jeudi 2 juin 2016

Le Noctambule


Les choses profondes sont toujours préparées et enveloppées par une certaine obscurité : les étoiles n'apparaissent que dans la nuit. Gustave Thibon 


Noctambule : Celui qui a l'habitude de se promener la nuit. Du latin noctus (nuit) et ambulare (bouger). 

Il était près de vingt-deux heures et la nuit commençait à tomber sur cette place où étaient réunis hommes et femmes, jeunes et vieux, tous humains animés par la volonté commune de se réapproprier une parole confisquée par l’oubli et par le pouvoir qui l’incarne. Chacun exprimait son point de vue à sa façon, directe ou maladroite, colérique ou sophistiquée. A un homme d’une quarantaine d’années à la silhouette élégante et au visage rayonnant d'une étrange sérénité, on tendit le micro qu’il prit en attendant au moins une minute avant de parler :

« Bonsoir, dit-il, heureux de vous retrouver. O frères en désolation, j’ai tant de secrets à vous dire et si peu d’occasions pour vous en parler, vous qui le plus souvent tournez en rond, pris dans le tourbillon égocentré de vos obsessions. Si souvent aveugles à l’émerveillement et sourds à l’harmonie, vous cherchez, debouts dans la nuit, les échos d’une présence salutaire qui transformerait votre exil en communauté, votre communauté en chant et votre chant en mystère

Mais pour cela il faudrait vous taire quelques temps pour développer, dans l’intégrité du silence, un état lyrique qui prend le monde à témoin. Non, il ne s’agit pas seulement de libérer la parole de la gangue épaisse des habitudes qui la réduisent à la langue codée de la soumission et de la résignation, encore faut-il se libérer de la parole elle-même - et du labyrinthe mental où elle se perd si souvent - en retournant aux sources du Verbe dont elle procède. Nommée Métanoïa par la tradition - cette véritable conversion de la conscience ose l'intensité verticale d'un abandon pour accueillir l'inspiration, cette abondance de l'âme qui coule de source en silence.

Élevés au grain de l’efficacité et de la performance, on a fait de vous des analphabètes de l’âme en castrant votre intériorité pour vous enrôler dans l’armée du nombre, petits soldats de l’économie dans la grande guerre de chacun contre tous. Conséquence : tout ce qui excède la médiocrité vous fait peur et tout ce qui vous fait peur vous transforme en modernes esclaves qui n'ont plus les fers aux pieds mais les affaires dans la tête. Les esclaves modernes sont qualifiés d'individus libres et égaux dès lors qu'ils réduisent ce qu'ils sont à ce qu'ils font et ce qu'ils font à la poursuite égoïste de leurs intérêts. Il est encore plus facile de se libérer des fers aux pieds que des chaînes du mental vous arrimant à des évidences illusoires. 

Pour répondre à l’appel qui vous rassemble, il vous faudrait fuir les mots du monde, ses images, ses idées et ses codes usés, fatigués, devenus totalement inadaptés au contexte évolutif des sociétés connectées. Des mots qui ne veulent, littéralement et strictement, plus rien dire. Privés de désir et d’énergie, ils font la grève du sens en répétant sans cesse les mêmes slogans pour mieux masquer le vide qui les hante. Dans un monde en ruine où les certitudes s’effondrent au rythme même où s’affrontent les solitudes, il vous faut tout réinventer et d’abord le langage, devenu un tas de cendres qu’aucun souffle ne saurait rallumer. 

Nuit Debout

Et pour cela, il vous faut inventer un nouveau langage, celui de l’évolution. 

Un langage qui puise sa sève dans la nuit des temps pour fleurir dans votre bouche et fructifier dans la rencontre. 

Un langage qui ne se réduit pas à la parole mais qui s’incarne dans la chair des sensations et dans le sang des émotions, dans le geste comme dans le regard. 

Un langage télépathique et multidimensionnel qui ouvre en vous les portes de la perception pour reconnaître l’immensité qui vous habite.

La création d’un tel langage nécessite d’inventer et d’investir un nouvel imaginaire, celui de l’évolution. 

Un imaginaire qui puise sa force dans la nuit des temps pour formuler le Grand Récit de l’Évolution qui se déroule en trois grands actes : la naissance de l'univers physique, l'apparition de la vie et l'émergence de la conscience.

Un imaginaire qui voit l'aventure humaine comme une aventure de la conscience se développant dans le temps à travers les divers stades d'une spirale évolutive en complexité croissante.

