mardi 21 octobre 2014

Les Mutants Noétiques


Toute vérité franchit trois étapes. D’abord elle est ridiculisée. Ensuite, elle subit une forte opposition. Puis, elle est considérée comme ayant toujours été une évidence. Arthur Schopenhauer


A l’occasion de la venue de Rupert Shledrake à Paris pour le troisième Forum international de l’évolution de la conscience, nous évoquions dans le billet précédent La science réenchantée, son dernier ouvrage où il remet en question les dogmes matérialistes qui sous-tendent le paradigme mécaniste de la science moderne. Nous approfondissons aujourd’hui cette réflexion épistémologique sur le changement de paradigme avec une réflexion de Marc Halévy, à la fois physicien de la complexité et philosophe de la spiritualité. 

Dans l’histoire de l’évolution humaine, le premier paradigme, primitif et originel, était magique, issu du cerveau droit - dit féminin - intuitif, global, mythique. Expression du cerveau gauche, analytique, logique, conceptuel, le paradigme qui lui succéda fut mécaniciste et nous assistons à son agonie à travers une crise systémique. La mutation que nous vivons actuellement signe l’émergence d’un "troisième cerveau" - non physiologique - qui dépasse et intègre les deux cerveaux droit et gauche.

Pour Marc Halévy, cette mutation correspond à l’émergence de la noosphère prophétisée par Teilhard de Chardin : ce monde des idées autonomes qui, tel un arbre, s'enracine dans la sociosphère humaine et s’épanouit pour bâtir une humanité surpassée. L’apparition des mutants noétiques et de leur « troisième cerveau » inaugure une nouvelle façon de vivre et de penser qui associe intuition et abstraction dans un nouveau stade de l'esprit humain annoncé depuis un siècle par les avant-gardes culturelles.

Une révolution noétique 

Dans son livre L’âge de la connaissance. Principes et réflexions sur la révolution noétique au 21ème siècle, Marc Halévy écrit ceci : « Le XXème siècle marque la fin d'un cycle, celui de la "modernité" qu'avait accouché, non sans douleurs, le Moyen-Âge finissant. La pensée classique qui avait culminé dans le scientisme et le rationalisme du XIXème siècle, reposait sur une vision du monde cartésienne : tout ce qui est et vit, au-delà des apparences chaotiques et compliquées, peut toujours se ramener à des interactions entre briques simples et immuables, selon des lois universelles et immuables. 

Les sciences – et les pratiques politiques, sociales et managériales - du XXème siècle ont largement démontré qu'il n'y a rien d'immuable parce que tout évolue, qu'il n'y a rien de simple parce que tout est complexe (c'est-à-dire, précisément, non réductible à des "simples") et qu'il n'y a rien d'universel parce que tout est unique. Cette découverte récente de l'évolutionnisme généralisé (dont la théorie du big-bang) et de la complexité généralisée (dont la mécanique quantique et les sciences de la vie) a bouleversé tous les référentiels… 

Ce passage de la sociosphère à la noosphère sur les passerelles de l'évolutionnisme et de la complexité, c'est précisément la Révolution Noétique. Elle inaugure l'âge noétique qui devient sous nos yeux, notamment avec les créatifs culturels, la référence de base du monde de demain.» Parce qu’elle perçoit l'univers comme une unité organique, vivante et dynamique, cette mutation noétique oblige les sciences, l’économie, la politique et même la spiritualité à se réinventer comme doivent le faire aujourd’hui toutes les organisations pyramidales bâties actuellement sur une vision mécaniste du monde. 

Homo Noeticus 

La réflexion de Marc Halévy sur les "mutants noétiques" s'inscrit dans un courant de pensée visionnaire marqué par de grandes figures comme celle de Roger Gilbert-Lecomte, un des poètes de la revue Le Grand Jeu selon lequel : " Au-dessus de l'époque même, bien que coexistant avec elle, certains esprit font déja partie de l'époque suivante, celle qui n'est pas encore mais devient.". Dans une conférence intitulée Les Métamorphoses de la Poésie, Roger Gilbert-Lecomte annonçait une synthèse de l'esprit humain née de l'intégration entre ces deux grandes moments épistémologiques qui furent celui de la participation sensible et celui de la pensée abstraite.

Selon le poète, l'occident serait passé par trois phases évolutives : 1) l'état primitif de communion instinctive avec la nature, 2) l'homme d'occident à la rationalité abstraite, 3) la synthèse orient/occident annoncée par le romantisme. La synthèse de l'esprit humain représente " un nouveau groupement de toutes les connaissances magiques et discursives également amalgamées dans une nouvelle notion de l'homme... le devenir universel doit amener la conscience humaine à être à la fois évoluée dans tous les sens, occidentale et orientale."

