Ce monde est un vaste naufrage : sauve qui peut ! Voltaire
Première coïncidence : vendredi 13 Janvier, alors que l’agence Standard & Poor’s annonçait la dégradation de la note de neuf pays européens, le Costa Concordia faisait naufrage au large de la Toscane. Ce paquebot de croisière avait été nommé Concordia parce que ce nom « symbolisait la paix et l’harmonie entre les nations européennes ». In varietate concordia est la devise de l’Union européenne traduite en français par « Unie dans la diversité ».
Seconde coïncidence : le Costa Concordia a servi de décor au dernier film de Jean-Luc Godard qui y mettait en scène et en images la disparition programmée de la civilisation européenne. Ces coïncidences ont été observées et analysées sur la toile par un certain nombre de journalistes et de blogueurs qui y sont allés chacun de leur interprétation.
A ces deux coïncidences s’en ajoute une troisième, plus personnelle : le 14 Décembre, j’illustrais le premier des billets consacrés à La fin de l’ère économique par le montage ci-dessus, trouvé sur Google Images, qui symbolisait la crise financière par un naufrage !...
Par peur de tout ce qui dépasse les limites de sa compréhension, notre rationalité moderne - abstraite et réductionniste - rejette du côté du hasard ou de la superstition, des coïncidences qui peuvent s’avérer fort significatives dès lors qu’on ose sortir de « l’épistémologiquement correct » en explorant des formes supérieures de rationalité qui sont celles d’une intelligence intuitive. Ce que nous essaierons de faire dans ce billet et le suivant en tentant d’apporter des éléments de réponse à la question suivante : de quoi le naufrage du Costa Concordia est-il et le nom et le signe ?
Naufrages
Dans un billet daté du 14 Janvier et intitulé Naufrages, Emmanuel Mousset, professeur de philosophie, fait un parallèle historique intéressant entre le naufrage du Concordia et celui du Titanic qui s’est déroulé en Avril 1912, il y a cent ans :
« ... Le jour où l'économie française se voit dégradée, un bateau de croisière s'échoue, bascule dans la mer, provoque des scènes de panique que les témoins assimilent à celles du film de James Cameron. Pourtant, les deux naufrages sont incomparables : le Titanic s'est fracassé contre un iceberg, a plongé dans les eaux froides de l'océan, a fait plus d'un millier de victimes. C'est l'écart entre le drame et la tragédie.
Je persiste néanmoins à chercher des enseignements dans la métaphore. Ces bateaux gigantesques, Costa Concordia et Titanic, nous fascinent parce qu'ils symbolisent nos sociétés, en sont des reproductions à petite échelle. Quand on y réfléchit, on repère les différences et les similitudes. Le Titanic représente un monde aristocratique de luxe et d'élégance qui domine le haut du navire, le bas étant occupé par le peuple, essentiellement des immigrants pour le Nouveau Monde (Cameron le montre bien). C'est une société de classes très tranchées, séparées.
Le Costa Concordia est massivement emprunté par les classes moyennes, non plus dans une traversée de prestige ou de nécessité comme les passagers du Titanic mais de repos et de distraction, à l'image de la société des loisirs : ce sont des touristes, ce que n'étaient pas les pauvres ni les riches du Titanic...
Le naufrage du paquebot italien a fait des victimes mais n'a pas englouti toute une population, à la différence du Titanic. Comment ne pas songer que la disparition de celui-ci, en 1912, annonçait à sa façon, entrait là aussi mystérieusement en correspondance avec un événement qui allait sacrifier des millions d'individus et détruire la vieille civilisation aristocratique dominant l'Europe depuis plusieurs siècles, la première guerre mondiale. »
Un temple du divertissement
Paraphrasant une formule de Patrick Viveret, on peut dire que le naufrage du Titanic annonce le passage d’une vieille civilisation aristocratique où ce qui a vraiment de la valeur n’a pas de prix à une nouvelle où ce qui n’a pas de prix n’a plus vraiment de valeur. Dans cette nouvelle société où l’argent est devenu roi et où l’économie est devenue le modèle d’interprétation dominant, les relations humaines sont médiatisées par des marchandises puis, le marketing aidant, par l’image de ces marchandises véhiculée par la publicité. D’où l’émergence d’une « société du spectacle » destinée à mettre en scène l’imaginaire hédoniste de la consommation.
