Le poème est un mystère dont le lecteur doit chercher la clef. Mallarmé
Dans le texte précédent intitulé Paradigme de la Transpoésie, Michel Camus développait un art poétique visionnaire qui participe d’une Transdisciplinarité définie comme « ouverture de toutes les disciplines à ce qui les traverse et les dépasse ».
Il poursuit cette démarche exigeante dans une conférence intitulée La poétique du silence en amont du signe visible et du sens invisible, prononcée le 24 mai 1997 au Centre Culturel Roumain de Paris lors du Colloque international annuel dédié à Lucian Blaga (1895/1961), philosophe, théologien et poète roumain.
Au formalisme qui règne en maître dans les lettres françaises, Michel Camus oppose la tradition d’une poésie initiatique - celle des origines - fondée sur une expérience métaphysique qui dépasse les perceptions et les états de conscience ordinaires. L’expérience spirituelle du poète sourcier est à l’origine d’une intuition créatrice qui génère l'union symbolique entre le sens et le signe qui l'exprime.
Une connaissance initiatique
Face au formalisme moderne dont il décrit les impasses, Michel Camus en appelle donc à un retour aux sources sacrées de la poésie comme mode de connaissance « initiatique » fondée sur l’intuition visionnaire. A travers celle-ci se révèle la relation organique et cosmique entre le sujet et le monde objectif dans lequel il se pro-jette pour évoluer.
Qualifiée de transpoétique, "la voie du poète sourcier orientée vers l'unité de la connaissance" participe d’une profonde régénération culturelle propre à la démarche transdisciplinaire dont Michel Camus fût un des principaux artisans. Démarche qui le conduit à déclarer, contre le matérialisme ambiant : « la poésie de l’avenir sera métaphysique ou ne sera pas ».
Affirmation à laquelle nous ne pouvons que souscrire tant il nous apparaît que l’intuition créatrice qui s’exprime à travers la poésie est au cœur d’une vision intégrale qui perçoit les formes – culturelles, comportementales, sociales, organisationnelles – comme autant de manifestations transitoires de la dynamique évolutive qui est au coeur de la vie/esprit.
Michel Camus. La poétique du silence en amont du signe visible et du sens invisible
... La modernité a réussi à imposer le dogme que le signe précède le sens comme l'existence, pour Jean-Paul Sartre, précède l'essence. Pour prendre un exemple banal : Le feu rouge de signalisation apparaît à l'organe des sens qui en transmet l'information à l'intelligence symbolique, laquelle lui donne sens et signification d'interdiction. C'est une vérité d'expérience naturelle. Après la dernière guerre 40-45, ce fut le credo et ça reste aujourd'hui le credo du peintre Georges Mathieu : le signe génère le sens.
Les courants formalistes de la poésie française, les lettristes, les post-mallarméens, les tenants de l'écriture blanche ont oeuvré à partir du même critère. On déconstruit la langue, on décharne la prose jusqu'à la réduire au squelette de Dionysos, on la désintègre afin d'anéantir la rationalité du signifié dont elle est porteuse pour en arriver à évoquer un insensé poétique généré par le jeu aléatoire des signifiants.
Ce processus alogique n'en obéit pas moins à la logique du tiers exclu, une logique prisonnière d'un seul niveau de Réalité. Cela aboutit parfois, dans le meilleur des cas, à ce que Roger Caillois appelait "le sacré de dissolution" par opposition au "sacré de cohésion" qui fut celui de la poésie initiatique des origines dans les grandes traditions orientales.
Chez René Daumal ou chez Edmond Jabès, chez des poètes-philosophes comme Maurice Blanchot, Georges Bataille ou Roger Munier, c'est le sens qui génère le signe. Ils sont habités par une connaissance silencieuse en amont des mots. Il n'y a pas de haute poésie là où le silence transcendantal n'est pas la source à la fois du sens et du signe qui le véhicule. Ce n'est pas une vérité d'expérience naturelle, c'est une vérité d'expérience transcendantale que d'autres appellent mystique sans connotation religieuse spécifique.
