lundi 30 janvier 2012

Un Signe des Temps (2)

Les plus belles histoires commencent toujours par des naufrages. Jack London
Avertissement au lecteur
: parce qu’il constitue la suite du précédent billet, ce texte ci-dessous n’est compréhensible qu’en référence à ce dernier et dans sa continuité.

Dans le billet précédent nous faisions part des coïncidences troublantes ayant entourées le naufrage du Costa Concordia, vendredi 13 Janvier. Première coïncidence : ce naufrage s’effectue au moment même où l’agence Standard & Poor’s dégrade la note de neuf pays européens alors que le nom Concordia symbolise l’harmonie entre les nations européennes exprimée par la devise de l’Union européenne
In varietate concordia, traduite en français par « Unie dans la diversité ».

Seconde coïncidence : le Costa Concordia a servi de décor au dernier film de Jean-Luc Godard qui y mettait en scène et en images la disparition programmée de la civilisation européenne. A ces deux coïncidences s’en ajoute une troisième, plus personnelle : le 14 Décembre, nous illustrions le premier de nos billets consacrés à La fin de l’ère économique par un montage qui symbolisait la crise financière par un naufrage.

Nous tenterons dans ce billet comme nous l’avons fait dans le précédent d’apporter des éléments de réponse à la question suivante : de quoi le naufrage du Costa Concordia est-il et le nom et le signe ?

Pour une chronosophie

Le réseau de coïncidences significatives évoqué dans notre dernier billet nous conduit à réfléchir sur le statut que nous donnons aujourd’hui au temps en général et à l’évènement en particulier. Pour les anciens, la temporalité était vécue sur le mode affectif et intuitif d’une durée subjective et non, comme pour nous autres modernes, sur le mode intellectuel d’une mesure abstraite et objective. Dans ce contexte traditionnel, l’évènement apparaît aux anciens comme un signe à travers lequel se manifeste le Kosmos, c'est-à-dire l’ordre multidimensionnel, organique et harmonique, auquel ils participent intuitivement et dans lequel ils se sentent intégrés.

Ce n’est que depuis peu à l’échelle de l’histoire humaine que nous avons perdus cette faculté de percevoir les évènements comme autant de signes porteurs de sens. Fondée sur l’émergence d’une pensée abstraite, d’une épistémologie distinctive et d’une logique formelle, la modernité sépare le sujet de ses objets d’attention pour mieux observer, mesurer et analyser ceux-ci dans le but de les utiliser. Dans le contexte utilitaire de la modernité où le temps est devenu une ressource à exploiter - « le temps c’est de l’argent » - l’évènement n’est plus un signe à interpréter mais un objet à analyser.

Comme l’écrit Merleau-Ponty : « La science manipule les choses mais renonce à les habiter. » Notre culture de domination abstraite ne nous permet plus d’habiter ni l’espace, ni le temps en participant subjectivement à ce vaste réseau de signes à travers lequel la subjectivité humaine correspond de manière harmonieuse et symbolique avec son milieu d’évolution.
Nous vivons sous l’emprise du chronomètre qui impose à nos vies un rythme mécanique, déconnecté de cette durée concrète et subjective qui nous relie aux rythmes et aux cycles évolutifs des milieux humains, naturels et spirituels où nous évoluons. Penseur de l’intuition et de l’évolution créatrice, Bergson a analysé avec maestria la différence existant entre l’expérience subjective de la durée et la mesure mécanique d’une temporalité abstraite.

Tout est écrit

Résister à la dictature utilitaire de la chronométrie, c’est retrouver une « chronosophie », cette sagesse du temps, fondée sur l’expérience intime de la durée, qui voit dans l’évènement le signe de la destinée humaine. Si celui qui habite la durée développe avec l’évènement une relation familière, c’est qu’il participe intuitivement à la dynamique dont cet évènement est la manifestation. Quel que soit le mot qu’on utilise – coïncidence, synchronicité, correspondance, conjonction – on parle toujours du même lien organique qui existe entre la subjectivité et son milieu.

Un lien organique qui heurte notre raison fondée sur la séparation abstraite entre l’homme et le monde. Et pourtant il n’y a rien d’extraordinaire à percevoir ces signes des temps qui constituaient l’évidence partagée des sociétés traditionnelles. Ce qui, par contre, est extraordinaire, c’est que nous ayons perdu cette qualité de perception – intuitive, poétique et symbolique – qui permet de lire tous les jours le livre de notre vie pour un extraire un sens qui nous permet d’avancer et d’évoluer.