Avec ses cinq restaurants, ses treize bars, ses quatre piscines, ses thermes, son bain turc, son casino, ses discothèques, son simulateur de Grand Prix, sa salle de jeu vidéo et son cinéma 4D doté de vingt et un fauteuils à effets spéciaux, le Concordia a été imaginé par ces promoteurs comme un véritable « Temple du Divertissement ». Il est le parfait symbole de cet imaginaire hédoniste mis en scène par la société du spectacle qui construit des décors de rêve comme autant de temples où l’homo oeconomicus célèbre dans des rituels consuméristes la religion de l’économie.
Une religion qui dicte ses dogmes, son imaginaire et ses comportements à un individu abstrait et unidimensionnel qui s’identifie totalement à ce rôle d’agent économique : celui de producteur et de consommateur. Le Concordia apparaît dès lors comme la quintessence de cet hédonisme marchand décrit ainsi par Raoul Vaneigem : « L’hédonisme a été l’idéologie du plaisir consommable. Le passé en réservait la primeur aux maîtres de la production. La classe laborieuse l’a annexé à ses acquis sociaux lorsque la nécessité de consommer lui en a accordé le privilège... L’hédonisme est le produit d’une économie, la jouissance est l’effet d’une création. »
La société du spectacle rend les individus étrangers à eux-mêmes en nourissant leur imaginaire par les industries du divertissement. Nombre de rescapés diront que, durant le naufrage, ils avaient l’impression de revivre une scène du film Titanic dont les images se bousculaient dans leur tête. Mise en abyme : My heart will go on, la chanson du film Titanic interprétée par Céline Dion, était diffusée dans le restaurant du Costa Concordia au moment où le paquebot s'est échoué.
S’il mime la grandeur de ce que furent les grands paquebots de croisière au début du vingtième siècle, le Concordia n’en possède ni l’âme, ni le charme, hanté qu’il est par cette vision cynique et mercantile qui fonde la société du spectacle dont il est une figure emblématique.
Une métaphore prophétique
Jean-Luc Godard est un visionnaire iconoclaste qui, en révolutionnant le cinéma, a modifié notre manière de voir le monde. S’il a choisi le Costa Concordia comme décor de son dernier film c’est pour la dimension emblématique que représentait ce temple du divertissement. Godard y met en scène et en image la fin d’une civilisation européenne oublieuse de son histoire et sacrifiant aux cultes hédonistes de la religion économique. Guillaume Loison parle avec justesse de métaphore prophétique à propos du film Godard :
« Depuis “A bout de souffle” en 1960, Godard a toujours été visionnaire. Cinquante ans après son flair ne se dément pas. Sorti en 2010 et présenté au festival de Cannes dans une bienveillance pas si fracassante médiatiquement, sa dernière œuvre, “Film socialisme” prend depuis quelques jours une ampleur spectaculaire. Car la première heure de ce collage poétique dont lui seul a le secret enregistre une croisière en Méditerrané sur le paquebot…Costa Concordia, celui-là même qui a fait naufrage près d’une rive de Toscane, samedi dernier.
Destin funeste d’un bâtiment dont JLG circonscrivait le petit cirque d’aliénation touristique comme une vision possible de l’enfer et plus précisément d’une Europe libérale en proie à la dégénérescence. La métaphore prophétique ne s’arrête pas là : alors que le monde découvre, entre horreur et consternation, les images du géant des mers disparaissant à petits bouillons, déferlait depuis la veille sur le net la nouvelle du retrait du triple A de la France par l’agence de notation Standard and Poor’s. Une sorte de bonus tragico-prophétique au film de maître Godard. » (Télé Obs)
L’article du Monde qui décrit ces coïncidences est intitulé Quand Jean-Luc Godard filmait la fin du monde sur le Costa Concordia : « Ceux qui ont vu Film Socialisme, le dernier film de Jean-Luc Godard, présenté à Cannes en 2010 dans la sélection Un certain regard, savaient que le Costa Concordia voguait calmement vers une fin molle et meurtrière. Le paquebot échoué vendredi en Méditerranée, sur un récif de Toscane, y figurait en bonne place, en forme de "limbes décadentes où les touristes errent indolemment dans des intérieurs chics" selon les mots du Guardian. » (17/01/12)
Cet article faisait référence notamment à la critique de ce film par Jean-Luc Douin paru dans Le Monde du 18 mai 2010 : « La première partie du film se déroule sur un paquebot en croisière sur la Méditerranée. On y guinche comme sur un volcan. Souvenirs amers, diagnostics désenchantés, constat d'une solitude. Haine de l'argent qui "a été inventé pour que les hommes se parlent sans se regarder dans les yeux". Désespoir de constater qu'"aujourd'hui, les salauds sont sincères"».