Ces poètes-là ne perdent pas leur temps, ni n'éprouvent le besoin, de s'en prendre à la rationalité de la langue ou de détruire le sens commun des mots de la tribu. Ils sont passés à un autre niveau. À leurs yeux, il est des degrés supérieurs de rationalité, ouverte et non fermée, lesquels degrés correspondent à des niveaux de perception silencieuse, d'intuition ou d'intensité, qui échappent à tout enfermement verbal ou même mental. C'est ce qui fit dire à Georges Bataille : "Je ne puis regarder comme libre un être n'ayant pas le désir de trancher en lui les liens du langage", autrement dit d'échapper à la prison de la langue et aux murs opaques des signes.
Edmond Jabès parlait plus volontiers des vocables poétiques que des mots, car le "vocable" évoquait pour lui la voix c'est-à-dire l'intimité vivante du son porteur de sens. Quand nous lisons de Hawad, le poète berbère : « c'est du sperme du silence que sont nées les montagnes » ; ou de Roberto Juarroz : « il y a une porte ouverte et pourtant il faut la forcer [...] Maintenant il faut sortir, mais y a-t-il un dehors ? » ; ou d'Adonis : « J'ai mes secrets pour vivre sous les cils d'un dieu qui ne meurt jamais » ; ou de Lucian Blaga : « Le ciel a ouvert un oeil dans la terre », les mots en tant que signes nous importent peu , c'est le sens virtuel que nous percevons immédiatement. Un sens virtuel chargé de non-dit et de silence. Un sens potentiel ouvert à plusieurs niveaux de connaissance, d'inconnaissance aussi, ou de lumineuse ignorance.
Le sentiment poétique tel qu'il est silencieusement vécu en amont des mots génère sa propre poétique du sens incarnée dans la poétique des signes. "Le monde sensible, selon Lucian Blaga, est un complexe de signes pour dire la réalité mystérieuse". On peut le dire autrement en disant ceci: dans l'univers que nous percevons, tout est signe de l'Imperceptible qui, comme l'Absence, est l'oeil fermé de la Présence. Ce qui nous est donné de l'autre côté des signes passe par la fissure ouverte au fond de soi — par la béance du fini qui s'ouvre sur l'infini. Autrement dit, comme l'écrit Horia Badescu, par "le chemin vers les profondeurs de l'Être".
Il y a une poésie noire ou blanche des signes selon qu'ils endorment ou qu'ils éveillent. Les signes initiatiques sont ceux qui nous éveillent à l'Énigme absolue ou à la Présence abyssale du Sans-Nom ou du Sans-Signe. Nous vivons aujourd'hui au milieu d'une surabondance de signes et d'images au degré zéro du sens, voire au degré négatif et involutif du sens.
Dans la société du spectacle qui est la nôtre (je fais bien entendu allusion à Guy Debord), la représentation a remplacé l'action. Dans cette société soumise au règne de la quantité, les signes les plus triviaux se répandent partout comme les métastases d'un cancer généralisé. « Le dernier refuge des insensés : proclamer que le problème du sens n'a aucun sens, écrit Basarab Nicolescu dans ses Théorèmes poétiques. Quant au non-sens, ajoute-t-il, il fait la joie de ceux qui n'ont rien à dire. »
Le poète Bernard Noêl appelle sensure (qu'il écrit avec un "s" au lieu d'un "c") la privation de sens qui, dit-il, est "l'arme absolue de la démocratie : elle permet de tromper la conscience et de vider les têtes sans troubler la passivité des victimes." Il évoque la langue de bois qui pèche par manque de justesse et qui "prive le sens de son sens". Il suffit d'ouvrir les yeux pour voir que l'anti-poésie fait partout oeuvre mortifère.
« Quand une société se corrompt, disait Octavio Paz, la première chose qui se corrompt c'est le langage ». Désintégrer le langage, comme le font certains poètes dits d'avant-garde, est une entreprise suicidaire égocentrique qui reste prisonnière de l'espace clos où se confine leur descente dans leurs propres enfers.
