vendredi 1 mars 2013

Entre l'Ancien et le Nouveau Monde (3) Un Homme de Retard


L'avenir n'appartient à personne. Il n'y a pas de précurseurs, il n'existe que des retardataires. Jean Cocteau



Dans un récent article du Point, François Siégel évoque «  le fossé – le gouffre ? –  qui, de jour en jour, s'élargit entre ceux, encore minoritaires, qui raisonnent avec le logiciel du XXIe siècle et les autres, compas et boussoles bloqués sur les mirages envolés du XXe. Pourquoi ce pays a-t-il tant de mal à s'arracher aux us et coutumes politico-économiques d'un siècle qui a fait son temps ? »  

C’est ainsi que fait irruption dans le débat politique, souvent technocratique et superficiel, la profondeur d’une mutation socio-culturelle observée depuis  plus de quarante ans par le sociologue/penseur Michel Mafessoli. Dans ses ouvrages, l’auteur du Temps des Tribus analyse le décalage croissant entre, d’une part, la mentalité abstraite de la « modernité » issue du siècle des Lumières et, de l’autre, l’émergence d’une post-modernité née de l’alliance entre l’archaïque et le technologique, qui inspire de nouvelles formes sociales et culturelles dont il se fait l’analyste avisé.  

Selon Mafessoli dans L’homme postmoderne, ouvrage co-signé avec le journaliste Brice Perrier : « le “logiciel programmatique“ de nos gouvernants continue de reposer sur les caractéristiques d’un type d’homme en voie d’extinction depuis maintenant un demi-siècle, dans le cadre d’un processus de mutation ».  C’est bien parce que toutes nos institutions fonctionnent avec un homme de retard que s’élargit le fossé entre les nouvelles générations inspirées par une dynamique post-moderne et les élites – politiques, médiatiques, oligarchique – formées et formatées par le paradigme abstrait de la modernité.

Nous proposerons ci-dessous des extraits de l’introduction de Brice Perrier intitulé Un homme de retard ? En esquissant le portrait de l’homme post-moderne en train d’advenir, il nous permet de mieux comprendre la mutation dont nous sommes les acteurs la plupart du temps inconscients ainsi que le profond décalage existant entre la pensée institutionnelle et le nouvel esprit du temps.

Un changement d’ère

L’éditeur de L’Homme post-moderne présente ainsi cet ouvrage : «  Voilà quarante ans que l’on parle de postmodernité. Qui, pourtant, a vraiment saisi ce que cela impliquait pour chacun d’entre nous ? Qui a assimilé qu’un homme fondamentalement différent était en train d’émerger ? Relativisant la raison au gré de ses sentiments et de ses émotions, dépassant son statut d’individu pour laisser place à une nature plurielle, oubliant son devoir citoyen pour mieux se consacrer à sa tribu, cet homme postmoderne délaisse pourtant l’essentiel de ce qui a fait son prédécesseur. Le journaliste Brice Perrier a demandé à Michel Maffesoli et à son équipe de chercheurs de dresser le portrait de l’homme postmoderne, afin que nous cessions de penser avec un homme de retard. Nous changeons d’ère. Ce livre nous permet de comprendre qui nous sommes désormais.»

Dans Le Journal Intégral, nous nous référons régulièrement aux analyses de Michel Maffesoli qui déconstruisent avec rigueur et profondeur l’esprit, l’épistémologie et les institutions de la « modernité ». Une telle déconstruction permet en effet de mieux se libérer de l’emprise exercée par l’ancien modèle pour observer l’émergence du nouveau paradigme ainsi que les résistances rencontrées par celle-ci de la part d’une mentalité technocratique encore dominante dans les institutions.

Dans la perspective qui est la nôtre, la pensée de Maffesoli reste cependant trop imprégnée d’une idéologie relativiste qui fut celle de sa génération. Il met au service de ce relativisme un corpus et une culture académique (Sorbonne Oblige !...) qui ne permettent pas de penser le saut évolutif et qualitatif qui conduit de la post-modernité vers cette « cosmodernité » - intégrale et évolutionnairequi, au-delà de l’ego, représente le prochain stade de l’évolution culturelle.