Cette conférence préfigure l'esprit intégratif et synthétique des "mutants noétiques" dont se fera écho un autre visionnaire, le philosophe américain John White. Inspiré par les travaux de Teilhard de Chardin, John White évoque l'idée d'une nouvelle forme de vie humaine en train d'apparaître sur la planète. Dans En route vers Oméga, Kenneth Ring cite un discours tenu par John White à Chicago en 1980 où ce dernier décrit ainsi les premiers spécimens de cette espèce mutante :

" Homo noeticus, c'est le nom que je donne à la forme d'humanité qui est en train d'émerger. "Noétique" ? C'est un terme qui signifie l'étude de la conscience, et cette activité est la caractéristique première des membres de la nouvelle race. A cause de leur conscience et de la connaissance qu'ils ont d'eux-mêmes, ils ne permettent pas que les formes imposées par les traditions et les institutions sociales fassent barrage à leur développement. Leur psychologie transformée repose sur l'expression de leurs sentiments et non sur la suppression de ceux-ci. Leur  logique est multidimensionnelle, intégrée, simultanée et non plus linéaire, séquentielle, exclusive. Leur sens de l'identité est global et embrasse la collectivité; ils ne sont plus isolés et individualistes. Leurs capacités psychiques sont utilisées à des fins bienveillantes et morales."

Les Mutants Noétiques. Marc Halévy 


La fin du mécanicisme

Le grand clivage social qui s'institue, sépare désormais les initiés (ceux qui sont passés de "l'autre côté") des profanes (ceux qui sont restés devant le seuil). Ces initiés sont les mutants noétiques. Cette rupture est au moins aussi forte et profonde que celle qui sépara jadis l'homme de Cro-Magnon de l'homme de Neandertal. 

Cette mutation contemporaine tient en un mot : la fin du mécanicisme ! Qu'est-ce que le mécanicisme ? Le mécanicisme est une vision du monde, une weltanschauung, un paradigme. Il repose tout entier sur la croyance que le réel est réductionniste et logique. Le réductionnisme repose sur le postulat que tout ce qui existe est un assemblage de briques élémentaires, que le tout est la somme de ses parties et s'explique totalement par elles, que les méthodes analytiques sont donc universellement appropriées.

Le logicisme, quant à lui, affirme que le réel est logique, c'est-à-dire qu'il obéit à des lois (logos) universelles s'appliquant à tout, en tous lieux et en tous temps, que ces lois déterminent toutes les structures, tant dans le temps (les trajectoires) que dans l'espace (les architectures). On sait, aujourd'hui, au travers des sciences de la complexité, que ces deux axiomes sont faux. 

L'émergentisme universel infirme le réductionnisme et montre que le tout n'est la somme de ses parties que dans de rares cas, les plus élémentaires. Tout ce qui existe participe d'un processus d'émergence comme l'arbre "émerge" de sa graine sans être fabriqué de l'extérieur, par assemblage. Tout est complexe et irréductible. On ne peut que très rarement démonter et remonter un système réel parce que l'irréversibilité est une caractéristique première et essentielle des processus réels : de la mayonnaise à la terre cuite ou au béton, en passant par une cellule vivante ou un cerveau actif, rien de tout cela n'est démontable, réductible à un ensemble de pièces détachées, sous peine de se détruire radicalement et irréversiblement. Les seuls systèmes démontables et réversibles, sont précisément les systèmes mécaniques : ils sont incroyablement rares dans la nature (et souvent, n'apparaissent tels que par effet de myopie de celui qui les étudient). 

Presque tous les systèmes mécaniques sont des artefacts, fruits de l'industrie humaine. Le processualisme universel infirme le logicisme : il n'y a pas de lois préétablies, de lois universelles et aveugles, de lois déterministes relevant du strict causalisme ou finalisme. Le réel est un processus évolutif, autoréférentiel et autopoïétique. Les "lois" ne sont que des récurrences observées, des types de structure que la nature s'est inventées au fur et à mesure de son évolution. 

Ces "lois" sont des recettes inventées pour les besoins de la cause selon le critère d'Occam : la meilleure simplicité, la meilleure économie, la meilleure frugalité, la meilleure optimalité. L'intuition de Ernst Mach est pleinement vérifiée : rien ne pourrait exister si tout le reste n'existait pas en même temps. L'univers est une unité organique, un organisme vivant, cohésif et cohérent. Et c'est, d'ailleurs, cette cohérence même qui a laissé croire qu'il était soumis à des lois absolues et déterminantes. 