Il s'agit au contraire, comme le préconisait Roberto Juarroz, de nettoyer le langage, de nettoyer notre mental et notre mode de vie pour rompre avec le langage stéréotypé, naïf ou conventionnel. Borges voyait dans ce langage balisé et banalisé une sorte de poésie fossile. Mais c'est surtout le sens qu'il faut défossiliser pour donner aux signes un sens nouveau ou, comme le dit si bien Lucian Blaga, une "lumière nouvelle sur un vieux chemin", un sens lumineux chargé de l'intensité de ses propres silences, un sens secret: « le secret, disait Antonin Artaud, est qu'il n'y a de secret que d'être justement cela qu'on n'est pas, et ce n'est pas un secret mais une âme. »
Car le silence poétique est un haut degré de silence; c'est lui qui nous délivre des opacités des signes et des pesanteurs de la langue. Ce n'est pas un silence vide, c'est un silence excessivement plein et même débordant de sens silencieux, un silence transcendantal auquel faisait allusion Maître Eckhart quand il évoquait l'essence d'une « troisième parole qui n'est ni dite ni pensée -qui n'est jamais exprimée », un silence lié au sens de l'écoute : celle de l'inaudible ou de l'inouï murmure de la source, un silence qui est au fond le tiers secrètement inclus dans le noeud dialogique du signe et du sens, ou du corps et de l'âme.
Nietzsche dans une lettre à Overbeck lui écrit : « Je ne suis ni esprit ni corps, mais une troisième chose ». Cette "troisième chose" est à rapprocher de ce que Roberto Juarroz appelait "un monde nouveau, le troisième", infiniment ouvert et qui appartient à un autre niveau de réalité que celui de la réalité sensible. Ce n'est pas affaire de croyance, mais d'expérience intérieure, d'expérience poétique, d'expérience effectivement éprouvée.
En ce qui touche à la poésie vivante, seul importe la Quête du sens du sens, autrement dit : - et l'orientation - et l'évolution du sens vers le centre énigmatique ou la source transcendantale du "Qui?" et du "Quoi?". « Mais qui a bu à la source de vie ? » s'était écrié Antonin Artaud. « À la vie je ne dois aucune pensée, écrivit Lucian Blaga, mais je lui dois ma vie entière. » Ce n'est pas une pensée fermée sur elle-même, ce n'est même pas une pensée, c'est une vision dont le sens globalement ouvert ne dépend pas du sens des mots, mais du secret de leur complexité et de leur saut quantique à un autre niveau de réalité.
Parmi les voies de recherche qui convergent, chacune par sa propre voie de passage, vers l'inaccessible source de vie, on pourrait appeler transpoétique la voie du poète sourcier orientée vers l'unité de la connaissance. Cette recherche fut celle de Lucian Blaga. Visée qui traverse et dépasse la poétique du signe ou la poésie incarnée dans la langue.
Dans cette optique, on pourrait dire que l'éclair de l'illumination abolit les limites du signe et du sens tout en exaltant le sentiment de l'infini. Blaga écrit dans un poème: « Élève-toi à l'infini sans dévoiler jamais ce que tes yeux ont deviné ». Ce que les yeux de Lucian Blaga ont deviné échappe bien entendu à tout langage. Et c'est bien là le paradoxe de la poésie : évoquer par le langage ce qui, par essence, échappe au langage. Et c'est par là que la poésie nous fait signe qu'elle est autre chose que des signes, autre chose que des signifiants, autre chose que des signifiés.
« L'illusion la plus tenace : le sens attribué aux mots », dit encore Basarab Nicolescu qui ajoute cet axiome essentiel : « L'interaction entre les mots est au-delà des mots ». Par son travail sur les signes, par les interactions des signes entre eux, l'intention de la poétique du sens est d'évoquer le sentiment de l'indicible et, par impossible, le sentiment de la transcendance immanente. Interactions qui font sens à travers, à côté et au-delà des signes.
Ceux qui poétisent encore sur le visible ou sur le paraître ont perdu le chemin qui va du visible vers l'invisible et du paraître vers l'être. Gaston Bachelard voyait dans la poésie une "métaphysique instantanée" ainsi qu'un temps immobilisé dans l'espace poétique de l'instant vertical qu'il appelle aussi androgyne.
Une "métaphysique sensuelle" (pour reprendre l'expression d'Olivier Apert la semaine dernière à une table ronde consacrée à Salah Stétié à la Sorbonne) n'a rien à voir avec la métaphysique scolastique ou seulement conceptuelle. René Daumal a vécu la poésie comme une métaphysique expérimentale, comme "un langage silencieux dont toute poésie, disait-il, est une traduction". Antonin Artaud, lui aussi, a vécu la poésie comme une métaphysique en activité, "une identité métaphysique du concret et de l'abstrait", "une métamorphose des conditions intérieures de l'âme".
