mardi 25 mai 2010

Le Sage et l'Erudit (2) Etats de conscience et stades de développement

Ce billet est la suite du précédent : Le sage et l’érudit (1) . Ce texte est une traduction française d’un dialogue entre Andrew Cohen - le sage - et Ken Wilber - l’érudit - paru en Juin 2006 dans le magazine EnligthnmentNext suite à la sortie du livre de Ken Wilber, Integral spirituality.
Il est possible de retrouver la série de dialogues entre Cohen et Wilber intitulée Le sage et l'érudit sur le site du magazine Eveil et Evolution qui est la version française du magazine américain. Ce site propose actuellement à titre gratuit la lecture passionnante d'un de ces entretiens intitulé Les interdynamiques entre la conscience et la culture.


Cohen : Dans Integral Spirituality, vous expliquez de façon incroyablement claire combien le fait de reconnaître la différence entre états de conscience et stades de développement nous apprend à mieux interpréter ce que signifie être éveillé et ce que veut vraiment dire évoluer consciemment – et vous définissez, pour la première fois, je pense, ce que vous appelez deux sortes d’éveil différentes.

Wilber : Oui. Je sens que le rapport entre états et stades est peut-être la seule et la plus importante des clés nous permettant de comprendre la nature de nos expériences spirituelles. Laissez-moi exposer brièvement les idées de base. Nous venons de parler de l’idée que nous construisons ou co-créons les mondes que nous voyons, que les structures de la conscience sont impliquées dans la création des réalités qu’elles perçoivent. Cela veut donc dire qu’il y a différentes visions du monde – les êtres humains peuvent exister à différents niveaux de conscience et il y a en réalité différents mondes qui naissent à ces niveaux ou à ces structures de conscience.
Et ces structures se déploient en stades ; ceux-ci sont comme des indicateurs permanents de développement par lesquels passent tous les individus et toutes les cultures. Nous les regroupons sous différents termes : tribaux, traditionnels, modernes, post modernes, intégraux ; ou archaïques, magiques, mythiques, rationnels, pluralistes, intégraux ; et il existe des stades supérieurs tels que super intégraux, ou ce que nous appelons les stades du troisième tiers.

Maintenant, ces stades que nous appelons également structures ou niveaux, se manifestent en tout être humain et nous devons donc les prendre en considération. L’un des vrais problèmes est que l’on peut vivre une expérience spirituelle – goûter intensément à la vacuité, à la pure non-dualité, à l’absolue unicité, ou à un amour/béatitude radiant, lumineux, absolu – et en sortant de cette expérience ou même pendant qu’on la vit, l’interpréter selon le niveau ou le stade où on est. Ceci est absolument évident maintenant.

La compréhension des stades de développement est donc la première pièce du puzzle. La seconde concerne les états de conscience. Généralement les états de conscience vont et viennent. Ils sont temporaires. Les états de conscience naturels/méditatifs sont l’éveil (grossier), le rêve (subtil), le sommeil profond (causal), le Témoin et le Non Duel. Puis il y a les états de conscience non-ordinaires, tels que les états de conscience sous alcool ou sous drogues. Et vous pouvez expérimentez n’importe lequel de ces états de conscience à pratiquement n’importe quel niveau ou stade d’évolution où vous vous trouvez.
Vous pouvez être à n’importe quel niveau et vivre un état éveillé, de rêve ou de sommeil profond. Vous pouvez être à n’importe quel niveau et expérimenter un état méditatif. Vous pouvez être à n’importe quel niveau et réellement accomplir une pratique de Zen. Ce qui est vraiment étonnant c’est qu’un nazi peut accomplir une pratique de zen. Là est la question : les états peuvent être expérimentés quel que soit le stade où l’on est.

Quand nous comprenons la différence entre états de conscience et stades de développement, nous sommes à même de comprendre qu’il existe deux différents types d’éveil. L’un est l’éveil en tant qu’être un avec – ce qui veut dire transcender et inclure – tous les stades de développement, qui existent à tel ou tel moment de l’histoire. Nous appelons cela « l’éveil vertical ». Là, maintenant, à notre époque, cela voudrait dire être à un stade intégral ou super intégral, quelque part entre les codes turquoise et indigo sur l’échelle de couleurs que j’utilise et qui correspondent chacune à un stade évolutif. De nos jours on ne peut avoir un éveil vertical si l’on est à un niveau mythique de développement, ou à un niveau rationnel ou pluraliste, parce qu’on ne peut pas se dire un avec toute chose dans l’univers s’il y a deux, trois ou quatre niveaux ou structures qui sont juste au-dessus de nous.