Tout est écrit – les anciens l’ont assez dit - mais dans le contexte d’une culture abstraite peu nombreux sont ceux dont l’intuition et l’attention se conjuguent pour décrypter cette écriture symbolique à travers laquelle s'exprime la dynamique secrète qui guide les destinées humaines. Nous nommons hasard notre aveuglement et notre surdité nous l’appelons tout simplement absurdité.
Nous admirons chez les créateurs ces qualités de perception et de vision que l’on refuse à l’homme ordinaire, ou plutôt nous avons délégué aux créateurs le monopole des facultés intuitives que nous possédons tous mais qui nous sont déniées par la culture abstraite de la modernité.

Une dialogue poétique

Rien n’arrive au hasard pour celui qui est connecté à la dynamique d’une conscience collective que certains, comme Henri Corbin, nomment l’Imaginal. Cet homme connecté est d’abord averti par des intuitions, des sensations, des pressentiments, des inspirations. Souvenons-nous que, selon Rilke : " Le futur est en nous bien avant qu'il n'arrive". En mettant naturellement en relation ces évènements intérieurs avec les évènements extérieurs, l’homme connecté perçoit autour de lui des phénomènes qui correspondent à ses intuitions.

Un dialogue poétique s’établit alors entre les dimensions de l’intériorité et de l’extériorité qui apparaissent comme deux faces d’une même réalité, correspondant dans un langage symbolique auquel la sensibilité s’initie peu à peu. Parce qu'il perçoit l'évènement comme l’épiphanie d’un contexte global, l'homme connecté l'interprète et lui donne un sens qui transcende les apparences.

Chacun de nous peut en faire l’expérience : sans que nous sachions très bien comment l’accueillir, le mystère frappe parfois à notre porte à travers un faisceau de coïncidences qui apparaissent comme les émissaires d’une réalité mystérieuse que nous pressentons mais à laquelle nous ne savons pas comment accéder. Difficile de mettre des mots sur des pressentiments comme il est difficile de traduire la fulgurance, l’immédiateté et la profondeur d’une intuition dans le langage réflexif et conceptuel de l’explication.

Entre la dimension immédiate de l’intuition et celle des médiations intellectuelles, il devient alors nécessaire d’établir le pont de l’interprétation, ce que le langage savant nomme l’herméneutique en référence à Hermès, messager des dieux. Interpréter c’est décoder ce langage des signes à travers lequel s’adresse à nous une réalité mystérieuse dont la seule chose que nous puissions en dire c’est qu’elle excède toujours les limites de notre entendement.

La fin d’un monde

Pour illustrer le billet du 14 Décembre consacré à La fin de l’ère économique, j’avais choisi un montage trouvé sur Google Images. Sous le titre La fin d’un monde, on y voit un paquebot faire naufrage et des canots de sauvetage s’en éloigner avec comme légende : Crise financière. Comment en est-on arrivé là et quelles leçons en tirer. La coïncidence entre le naufrage du Costa Concordia et la dégradation de neuf pays européens renvoie de manière spectaculaire à cette analogie entre naufrage et crise financière.

Il s’agissait dans notre esprit de donner à voir, à travers la figure du naufrage, l’effondrement d’un système global qui correspond simultanément à la fin de l’ère économique et à l’avènement d’un nouveau modèle. Les lecteurs réguliers du Journal Intégral auront d’ailleurs sans doute remarqués que, dans la série de billets intitulée Bonne Crise et consacrée à la crise comme opportunité d’évolution, le billet du vendredi 13 janvier – jour du naufrage – intitulé De la chenille au papillon évoquait le processus de métamorphose au cœur du développement des hommes et des sociétés alors que le suivant, daté du 19 Janvier, intitulé Apocalypse Now était consacré au processus de destruction créatrice qui permet cette métamorphose et qui est figuré par l’Apocalypse dans la tradition chrétienne.

Si, par un effet de miroir métaphorique, les catastrophes maritimes renvoient à l’état de nos sociétés, le naufrage du Titanic annonçait le passage à l’ère économique comme celui du Concordia annonce aujourd’hui le passage à une ère nouvelle que le Journal Intégral cherche à esquisser. Le naufrage du Costa Concordia serait alors le nom d'une destruction créatrice nécessaire à toute métamorphose.