S’il a bien analysé ce que le modèle de la Spirale Dynamique nomme le passage du Mème Orange – individualiste, réductionniste et rationaliste - au Mème Vert - communautaire, relativiste et pluraliste -, le passage de ce Mème Vert au Mème Jaune - intégratif, systémique et holistique - échappe en partie à ses radars à cause de ses préjugés relativistes. Il n’empêche que ce penseur du Mème Vert est le représentant, au cœur même de l’institution, d’une régénération intellectuelle, épistémique et méthodologique, qui fait d’autant plus scandale qu’elle remet en question le paradigme dominant d’une pensée institutionnelle encore fortement identifiée au Mème Orange.

Un homme de retard ? Brice Perrier

Et si toutes nos institutions fonctionnaient avec un homme de retard ? Et si tous ces gens censés régler les problèmes de la France ne le faisaient pas en fonction des aspirations actuelles de la population mais en se référant aux besoins de l’homme idéal d’un temps révolu ? Ça poserait tout de même problème, non ? Or c’est ce qui se passe aujourd’hui, du moins si l’on en croit Michel Maffesoli.

Selon lui, le « logiciel programmatique » de nos gouvernants continue de reposer sur les caractéristiques d’un type d’homme en voie d’extinction depuis maintenant un demi-siècle, dans le cadre d’un processus de mutation. Un phénomène qui se serait accéléré au cours des dix dernières années, sans que nos élites prennent la mesure de l’émergence d’une humanité ayant profondément évolué du fait de l’apparition progressive d’un nouvel homme radicalement différent de celui pour lequel ont été fondés notre État-nation et nos institutions. Des structures qui seraient dépassées, périmées, car modernes et donc, de fait, inadaptées à un homme qui vit la postmodernité.

La modernité appartient au passé

Le propos de Michel Maffesoli part d’une affirmation qui peut surprendre : la modernité est derrière nous, elle appartient désormais au passé. Dans le langage courant, « moderne » signifie certes « nouveau », « neuf », « contemporain », « actuel » ou encore « récent ». Mais le terme doit être entendu ici au sens d’« époque moderne », d’« ère de la modernité ». Une période qui a débuté au XVIIe siècle et se serait achevée au XXe siècle.

Un temps où l’individu allait s’affirmer et devenir un citoyen ; celui du contrat social conclu entre un État et un homme à qui est conféré un certain nombre de droits et de devoirs – et cela selon une logique qui se voulait rationnelle, débarrassée des superstitions moyenâgeuses et soucieuse de domestiquer une nature sauvage, qu’il s’agisse de l’être humain ou de son environnement.

Depuis les années 1970, des auteurs tels que Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard ou Edgar Morin ont estimé que les temps modernes étaient terminés, constatant qu’une nouvelle époque, qui revenait sur les fondements mêmes de la modernité, avait débuté au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Si elle est appelée postmodernité, c’est qu’on ne sait pas encore vraiment de quoi il s’agit, juste que ce n’est plus la modernité, et que cela vient après. Une époque pas encore définie, toujours pas instituée, mais qui se dévoilerait petit à petit dans une société où les valeurs majeures ne sont plus celles qui ont fait l’homme moderne.

Ce passage d’une ère à l’autre, cela fait plus de trente ans que Michel Maffesoli l’analyse en scrutant notre temps. Professeur de sociologie de renommée internationale, il est l’auteur de vingt-huit ouvrages et a été traduit en quinze langues. C’est aujourd’hui le principal théoricien de la postmodernité et donc sans doute le plus à même de décrypter l’empreinte de cette nouvelle époque qu’il s’affaire à étudier tant dans ses travaux personnels que comme directeur du Centre d’études sur l’actuel et le quotidien (CEAQ).