Une révolution scientifique 

Quelles conséquences ? Toutes les organisations et connaissances humaines actuelles sont bâties sur cette vision mécaniste du monde. En sciences, d'abord, où l'univers est, aujourd'hui encore majoritairement, conçu comme un assemblage de "briques" (les "particules élémentaires) soumis aux lois des quatre forces élémentaires (gravifique, électromagnétique, hadronique et leptonique). Cette science-là est totalement incapable de rendre compte des phénomènes et systèmes complexes qui font pourtant largement majorité dans le réel. A fortiori est-elle totalement désarmée devant les processus complexes par excellence que sont la Vie et la Pensée. Dawkins et Changeux n'ont plus qu'à changer de métier. 

La physique théorique d'aujourd'hui, mère de toutes les autres sciences, patauge dans des contradictions irréductibles entre le modèle standard cosmologique et le modèle standard des particules élémentaires : elle doit faire assaut d'imagination conceptuelle délirante (les super-cordes, le boson de Higgs, la matière sombre ou l'énergie noire) pour palier les incohérences mutuelles de ses propres théories. 

En économie, ensuite, où la succession des crises et ruptures totalement imprévues parce qu'imprévisibles, ruine l'idée qu'il puisse exister une "science économique". La science économique, ça n'existe pas. Il n'y a pas de lois économiques. L'économie est un système complexe chaotique qui échappe, par essence, à toute modélisation mécanique. L'économie n'est pas une science car, pour l'être, il faudrait pouvoir y satisfaire conjointement les critères de prédictibilité, de reproductibilité, d'expérimentabilité et de non falsifiabilité. 

La fin du modèle pyramidal

Dans le même ordre d'idée, tout le management classique des entreprises est subordonné à l'outil comptable qui est le parangon du mécanicisme où le tout est évidemment la somme des parties (balance carrée oblige) et où la logique arithmétique règne en maître. Dès que les affaires se complexifient, ce mode de management s'écroule. Dans les organisations, aussi, où l'efficacité succombe sous le poids bureaucratique dû à la pauvreté relationnelle des hiérarchies pyramidales

Mathématiquement, l'arborescence pure (chaque nœud ne peut recevoir qu'un seul lien, mais peut en émettre plusieurs) est la solution qui minimise le nombre total de liens entre un ensemble de nœuds. Des architectures et des procédures aussi pauvres, aussi simplistes, ne résistent pas longtemps à la poussée de la complexité environnante qui exige des structures bien plus riches, bien plus souples, bien plus fluentes. 

Or toutes les grandes organisations humaines de base sont construites sur le modèle pyramidal tant aux niveaux politique que managérial. La carte politique du monde, en juxtaposant des Etats souverains qui fédèrent des régions elles-mêmes faites de communes, entérine cette vision mécaniste mais s'effondre devant la réalité des interconnexions transversales et des autonomies pratiques des communautés réelles. Nos codes juridiques eux-mêmes ne sont que des arborescences hiérarchisées de décrets reliés entre eux par des liens de déductions "logiques", un peu comme un traité de géométrie égrenant axiomes, théorèmes, corollaires et scolies. 

Même les religions établissent des systèmes pyramidaux au sommet desquels le chef spirituel représente leur dieu sur Terre, suivi de la hiérarchie des clergés, suivi par la meute des ouailles. Leurs catéchismes sont également à leur image. Il serait fastidieux de continuer à énumérer les exemples. Concluons d'un mot : toute l'organisation humaine, depuis des millénaires, est mécaniste et ce mécanicisme est mourant. 

Mécanicisme et cerveau gauche 

Ce n'est pas par hasard que la première vision rationnelle du monde qui ait suivi la primitive vision magique, ait été mécaniciste. La rationalité induit nécessairement le mécanicisme car qu'est-elle sinon le pur produit de l'analycisme et de la logique ? Et qu’est la rationalité sinon l'autre nom que porte le cerveau gauche, analytique, logique, conceptuel, etc ... 

Depuis Aristote, cela fait presque deux millénaires et demi que seul le cerveau gauche a droit de cité et voix au chapitre en matière de connaissance. Tout l'Occident - à l'inverse des anciennes civilisations chinoise et dravidienne aujourd'hui disparue - s'est construit sur l'idée de rationalité, sur l'idée que le cosmos est rationnel, à l'image de notre pauvre cerveau gauche, sur l'idée que la vérité existe, immuable, et qu'elle est nécessairement analytique et logique, sur l'idée, à la fois saugrenue, simplette, orgueilleuse et prétentieuse, que le cosmos entier se serait construit selon les pauvres règles binaires de notre raison raisonnante. 