Nous distinguons donc l’éveil vertical, qui consiste à être un avec tous les stades évolutifs existants à un moment donné de l’histoire de l’éveil horizontal qui consiste à être un avec tous les états de conscience disponibles. Encore une fois, on peut réaliser ces états à pratiquement n’importe quel stade évolutif ou n’importe quelle structure où l’on se trouve. Et l’on interprétera ces états à partir de ce stade comme le montre la Matrice Wilber-Combs (voir l'illustration ci-dessus).

Maintenant il y a un problème ; c’est que, comme vous le disiez précédemment, et particulièrement quand on étudie avec eux, les enseignants orientaux ont souvent expérimentés de profonds états de conscience – ils ont goûté la vacuité, le fondement intemporel de l’être – mais quand ils sortent de ces états, à partir de quelle structure les interprètent-ils ? En général à partir de ce que je nomme le stade traditionnel de développement : mythique / mème* bleu / ambre. C’est une structure très rigide. Ils interprètent donc la réalité comme complètement immuable. Elle n’évolue pas et ne se déploie pas. Dans cette vision du monde il n’y a pas de développement, et c’est à vrai dire, ce qui pose un problème. Leur mythe du donné les a enfermés dans un bas niveau de développement structurel.

* (Le mot même vient du grec mimema, « chose imitée, copie, reproduction d’un modèle ». Le concept de « mème » fut proposé en 76 par le biologiste évolutionniste Richard Dawkins pour désigner des « unités de transmission culturelle ». Les mèmes sont à la culture ce que les gènes sont à la biologie. Le terme fut repris par Beck et Cowan, créateurs de Spiral Dynamics - la Spirale de l’Evolution - pour désigner « un système central de valeurs ». Ces « Mèmes de valeurs » agissent comme « principes organisateurs » qui peuvent « se répandre à travers des groupes et des cultures entières et structurer les états d’esprit». La Spirale de l’Evolution est hiérarchisée selon huit principaux Mèmes représentés par les couleurs suivantes : Beige, Violet, Rouge, Bleu, Orange, vert Jaune, et Turquoise. (Pour plus d’informations, lire La Spirale de l’Evolution, éditée par Eveil et Evolution). Attention ! Il ne faut pas confondre les codes couleurs utilisés par les auteurs de la Spirale de l’Evolution pour identifier les mèmes et ceux utilisés dans le spectre des niveaux de conscience par Ken Wilber pour identifier les divers stades évolutifs auxquels sont attribués les couleurs traditionnelles des sept chakras. C’est ainsi par exemple qu’au mème bleu de la Spirale de l’évolution correspond l’ambre comme niveau de conscience ! )

Cohen : J’ai remarqué ce problème il y a quelque temps, quand j’allais à Katmandou chaque année après mes retraites en Inde, pour rencontrer des lamas tibétains. Je m’intéressais beaucoup à certains enseignants du grand Dzogchen, surtout l’un d’entre eux, un maître saint et révéré, considéré comme un Bouddha vivant parce que, contrairement à beaucoup de ses contemporains, il avait, disait-on, atteint l’éveil dans cette vie et n’était pas un « tulku ». Il n’était pas comme ils disent « né éveillé », ce qui lui donnait une forme différente d’authenticité.

Wilber : Vous voulez dire qu’il l’avait gagnée !

Cohen : (rires). Oui. Et il était rude, irrévérent, passionné, courageux – un homme très, puissant et très impressionnant. Je lui ai souvent rendu visite. Un jour, je lui ai demandé : « Rinpoché, quelle est la différence entre quelqu’un de sérieux au sujet de l’éveil et quelqu’un qui ne l’est pas ? » Et il a dit : « C’est simple, ceux qui sont sérieux sont tous des bouddhistes Mahayana et ceux qui ne le sont pas sont tous des bouddhistes Hinayana. » Et il ne plaisantait pas. Je faisais marche arrière dans ma tête me demandant comment cet homme extraordinaire qui avait l’air si éveillé et si fièrement indépendant pouvait affirmer des notions ethnocentriques aussi ridicules.
Puis plus tard, je me suis familiarisé avec toute la structure médiévale du bouddhisme tibétain, et j’ai vu comment - à bien des égards - leurs relations à la vie, à la famille, à la pratique et au monde étaient étonnamment figées, rigides et immuables. Ils étaient incomparables dans leur enseignement élégant et lumineux sur la non dualité, et pourtant leur expérience de l’éveil ne se démarquait apparemment pas de certaines notions tribales très primitives et profondément ancrées. Elle ne semblait pas non plus imprégner le moins du monde leur relation au monde en évolution dans lequel ils vivaient.

