrement doit correspondre l’urgence d’une refondation inspirée par l’émergence d’un nouveau modèle. 

L’effondrement des sociétés complexes 

Le numéro d’Octobre du journal La Décroissance consacre un article passionnant au livre de Joseph Tainter, L’effondrement des sociétés complexes, publié en 1988 en anglais et qui paraît ce mois-ci dans sa traduction française. Pierre Thiesset résume ainsi cet ouvrage : « L’auteur, historien et anthropologue, y analyse la chute de sociétés passées et plus particulièrement de l’Empire romain, des Mayas et de la civilisation du Chaco. Il montre que les sociétés s’effondrent quand, surdéveloppées, elles ne peuvent maintenir leur niveau de complexité (la division du travail, le pouvoir central, les infrastructures techniques, les échanges, le nombre d’habitants, etc…). L’explication réside pour lui dans la loi des rendements décroissants : passé un seuil, les investissements nécessaires à la quête de puissance procurent moins de bénéfices. La simple stabilisation d’une organisation sociale complexe demande un flot permanent d’énergie qui vient à se tarir.» 

Dans l’entretien accordé à La Décroissance, Joseph Tainter précise sa pensée : « Nous pouvons voir dans les crises financières en Europe et aux Etats-Unis que nous avons atteint les rendements décroissants, car notre capacité à résoudre les problèmes financiers passe par l’endettement croissant des Etats. Alors que le pétrole devient de plus en plus cher, et qu’il est plus dur à trouver et d’acquérir de nouvelles sources, nous avons plus de difficultés à payer davantage de complexité.

Après avoir épuisé l’énergie bon marché et la dette abordable, nous perdons notre capacité à résoudre nos problèmes. C’est précisément le processus qui a entraîné l’effondrement d’anciennes sociétés… L’effondrement est la simplification rapide d’une société. Ainsi, après l’effondrement romain, l’Europe occidentale est entrée dans le haut Moyen Age, période pendant laquelle les sociétés étaient largement simplifiées… 

Il est primordial de comprendre que les humains n’ont pas évolué jusqu’à avoir la capacité de réfléchir sur de larges échelles, de temps et d’espace. Dans notre histoire en tant qu’espèce, il n’y a jamais eu de sélection naturelle fondée sur cette aptitude. Puisque nous n’avons pas progressé pour penser globalement en termes de temps ou d’espace, la plupart des gens n’y réfléchissent pas. L’échelle à laquelle nous sommes capables de penser est locale et fondée sur le court terme… 

Nous pensons que notre manière actuelle de vivre est normale, bien qu’elle soit en fait une aberration dans l’histoire humaine. Puisque nous n’avons pas évolué jusqu’à être des penseurs du long-terme, nous ne sommes pas bon pour anticiper le futur à long terme, ni à le planifier… Mais la soutenabilité requiert précisément l’opposé, la capacité de penser rationnellement, à une large échelle. »

L’homme : un animal suicidaire ? 

Malgré quelques divergences, l’analyse de Joseph Tainter fait écho à celle de l'universitaire américain Jared Diamond, auteur d’Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. Ce professeur de géographie à l'UCLA (Los Angeles) est aussi un biologiste réputé qui utilise la méthode comparative pour comprendre l'effondrement de sociétés. La plupart du temps celui-ci a pour origine des problèmes environnementaux ayant déclenché en chaîne des pénuries, des famines, puis des guerres. 

Dans un article du Monde intitulé L'homme, cet animal suicidaire peint par Jared Diamond, Frédéric Joignot résume ainsi la réflexion de celui-ci : « Diamond a dégagé de ses études des "collapsus" (du latin lapsus, "la chute") "cinq facteurs décisifs", qu'il dit retrouver dans chaque effondrement, et parle d'un "processus d'autodestruction la plupart du temps inconscient". Quels sont ces facteurs ? Un : les hommes infligent des dommages irréparables à leur environnement, épuisant des ressources essentielles à leur survie. Deux : un changement climatique perturbe l'équilibre écologique, qu'il soit d'origine naturelle ou issu des suites des activités humaines (sécheresse, désertification). Trois : la pression militaire et économique de voisins hostiles s'accentue du fait de l'affaiblissement du pays. Quatre : l'alliance diplomatique et commerciale avec des alliés pourvoyant des biens nécessaires et un soutien militaire se désagrège. Cinq : les gouvernements et les élites n'ont pas les moyens intellectuels d’expertiser l'effondrement en cours, ou bien l'aggravent par des comportements de caste, continuant à protéger leurs privilèges à court terme… 