Au sein de ce laboratoire de recherche qu’il a créé avec Georges Balandier en 1982, Michel Maffesoli a dirigé 160 thèses de chercheurs du monde entier en s’inscrivant dans la tradition de la sociologie dite de l’imaginaire. Non pas une sociologie imaginaire ou imaginée, mais une étude de la société du point de vue de la représentation de notre imaginaire et des images qu’il véhicule dans ses manifestations de la vie quotidienne.

L’ensemble des travaux menés par Michel Maffesoli et le CEAQ converge vers un homme qui relativise la raison au gré de ses sentiments et de ses émotions. Un être qui dépasse l’individu pour laisser place à une nature plurielle et qui oublie son devoir citoyen pour mieux se consacrer à sa tribu. Bref, un homme postmoderne qui délaisse l’essentiel de ce qu’était son prédécesseur. Sans le savoir car, bien qu’elle soit vécue, cette évolution n’est pas consciente ni verbalisée. Elle est d’ailleurs généralement niée par l’intelligentsia.

Une élite qui n’y comprendrait rien

Michel Maffesoli

« Fantasme », « défaite de la pensée », « apologie de l’irrationnel et des émotions », « travail non scientifique », voilà le genre de qualificatifs que des représentants de l’intelligentsia française peuvent avancer contre l’idée même de postmodernité défendue par Maffesoli. Ce dernier apparaît pourtant comme une figure éminente du monde intellectuel. Membre de l’Institut universitaire de France et administrateur du CNRS, il est au cœur de l’institution universitaire.

Mais, comme le dit Christophe Bourseiller dans le livre d’entretien qu’il lui a consacré, « Michel Maffesoli a secoué l’Université comme on secoue un cocotier », en y faisant entrer des thèmes tels que la musique techno, l’homosexualité, le libertinage ou l’astrologie. Ceci expliquerait-il cela ? Ces sujets peu académiques représentent en tout cas notre époque et sont autant de clés pour la décrypter.

Alors peu importe à celui qui se définit comme penseur plus que comme sociologue si l’intelligentsia ne le suit pas. D’autant plus que malgré ses titres et ses fonctions, Maffesoli méprise profondément une élite instituée dont il estime qu’elle ne comprend rien au grand bouleversement du monde contemporain, tout particulièrement en France. 

C’est que, dans ce pays, le républicanisme, l’idéologie du contrat social, le primat de la liberté de l’individu continuent d’être les piliers sur lesquels il s’agirait de bâtir le social, ce vivre-ensemble pensé par Rousseau au XVIIIe siècle et institutionnalisé dans la plupart des pays occidentaux au XIXe siècle.

Maffesoli est, lui, passé du social à la socialité, une notion qui irait de pair avec la postmodernité. Elle représente une conception plus large du vivre-ensemble que le social, prenant en considération des paramètres comme le rêve, le jeu, la fantaisie. La socialité intègre ainsi dans l’analyse des éléments non rationalisables qui ont cependant leurs raisons, et surtout des conséquences sur nos vies.

Errant entre deux ères

Sans se soucier des querelles d’intellectuels, l’objectif de cet ouvrage est de tenter d’appréhender celui qui devrait incarner la postmodernité, l’homme contemporain. Nous avons demandé à une douzaine de chercheurs du CEAQ de nous en dresser le portrait, en fonction de l’évolution que l’homme aurait vécue en passant du stade moderne à un supposé état postmoderne.

Chacun de ces universitaires nous a ainsi décrit un des principaux attributs de cet être humain d’un nouveau genre : son rapport à la politique, à la famille, au sexe, à l’argent, à la collectivité, entre autres. La tâche n’était pas aisée puisqu’elle consiste à présenter aussi simplement que possible une analyse de la société complexe et érudite. Difficile surtout, car si un homme qualifié de « postmoderne » semble bien émerger, il n’est à l’évidence pas fini.