Le futur est en nous bien avant qu’il n’arrive
Les créateurs participent intuitivement à la force de l’imaginaire collectif qu’ils traduisent en formes esthétiques et cognitives annonçant toujours l’avènement des temps nouveaux avant qu’ils ne s’objectivent en évènements. Dans ses Lettres à un jeune poète, Rainer Maria Rilke écrit : " Le futur est en nous bien avant qu'il n'arrive." Cet aphorisme s’applique parfaitement ici à Jean-Luc Godard.
Qu’on ne s’étonne donc pas que les artistes soient de visionnaires, parfois des prophètes, qui du fait de leur connexion particulière à la dynamique de l’imaginaire collectif captent avant tout le monde ce qui va arriver. Rappelons-nous les mots inspirés par Rimbaud à Roger Gilbert-Lecomte, un des poètes du Grand Jeu que nous avons évoqué ici : « Je ne reconnaîtrai jamais le droit d’écrire ou de peindre qu’à des voyants. »
Habitué qu’il est à exprimer ses intuitions en créant un langage formel, l’artiste développe une sensibilité visionnaire qui lui permet de traverser les formes apparentes pour en saisir intuitivement et immédiatement l’essence et le devenir. C’est ainsi que Godard fait du Concordia le signifiant d’une civilisation en voie de disparition.
Rien de plus normal alors que ce signifiant en vienne à exprimer tout son sens dans un naufrage où il manifeste ainsi, de manière tragique, une essence spectaculaire qui lui a été fatale : toutes lumières allumées et à grand renfort de sirènes, le Costa Concordia effectuait une parade surnommée « l’inchino » - littéralement la révérence - devant l’île du Giglio, avant de chavirer après avoir heurté un rocher situé à environ 300 mètres de la côte !..
Pensée concrète
On peut comprendre que de telles réflexions puissent choquer la mentalité moderne, pétrie d’abstraction, qui cherche toujours à réduire la dimension visionnaire et prophétique à une coïncidence hasardeuse pour mieux se débarrasser du trouble qu'elle suscite et du mystère qu'elle instaure.
Instrumentale et réductionniste, la pensée abstraite est fondée sur la séparation entre le sujet et ses objets d’attention. C’est pourquoi elle dénie tous les phénomènes qui viennent remettre en question cette séparation abstraite en révélant la continuité organique, poétique et symbolique, entre la sensibilité humaine et son milieu d’évolution.
La vision intégrale s’érige contre cette hégémonie de la pensée abstraite puisqu’elle associe l’épistémologie rationnelle de la modernité et l’épistémologie relationnelle de la tradition. Fondée sur les relations entre la sensibilité et son milieu d’évolution, la pensée concrète de la tradition s’exprime à travers une vision poétique, parfois prophétique, capable de saisir les multiples signes à travers lesquels correspondent l’homme et le monde.
Lucian Blaga traduit bien la pensée traditionnelle comme la poésie immémoriale en écrivant : "Le monde sensible est un complexe de signes pour dire la réalité mystérieuse". Pour la pensée concrète de la tradition où tout phénomène exprime le contexte global dont il est la manifestation, les évènements apparaissent comme autant de signes des temps qui font écho et miroirs aux dynamiques profondes de la conscience collective. C’est dans cet esprit que, dans le prochain billet, nous chercherons à décrypter ce signe des temps que représente le naufrage du Concordia.