Wilber : Structure mythique classique. Ce que les tibétains ont réalisé d’une manière extraordinaire est ce que nous appelons l’éveil horizontal – la capacité de transcender totalement le monde de la forme, puis de revenir et de réintégrer pleinement le monde matériel en le percevant comme l’expression de l’unité et de la vacuité qui est elle-même à chaque instant lumière. C’est fantastique. Mais devine quoi ? Le monde de la forme évolue. Il existe des niveaux dans le monde manifesté et nous devons nous développer à travers ces niveaux.
Nous devons expérimenter et grandir à travers toutes ces structures. Et ces sages tibétains et ces siddhas, aussi éveillés qu’ils puissent être en termes d’états – et il se peut qu’ils soient éveillés horizontalement à cent pour cent – peuvent vivre dans de très bas niveaux de développement structurel. Là est le problème. Nous essayons donc de dire, il faut les deux. Bien sûr certains enseignants ont les deux, ce qui est rare, mais la culture elle-même est solidement ancrée dans le niveau mythique que nous codons par la couleur ambre.

Cohen : Mais il y a une question importante : A travers ces pratiques et enseignements traditionnels, est-il réellement possible d’embrasser le monde de la forme qui est en train d’évoluer là, tout de suite, bien au-delà des niveaux et des structures de développement d’où sont issues ces traditions ?

Wilber : Pas seulement en empruntant ces méthodes évidemment. Comme je l’ai dit, on peut pratiquer le zen et en être encore à un stade mythique / traditionnel / mème bleu / ambre. Et participer pleinement à la transmission. C’est ça qui est étonnant. J’ai demandé à Genpo Roshi : « A quelle structure appartenaient les plus grands maîtres zen que vous avez connus au Japon ? » Il m’a répondu : « Ils étaient tous ambre / mème bleu. » C’est tout à fait surprenant. Ce qui se passe c’est que pendant très longtemps, quand on commence ces pratiques et cela, quelle que soit la structure dont on vient, la pratique va simplement renforcer la structure. On expérimentera de merveilleux états de conscience et on continuera à les interpréter à partir de la structure à l’intérieur de laquelle on a commencé.

Et c’est un vrai problème car comme je l’ai fait remarquer dans le livre, on ne peut voir ces structures par l’introspection. Vous pouvez regarder tant que vous voulez dans votre esprit, vous pouvez vous asseoir vingt ans sur un coussin de méditation et ne jamais rien voir qui dise : « ceci est une pensée archaïque, ceci est une pensée magique, etc. » Cela n’arrivera pas. Il vous faut utiliser d’autres outils d’investigation pour voir ces structures parce qu’elles ne sont tout simplement pas données.

Cohen : Oui. Et comme nous avançons dans le 21ème siècle, comme nous nous efforçons consciemment en fait, de créer des stades nouveaux et supérieurs, le contexte à partir duquel nous interprétons nos expériences spirituelles et nos états supérieurs devient plus important que jamais. Je ne peux te dire combien il fut stimulant pour moi d’obtenir que nombre de mes étudiants aillent au-delà de leurs conditionnements culturels profondément ancrés malgré d’innombrables expériences d’états de conscience supérieurs et une compréhension intellectuelle de ce qu’est la perspective Kosmocentrique.
J’ai découvert dans l’épreuve que rien ne se produira à moins que nous ne soyons tous prêts à faire l’effort héroïque d’interpréter nos expériences spirituelles à partir d’un niveau de développement supérieur à celui qui est probablement notre centre de gravité actuel. Sans cela nous n’évoluerons tout simplement pas. Sans le savoir, nous rendrons Eros, ou ce que j’appelle l’impulsion d’évolution, impuissant.