De nombreux indices permettent de constater que, dans son rapport à l’autre, à l’environnement, à l’instant, il est fondamentalement différent du citoyen modèle engendré par la philosophie des Lumières. Mais il se cherche encore, tâtonne, expérimente ici ou là de nouvelles manières de vivre. Errant entre deux ères, il vit dans un système institué pour hier et reste doté de réflexes conditionnés par des siècles de modernité ; tout comme nos représentants politiques qui glorifient la République comme si elle était encore l’ultime rempart face à une crise qui se généralise.

Et comme tous ceux qui misent plus que jamais sur la valeur travail, qui œuvrent inlassablement à retrouver la sacro-sainte croissance du PIB en comptant toujours sur le progrès, alors même que c’est tout le système fondé sur ces valeurs qui semble à l’agonie. La modernité paraît moribonde, mais on cherche à la maintenir en vie coûte que coûte. La logique des cycles historiques nous inviterait-elle plutôt à accompagner ou simplement à accepter l’avènement de quelque chose d’autre ? Un quelque chose qui pourrait signifier le passage de l’homme postmoderne du stade d’adolescent inconscient à celui de grande personne.

Révéler ce qui est sous nos yeux

Le dernier livre de M. Maffesoli
Il a été dit que la modernité était le temps des révolutions. La postmodernité serait plutôt celui des révélations. Révélation de ce qui est, de ce que nous sommes devenus. Michel Maffesoli parle même d’« apocalypse » au sens étymologique du terme, qui signifie « dévoilement » ou « révélation », et non pas « fin du monde » ou « catastrophe ultime » comme on le serine par les temps qui courent.

Il s’attache ainsi à révéler ce qui serait sous nos yeux, même si on ne le voit pas, à savoir un homme postmoderne en quête de repères sensibles et d’enracinement dynamique. Un être incarnant les paradoxes d’une époque tournant la page d’une pensée rationnelle qui donnait dans le cloisonnement car elle redoutait de combiner les apparents contraires.

Conjuguant spiritualité et matérialisme, remettant au goût du jour des archaïsmes tribaux par le biais d’outils technologiques dernier cri, l’homme que nous dépeignent Maffesoli et les chercheurs du CEAQ n’est pour sa part pas dénué de contradictions. Mais n’est-ce pas le cas de chacun d’entre nous ?

D’ailleurs, on reconnaîtra sans doute ses enfants, ses amis ou ses proches dans cet homme postmoderne si différent des canons institués mais désormais si familier. De là à découvrir son moi postmodernisé, il n’y aura peut-être qu’un pas. Pour s’apercevoir que l’on pensait aussi avec un homme de retard ?

Ressources 

Table des Matières de L'homme Post-Moderne.

Premier Chapitre de L'Homme Post-Moderne : A chacun ses tribus, du contrat au pacte. Michel Maffesoli

Vidéo d'une conférence de Michel Maffesoli sur L'Homme Post-Moderne (44')

Un homme de retard ? Recension et critique de Philippe Granarolo 
 
  

vendredi 22 février 2013

Entre l'Ancien et le Nouveau Monde (2) Déconstruire le Pseudo-Réalisme


La seule idée de regarder ailleurs et autrement tient de l'inconvenance depuis que l'incitation à être réaliste est en train de devenir le mot d'ordre universel. Annie Le Brun


Nous venons de le voir dans nos précédents billets : seule l’émergence d’une nouvelle « vision du monde » peut nous libérer des limites et des impasses d’une approche technocratique, impuissante à envisager tant le mouvement que la complexité qui sont, l’un et l’autre, au cœur de nos sociétés interconnectées.

A partir de cette réflexion, la question-clé qui se pose est alors celle-là : « Pourquoi les partis dits progressistes comme les mouvements sociaux ou alternatifs, éprouvent-ils autant de difficultés à proposer une "vision du monde" fondée sur un changement de paradigme dont les prémisses ont été analysées et observées par les avant-gardes culturelles depuis une cinquantaine d’années ? »

Une des principales réponses à cette question essentielle  réside dans la légitimité conférée au « réalisme » dans une société régie par un modèle technocratique. Ceux dont le rôle serait de proposer une vision alternative, à la fois émancipatrice et inspiratrice, cherchent à se légitimer en s’enfermant dans les rets d’une expertise ou d’une contre-expertise qui ne font, en fait, que reproduire et renforcer le paradigme dominant.