Première coïncidence : vendredi 13 Janvier, alors que l’agence Standard & Poor’s annonçait la dégradation de la note de neuf pays européens, le Costa Concordia faisait naufrage au large de la Toscane. Ce paquebot de croisière avait été nommé Concordia parce que ce nom « symbolisait la paix et l’harmonie entre les nations européennes ». In varietate concordia est la devise de l’Union européenne traduite en français par « Unie dans la diversité ».
Seconde coïncidence : le Costa Concordia a servi de décor au dernier film de Jean-Luc Godard qui y mettait en scène et en images la disparition programmée de la civilisation européenne. Ces coïncidences ont été observées et analysées sur la toile par un certain nombre de journalistes et de blogueurs qui y sont allés chacun de leur interprétation.
A ces deux coïncidences s’en ajoute une troisième, plus personnelle : le 14 Décembre, j’illustrais le premier des billets consacrés à La fin de l’ère économique par le montage ci-dessus, trouvé sur Google Images, qui symbolisait la crise financière par un naufrage !...
Par peur de tout ce qui dépasse les limites de sa compréhension, notre rationalité moderne - abstraite et réductionniste - rejette du côté du hasard ou de la superstition, des coïncidences qui peuvent s’avérer fort significatives dès lors qu’on ose sortir de « l’épistémologiquement correct » en explorant des formes supérieures de rationalité qui sont celles d’une intelligence intuitive. Ce que nous essaierons de faire dans ce billet et le suivant en tentant d’apporter des éléments de réponse à la question suivante : de quoi le naufrage du Costa Concordia est-il et le nom et le signe ?
Naufrages
Dans un billet daté du 14 Janvier et intitulé Naufrages, Emmanuel Mousset, professeur de philosophie, fait un parallèle historique intéressant entre le naufrage du Concordia et celui du Titanic qui s’est déroulé en Avril 1912, il y a cent ans :
« ... Le jour où l'économie française se voit dégradée, un bateau de croisière s'échoue, bascule dans la mer, provoque des scènes de panique que les témoins assimilent à celles du film de James Cameron. Pourtant, les deux naufrages sont incomparables : le Titanic s'est fracassé contre un iceberg, a plongé dans les eaux froides de l'océan, a fait plus d'un millier de victimes. C'est l'écart entre le drame et la tragédie.
Je persiste néanmoins à chercher des enseignements dans la métaphore. Ces bateaux gigantesques, Costa Concordia et Titanic, nous fascinent parce qu'ils symbolisent nos sociétés, en sont des reproductions à petite échelle. Quand on y réfléchit, on repère les différences et les similitudes. Le Titanic représente un monde aristocratique de luxe et d'élégance qui domine le haut du navire, le bas étant occupé par le peuple, essentiellement des immigrants pour le Nouveau Monde (Cameron le montre bien). C'est une société de classes très tranchées, séparées.
Le Costa Concordia est massivement emprunté par les classes moyennes, non plus dans une traversée de prestige ou de nécessité comme les passagers du Titanic mais de repos et de distraction, à l'image de la société des loisirs : ce sont des touristes, ce que n'étaient pas les pauvres ni les riches du Titanic...
Le naufrage du paquebot italien a fait des victimes mais n'a pas englouti toute une population, à la différence du Titanic. Comment ne pas songer que la disparition de celui-ci, en 1912, annonçait à sa façon, entrait là aussi mystérieusement en correspondance avec un événement qui allait sacrifier des millions d'individus et détruire la vieille civilisation aristocratique dominant l'Europe depuis plusieurs siècles, la première guerre mondiale. »
Un temple du divertissement
Paraphrasant une formule de Patrick Viveret, on peut dire que le naufrage du Titanic annonce le passage d’une vieille civilisation aristocratique où ce qui a vraiment de la valeur n’a pas de prix à une nouvelle où ce qui n’a pas de prix n’a plus vraiment de valeur. Dans cette nouvelle société où l’argent est devenu roi et où l’économie est devenue le modèle d’interprétation dominant, les relations humaines sont médiatisées par des marchandises puis, le marketing aidant, par l’image de ces marchandises véhiculée par la publicité. D’où l’émergence d’une « société du spectacle » destinée à mettre en scène l’imaginaire hédoniste de la consommation.