Que s'est-il donc passé ? Le premier paradigme, primitif et originel, était magique, tout issu du cerveau droit - dit féminin - intuitif, global, mythique. Avec la révolution néolithique, avec les débuts de la domestication du monde alentour, avec le démarrage de l'élevage et de la culture (dans les deux sens du mot), il y a quelques 10.000 ans, la vision matriarcale et magique s'est peu à peu muée en vision patriarcale et empirique pour lui être totalement inféodée il y a environ 5.000 ans. Le cerveau droit a alors été relégué pour inefficience pratique et le cerveau gauche - dit masculin - fut promu au rang de seul cerveau efficace. Première mutation culturelle humaine ! 

Nous vivons la seconde mutation culturelle humaine. La première avait signé le passage du cerveau droit féminin au cerveau gauche masculin. La seconde signe l'émergence d'un troisième "cerveau" - symbolique et non physiologique - qui dépasse et intègre les deux cerveaux droit et gauche, et qui inaugure une nouvelle façon de penser ... et de vivre. Un sur-cerveau est en émergence et avec lui une forme de Surhumain nietzschéen. Ce sur-cerveau surhumain est celui des mutants noétiques. 

Il se caractérise par sa capacité : à sortir des logiques binaires, à remplacer la logique du OU exclusif par des logiques du ET inclusif, à manier des approches globales et holistiques, à allier à la fois rationalité et intuitivité sans s'y réduire, à réconcilier en les sublimant, science physique et illumination mystique, à sortir de toutes les architectures pyramidales et hiérarchiques, à privilégier les réseaux riches, souples, fluents, à retrouver une connexion forte et profonde avec la nature, l'univers, le cosmos, le réel, à se rire des logiques d'appropriation et de pouvoir, des logiques d'accumulation et de compétition. 

Mutation 


Derrière cette mutation actuelle, se profilent de nouveaux drames car, entre initiés mutants et profanes demeurés, le gouffre est immense. Il y a désormais deux mondes humains qui tentent peut-être de cohabiter : celui de ceux qui sont passés de l'autre côté et qui développent leur "troisième cerveau" et celui de ceux qui pataugent encore dans leur cerveau gauche suranné. Il y aura même, peut-être, un troisième monde humain qui sera celui de ceux qui régressent et retournent au pur cerveau droit, magique et mythique. Voire un quatrième : celui des sous-humains ayant régressé jusqu'à leur antique cerveau reptilien et ayant, donc, renoncé à toute forme d'intelligence. 

Éclatement de l'humanité, donc. En quatre groupes statistiquement très inégaux. En gros, probablement, quelque chose de l'ordre de 15% de mutants (ceux qui forment, aux dires de certains sociologues, le noyau central des "créatifs culturels"), 20% de cerveaux droits (les intuitifs, les créatifs), 40% de cerveaux gauches (les modernistes) et 25% de reptiliens (les handicapés culturels profonds, les illettrés, les crétins, etc ...). Les deux premiers feront alliance. Les deux autres aussi. Résultat : 35 contre 65, un tiers contre les deux tiers. Le jeu est gravement inégal, du moins en nombre, mais heureusement pas en capacité à résoudre les problèmes réels et à créer de nouveaux modes de vie. 

Épilogue

La Modernité est un barrage de béton construit en travers de la Vie pour tout accumuler. Il faut, pour le dépasser, redevenir fluide et s'écouler au-delà de lui. Toujours la même dialectique entre écoulement et accumulation. Entre l'eau et la pierre, entre le ruisseau et le caillou. Le monde moderne fut le parangon des logiques délétères d'accumulation. Gageons que l'ère nouvelle qui s'ouvre, sera celle du désencombrement radical, de la simplicité et de la frugalité. Celle de la fluidité retrouvée. 

Ressources 


Billets du Journal Intégral consacré aux recherches de Marc Halévy : Une révolution noétique. Intuition et complexité

Le paradigme de la complexité. Serge Carfantan. Philosophie et spiritualité

Les Métamorphoses de la poésie. Conférence visionnaire de Roger Gilbert-Lecomte qui annonce dès 1932 Une synthèse de l'esprit humain.

Sur les poètes du Grand Jeu : Un nouveau stade de l'esprit humain

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