S’écarter de ce réalisme idéologique c’est être accusé d’utopie, péché mortel pour une mentalité technocratique qui tend à réduire la réalité multidimensionnelle à une seule dimension : celle qui peut être observable, quantifiable et mesurable. Ce réalisme technocratique est le fruit d’un véritable terrorisme intellectuel qui, pour imposer sa vision utilitariste, réductionniste et désenchantée, nie aussi bien les ressources cognitives de la subjectivité que celles des dynamiques intersubjectives.

Déconstruire ce pseudo-réalisme est donc une nécessité impérieuse pour toute véritable alternative politique et sociale qui devrait se revendiquer, elle, d’un réalisme intégral prenant en compte l’être humain dans sa totalité - subjective et objective, individuelle et collective - comme elle prend en compte son milieu dans sa totalité à la fois diachronique (évolutive) et synchronique (systémique).

Un profond déséquilibre

Dans notre dernier billet, Hervé Kempf évoquait le paradoxe contemporain qui définit fort bien la crise évolutive dans laquelle nous nous trouvons : «  Jamais nous n’avons connu aussi bien les maux qui nous accablent. Mais jamais nous n’avons été aussi impuissants à adopter les remèdes qui les soulageraient». Ces maux sont autant de symptômes d’un profond déséquilibre entre science et conscience, c'est à dire entre raison et intuition. Déséquilibre entre, d’une part, le pouvoir que nous confère le "progrès" économique et technologique issu de la science et, de l’autre, l’impuissance de notre conscience collective à élaborer un cadre d'interprétation et de référence - culturelle, éthique et spirituelle - susceptible de mettre ce "progrès" économique et technologique au service du développement humain.

En outre, issus d’une mentalité technocratique fondée sur la rationalité instrumentale et le déni de la subjectivité, nos représentations culturelles sont totalement inadaptées au contexte des sociétés complexes et interconnectées qui nécessitent le développement d’une « intelligence connective » à la fois sensible et rationnelle, intuitive et collective.

Les remèdes qui pourraient soulager les maux qui nous accablent ne doivent donc pas seulement viser à une éradication superficielle des symptômes mais à guérir de ce profond déséquilibre à travers un saut évolutif qui réhabilite ces ressources essentielles que sont la participation sensible de la subjectivité à son milieu, la vision globale de l’intuition et l’intelligence collective qui naît de la synergie entre les consciences.

Technocratisation versus démocratisation

Exprimé et partagé par nombre de penseurs visionnaires, ce diagnostic permet de mieux comprendre le problème qui se pose à l’heure actuelle dans nos sociétés : faute d’inspiration, de profondeur et de cou…rage, les partis progressistes comme les mouvements sociaux, sont incapables de proposer une vision réellement transformatrice qui donne sens, forme et cohérence au puissant courant de rénovation porté par les jeunes générations aux quatre coins de la planète.

Hypnotisées et paralysées par une rivalité mimétique avec l’idéologie dominante, les forces progressistes n’osent pas sortir du cadre imposé par l’oligarchie et son pouvoir technocratique. Pire : parce qu’elles contestent l’idéologie dominante en utilisant sa logique interne, elles ne font que la renforcer.