Sommes-nous entrés dans un des scénarios tragiques décrits par Jared Diamond dans Effondrement ? Il nous répond : "L'humanité est engagée dans une course entre deux attelages. L'attelage de la durabilité et celui de l'autodestruction. Aujourd'hui, les chevaux courent à peu près à la même vitesse, et personne ne sait qui va l’emporter. Mais nous saurons bien avant 2061, quand mes enfants auront atteint mon âge, qui est le gagnant." » (Le Monde 27.09.2012) 

Des signaux d’alarme

Dans l’article cité ci-dessus, Frédéric Joignot évoque les débats suscités par le livre de Diamond et notamment celui avec Joseph Tainter sur la responsabilité des élites dans le processus de l’effondrement. Ceux qui s’y intéressent pourront s’y référer. Il ne s’agit pas pour nous d’entrer ici dans le détail de débats qui sont à la fois complexes, spécialisés et polémiques, et pour lesquels nous n’avons pas de qualification particulière. Par contre de tels recherches nous apparaissent comme autant des signaux d’alarme qui rendent visibles l’urgence et la gravité d’une situation que la force des habitudes, l’inertie des mentalités et l’aveuglement des intérêts tendent à nier ou à minimiser. 

Pour Dennis Meadows, l’auteur du fameux rapport du club de Rome intitulé Les limites à la croissance, le scénario de l’effondrement se précise : « En 1972, nous avions élaboré treize scénarios, j’en retiendrais deux : celui de l’effondrement et celui de l’équilibre. Quarante ans plus tard, c’est indéniablement le scénario de l’effondrement qui l’emporte ! Les données nous le montrent, ce n’est pas une vue de l’esprit. » (Libération 15/06/2012) 

En tirant les leçons de ce fameux rapport, René Dumont, premier candidat aux élections présidentielles, proclamait dès 1974 : « Si nous maintenons le taux d’expansion actuelle de la population et de la production industrielle jusqu’au siècle prochain, ce dernier ne se terminera pas sans l’effondrement total de notre civilisation ». Après quarante ans, il semble que les données recueillies par les scientifiques lui donnent malheureusement raison. 

Toujours membre, à plus de 80 ans, du département de biologie de l'université, Paul Ehrlich a été élu à la plus vénérable académies des sciences : la Royal Society de Londres. La longue tribune qu’il a rédigée à cette occasion a pour titre : " Un effondrement de la civilisation globale peut-il être évité ? " Selon Stéphane Foucart qui évoque cet évènement dans un article du Monde : « Cette interrogation, qui ne soulevait guère, jusqu'à récemment, que des haussements d'épaules, est désormais de plus en plus sérieusement considérée par la communauté scientifique. » 

Dans ce texte Paul Ehrlich écrit ceci : « A peu près toutes les civilisations passées ont subi un effondrement, c'est-à-dire une perte de complexité politique et socio-économique, généralement accompagnée d'un déclin drastique de la démographie… Mais, aujourd'hui, pour la première fois, une civilisation humaine globale - la société technologique, de plus en plus interconnectée, dans laquelle nous sommes tous embarqués à un degré ou à un autre - est menacée d'effondrement par un ensemble de problèmes environnementaux » (Notre civilisation pourrait-elle s'effondrer ? Personne ne veut y croire

Un effondrement existentiel

Une perspective intégrale ne peut limiter son approche de l’effondrement à ses aspects manifestes, à la fois écologiques et socio-économiques. Elle doit les mettre en rapport avec l’effondrement anthropologique et culturel dont elles sont le reflet. Toutes ces dimensions, intérieures et extérieurs, font système comme l’exprime Mona Chollet : « Il existe un lien étroit entre la préservation de la nature et celle de l’imaginaire : ce qui détruit le cosmos du dehors détruit le cosmos du dedans. » (La Tyrannie de la réalité). 