De la Concorde à la Discorde

L’effondrement d’un temple est toujours un signe de la fin du dieu qu’il honorait. Ses promoteurs ont voulu faire du Concordia un temple du divertissement, symbole de l’hédonisme marchand. Le naufrage du Concordia illustre la dégradation, le déclin et la dégénérescence d’une civilisation européenne qui, sous l’emprise d’une idéologie néo-libérale, dénie les finalités humaines et spirituelles au profit des moyens économiques et financiers.

Comme il est étrange de constater que le jour où le Concordia s’échoue est aussi celui où la concorde européenne qu’il symbolisait se voit mise à mal par la dégradation de la note des pays du Sud et le maintien de celles des pays du Nord. Si le temps de la concorde est celui où les individus comme les nations sont réunis par un idéal commun qui transcende leur individualité, le temps de la discorde est celui où les intérêts égoïstes des individus prime sur l’intérêt général et où les nations se replient sur elles-mêmes dans une forme de nationalisme régressif.

Dans Timon d’Athènes, Shakespeare montre à quel point la discorde est le fruit de l’avidité. Parlant de l’or, il écrit ceci : « Allons, métal maudit, putain commune à toute l'humanité, toi qui mets la discorde parmi la foule des nations... »

Abstraction et Navigation

Il existe une analogie évidente entre abstraction et navigation : naviguer c’est abstraire son corps de la pesanteur terrestre comme raisonner c’est abstraire mentalement un élément d’une totalité. L’abstraction intellectuelle consiste à isoler et à fragmenter des éléments qui sont naturellement unis afin de les objectiver. Selon le Gaffiot le mot abstraction a pour origine le mot latin abstraho signifiant tirer, traîner loin de, séparer de, détacher de, éloigner de... Le préfixe latin ab- indique l’éloignement et la séparation. Parce qu’elle est un processus d’abstraction, la navigation peut devenir une métaphore du mental.

Quand le mental est connecté à une intuition créatrice, l’intelligence intuitive opère une médiation entre terre et ciel, souvent figurée par la navigation, qui fait dire à Aristote : « Il y a les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer ». Ce qui explique pourquoi nombre de récits initiatiques comme celui des Argonautes en quête de la Toison d’Or ont un navire pour décor.

Si le mental est déconnecté de l’intuition créatrice, on rentre dans une vision purement instrumentale qu’Einstein a parfaitement résumée : " Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel son fidèle serviteur. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don". Tous les marqueurs de notre modernité finissante – l’individualisme, l’utilitarisme, le réductionnisme, le néo-scientisme – sont le fruit d’une rationalité instrumentale qui n’est plus équilibrée et compensée par une intuition holiste, cette boussole qui donne à des connaissances fragmentées ce sens global qui est aussi celui de l’évolution humaine.

Sans cette boussole nous avons vu se développer une science sans conscience, une conscience sans vision et une économie sans humanité qui ont enfanté un individu abstrait, vivant en apesanteur, sans tradition, sans appartenance et sans transcendance. Cet Homo oeconomicus à la dérive n’a pour destin qu’une disparition annoncée.

L'humanité est en train de couler

Temple de la marchandise et de la technologie, le Concordia est le symbole même de cette modernité moribonde et désenchantée qui vit sous l’emprise d’une abstraction coupée de toute intuition supérieure. Son naufrage renvoie de manière métaphorique à la destruction programmée d’une civilisation devenue totalement insensée.

« L’humanité est en train de couler. Elle a de l’eau par-dessus la ligne de flottaison. Elle est trop lourde, elle se démembre, sa quille éclate : « ô que j’aille à la mer ! », tel le « bateau ivre » d’Arthur Rimbaud. Elle ne veut rien voir ni rien savoir du désastre qui se prépare. L’équipage et ses passagers ne se préoccupent que de charger encore l’embarcation parce qu’ils imaginent que le bonheur est dans le"toujours plus"».
C’est par ses mots que le naturaliste Yves Paccalet décrit le naufrage de notre civilisation dans un ouvrage au titre polémique L’humanité disparaîtra, bon débarras ! qui a obtenu le prix du pamphlet 2006. Des propos qui font écho à ceux d’Edgar Morin : « Nous n’avons pas encore compris que nous allons vers la catastrophe et nous avançons à toute allure comme des somnambules. » (terraeco)