Un imaginaire suffisamment connecté à la dynamique créatrice de la vie/esprit pour envisager un saut évolutif de l'humanité dans la continuité de ce développement.

Un imaginaire enraciné dans la mémoire cosmique de cette science originelle nommée Gnose.

Un imaginaire accordé au rythme souverain qui donne à tout être et à toute chose la mesure qui fonde l'harmonie.

Un imaginaire qui devient alors le véhicule mythique d'une épiphanie reliant l'intime et le sublime à travers le fil enchanteur de l'émerveillement.

Un imaginaire qui s'émancipe ainsi du monde prosaïque et désenchanté qui l’a condamné à servir la Marchandise en se travestissant. 


L’émergence d’un tel imaginaire nécessite l’éveil à une nouvelle conscience, celle de l’évolution. 

Une conscience qui puise son inspiration dans la nuit du temps pour s’accorder à l’unité dont elle procède. 

Une conscience - non pas alternative mais internative - qui s’émancipe du fétichisme de l’abstraction en convoquant toutes les dimensions humaines à une rencontre entre la source et le souffle c'est à dire entre la puissance créatrice de la vie et l’éveil libérateur de l’esprit. 

Une conscience qui participe intérieurement aux noces subtiles de l’harmonie et de l’énergie où la manifestation s’origine. 

Une conscience non-duelle qui voit la transcendance et l’immanence comme les deux faces à la fois contradictoires et complémentaires d’une même totalité intégrant le Réel et son double, la réalité. 

Une conscience qui ose ce nouveau langage et explore cet autre imaginaire traduisant l’esprit du temps dans une présence partagée. 

Une conscience qui ne cherche pas la clarté superficielle et réductrice de l’intellect mais la profondeur d’un dévoilement où l’Esprit se révèle et se reconnaît dans la ferveur d’un signe perçu et partagé par ceux qui savent le voir, l'honorer et l'interpréter. 


Pour accéder à cette conscience, il vous faut mobiliser une nouvelle pensée, celle de l’évolution. 

Une pensée attentive qui puise ses intuitions dans la nuit du temps pour harmoniser de manière discrète et immédiate la présence et sa représentation. 

Une pensée vivante qui participe à la continuité organique entre les principes, les lois et les faits en équilibrant l’abstraction formelle par la force intégrative de l’inspiration créatrice. 

Une pensée énigmatique - refusant de se donner au premier venu - qui perd le profane afin qu’il puisse se retrouver dans cette ascèse qu'est l'exercice continu de l'attention. 

Une pensée inclusive qui transcende les illusions mentales d'un dualisme logique et ontologique en dépassant les contradictions par leur intégration synthétique à un niveau supérieur de la spirale évolutive. 

Une pensée hermétique - fille d'Hermès, messager des Dieux - qui ne propose aucune réponse simple mais ouvre, à travers la polysémie de l'image et du symbole, sur de nouvelles perspectives et interrogations qui développent notre complexité. 

Une pensée créatrice qui considère le formalisme logique non comme une fin mais comme un moyen au service d’une intuition vivante participant à la dynamique intégrative de la vie/esprit.

Une pensée rétive aux diktats de toute explication réductionniste qui affaisserait la verticalité de votre élan. 


Pour accéder à cette pensée, il vous faut incarner un nouveau désir, celui de l’évolution. 

Un désir qui puise son énergie dans la nuit du temps pour affirmer, dans la continuité d’une mémoire collective, la singularité d’une intention s'incarnant dans une destinée.

Un désir enfantin, en immersion dans la grande marée de l'innocence et se laissant porter par elle dans le courant profond des métaphores.

Un désir enraciné dans le flux du vivant pour célébrer le rythme harmonique du Kosmos d’où naît et grandit toute mesure.

Un désir qui intensifie cette force vitale et créatrice grâce aux limites éthiques et aux formes esthétiques qui la canalisent.

Un désir qui incarne la puissance transformatrice et subversive d'une évolution qui est toujours et à la fois belle comme l'innocence d'une révélation et rebelle comme l'insolence d'une révolution. Le grand Oui à la vie et à ses métamorphoses suppose un grand Non à tout ce qui la nie et la détruit.