En imposant de manière hégémonique une pensée utilitaire et technocratique, la rationalité abstraite de la modernité a induit une perte de la sensibilité et du sens qui conduit à l’effondrement de la conscience à travers une spirale infernale décrite par Baudoin de Bodinat : « La domination produit les hommes dont elle a besoin, c’est-à-dire qui aient besoin d’elle » (La vie sur Terre) 

Dans la lignée de Jacques Ellul, Jean-Marc Mandosio analyse le processus d’effondrement de la conscience humaine aliénée à un univers technologique et marchand dont elle est devenue totalement dépendante : « Ceux qui attendent que la société industrielle s’effondre autour d’eux risquent bien davantage d’avoir à subir leur propre effondrement, car cet effondrement, qui est déjà presque achevé, n’est pas celui du "système technicien", mais de la conscience humaine et des conditions objectives qui la rendent possible… Ceux qui annoncent, pour s'en réjouir ou pour s'en effrayer, un effondrement à venir de la civilisation se trompent : il a commencé depuis longtemps, et il n'est pas excessif de dire que nous nous trouvons aujourd'hui après l'effondrement…» (Après l’effondrement) 


Si le diagnostic d’un effondrement existentiel et culturel nous paraît recevable - chaque jour qui passe nous en fournit les preuves - il ne doit pas nourrir la résignation mais, bien au contraire, pointer l’opportunité d’une refondation. Sur les champs de ruines poussent les fleurs du renouveau. C’est en tout cas l’analyse de Jean-Claude Besson-Girard dans un article de la revue Entropia intitulé L’effondrement, et après ? Jamais l’homme en tant qu’espèce n’a rencontré une conjoncture semblable où tant de situations critiques s’additionnent et s’entrechoquent... Au lieu du mot « crise », utiliser le mot « effondrement » pour nommer ce qui se passe actuellement offre l’avantage, non seulement d’être plus proche du réel, mais aussi de libérer l’imaginaire tout en évacuant l’obsession économique... Il nous invite à l’invention d’un autre récit anthropologique qui ne soit plus basé sur la violence faite à la nature et sur la négation du différent de soi. Il ouvre sur un possible désirable et essentiel qui redonne sens à l’existence humaine ». 

Un bouleversement culturel radical 

J.C Besson-Girard a le mérite de pointer du doigt la synchronicité qui pourrait exister entre l’effondrement d’un modèle devenu totalement inadapté et l’émergence d’une nouvelle vision du monde et de l’être humain. Car il existe un lien organique entre d'une part le processus de destruction qui se manifeste à travers l’effondrement et, d'autre part, le processus de création à travers lequel l’émergence de formes novatrices initie une refondation. Effondrement et refondation sont l’avers et le revers d’un même mouvement dialectique, celui de la dynamique de l’évolution.

En son sens étymologique, l’Apocalypse n’est rien d’autre que ce processus de destruction créatrice qui articule la révélation du nouveau et la désintégration de l’ancien. Selon Satprem : « Nous avons parfois l’impression, dans l’histoire, que les périodes d’épreuve et de destruction précèdent la naissance d’un monde nouveau, mais c’est peut-être une erreur, peut-être est-ce parce que la semence nouvelle est déjà née que les forces de subversion (ou de déblayage) vont s’acharner. » 

Ceux qui, enfermés dans une démarche intellectuelle et superficielle, sont incapables de percevoir cette relation organique destruction/création - c’est-à-dire effondrement/refondation - alimentent une vision partielle et nihiliste qu’il faut dépasser au nom d’une approche plus complexe et plus profonde. La réflexion sur l’effondrement doit s’accompagner d’une prospective de refondation inspirée par la dynamique de l’évolution culturelle. 