Wilber : C’est vrai. Surtout au niveau pluraliste/postmoderne/vert, dont nous avons largement discuté. Les chercheurs s’accordent à dire qu’environ vingt-cinq pour cent de la population des Etats Unis – les créatifs culturels – sont à ce niveau. Ils expérimentent de merveilleux états de conscience, et ils interprètent le bouddhisme Ati et Vajrayana et le Védanta en fonction de ce stade vert pluraliste. Et le résultat peut être très, très confus – c’est comme cela qu’on obtient ce que j’appelle le bouddhisme malade de la boumérite.*

* (Ce que Wilber appelle la boumérite est une forme de « maladie culturelle » qui touche la génération du baby-boom. Le pluralisme et le relativisme sont les formes dominantes du mème vert qui a émergé avec la génération du baby-boom. Ce relativisme pluraliste ayant une position très subjective, il est particulièrement la proie du narcissisme. Sous couvert de pluralisme qui soutient qu'aucune vérité n'est supérieure à une autre, nos tendances narcissiques sont encouragées. Ce narcissisme refuse de sortir de sa propre orbite subjective et par conséquent ne reconnaît pas d’autres vérités que les siennes propres. La boumérite c’est le pluralisme contaminé par le narcissisme. Cette maladie culturelle constitue l'obstacle majeur à notre prochaine étape évolutive. Lire Boomeritis. 2002)

Cohen : Personnellement, je l’ai appelé l’éveil malade de la boumérite ! C’est ce qui arrive quand, comme tu le disais, les enfant de la génération du baby-boom qui en sont au stade vert, les Gen-Xers* et même leurs enfants Gen-Yers* goûtent à la conscience illuminée. Le sens et la signification de ce que veut dire l’éveil en tant que tel est interprété à travers une vision du monde pluraliste qui cherche désespérément à donner une valeur équivalente à toutes les opinions et perspectives et, ce faisant, détruit la hiérarchie et la capacité à faire des distinctions de valeur – qui sont essentielles pour passer à un niveau plus élevé. Le résultat inévitable est que l’esprit de Dieu émergeant est aplati comme une crêpe !

* (Génération X est un terme utilisé pour décrire la génération née dans les années 1960-1980. Génération Y décrit la génération née entre la fin des années 70 et le milieu des années 90)

Wilber : L’éveil atteint de boumérite – c’est cela ! Et c’est simplement tout le mythe du donné, fondé sur la structure dans laquelle on vit, qui se trouve être à la fois pluraliste, postmoderne, et verte. Et c’est alors comme si nos états méditatifs renforçaient fondamentalement la structure à laquelle on se situe déjà. Les états de conscience sont merveilleux et nous applaudissons; ils font partie de l’éveil horizontal. Mais l’élément vertical n’est pas aussi nettement avancé qu’il pourrait l’être.

Cohen : Il semble que si ces expériences d’états ne nous obligent pas, au moins dans une certaine mesure, à commencer à avancer vers ces niveaux plus élevés, en fait, elles peuvent même nous ancrer encore plus profondément au niveau où l’on est déjà.

Wilber : Oui. Et cela dépend en grande partie de ce que nous dit notre culture. En fait, si notre culture est verte et que l’on est au niveau vert, alors la méditation, qui pourrait nous aider si nous nous en servions d’une manière intégrale pour passer à des structures supérieures, est utilisée à la place pour nous amalgamer à la structure où nous sommes. Et c’est ce qui s’est passé en grande partie dans ce pays. C’est l’un des problèmes que nous avons. On peut en dire autant de tout le monde, de feu Krishnamurti à Eckart Tolle, qui font un travail fantastique en termes d’états mais qui interprètent leurs états en fonction de cette structure pluraliste verte.

Cohen : Exactement. Et alors, l’ironie c’est que l’expérience d’état supérieur peut se révéler être un épisode contre-évolutif, dont les conséquences pourraient véritablement inhiber chez un individu la potentialité d’un développement plus élevé.

Wilber : Tout à fait, ce qui est triste, parce que je ne crois pas que ce soit son intention.

Cohen : Je pense que c’est en partie parce que l’expérience d’un état de non-dualité donne, à un niveau existentiel profond, un sentiment de conviction absolue qui peut faire que notre perspective fondamentale ou notre vision du monde (dans ce cas nos idées pluralistes) semble être la Vérité – pas seulement une vérité ou une version de la vérité mais la vérité. Tandis que si cette perspective ou cette vision n’était pas imprégnée de cette expérience puissante de non dualité et de toute la confiance absolue qui va avec, on aurait...