Jean Wahl abondait dans le même sens en écrivant : « Nous ne savons pas ce qu'est la métaphysique ni ce qu'est la poésie, mais le fond de la poésie sera toujours métaphysique, et il est fort possible que le fond de la métaphysique soit également toujours poésie".
Il y a une dizaine d'années, à la fin d'une intervention au Centre littéraire de l'Abbaye de Royaumont lors d'une réunion de soixante-dix poètes de langue française,j'avais conclu mon exposé en disant ceci : « La poésie de l'avenir sera métaphysique ou ne sera pas ». Cette déclaration jeta un froid et fut suivie d'un silence ambigu, voire réprobateur. Seul Pierre Oster me glissa à l'oreille quelques mots de complicité. On peut dire que, sauf exceptions, les poètes français n'ont pas la fibre métaphysique. À défaut d'être inspirés, beaucoup d'entre eux "font des livres comme on fait des souliers" (l'expression est du marquis de Sade).
La poésie pour la poésie, ou l'art pour l'art, ne mène nulle part. La poésie française contemporaine tend rarement vers l'unité de la connaissance ou ce "Sens universel infini" auquel Friedrich Schlegel faisait allusion en évoquant le rapport de l'homme à l'infini.
Beaucoup de poètes sont aussi séparés d'eux-mêmes, séparés des autres et séparés du monde, que les mots qu'ils ont tendance à séparer les uns des autres, faute de pouvoir les unifier dans le même sens orienté vers l'intérieur infini du "centre" au sens mythique du mot. Aussi ne peuvent-ils voir dans l'art poétique la virtualité d'un langage transdisciplinaire, le moyen d'une recherche d'auto-connaissance, la voie d'un yoga de la conscience ou, comme chez Djalâl-od-Dîn Rûmî —cher au coeur de notre ami Salah Stétié, une Queste de l'Absolu.
C'est donc, à mon sens, la poétique du silence qui génère la recherche de la poétique du signe chargé de sens. Recherche dont les mots-clefs sont la justesse et, en poésie pure, la miraculeuse harmonie entre la musique et le sens. Si, dans un poème, par nécessité d'évoquer le paradoxe d'un processus intérieur, j'écris ceci, en un vers de quinze pieds : « Le feu pouvant désormais s'unir à la mer sans mourir », c'est dans le souci d'aboutir à une musique de la langue dans laquelle le chant des mots tend à abolir leurs limites tout en les ouvrant au sens alchimique qui les traverse et les dépasse.
La poésie célèbre les noces des contraires pour accéder au pressentiment de leur source énigmatique. Il y a art poétique lorsque la poétique du sens coïncide avec la poétique du signe, lorsque la clarté coïncide avec l'obscurité, et la connaissance avec l'inconnaissance, dans le but ultime d'évoquer cette "troisième chose" qui n'est l'une ni l'autre, mais en amont, entre, à travers et au-delà de celle-ci et de celle-là, la secrète présence d'un indicible tiers inclus.
Si j'en juge par le peu que je connais de son oeuvre, il y a chez Lucian Blaga une tendance qui rejoint le principe de l'art d'Elias Canetti : « Retrouver plus que ce qui s'est perdu ! ». Blaga est à la fois poète, philosophe, métaphysicien, bref un chercheur d'esprit transdisciplinaire. Chez lui, la clarté est aussi énigmatique et aussi poétique que l'obscurité. Ce qui lui fait écrire ce vers paradoxal : « Avec ma clarté moi je fais croître l'inconnaissable ». On voit bien que la poétique du signe et la poétique du sens sont générées en lui par la poétique du silence.
Ainsi, dans son poème Autoportrait, le signe (avec un "s") devient-il un cygne (avec un "c") et ce, pour en arriver à se dire muet comme un cygne. Ce qui lui tient lieu de parole, c'est la "neige des créatures". Son âme est une question silencieuse. Et l'orientation de sa Queste vers la Source absolue est évoquée en quatre vers transparents :
Il cherche l'eau où l'arc-en-ciel
étanche sa soif,
la source qui désaltère
sa beauté et son néant.
Le silence d'un tel poème parle de lui-même et se passe de commentaires.
Le texte de la conférence est lisible ici (p.75) dans une série de textes consacrés à Lucian Blaga.