Avec ses cinq restaurants, ses treize bars, ses quatre piscines, ses thermes, son bain turc, son casino, ses discothèques, son simulateur de Grand Prix, sa salle de jeu vidéo et son cinéma 4D doté de vingt et un fauteuils à effets spéciaux, le Concordia a été imaginé par ces promoteurs comme un véritable « Temple du Divertissement ». Il est le parfait symbole de cet imaginaire hédoniste mis en scène par la société du spectacle qui construit des décors de rêve comme autant de temples où l’homo oeconomicus célèbre dans des rituels consuméristes la religion de l’économie.
Une religion qui dicte ses dogmes, son imaginaire et ses comportements à un individu abstrait et unidimensionnel qui s’identifie totalement à ce rôle d’agent économique : celui de producteur et de consommateur. Le Concordia apparaît dès lors comme la quintessence de cet hédonisme marchand décrit ainsi par Raoul Vaneigem : « L’hédonisme a été l’idéologie du plaisir consommable. Le passé en réservait la primeur aux maîtres de la production. La classe laborieuse l’a annexé à ses acquis sociaux lorsque la nécessité de consommer lui en a accordé le privilège... L’hédonisme est le produit d’une économie, la jouissance est l’effet d’une création. »
La société du spectacle rend les individus étrangers à eux-mêmes en nourissant leur imaginaire par les industries du divertissement. Nombre de rescapés diront que, durant le naufrage, ils avaient l’impression de revivre une scène du film Titanic dont les images se bousculaient dans leur tête. Mise en abyme : My heart will go on, la chanson du film Titanic interprétée par Céline Dion, était diffusée dans le restaurant du Costa Concordia au moment où le paquebot s'est échoué.
S’il mime la grandeur de ce que furent les grands paquebots de croisière au début du vingtième siècle, le Concordia n’en possède ni l’âme, ni le charme, hanté qu’il est par cette vision cynique et mercantile qui fonde la société du spectacle dont il est une figure emblématique.
Une métaphore prophétique
Jean-Luc Godard est un visionnaire iconoclaste qui, en révolutionnant le cinéma, a modifié notre manière de voir le monde. S’il a choisi le Costa Concordia comme décor de son dernier film c’est pour la dimension emblématique que représentait ce temple du divertissement. Godard y met en scène et en image la fin d’une civilisation européenne oublieuse de son histoire et sacrifiant aux cultes hédonistes de la religion économique. Guillaume Loison parle avec justesse de métaphore prophétique à propos du film Godard :
« Depuis “A bout de souffle” en 1960, Godard a toujours été visionnaire. Cinquante ans après son flair ne se dément pas. Sorti en 2010 et présenté au festival de Cannes dans une bienveillance pas si fracassante médiatiquement, sa dernière œuvre, “Film socialisme” prend depuis quelques jours une ampleur spectaculaire. Car la première heure de ce collage poétique dont lui seul a le secret enregistre une croisière en Méditerrané sur le paquebot…Costa Concordia, celui-là même qui a fait naufrage près d’une rive de Toscane, samedi dernier.
Destin funeste d’un bâtiment dont JLG circonscrivait le petit cirque d’aliénation touristique comme une vision possible de l’enfer et plus précisément d’une Europe libérale en proie à la dégénérescence. La métaphore prophétique ne s’arrête pas là : alors que le monde découvre, entre horreur et consternation, les images du géant des mers disparaissant à petits bouillons, déferlait depuis la veille sur le net la nouvelle du retrait du triple A de la France par l’agence de notation Standard and Poor’s. Une sorte de bonus tragico-prophétique au film de maître Godard. » (Télé Obs)
L’article du Monde qui décrit ces coïncidences est intitulé Quand Jean-Luc Godard filmait la fin du monde sur le Costa Concordia : « Ceux qui ont vu Film Socialisme, le dernier film de Jean-Luc Godard, présenté à Cannes en 2010 dans la sélection Un certain regard, savaient que le Costa Concordia voguait calmement vers une fin molle et meurtrière. Le paquebot échoué vendredi en Méditerranée, sur un récif de Toscane, y figurait en bonne place, en forme de "limbes décadentes où les touristes errent indolemment dans des intérieurs chics" selon les mots du Guardian. » (17/01/12)
Cet article faisait référence notamment à la critique de ce film par Jean-Luc Douin paru dans Le Monde du 18 mai 2010 : « La première partie du film se déroule sur un paquebot en croisière sur la Méditerranée. On y guinche comme sur un volcan. Souvenirs amers, diagnostics désenchantés, constat d'une solitude. Haine de l'argent qui "a été inventé pour que les hommes se parlent sans se regarder dans les yeux". Désespoir de constater qu'"aujourd'hui, les salauds sont sincères"».