Dans ce même entretien, Edgar Morin ajoute : « La catastrophe est probable, mais il y a l’improbabilité. J’entends par « probable », que pour nous observateurs, dans le temps où nous sommes et dans les lieux où nous sommes, avec les meilleures informations disponibles, nous voyons que le cours des choses nous emmène à toute vitesse vers les catastrophes. Or, nous savons que c’est toujours l’improbable qui a surgi et qui a « fait » la transformation. Bouddha était improbable, Jésus était improbable, Mahomet, la science moderne avec Descartes, Pierre Gassendi, Francis Bacon ou Galilée était improbables, le socialisme avec Marx ou Proudhon était improbable, le capitalisme était improbable au Moyen-Age…

Aujourd’hui existent des forces de résistance qui sont dispersées, qui sont nichées dans la société civile et qui ne se connaissent pas les unes les autres. Mais je crois au jour où ces forces se rassembleront, en faisceaux. Tout commence par une déviance, qui se transforme en tendance, qui devient une force historique
. »

Un nouveau monde

On peut effectivement penser que le naufrage de notre civilisation à travers une crise systémique est un processus de destruction créatrice qui annonce l’émergence d’un modèle novateur correspondant au nouveau cycle évolutif abordé par l’humanité. Le 8 Avril 2011, dans un billet intitulé Le Printemps du Nouveau Monde, nous écrivions ceci :

" C'est le printemps !... Une saison durant laquelle auront lieu, telle une floraison inespérée, une série d’évènements et de rencontres qui, toutes, visent à une refondation du lien social sur la base d’une vision à la fois éthique, culturelle, spirituelle. Regardez, écoutez, sentez : dans le mystère des aurores, un nouveau monde est en train d’éclore...

Un regard superficiel verrait dans cette efflorescence printanière un pur hasard ou une simple coïncidence. Un regard plus profond percevrait cette synchronicité comme l’expression systémique d’un nouvel air du temps qui pourrait s’exprimer de la manière suivante : on ne pourra remettre l’homme au cœur de nos sociétés défigurées par l’individualisme et l’utilitarisme, le machinisme et le productivisme, sans retrouver au cœur de notre humanité les dimensions fondamentales du sens, de l’éthique et de la solidarité.
»

Un peu plus d’un mois après ce billet débutait à Madrid, le 15 Mai, le mouvement des indignés, évoqué ici, qui initiait un vaste mouvement planétaire de contestation et de résistance citoyenne touchant notamment la Grèce, l'Italie, le Chili, Israël puis New York, avec le mouvement Occupy Wall Street. Le 15 Octobre, dans plus de 860 villes de 78 pays, des citoyens répondaient à l'appel des "indignés" espagnols à manifester, pacifiquement, avec pour mot d’ordre : "United for a Global Change" ("Tous ensemble pour un changement global").

L’île mystérieuse

Encore une coïncidence, me direz-vous. Je vous répondrai par cette phrase de Joseph de Maistre : « Ne croyez pas que je sois prophète, je suis tout simplement un homme qui tire les conséquences naturelles des faits qu’il voit». Ce que nous voyons ce sont mille et un signes des temps qui annoncent à la fois la fin de l’ère économique et le début d’un nouveau monde que nous évoquions en ces termes dans ce même billet du 8 Avril :

« Une intuition encore plus profonde distinguerait dans ce nouvel air du temps l’émergence d’une nouvelle « vision du monde » annoncée depuis plusieurs décennies par nombre de penseurs inspirés. Fondé sur les notions de relation et d'évolution, un paradigme intégral est amené à dépasser – tout en l’incluant – l’ancien paradigme réductionniste de la modernité fondé sur la distinction et l’abstraction. Ce nouveau paradigme intégral prend en compte aussi bien les qualités subjectives et intersubjectives propres à la sensibilité et à l'être que l’objectivité quantifiable propre au savoir et à l'avoir.»

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » écrivait Valéry. Après le naufrage de la modernité dans une crise systémique, les générations montantes vont devoir imaginer une autre civilisation fondée sur une nouvelle « vision du monde ». A l’ère économique fondée sur la centralité des valeurs marchandes doit succéder une ère « éthonomique » fondée sur les valeurs qualitatives de l’éthique, c'est-à-dire du vivre-ensemble et de la convivialité. Pour Jack London, les plus belles histoires commencent toujours par des naufrages. A nous d’explorer ce nouveau monde comme une île mystérieuse qui apparaît devant nous suite au naufrage de la modernité dont le drame du Costa Concordia est la métaphore annoncée.

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