Auteur de La gauche est-elle en voie de mort cérébrale, le sociologue Philippe Corcuff analyse le mouvement de technocratisation qui a conduit les partis progressistes à cette impasse intellectuelle, éthique et politique : «  Les énarques ont pris de plus en plus de poids dans la définition de ce qu’est la politique. Ils occupent à la fois les postes de hauts fonctionnaires, les principaux postes politiques, et aussi une part du pouvoir économique. Là s’est forgée une vision très particulière, très fragmentée. On découpe ainsi dans la réalité des cases dites “techniques” : “l’immigration”, “l’emploi”, “le déficit budgétaire”, “la délinquance”... On segmente les problèmes sans établir de rapports entre eux. On examine des petits bouts de tuyauterie de machineries sociales dont on ignore la globalité

Les think tanks sont restés dans un domaine limité de l’intellectualité : celui segmenté de l’expertise et de la logique programmatique. Ils ont élaboré des “réponses aux problèmes” de l’école, de l’immigration, du déficit budgétaire... sans jamais se demander pourquoi l’immigration ou le déficit budgétaire sont considérés justement comme des “problèmes”, ni réfléchir au cadre social global dans lequel cela se situe. Cela n’a guère permis à la gauche de réélaborer ce que je nomme les “logiciels” de la critique sociale et de l’émancipation, c’est-à-dire les façons de formuler les problèmes avant même de réfléchir aux réponses ». (Entretien avec Philippe Corcuff. Rue 89)

L'oligarchie voit dans la technocratie, un agent et un gardien de l'idéologie dominante qui légitime de manière intellectuelle et symbolique la confiscation du pouvoir au profit d'une caste qui tient d'une main de fer les leviers économiques et financiers. Profondément anti-démocratique, ce mouvement de technocratisation explique non seulement la pauvreté d’une critique sociale, phagocytée et neutralisée par une logique dominante qu’elle aurait pour rôle de subvertir et de dépasser, mais aussi le rejet profond de la représentation politique par la population. Une enquête d’opinion publiée mardi 15 janvier par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), montre, selon le titre de l’article du Monde qui en fait état, combien La défiance des Français envers la politique atteint un niveau record.

Face à une approche technocratique, abstraite et désincarnée, dont elle ressent toute l’impuissance, l'injustice et la désuétude, la population privilégie de nouvelles formes de proximité et de relation. Selon le géographe Christophe Guilluy dont les analyses ont été remarquées lors de la dernière campagne présidentielle : "Exclues, les nouvelles classes populaires s'organisent en "contre-société" (Le Monde. 19/02/13) Pour Pascal Perrineau, directeur du Cevipof « cette opposition grandissante entre la confiance qu'inspire ce qui est proche et la méfiance que suscite ce qui paraît lointain est une clé de compréhension majeure de la société française ».

Une absence de vision transformatrice


Malheureusement, ce qui vaut pour les partis institutionnels vaut, hélas, pour les mouvements sociaux et alternatifs. Faute de s’inscrire avec détermination et créativité dans une autre logique, à la fois évolutive et qualitative, inspirée par le paradigme émergent, les mouvements sociaux et alternatifs renforcent la pensée dominante en utilisant pour la contester les mêmes grilles d’interprétation et les mêmes critères d’évaluation.

D’où « le vide effrayant de la pensée politique » selon Edgar Morin qui souligne l’urgence d’« une profonde réforme de la vision des choses, c'est-à-dire de la structure de pensée ». D’après lui, « la réforme de la connaissance et de la pensée est un préliminaire, nécessaire et non suffisant, à toute régénération et rénovation politiques, à toute nouvelle voie pour affronter les problèmes vitaux et mortels de notre époque »

Ce vide de la pensée politique explique, selon Morin, l’échec de certains mouvements sociaux : « Nous avons vu, notamment dans les pays du "printemps arabe", mais aussi en Espagne et aux Etats Unis, une jeunesse animée par les plus justes aspirations à la dignité, à la liberté, à la fraternité, disposant d'une énergie sociologique perdue par les aînés domestiqués ou résignés, nous avons vu que cette énergie disposant d'une intelligente stratégie pacifique était capable d’abattre deux dictatures. Mais nous avons vu aussi cette jeunesse se diviser, l'incapacité des partis à vocation sociale de formuler une ligne, une voie, un dessein, et nous avons vu partout de nouvelles régressions à l'intérieur même des conquêtes démocratiques ».