Wilber : ...un doute à ce sujet.

Cohen : On aurait au moins quelque doute à ce sujet ; on se poserait des questions. Mais souvent, il résulte de ces expériences non duelles une sorte de conviction émotionnelle qui inhibe réellement la croissance de façon excessivement profonde.

Wilber : en plein dans le mille !

Cohen : Et je peux dire que lors de mes aventures dans le monde en tant qu’enseignant, je me suis pas mal heurté à ce problème. C’est un genre de fondamentalisme – même si c’est du fondamentalisme vert – et je me suis battu contre durant des années. Avec ce genre de conviction absolue, il est impossible de trouver la force nécessaire pour envisager d’autres possibilités.
Et même pire, j’ai découvert que les gens sont souvent enclins à dire des choses qui n’ont pas même de sens rationnel simplement parce que ces idées sont conformes à la conviction émotionnelle qu’ils ont expérimenté durant leurs états supérieurs. Par exemple, quand les gens expérimentent le fondement de l’être ou la vacuité, quand ils ont un satori, ils concluent tous trop facilement : « ce monde n’est qu’une illusion » ou « rien n’est important » ou même pire (comme quelqu’un me l’a dit lors d’une conférence publique à Amsterdam la capitale égalitaire du monde) « il n’y a pas de distinction morale manifeste entre Nelson Mandela et Oussama ben Laden » !

Wilber : Charles Manson a dit : « Si tout est un, rien n’est mauvais ». Je vois cette grave confusion tout le temps. Expérimenter certains états de conscience peut faire de vous un fondamentaliste à n’importe quel stade. En Orient nous avons le fondamentalisme lié au niveau mythique / traditionaliste / mème bleu / ambre. Puis il y a le fondamentalisme orange qui serait un matérialisme scientifique extrême, et dans ce pays, nous avons aussi le fondamentalisme vert. Tout comme vous l'avez joliment décrit, l’expérience de la réalité absolue fondamentale que l’on obtient dans les états de vacuité ou de non dualité est alors interprétée de telle façon que l’on croie notre structure totalement vraie. Et l’on ne fléchira pas. On ne pourra pas lâcher.

Cohen : Ce qui aggrave le problème est que la recherche de la certitude et le sentiment de sécurité qui en est la récompense sont inhérents à la nature humaine. Il y aura donc toujours un conflit entre l’aspiration à la certitude du soi en évolution et l’obligation d’ignorer ce besoin de façon à être capable de continuer à progresser vers des stades supérieurs sans mettre un terme au développement vertical.

Wilber : Oui, sans aucun doute. Il y a une chose dont tu as parlé par rapport à cela et que j’apprécie particulièrement, c’est ta notion du soi authentique – et l’une des façons de l’interpréter que l’on pourrait décrire comme « le soi à l’aise avec ce malaise ».

Cohen : C’est vraiment çà. Le soi authentique est l’expression de l’impératif évolutif lui-même, au sein du cœur et de l’esprit humains. C’est une impulsion perpétuelle, incessante et toujours extatique dans la conscience, qui n’a qu’un objectif : celui de créer le futur. Mais pour que le soi authentique puisse fonctionner sans inhibition, l’homme doit être prêt à sans cesse lâcher prise et à embrasser toujours plus du monde formel à chaque instant. Ce qui, pour l’homme d’un point de vue émotionnel, psychologique et philosophique, est au fond tellement stimulant quand on parle de vrai contexte évolutif au niveau de la conscience, c’est l’exigence implacable de continuer à lâcher prise à ces niveaux très profonds et subtils.
Rares sont les individus ayant vraiment le courage, l’intérêt sincère, l’absence de peur, la conscience libérée qui les rendent capables et désireux de sans cesse lâcher prise de cette façon et en même temps de sentir que leur sentiment de confiance le plus profond dans la nature de l’être et dans la vie n’est absolument pas menacé. Il est souvent très difficile d’expliquer aux gens qu’il est possible d’avoir ce profond sentiment de certitude, cette conviction absolue qui est le signe d’une conscience éveillée et en même temps d’avoir une perception de soi extrêmement ouverte, aspirant à la verticalité ou à une impulsion évolutive. A un niveau existentiel on peut être tout à fait convaincu et pourtant être toujours en train de cheminer verticalement, de tâtonner, d’apprendre, de chercher et de grandir éternellement.