Au lieu de transformer cet élan insurrectionnel qui vous anime en une violence destructrice, transmuez-le en force d’affirmation pour vous libérer de la tutelle des professeurs de sommeil. C'est ainsi que vous suivrez les chemins dangereux et sinueux de l’éveil, au bord du vide qui côtoie les sommets, là où la présence d’esprit unit Terre et Ciel au-delà du mental les séparant de manière artificielle. Vivre à la hauteur de vos aspirations, c’est voir le monde avec les trois yeux de la connaissance : l’œil de chair, l’œil de raison et l’œil de contemplation.

L'esprit du temps s'incarne dans des voix qui sauront l'interpréter à travers de nouveaux langages, supports d'une pensée et d'un imaginaire, d'un désir et d'une conscience, tous connectés à la dynamique créatrice de la vie/esprit. La seule chose que vous ayez à faire est de cultiver cet "Esprit de Vacance" qui rend totalement disponible à la résonance intérieure pour devenir un de ces interprètes. Et comme l'ombre suit la lumière, le mode formel suivra l'impulsion de l'Esprit, telle une conséquence... » 

Le Noctambule arrêta un moment de parler, regarda le cercle des personnes qui l’entourait et continua plus doucement en souriant : « Mais je n’ai rien dit et vous n’avez rien entendu. Pris dans le tourbillon de vos obsessions, vous percevez toute présence irradiant la nuit pour un fantôme. N’ayez crainte, ce fantôme c’est vous-même, hanté par l’infini des sources et cherchant, debout dans la nuit, la formule secrète qui métamorphosera cette hantise en enchantement. » 

Le Noctambule se tut et donna délicatement le micro au prochain intervenant. Un silence vibrant tissait dans le cercle des personnes assises le réseau subtil d’une communion étonnée. Ils n’avaient pas tout compris, loin de là, mais la plupart avaient vécu un moment magique, une ouverture surprenante sur une autre dimension où leur quête prenait un nouveau sens. On ne savait pas qui il était et d’où lui venait ses paroles inspirées. Tant mieux d’ailleurs. Le mystère avait parlé et il avait la voix de cet homme inconnu dont la silhouette énigmatique s’enfonçait progressivement dans le velours silencieux de la nuit. 

Ressources 


4 commentaires:

  1. Magnifique !
    (comme tous les derniers articles)

    Merci de dire les choses de façon précise et nuancée...
    Merci de mettre des mots sur ce que beaucoup pressentent vaguement mais n'arrivent pas à formuler...
    Merci pour tout ce travail "de fond"...qui décrypte ce qui nous agite et nous inspire...
    Merci pour ces mots qui vont à l'essentiel.

    Je crois aussi depuis longtemps que, ce qui nous manque, pour concrétiser nos élans, c'est, en plus du courage de se lever et de dire NON, une nouvelle pensée et un nouveau langage, un langage à la hauteur de ce que nous sommes vraiment, un langage qui rompt avec l'ancienne façon de voir et qui ouvre de nouvelles perspectives...un langage qui dépasse la parole , un langage du Tout.

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  2. Merci, chère Licorne, pour cette appréciation qui me va droit au cœur et m’incite à continuer dans cette voix à laquelle vous donnez un écho profond. Une certaine forme de solitude est le prix à payer pour ceux qui suivent les chemins de traverse par-delà les routes balisées du conformisme et les impasses de la résignation. Le grand Oui à la vie et à ses métamorphoses suppose un grand Non à tout ce qui la nie et la détruit.

    Sur ces chemins, il est réconfortant de croiser d’autres voyageurs et de partager avec eux le récit de nos explorations A tous ceux-là, je recommande vos blogs (http://fabulo.blogspot.fr et http://lefildariane1234.blogspot.fr ) qui entrent en résonance avec celui-ci.

    L’esprit du temps en train d’émerger cherche des voix qui sauront l’interpréter avec de nouveaux langages, supports d’un autre imaginaire, connecté à la dynamique de la vie/esprit. La seule chose que nous ayons à faire est de cultiver cet « esprit de vacance » qui nous rend totalement disponible pour être ces interprètes. Et, comme l'ombre suit la lumière, le monde formel suivra l'impulsion de l'Esprit, telle une conséquence.

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  3. Merci Olivier:) Comme le dit justement la Licorne, tes mots vont a l'essentiel... cela fait un bien fou... Merci :) et voici en retour un petit echo poetique (peut-etre deja poste a l'epoque sous un autre article :))...