Ici le site officiel de Michel Camus.
Dans le texte précédent intitulé Paradigme de la Transpoésie, Michel Camus développait un art poétique visionnaire qui participe d’une Transdisciplinarité définie comme « ouverture de toutes les disciplines à ce qui les traverse et les dépasse ».
Il poursuit cette démarche exigeante dans une conférence intitulée La poétique du silence en amont du signe visible et du sens invisible, prononcée le 24 mai 1997 au Centre Culturel Roumain de Paris lors du Colloque international annuel dédié à Lucian Blaga (1895/1961), philosophe, théologien et poète roumain.
Au formalisme qui règne en maître dans les lettres françaises, Michel Camus oppose la tradition d’une poésie initiatique - celle des origines - fondée sur une expérience métaphysique qui dépasse les perceptions et les états de conscience ordinaires. L’expérience spirituelle du poète sourcier est à l’origine d’une intuition créatrice qui génère l'union symbolique entre le sens et le signe qui l'exprime.
Une connaissance initiatique
Face au formalisme moderne dont il décrit les impasses, Michel Camus en appelle donc à un retour aux sources sacrées de la poésie comme mode de connaissance « initiatique » fondée sur l’intuition visionnaire. A travers celle-ci se révèle la relation organique et cosmique entre le sujet et le monde objectif dans lequel il se pro-jette pour évoluer.
Qualifiée de transpoétique, "la voie du poète sourcier orientée vers l'unité de la connaissance" participe d’une profonde régénération culturelle propre à la démarche transdisciplinaire dont Michel Camus fût un des principaux artisans. Démarche qui le conduit à déclarer, contre le matérialisme ambiant : « la poésie de l’avenir sera métaphysique ou ne sera pas ».
Affirmation à laquelle nous ne pouvons que souscrire tant il nous apparaît que l’intuition créatrice qui s’exprime à travers la poésie est au cœur d’une vision intégrale qui perçoit les formes – culturelles, comportementales, sociales, organisationnelles – comme autant de manifestations transitoires de la dynamique évolutive qui est au coeur de la vie/esprit.
Michel Camus. La poétique du silence en amont du signe visible et du sens invisible
... La modernité a réussi à imposer le dogme que le signe précède le sens comme l'existence, pour Jean-Paul Sartre, précède l'essence. Pour prendre un exemple banal : Le feu rouge de signalisation apparaît à l'organe des sens qui en transmet l'information à l'intelligence symbolique, laquelle lui donne sens et signification d'interdiction. C'est une vérité d'expérience naturelle. Après la dernière guerre 40-45, ce fut le credo et ça reste aujourd'hui le credo du peintre Georges Mathieu : le signe génère le sens.
Les courants formalistes de la poésie française, les lettristes, les post-mallarméens, les tenants de l'écriture blanche ont oeuvré à partir du même critère. On déconstruit la langue, on décharne la prose jusqu'à la réduire au squelette de Dionysos, on la désintègre afin d'anéantir la rationalité du signifié dont elle est porteuse pour en arriver à évoquer un insensé poétique généré par le jeu aléatoire des signifiants.
Ce processus alogique n'en obéit pas moins à la logique du tiers exclu, une logique prisonnière d'un seul niveau de Réalité. Cela aboutit parfois, dans le meilleur des cas, à ce que Roger Caillois appelait "le sacré de dissolution" par opposition au "sacré de cohésion" qui fut celui de la poésie initiatique des origines dans les grandes traditions orientales.
Chez René Daumal ou chez Edmond Jabès, chez des poètes-philosophes comme Maurice Blanchot, Georges Bataille ou Roger Munier, c'est le sens qui génère le signe. Ils sont habités par une connaissance silencieuse en amont des mots. Il n'y a pas de haute poésie là où le silence transcendantal n'est pas la source à la fois du sens et du signe qui le véhicule. Ce n'est pas une vérité d'expérience naturelle, c'est une vérité d'expérience transcendantale que d'autres appellent mystique sans connotation religieuse spécifique.