Des propos qui font écho à ceux tenus par Dominique Méda dans l’article d’Hervé Kempf proposé dans notre dernier billet : « Un point fondamental est que les mouvements sociaux et écologistes ne parviennent pas en Europe à proposer une alternative commune et claire, ni le chemin pour y parvenir».

Translation et transformation

Nous avions analysé ici ce processus pervers d’une contestation (du latin con-testare : témoigner ensemble) qui, en s’inscrivant dans le paradigme dominant et en épousant les références de l’adversaire à combattre, transforme toute alternative en récupération. Cette analyse reprend les concepts de Ken Wilber qui distingue deux expressions de la dynamique évolutive : les translations horizontales et les transformations verticales. Les translations horizontales sont des changements opérant dans un niveau évolutif donné alors que les transformations verticales génèrent un changement qualitatif avec l’accès à un stade plus évolué c'est-à-dire plus complexe et intégré.

Dans la translation horizontale, le champ de référence reste fondamentalement identique. La translation est un processus de reconfiguration qui, dans un stade évolutif donné, permet d’adapter une organisation aux changements du contexte global dont il fait partie. Dans la transformation verticale, par contre, le champ de référence se métamorphose en évoluant vers un niveau supérieur d’organisation. Cette transformation verticale correspond à une nécessité évolutive illustrée par la célèbre citation d’Einstein : «Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l'a engendré. »

C’est ce phénomène de transformation verticale qui est ainsi évoqué par Lincoln durant la seconde réunion annuelle du congrès américain en 1873 : « Les dogmes du passé serein sont inadéquats pour le présent tempétueux. Les circonstances voient les difficultés s’accumuler et nous devons nous élever avec les circonstances. Comme notre cas est nouveau, nous devons penser et agir de manière nouvelle. »  A partir de cette réflexion, on conçoit aisément que la seule alternative possible réside dans un véritable changement de paradigme c'est-à-dire une évolution culturelle – épistémologique, éthique et cognitive - vers une perspective plus globale et intégrée qui modifie progressivement nos modes de pensée, de perception et d’organisation.

Le réalisme technocratique

Annie Le Brun
Annie Le Brun a parfaitement analysé l’idéologie du réalisme technocratique qui fait obstacle à toute véritable trans-formation qualitative : « Voilà longtemps que rien n'est venu véritablement s'opposer à l'ordre des choses, depuis que ceux qui prétendent mener une critique sociale ne se rendent pas compte de l'anachronisme de leurs armes, continuant à confondre rationalité et radicalité tout en cherchant leur sérieux à se démarquer du domaine sensible. Et cela jusqu'à ne pas voir que l'intériorisation grandissante de la technique favorise chaque jour un peu plus ce mode d'asservissement tranquille, que dans les dernières décennies une certaine modernité intellectuelle aura cautionné sinon provoqué par sa haine de l'utopie… Et la seule idée de regarder ailleurs et autrement tient de l'inconvenance, depuis que l'incitation à être réaliste est en train de devenir le mot d'ordre universel. » (Victor Hugo maintenant ! Annie Le Brun. Le Monde. 10.03.12)

En associant intériorisation de la technique, servitude volontaire, haine de l’utopie et réalisme idéologique, Annie Le Brun pose le bon diagnostic. Ce faisant, elle déconstruit l’emprise qu’exerce le modèle technocratique sur notre manière de considérer le monde et l’être humain. Le « réalisme » dominant est ce qui reste de la réalité quand on lui a enlevé sa complexité multidimensionnelle et ses qualités sensibles pour le réduire à une dimension utilitaire, à la fois objective et mesurable. Un squelette sans chair qui réduit chacun à la condition de fantôme, hanté par sa propre vie.

Comme le fût le dogme catholique durant l’ancien régime, ce réalisme technocratique s’est peu à peu institutionnalisé pour devenir une référence canonique à laquelle on n’a pas le droit de se soustraire sous peine de délégitimation insitutionnelle, d’ostracisme, voire parfois de mort sociale. La souveraineté du Chiffre, représentant de la raison instrumentale, a simplement éclipsé celle du Roi, représentant de Dieu sur terre. 