    Evolution

    Il n’y a pas d’âge
    Pour avoir la rage,
    On peut être sage,
    Et se sentir en cage.
    Repousser à chaque page
    Les limites de l’Histoire,
    Nos définitions de l’évolution
    Pour que ne reste qu’une Question :
    Brûlante et sans mot,
    Sans frontière et sans dévot.
    Elle est là, elle rugit en moi.
    Transpirant d’un amour contrarié,
    Elle parfume nos rages d’humilité,
    De patience,
    Elle fulmine de nos vanités,
    Tonne ses vérités.
    Elle est là, brûlante en plein été,
    Virevoltant en des chansons électriques
    Que l’on fredonne à l’envie…
    La Question est en moi, en Nous,
    Toujours au rendez-vous,
    A peine au-delà des habitudes,
    Toujours au cœur de nos études.

    Etudes de l’Etre,
    Chercher sans savoir ni où ni comment,
    Trouver sans chercher,
    Creuser sans tourment.
    Parcourir les possibles,
    Ouvrir les portes de l’indicible.
    Toujours de nouvelles portes à révéler,
    A réveiller, à dessiner à sa portée.
    Voir au-delà de ces portes,
    Entrevoir les Lumières qui nous emportent.
    Ouvrir en grand, faire valser les gonds,
    Pour que la Lumière inonde les quotidiens.
    Maintenant, ici, tout de suite.
    Il n’y a plus de fuite possible,
    C’est la danse de l’indicible,
    Le Tango de l’évolution.

    Echanger la chaleur,
    Partager le meilleur en profondeur.
    Incarner les perspectives du mouvement,
    Les vents du changement.
    Transitions vers l’inconnu,
    Bourrasques silencieuses
    Effacent le superflu.
    Embrasser les arc-en-ciels nouveaux,
    Ces milliards de couleurs que l’on découvre à peine
    Sous les orages du renouveau,
    A travers les brouillards de nos peines.
    La foudre nourrit les terreaux assoupis,
    Et enflamme les rêves transis par le désespoir.
    Les illusions transitoires brûlent dans la Joie,
    Qui scintille en toutes nos voies…

    Histoires silencieuses se courbent en un sourire,
    Histoires qui chantent nos avenirs…
    L’énergie ambiante anime nos âmes
    Et les entraîne dans la danse vive des instants :
    Le It de la poésie, de la Vie,
    L’élan que jamais on oublie une fois embrassé,
    L’élan des insoumis, jamais pressés,
    En quête d’Amour et de Vérité,
    D’Unité dans l’altérité.
    Simple vision dictant nos chansons,
    Nous libère des aimants de l’aliénation,
    De ces machines cruelles et de ces lois égoïstes,
    Privées de raison autant que d’intuition.
    Partager le vivant, l’organique des Joies,
    Des familles, de l’amitié simple et spontanée,
    Sentir la bienveillance familière de l’Univers.

    Danser à contretemps,
    Au rythme du silence…
    A l’arrêt, en mouvement hors du temps,
    Perspectives qui s’élancent
    Sur les traces de l’inconnu,
    Conscience qui danse
    Sur les pistes du vécu.
    Intégrer les expériences
    Pour qu’émerge notre Science.
    Adopter l’expérience,
    Trouver son regard,
    Son Témoin pour avancer,
    Recevoir ses Vérités.
    S’associer au Verbe vivant,
    A la présence qui ne ment pas.
    Solitaire et partagée,
    Solaire et inspirée,
    Présence qui engage à la bonté,
    A la simple humilité.
    Présence salutaire
    Accompagne nos destinées.

    Elle laisse à chacun la liberté de voir
    Ou de s’aveugler.
    La tragédie n’est pas une fatalité,
    Même si elle a sa beauté.
    Construire, détruire, dépasser,
    Disséquer ou embrasser,
    Nos choix sont fait pour se mêler,
    Nos vies faites pour tisser
    La toile de l’évolution,
    L’espace de la Création.

    ML (2013)

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  4. Un noctambule était à trois pas de vous, les poings dans les poches, et les yeux enfoncés dans le soleil, et qui marchait comme un de ces grands fous. L'esprit de la forêt et des hordes ancestrales venaient avec lui contempler le sommeil des masses, et lui infliger une rouste mémorable, et d'un coup trancher la tête de toute civilité mentale, dans l'insurrection, au devant de la nomenclature du connu, sans rues ni adresses, sans date de naissance, debout comme assis, l'éclair là avec le noctambule: il éclaire des soleils. Noctambule, en incognito de l"impérissable.

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