Ces poètes-là ne perdent pas leur temps, ni n'éprouvent le besoin, de s'en prendre à la rationalité de la langue ou de détruire le sens commun des mots de la tribu. Ils sont passés à un autre niveau. À leurs yeux, il est des degrés supérieurs de rationalité, ouverte et non fermée, lesquels degrés correspondent à des niveaux de perception silencieuse, d'intuition ou d'intensité, qui échappent à tout enfermement verbal ou même mental. C'est ce qui fit dire à Georges Bataille : "Je ne puis regarder comme libre un être n'ayant pas le désir de trancher en lui les liens du langage", autrement dit d'échapper à la prison de la langue et aux murs opaques des signes.
Edmond Jabès parlait plus volontiers des vocables poétiques que des mots, car le "vocable" évoquait pour lui la voix c'est-à-dire l'intimité vivante du son porteur de sens. Quand nous lisons de Hawad, le poète berbère : « c'est du sperme du silence que sont nées les montagnes » ; ou de Roberto Juarroz : « il y a une porte ouverte et pourtant il faut la forcer [...] Maintenant il faut sortir, mais y a-t-il un dehors ? » ; ou d'Adonis : « J'ai mes secrets pour vivre sous les cils d'un dieu qui ne meurt jamais » ; ou de Lucian Blaga : « Le ciel a ouvert un oeil dans la terre », les mots en tant que signes nous importent peu , c'est le sens virtuel que nous percevons immédiatement. Un sens virtuel chargé de non-dit et de silence. Un sens potentiel ouvert à plusieurs niveaux de connaissance, d'inconnaissance aussi, ou de lumineuse ignorance.
Le sentiment poétique tel qu'il est silencieusement vécu en amont des mots génère sa propre poétique du sens incarnée dans la poétique des signes. "Le monde sensible, selon Lucian Blaga, est un complexe de signes pour dire la réalité mystérieuse". On peut le dire autrement en disant ceci: dans l'univers que nous percevons, tout est signe de l'Imperceptible qui, comme l'Absence, est l'oeil fermé de la Présence. Ce qui nous est donné de l'autre côté des signes passe par la fissure ouverte au fond de soi — par la béance du fini qui s'ouvre sur l'infini. Autrement dit, comme l'écrit Horia Badescu, par "le chemin vers les profondeurs de l'Être".
Il y a une poésie noire ou blanche des signes selon qu'ils endorment ou qu'ils éveillent. Les signes initiatiques sont ceux qui nous éveillent à l'Énigme absolue ou à la Présence abyssale du Sans-Nom ou du Sans-Signe. Nous vivons aujourd'hui au milieu d'une surabondance de signes et d'images au degré zéro du sens, voire au degré négatif et involutif du sens.
Dans la société du spectacle qui est la nôtre (je fais bien entendu allusion à Guy Debord), la représentation a remplacé l'action. Dans cette société soumise au règne de la quantité, les signes les plus triviaux se répandent partout comme les métastases d'un cancer généralisé. « Le dernier refuge des insensés : proclamer que le problème du sens n'a aucun sens, écrit Basarab Nicolescu dans ses Théorèmes poétiques. Quant au non-sens, ajoute-t-il, il fait la joie de ceux qui n'ont rien à dire. »
Le poète Bernard Noêl appelle sensure (qu'il écrit avec un "s" au lieu d'un "c") la privation de sens qui, dit-il, est "l'arme absolue de la démocratie : elle permet de tromper la conscience et de vider les têtes sans troubler la passivité des victimes." Il évoque la langue de bois qui pèche par manque de justesse et qui "prive le sens de son sens". Il suffit d'ouvrir les yeux pour voir que l'anti-poésie fait partout oeuvre mortifère.
« Quand une société se corrompt, disait Octavio Paz, la première chose qui se corrompt c'est le langage ». Désintégrer le langage, comme le font certains poètes dits d'avant-garde, est une entreprise suicidaire égocentrique qui reste prisonnière de l'espace clos où se confine leur descente dans leurs propres enfers.