En castrant l’individu d’une sensibilité et d’une intuition qui lui permettent de participer intimement à la dynamique créatrice de l’évolution, la posture abstraite et objective de la pensée technocratique réfute, au nom de ce « pseudo-réalisme », toute vision globale et novatrice qui permettrait de s’en émanciper. C’est ainsi que le piège se referme sur toute approche alternative qui, pour se légitimer, s’enferre et s’enferme dans une logique dominante qu’elle renforce tout en la contestant.

Un réalisme intégral

Il est évident qu’une pensée alternative doit être capable de déconstruire l’illusion abstraite de ce pseudo-réalisme. Elle doit se revendiquer d’un réalisme authentique, concret et global, qui prend en compte l’homme dans toutes ses dimensions, subjectives et objectives, individuelles et collectives : un réalisme intégral. Elle doit oser la rupture avec le paradigme dominant pour proposer un autre référentiel qui considère l’être humain comme membre participant d'une totalité dynamique.

Le premier devoir d’une pensée alternative est donc de se libérer du piège intellectuel qui consiste à identifier radicalité et rationalité tout en réduisant la rationalité à une seule de ses fonctions - la rationalité instrumentale - à l’œuvre dans la pensée technocratique. La véritable radicalité - celle qui va à la racine des phénomènes – se trouve dans une profondeur intuitive et spirituelle qui voit le monde phénoménal comme une manifestation transitoire et signifiante de la dynamique évolutive de la vie/esprit.

Le second devoir d’une pensée alternative est de se fonder sur une rationalité ouverte, nourrie et informée aussi bien par les ressources subjectives de l’imaginaire, de l’intuition et de la sensibilité que par celles d’une intersubjectivité qui s’exprime à travers l’intelligence et l’imaginaire collectifs. Cette rationalité ouverte oppose sa puissance créatrice au pouvoir morbide et réducteur du rationalisme technocratique et de son pseudo-réalisme.

Le troisième devoir d’une pensée alternative est de déconstruire l’anthropologie utilitariste qui identifie l’être humain à une entité abstraite, statique et désaffiliée, fondée sur un égoïsme rationnel, pour affirmer une anthropologie évolutionnaire fondée sur le développement de l’être humain à travers des stades évolutifs de plus en plus complexes et intégrés.

L’utopie : une méthode


Il faut en finir avec ce temps où l’on considérait la politique comme la recherche de solutions techniques à une mécanique socio-économique. Une pensée alternative considère la politique comme la création collective d’une vision partagée qui permet de faire société autour d’un idéal, d’un imaginaire et d’un projet commun. Le quatrième devoir d’une pensée alternative est donc de proposer une vision globale et inspirée, capable d’exprimer la dynamique de l’évolution à travers des formes de pensée, de perception et d’organisation adaptées au contexte présent de nos sociétés interconnectées.

Une pensée alternative ne considère pas l’utopie comme un péché mortel mais comme une ressource vitale. Connectée à la dynamique évolutive de la vie-esprit, l’utopie est l’expression créatrice d’un imaginaire qui inspire la réflexion, la féconde et la nourrit. Elle devient ainsi une méthode à travers laquelle l’intersubjectivité en évolution est créatrice d’une nouvelle « vision du monde ».

Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’à chaque stade évolutif, l’émergence d’une nouvelle « vision du monde » est toujours portée par une utopie, telle qu’elle est définie aujourd’hui dans Le plan des Colibris : «  L'utopie n'est pas la chimère mais le « non lieu » de tous les possibles. Face aux limites et aux impasses de notre modèle d'existence, elle est une pulsion de vie, capable de rendre possible ce que nous considérons comme impossible. C'est dans les utopies d'aujourd'hui que sont les solutions de demain. La première utopie est à incarner en nous-mêmes car la mutation sociale ne se fera pas sans le changement des humains. »