Selon Arnaud Desjardins : « Aucune mesure, aucune tentative d'intervention demeurant à l'intérieur des paradigmes scientifiques et politiques actuels, n'évitera la grande implosion. Le salut ne peut venir que d'un bouleversement culturel radical, totalement imprévu pour l'instant, mais qui commence à germer dans les mentalités d'innombrables hommes et femmes, emportés par le courant général dans une direction où ils ne veulent plus aller, et même dans l'esprit de certains hauts responsables et décideurs. La gravité de la situation actuelle n'est ni économique, ni financière, ni politique, elle est spirituelle. Elle concerne l'idée même que nous nous faisons de l'Homme... » (Regards sages sur un monde fou

Des liens qui libèrent 
 

Semaine après semaine, Le Journal Intégral est le témoin de ce bouleversement culturel qui se manifeste à travers l’émergence d’une nouvelle vision du monde dont rend compte notamment La Nouvelle Avant Garde, vers un changement de culture, ouvrage collectif dirigé par Carine Dartiguepeyrou. A partir de ce nouveau modèle, fondé sur la co-évolution entre l'homme et son milieu, la perspective de l’effondrement apparaît comme une limite à la progression exponentielle d’une techno-science sans conscience et d’une marchandisation inhumaine 

Selon Jacques Généreux, l’enjeu de civilisation aujourd’hui « n’est plus de libérer l’individu des liens sociaux et de la transcendance qui lui barraient autrefois le chemin de l’autonomie. Il est de dépasser le mythe moderne de l’individu autonome qui barre la route à la construction d’une vraie liberté. Il est de remplacer un laisser-faire qui aliène par des liens qui libèrent ». Homo Œconomicus, individu abstrait et aliéné de la modernité, doit donc laisser place à Homo Conexus qui réunit en lui les deux dimensions - intérieure et extérieure - d’un même cosmos en participant de manière sensible et organique à la vie et à l’évolution d’un milieu qui est à la fois naturel et social, culturel et spirituel.

Albert Einstein disait de notre époque qu’elle se caractérise par la perfection des moyens et la confusion des fins. Être acteur du changement culturel aujourd'hui, c'est redéfinir les finalités spirituelles pour mettre à leur service les moyens économiques et technologiques. Et c’est bien pour cela que St Exupéry écrivait : « Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme. » 

Le Chemin du Milieu

Retrouver le sens de la mesure, c’est opérer une véritable conversion, un saut créatif et conceptuel, une authentique métanoïa qui remet à l’endroit le rapport - inversé à notre époque post-moderne - entre les finalités humaines et les moyens pour y parvenir. Quand l’Esprit retrouve sa souveraineté au cœur de l’homme, celui-ci retrouve sa place au cœur de la société en mettant la technique à la sienne : celle d’un moyen au service du développement humain. Et non l’inverse !...

Les liens qui libèrent l’homme sont autant de limites – naturelles, sociales, éthiques, spirituelles – à un pouvoir technologique et à une croissance économique qui, se voulant illimitées, conduisent à l’effondrement. Entre les imprécations des technophobes et le délire des technolâtres, il faut suivre le chemin du Milieu, celui parcouru par l'être humain quand il participe intimement à un milieu multidimensionnel qui le transcende. C'est cette participation, et elle seule, qui permet de canaliser la puissance technologique en lui indiquant une direction et en la bordant par des limites qui emprêchent toute démesure et tout débordement.

Pour faire face aux défis de l’effondrement, une transition globale doit donc associer transformation socio-économique et mutation culturelle à travers ce que Mike Dertouzos nomme la Quatrième Révolution : « Les trois premières révolutions socio-économiques ont été fondées sur des objets : la charrue pour l'agriculture, le moteur pour l'industrie et l'ordinateur pour l'information. Peut-être le temps est-il venu pour une quatrième révolution, dirigée non plus vers des objets mais vers la compréhension de la plus précieuse ressource sur Terre : nous-mêmes. »

Ressources

La Quatrième Révolution

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