Il s'agit au contraire, comme le préconisait Roberto Juarroz, de nettoyer le langage, de nettoyer notre mental et notre mode de vie pour rompre avec le langage stéréotypé, naïf ou conventionnel. Borges voyait dans ce langage balisé et banalisé une sorte de poésie fossile. Mais c'est surtout le sens qu'il faut défossiliser pour donner aux signes un sens nouveau ou, comme le dit si bien Lucian Blaga, une "lumière nouvelle sur un vieux chemin", un sens lumineux chargé de l'intensité de ses propres silences, un sens secret: « le secret, disait Antonin Artaud, est qu'il n'y a de secret que d'être justement cela qu'on n'est pas, et ce n'est pas un secret mais une âme. »
Car le silence poétique est un haut degré de silence; c'est lui qui nous délivre des opacités des signes et des pesanteurs de la langue. Ce n'est pas un silence vide, c'est un silence excessivement plein et même débordant de sens silencieux, un silence transcendantal auquel faisait allusion Maître Eckhart quand il évoquait l'essence d'une « troisième parole qui n'est ni dite ni pensée -qui n'est jamais exprimée », un silence lié au sens de l'écoute : celle de l'inaudible ou de l'inouï murmure de la source, un silence qui est au fond le tiers secrètement inclus dans le noeud dialogique du signe et du sens, ou du corps et de l'âme.
Nietzsche dans une lettre à Overbeck lui écrit : « Je ne suis ni esprit ni corps, mais une troisième chose ». Cette "troisième chose" est à rapprocher de ce que Roberto Juarroz appelait "un monde nouveau, le troisième", infiniment ouvert et qui appartient à un autre niveau de réalité que celui de la réalité sensible. Ce n'est pas affaire de croyance, mais d'expérience intérieure, d'expérience poétique, d'expérience effectivement éprouvée.
En ce qui touche à la poésie vivante, seul importe la Quête du sens du sens, autrement dit : - et l'orientation - et l'évolution du sens vers le centre énigmatique ou la source transcendantale du "Qui?" et du "Quoi?". « Mais qui a bu à la source de vie ? » s'était écrié Antonin Artaud. « À la vie je ne dois aucune pensée, écrivit Lucian Blaga, mais je lui dois ma vie entière. » Ce n'est pas une pensée fermée sur elle-même, ce n'est même pas une pensée, c'est une vision dont le sens globalement ouvert ne dépend pas du sens des mots, mais du secret de leur complexité et de leur saut quantique à un autre niveau de réalité.
Parmi les voies de recherche qui convergent, chacune par sa propre voie de passage, vers l'inaccessible source de vie, on pourrait appeler transpoétique la voie du poète sourcier orientée vers l'unité de la connaissance. Cette recherche fut celle de Lucian Blaga. Visée qui traverse et dépasse la poétique du signe ou la poésie incarnée dans la langue.
Dans cette optique, on pourrait dire que l'éclair de l'illumination abolit les limites du signe et du sens tout en exaltant le sentiment de l'infini. Blaga écrit dans un poème: « Élève-toi à l'infini sans dévoiler jamais ce que tes yeux ont deviné ». Ce que les yeux de Lucian Blaga ont deviné échappe bien entendu à tout langage. Et c'est bien là le paradoxe de la poésie : évoquer par le langage ce qui, par essence, échappe au langage. Et c'est par là que la poésie nous fait signe qu'elle est autre chose que des signes, autre chose que des signifiants, autre chose que des signifiés.
« L'illusion la plus tenace : le sens attribué aux mots », dit encore Basarab Nicolescu qui ajoute cet axiome essentiel : « L'interaction entre les mots est au-delà des mots ». Par son travail sur les signes, par les interactions des signes entre eux, l'intention de la poétique du sens est d'évoquer le sentiment de l'indicible et, par impossible, le sentiment de la transcendance immanente. Interactions qui font sens à travers, à côté et au-delà des signes.
Ceux qui poétisent encore sur le visible ou sur le paraître ont perdu le chemin qui va du visible vers l'invisible et du paraître vers l'être. Gaston Bachelard voyait dans la poésie une "métaphysique instantanée" ainsi qu'un temps immobilisé dans l'espace poétique de l'instant vertical qu'il appelle aussi androgyne.
Une "métaphysique sensuelle" (pour reprendre l'expression d'Olivier Apert la semaine dernière à une table ronde consacrée à Salah Stétié à la Sorbonne) n'a rien à voir avec la métaphysique scolastique ou seulement conceptuelle. René Daumal a vécu la poésie comme une métaphysique expérimentale, comme "un langage silencieux dont toute poésie, disait-il, est une traduction". Antonin Artaud, lui aussi, a vécu la poésie comme une métaphysique en activité, "une identité métaphysique du concret et de l'abstrait", "une métamorphose des conditions intérieures de l'âme".