Wilber : Tout à fait. C’est très juste. Quand nous comprenons à la fois les stades de conscience et les états de conscience, nous avons une compréhension raffinée de la vacuité comme composante de la certitude.

Cohen : Exact !

Wilber : Parce que la vacuité doit être vraiment vide. Et plus nous comprenons ce que sont les stades de conscience, plus nous comprenons que certaines des choses que nous prenions pour la vacuité étaient en fait simplement la structure à laquelle nous étions identifiés.

Cohen : La seule façon de pouvoir effectivement découvrir ces choses passe par l’engagement, l’intelligence collective, le dialogue, le questionnement et l’introspection.

Wilber : Toujours.

Cohen : C’est au fond la seule façon de pouvoir se surprendre quand on suppose qu’une chose est « vide », alors qu’à l’intérieur d’un contexte réflexif plus large, cette chose se révèle ne pas être vide du tout. En fait, ce genre d’investigation révèle presque inévitablement que nous nous cramponnons à toutes sortes de concepts très subtils qui semblent être « vides » mais qui pourraient en fait ne l’être pas du tout.

Wilber : Sans ce contexte intersubjectif, on ne saurait pas que l’on est pris dans un niveau subtil du mythe du donné. C’est quelque chose qui nous piège tous. Les gens ont l’impulsion de lâcher quand ils expérimentent la vacuité, ou l’ouverture sur le fondement non duel, mais ils ne se lancent pas toujours dans cette recherche radicale. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin d’un groupe de pairs, un groupe de gens qui nous poussent en avant, à côté de nous.
Et à chaque fois que quelqu’un semble aller plus loin que nous, nous devons le considérer comme un enseignant et alors, essayer de hisser notre compréhension jusqu’à cette hauteur – c’est un processus constant car une fois encore, le monde manifesté est en évolution. Le monde de la forme n’est peut-être que lila ou le jeu divin mais chaque nouveau jeu ne vient que pour transcender et inclure le jeu précédent. Il y a donc eu un jeu archaïque, puis un jeu magique, un jeu mythique, un jeu rationnel et puis un jeu pluraliste. Et maintenant Dieu joue un jeu nouveau, un jeu intégral qui évolue vers un jeu super intégral.

En un sens nous demandons toujours un double examen, fondé à la fois sur l’auto-critique et l’introspection. Pour cela nous invitons les gens à comprendre en se posant des questions. Premièrement : Pouvez-vous déterminer le stade évolutif, la structure et le niveau de conscience qui sont les vôtres ? Et deuxièmement : quels états de conscience avez-vous réalisés? Avez-vous une compréhension du « sans forme » ? Avez-vous une compréhension de la non dualité, du fondement de tout être ? Comprenez-vous que la vacuité est une avec la forme et que cette forme est en évolution ? Ne serait-ce que voir cela vous aidera à objectiver et à vous hisser à des niveaux supérieurs. Par conséquent juger le niveau de développement ou le degré d’élévation de quelqu’un n’est pas négatif en soi. C’est un moyen de compréhension et de croissance personnelles.

Mais nous sonnons aussi l’alarme. Un individu ayant expérimenté un état de conscience illuminé de non dualité peut désigner le monde à la ronde et dire : « Ah vous n’êtes pas dans cet état d’éveil ; vous êtes pris dans une illusion », et il aurait raison parce ce qu’il perçoit lui, est un état plus profond que celui que voit l’individu moyen ; il est par conséquent critique par rapport à celui-ci.
De la même façon, on peut être critique envers lui s’il se sert de cet éveil sans avoir une compréhension de ces structures. On peut dire : « Vous êtes piégé dans des structures inférieures et vous interprétez votre réalité à partir de ces structures. Vous êtes donc pris dans une illusion. » Même celui qui a une expérience d’éveil peut encore prêcher le mythe du donné. Et en général, nous ne croyons pas que prêcher des mythes soit une bonne façon d’enseigner l’éveil. Mais comprendre cela permet l’émergence de type d’éveils - vertical et horizontal - signe de notre Plénitude et de notre Liberté.
( A suivre...)

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