Le futur est en nous bien avant qu’il n’arrive
Les créateurs participent intuitivement à la force de l’imaginaire collectif qu’ils traduisent en formes esthétiques et cognitives annonçant toujours l’avènement des temps nouveaux avant qu’ils ne s’objectivent en évènements. Dans ses Lettres à un jeune poète, Rainer Maria Rilke écrit : " Le futur est en nous bien avant qu'il n'arrive." Cet aphorisme s’applique parfaitement ici à Jean-Luc Godard.
Qu’on ne s’étonne donc pas que les artistes soient de visionnaires, parfois des prophètes, qui du fait de leur connexion particulière à la dynamique de l’imaginaire collectif captent avant tout le monde ce qui va arriver. Rappelons-nous les mots inspirés par Rimbaud à Roger Gilbert-Lecomte, un des poètes du Grand Jeu que nous avons évoqué ici : « Je ne reconnaîtrai jamais le droit d’écrire ou de peindre qu’à des voyants. »
Habitué qu’il est à exprimer ses intuitions en créant un langage formel, l’artiste développe une sensibilité visionnaire qui lui permet de traverser les formes apparentes pour en saisir intuitivement et immédiatement l’essence et le devenir. C’est ainsi que Godard fait du Concordia le signifiant d’une civilisation en voie de disparition.
Rien de plus normal alors que ce signifiant en vienne à exprimer tout son sens dans un naufrage où il manifeste ainsi, de manière tragique, une essence spectaculaire qui lui a été fatale : toutes lumières allumées et à grand renfort de sirènes, le Costa Concordia effectuait une parade surnommée « l’inchino » - littéralement la révérence - devant l’île du Giglio, avant de chavirer après avoir heurté un rocher situé à environ 300 mètres de la côte !..
Pensée concrète
On peut comprendre que de telles réflexions puissent choquer la mentalité moderne, pétrie d’abstraction, qui cherche toujours à réduire la dimension visionnaire et prophétique à une coïncidence hasardeuse pour mieux se débarrasser du trouble qu'elle suscite et du mystère qu'elle instaure.
Instrumentale et réductionniste, la pensée abstraite est fondée sur la séparation entre le sujet et ses objets d’attention. C’est pourquoi elle dénie tous les phénomènes qui viennent remettre en question cette séparation abstraite en révélant la continuité organique, poétique et symbolique, entre la sensibilité humaine et son milieu d’évolution.
La vision intégrale s’érige contre cette hégémonie de la pensée abstraite puisqu’elle associe l’épistémologie rationnelle de la modernité et l’épistémologie relationnelle de la tradition. Fondée sur les relations entre la sensibilité et son milieu d’évolution, la pensée concrète de la tradition s’exprime à travers une vision poétique, parfois prophétique, capable de saisir les multiples signes à travers lesquels correspondent l’homme et le monde.
Lucian Blaga traduit bien la pensée traditionnelle comme la poésie immémoriale en écrivant : "Le monde sensible est un complexe de signes pour dire la réalité mystérieuse". Pour la pensée concrète de la tradition où tout phénomène exprime le contexte global dont il est la manifestation, les évènements apparaissent comme autant de signes des temps qui font écho et miroirs aux dynamiques profondes de la conscience collective. C’est dans cet esprit que, dans le prochain billet, nous chercherons à décrypter ce signe des temps que représente le naufrage du Concordia.
Etonnant tous ces liens qui tissent une réalité à laquelle trop peu sont sensibles.
RépondreSupprimerLa force de ces signes, symboles de notre ignorance et de notre aveuglement, interpelle.
J'étais ignorant de cette "belle histoire", merci de la rendre lisible et visible.
Konrad.