Jean Wahl abondait dans le même sens en écrivant : « Nous ne savons pas ce qu'est la métaphysique ni ce qu'est la poésie, mais le fond de la poésie sera toujours métaphysique, et il est fort possible que le fond de la métaphysique soit également toujours poésie".
Il y a une dizaine d'années, à la fin d'une intervention au Centre littéraire de l'Abbaye de Royaumont lors d'une réunion de soixante-dix poètes de langue française,j'avais conclu mon exposé en disant ceci : « La poésie de l'avenir sera métaphysique ou ne sera pas ». Cette déclaration jeta un froid et fut suivie d'un silence ambigu, voire réprobateur. Seul Pierre Oster me glissa à l'oreille quelques mots de complicité. On peut dire que, sauf exceptions, les poètes français n'ont pas la fibre métaphysique. À défaut d'être inspirés, beaucoup d'entre eux "font des livres comme on fait des souliers" (l'expression est du marquis de Sade).
La poésie pour la poésie, ou l'art pour l'art, ne mène nulle part. La poésie française contemporaine tend rarement vers l'unité de la connaissance ou ce "Sens universel infini" auquel Friedrich Schlegel faisait allusion en évoquant le rapport de l'homme à l'infini.
Beaucoup de poètes sont aussi séparés d'eux-mêmes, séparés des autres et séparés du monde, que les mots qu'ils ont tendance à séparer les uns des autres, faute de pouvoir les unifier dans le même sens orienté vers l'intérieur infini du "centre" au sens mythique du mot. Aussi ne peuvent-ils voir dans l'art poétique la virtualité d'un langage transdisciplinaire, le moyen d'une recherche d'auto-connaissance, la voie d'un yoga de la conscience ou, comme chez Djalâl-od-Dîn Rûmî —cher au coeur de notre ami Salah Stétié, une Queste de l'Absolu.
C'est donc, à mon sens, la poétique du silence qui génère la recherche de la poétique du signe chargé de sens. Recherche dont les mots-clefs sont la justesse et, en poésie pure, la miraculeuse harmonie entre la musique et le sens. Si, dans un poème, par nécessité d'évoquer le paradoxe d'un processus intérieur, j'écris ceci, en un vers de quinze pieds : « Le feu pouvant désormais s'unir à la mer sans mourir », c'est dans le souci d'aboutir à une musique de la langue dans laquelle le chant des mots tend à abolir leurs limites tout en les ouvrant au sens alchimique qui les traverse et les dépasse.
La poésie célèbre les noces des contraires pour accéder au pressentiment de leur source énigmatique. Il y a art poétique lorsque la poétique du sens coïncide avec la poétique du signe, lorsque la clarté coïncide avec l'obscurité, et la connaissance avec l'inconnaissance, dans le but ultime d'évoquer cette "troisième chose" qui n'est l'une ni l'autre, mais en amont, entre, à travers et au-delà de celle-ci et de celle-là, la secrète présence d'un indicible tiers inclus.
Si j'en juge par le peu que je connais de son oeuvre, il y a chez Lucian Blaga une tendance qui rejoint le principe de l'art d'Elias Canetti : « Retrouver plus que ce qui s'est perdu ! ». Blaga est à la fois poète, philosophe, métaphysicien, bref un chercheur d'esprit transdisciplinaire. Chez lui, la clarté est aussi énigmatique et aussi poétique que l'obscurité. Ce qui lui fait écrire ce vers paradoxal : « Avec ma clarté moi je fais croître l'inconnaissable ». On voit bien que la poétique du signe et la poétique du sens sont générées en lui par la poétique du silence.
Ainsi, dans son poème Autoportrait, le signe (avec un "s") devient-il un cygne (avec un "c") et ce, pour en arriver à se dire muet comme un cygne. Ce qui lui tient lieu de parole, c'est la "neige des créatures". Son âme est une question silencieuse. Et l'orientation de sa Queste vers la Source absolue est évoquée en quatre vers transparents :
Il cherche l'eau où l'arc-en-ciel
étanche sa soif,
la source qui désaltère
sa beauté et son néant.
Le silence d'un tel poème parle de lui-même et se passe de commentaires.
Le texte de la conférence est lisible ici (p.75) dans une série de textes consacrés à Lucian Blaga.
Ici le site officiel de Michel Camus.
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